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  • Xavier Marmier, lettres et gens de lettres de Hollande (2)

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    « Poésie populaire de la Hollande » & L’Ami des petits enfants

    (suite de « À M. Marmier, amour et considération ! »)

     

     

    Jacotot.jpgAvant de procéder à un survol critique des deux chapitres (soit une centaine de pages) consacrés à la littérature hollandaise dans les Lettres sur la Hollande, examinons la teneur de ces deux publications de 1836. D’après ce que l’on sait, le futur académicien a fait un premier voyage en Belgique et en Hollande très tôt, alors qu’il avait à peine une vingtaine d’année. Selon ses propres dires, il parle assez aisément le néerlandais qu’il a sans doute appris, ainsi qu’il l’explique [1], comme d’autres langues étrangères, grâce à la méthode analytique de Joseph Jacotot. Malgré cette maîtrise, force est de reconnaître que son article « Poésie populaire de la Hollande » repose pour l’essentiel sur une étude rédigée en allemand par Hoffman von Fallersleben, dette que Marmier ne cherche d’ailleurs pas à dissimuler.

    En quoi consiste pour l’essentiel la quinzaine de pages que le Franc-Comtois a donné à la Revue des Deux Mondes ? Marmier commence par reprendre quelques généralités et emprunter des raccourcis sur la littérature du passé : le manque d’originalité des poètes bataves, les diverses influences qu’ils subissent des grandes nations voisines…

    « Je ne crois pas qu’aucun voyageur visite sérieusement la Hollande sans rendre justice à l’énergie opiniâtre et à l’esprit de persévérance qui la distinguent entre tous les autres peuples. C’est qu’elle n’a pas eu seulement à exercer cette énergie dans ses guerres avec les autres nations, ou dans des époques de désastres accidentels. La nature l’a traitée avec rigueur, la nature est entrée ici en lutte avec l’homme, et n’a cédé qu’à la force. […] La même remarque doit s’appliquer à leurs œuvres d’art et de littérature. Il ne faut y chercher ni la hardiesse de la pensée, ni l’originalité. Ce sont des œuvres étudiées et laborieuses. La poésie de la Hollande accuse toujours le travail et l’érudition, et ses plus grands peintres sont avant tout des hommes de patience, mais d’une patience qui, parfois, produit de merveilleux effets. Plusieurs causes contribuent d’ailleurs à enlever à la Hollande le caractère de nationalité qu’elle pourrait avoir en poésie, et à lui inculquer l’esprit d’imitation. Par l’étroit espace qu’elle occupe, elle ne peut guère aspirer à se maintenir dans une sphère indépendante, à posséder l’ascendant qu’obtient naturellement un grand État. Par sa langue, elle tient à la vieille Germanie et à l’Angleterre. Par sa position géographique, elle touche d’un côté à la France, de l’autre à l’Allemagne, et subit tour à tour l’influence des deux pays. Quelquefois même tous deux agissent sur elle simultanément, et sa littérature devient une sorte de transaction entre le romantisme allemand et l’esprit français [2] ».

    PCHOOFT.jpgCe sont certes là des avis en partie plutôt fondés et que l’on retrouve sous la plume de la plupart des commentateurs étrangers [3]. Un XIVe siècle, temps de discordes civiles et de calamités, très pauvre en œuvres de valeur ; un XVe siècle où l’on observe peu de progrès et la mauvaise influence des Chambres de rhétorique [4] ; un XVIe siècle qui donne lieu à un certain regain sous l’influence de la Réforme… Autant dire que de la littérature du passé, Marmier ne retient que « l’époque classique de la Hollande ; voici venir Hooft, formé à l’école des auteurs anciens et des écrivains italiens ; Hooft, poète et prosateur, qui créa la tragédie hollandaise et écrivit avec un rare talent une histoire de son pays ; Vondel, que les Hollandais appellent leur Shakespeare ; Jacob Cats [5], poète moral et didactique dont les œuvres se trouvent encore aujourd’hui à côté de la Bible dans toutes les familles ; Huygens, qui publia un recueil de satires et de poèmes descriptifs vraiment remarquable ; Kamphuizen [6], le poète tendre et mélancolique de cette époque ; Decker [7], Anslo [8], Westerbaan [9], Pierre de Groot [10], fils de Grotius, qui cultivèrent la poésie avec succès. C’était au commencement du XVIIsiècle ; pendant une cinquantaine d’années, la littérature hollandaise marcha : toujours en progressant [11] ». Cependant, l’influence étrangère reprend vite le dessus, du fait en particulier de l’éclat du Siècle de Louis XIV et de l’immigration des réformés français. On mit à la poésie « une perruque à boucles sur la tête, on lui donna un habit à paillettes, des manchettes plissées et des jabots de dentelles, et sous ce vêtement de cour, la pauvre muse, oubliant son ancienne liberté, s’appliqua à chercher des combinaisons de style artificielles, des tournures de phrase harmonieuses, et remplaça le sentiment par la couleur, l’idée poétique par l’expression pompeuse et l’hémistiche habilement cadencé. […] C’est seulement vers la fin du XVIIIsiècle que la Hollande s’affranchit de cette poésie d’imitation. L’étude de la littérature anglaise et allemande lui indiqua une nouvelle route à suivre, et Bilderdijck (sic), Feith, Tollens, Kinker, Helmers, furent les apôtres de cette école moderne, de ce romantisme poétique qui a gagné toute l’Europe [12] ».

    Si Xavier Marmier s’intéresse à la poésie populaire, c’est qu’elle paraît être plus vivace en Hollande qu’ailleurs. Se basant sur un livre de M. le Jeune [13] (1775-1864), mais surtout sur deux études d’August Heinrich Hoffmann von Fallersleben [14] (1798-1874), il distingue deux courants : les chants religieux et les chants profanes. « Les premiers sont curieux à étudier comme expression d’une époque de catholicisme abstrait et rêveur. Tout ce que les Tauler, les Suso, les Ruysbroeck et les autres mystiques des XIVe et XVe siècles, se plurent à enseigner se trouve ici fidèlement reproduit. On voit que la doctrine du mysticisme s’était peu à peu insinuée parmi le peuple, et qu’il aimait à redire dans ses vers ce qu’il entendait prêcher dans ses églises. Mais, c’est chose étrange que de voir jusqu’où va ce mysticisme, comme il symbolise ses conceptions, comme il est raffiné dans ses croyances, et naïf encore dans ses raffinemens [15]. » Au passage, le Franc-Comtois fait allusion, sans la nommer, à une grande poète mystique d’Utrecht, Suster Bertken (vers 1426-1514) qui vécut emmurée plus de soixante années ! En guise d’exemple de cette littérature, il fournit la version française [16] d’une pièce : « La fille du sultan ». Le texte original, qu’il a trouvé chez Le Jeune (et que reproduit Hoffmann von Fallersleben en le faisant suivre d’une chanson allemande d’inspiration similaire où il est là bien question de la fille du sultan), s’intitule : « De Soudaens Dochter », autrement dit « La fille soudanaise ». Les strophes de 8 vers sont restituées – assez fidèlement quant à leur teneur – en paragraphes en prose par Marmier, sauf la trente-et-unième et dernière qui est omise. Quant aux chansons populaires profanes, il résume l’une des ballades les plus célèbres, celle du comte Floris avant d’en transposer deux en français : « Les deux enfants de roi » (texte original : « Van twe conincskinderen », voir Hoffmann von Fallersleben, p. 112-114), et « L’enlèvement » (« Van een Conincs dochter », voir Hoffmann von Fallersleben, p. 116-118).

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    Hoffmann von Fallersleben, par C.G.C. Schumacher en 1819

     

    La seconde publication de Xavier Marmier ayant trait aux Pays-Bas parue en 1836 consiste en un volume « traduit du Hollandais » dont le moins que l’on puisse dire est qu’il n’apporte pas grand-chose de nouveau. S’intitulant L’Ami des petits enfants, il réunit des « Maximes morales et religieuses » et des contes. Une bonne centaine de pages, 87 proses (dont les 4 dernières occupent une quarantaine de pages) [17], sans la moindre mention d’un nom d’auteur. Une part des textes originaux sont de Hiëronymus van Alphen, les autres de divers écrivains.

    440px-Hieronymus_Simonsz._van_Alphen.jpgAuteur et théoricien de l’art piétiste, le juriste Hiëronymus van Alphen (1746-1803) avait composé, après la mort de son épouse, un volume de 66 poèmes devant servir à l’éducation de ses trois fils en bas âge : Kleine gedigten voor kinderen (1778 et 1782). La teneur de ces pièces traduit un idéal influencé par les Lumières (apprendre de façon ludique, considérer son propre père comme un ami) [18].  Marmier en restitue 40. Il se trouve qu’il existait depuis 1834 une traduction de l’intégralité du recueil de la main d’Auguste Clavareau (1787-1864) – certes parue à Maastricht ou encore en Suisse et non en France, encore moins à Paris : Petits poëmes à l’usage de l’enfance, un ouvrage qui sera lui aussi maintes fois réimprimé [19]. Si Marmier se contente de restituer les strophes hollandaises en simples paragraphes, Clavareau – fonctionnaire originaire de Luxembourg, établi à Maastricht, sans conteste le plus important et le plus prolifique traducteur de littérature néerlandaise des années 1820 aux années 1860, oublié cependant par les auteurs de L’Histoire des traductions en langue française. XIXe siècle (1815-1914) parue en 2012 aux éditions Verdier – adopte quant à lui une stratégie bien différente [20]. Pour s’en convaincre, il suffit de citer le court poème « De perzik » (« La pêche ») dans les deux transpositions :

     

    La pêche

     

    Mon père m’a donné cette pêche pour que j’étudie bien. Maintenant je la mange tout joyeux ; elle me semble meilleure après le travail.

    La gaîté convient à l’enfance. L’application au travail est la vertu des enfants ; elle ne peut manquer d’être distinguée, et elle trouve toujours sa récompense.

     

     

    L’orange

     

    De Papa je tiens

  • La mort de Louis Couperus (texte)

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    LA MORT DE LOUIS COUPERUS VUE DE PARIS (1)

     
     

     

    Le 16 juillet 1923, Louis Couperus s’éteint dans la maison où il s'est établi avec sa femme Elisabeth peu après leur retour d'Extrême-Orient. Rentré très fatigué du Japon où il avait été hospitalisé quelques mois plus tôt, le romancier aurait succombé à une pneumonie doublée d'une septicémie. Une infection du nez se serait manifestée dans les derniers jours. Aussi, un journal hollandais annonce en ces termes sa disparition le jour même du décès : « Une infection au visage, suivie d’une septicémie pernicieuse a mis fin en quelques jours à cette riche existence qui a revêtu une importance majeure pour les lettres néerlandaises. » En France, la presse reprendra plus ou moins cette version.

     

    Le 15 juillet, veille de la mort de l’écrivain, paraissait en France une de ses nouvelles en traduction dans la revue Les Marges (tome XXVIII, n° 109, 20ème  année, p. 181-184) : Les Courtisanes, autrement dit De oirans (courtizanen), la treizième petite légende d'un recueil de proses « japonaises », Le Collier de la Miséricorde (Het snoer der ontferming), publiées en livraisons puis en volume, mais seulement après la mort de leur auteur. Le traducteur, Paul Eyquem, précisait dans une note : « La Hollande célèbre ce mois-ci le soixantième anniversaire de Couperus. Les Marges sont particulièrement heureuses de s’associer à cet hommage. Les pages traduites ci-dessus sont extraites d’un livre encours de publication dans la revue Groot Nederland : Le Collier de la Miséricorde. »

    Le 19 juillet, le quotidien Le Temps annonce à la « Mort du poète Couperus ». L’auteur anonyme de l’entrefilet reprend la thèse d’un décès suite à «  une infection généralisée foudroyante », mais celle aurait été causée par « une légère piqûre au visage », thèse qu’a pu avancer aux Pays-Bas le journaliste S.F. van Oss. Dans une chronique qui précède un article anecdotique sur « les débuts de Mata-Hari », le Mercure de France du 1er août emploie pour ainsi dire les mêmes mots, si ce n’est que « généralisée » est remplacé par « tétanique ». Dans ces lignes, le roman Majesté est devenu Majestic, Eline Vere s’appelle dorénavant Elène Vezra. Hormis la mention de la traduction donnée par Paul Eyquem aux Marges et l’annonce de la parution prochaine d’une œuvre de Couperus en français, à savoir Le Cheval ailé préfacé par Julien Benda (prépublication dans Le Monde nouveau et parution du volume à l’automne), l’essentiel de ce papier est peu fiable. Avec quelques mois de recul, et en s’inspirant d’une chronique nécrologique de Herman Robbers (1868-1937) – homme de lettres néerlandais qui, loin d’être un grand ami de Couperus, avait tout de même, en tant que vice-président de l’Association des Gens de Lettres, pris la parole lors de ses obsèques – parue dans la Revue de Genève en octobre 1923, Les Chroniques des Lettres françaises (n° 8, mars-avril 1924, p. 257) proposent un aperçu plus solide. Mais l’article le plus complet consacré au romancier après sa disparition est sans doute celui d’un de ses compatriotes, Johannes Lodewijk Walch (1879-1946) qui rédigeait à cette époque la rubrique des « Lettres néerlandaises » à la « Revue de la Quinzaine » du Mercure de France (1er octobre 1923, p. 241-245). Johannes Lodewijk Walch, journaliste (il sera correspondant à Paris en 1916) et homme de lettres, a assuré différentes charges dans le milieu du théâtre ; curieux de tout, en particulier de théâtre et de littérature, de moyen-néerlandais (un essai sur Hadewijch) et de linguistique, il sera nommé professeur de langue et de littérature néerlandaises à la Sorbonne, poste qu’il occupera jusqu’en 1939. Parmi ses nombreuses publications (poésies, pièces de théâtre, romans, nouvelles, essais, une Petite histoire de la littérature néerlandaise…), on compte un Louis Couperus (1921) et un Mensen in Parijs (Gens à Paris, 1946).    (D.C.)

     

    Voici cette nécrologie – à laquelle nous ajoutons quelques notes – qui propose tout compte fait, malgré sa sécheresse, un assez bon aperçu de la carrière du Haguenois Louis Couperus

     

     

    LETTRES NÉERLANDAISES

     

    La mort de Louis Couperus. – Mon état de santé m'a obligé, pendant près d'un an, d’interrompre ces chroniques trimestrielles et maintenant qu'il m'est permis de les reprendre, j'ai le triste devoir de parler tout d'abord de la mort de mon maître et grand ami Louis Couperus, mort que rien ne faisait prévoir et qui, par un jeu cruel du destin, l'a frappé tout juste au lendemain des fêtes célébrées à l'occasion de son soixantième anniversaire et où toute la Hollande intellectuelle et aussi le gouvernement lui avaient apporté leur hommage ; au lendemain aussi du jour où le grand romancier, qui jusque-là avait mené une vie non exempte de soucis, continuellement errante, pouvait compter sur le repos et sur un travail entièrement désintéressé dans le cottage dont ses admirateurs lui avaient fait don à de Steeg, prés d'Arnhem. Déjà le Mercure a annoncé la mort de Louis Couperus dans une note succincte qui indiquait exactement la place importante que le grand romancier néerlandais avait prise dans nos lettres, de même que dans la littérature internationale.

    Il était le plus délicat en même temps que le plus puissant, le plus fécond et le plus lu de nos auteurs modernes et aussi le plus grand d'entre eux tous, malgré l'hostilité que ses livres ont rencontrée dans les milieux religieux qui leur reprochaient une inspiration trop païenne et malgré les critiques en partie justifiées qui lui reprochaient son art trop efféminé et même un peu déliquescent, Louis Couperus ne s'en est pas moins imposé et cela par la diversité prodigieuse de ses créations, par leur continuité et par l’impression d'indéniable puissance qui en émanait et à laquelle le raffinement des détails et des sentiments ne parvenait pas à porter atteinte. L'opinion générale le plaçait dès maintenant au rang de nos classiques et nos lycéens, en passant leur baccalauréat, inscrivaient, sur la liste des auteurs qu'ils devaient avoir lus et sur lesquels ils pouvaient être interrogés, un ou deux ouvrages de Couperus à côté des œuvres de Vondel, de Hooft, de Corneille, de Molière, de Shakespeare et de Goethe. Cela ne veut pas dire que Couperus fût rangé sur la même ligne que ces géants de la littérature universelle, mais indique seulement la place considérable qui lui était reconnue.

    Louis Couperus était né le 10 juin 1863. Son père était un haut fonctionnaire colonial et l’enfant naquit au cours d'un congé que la famille passait à La Haye. Son grand-père maternel avait été gouverneur géneral des Indes néerlandaises. Plus tard, par son mariage, Louis Couperus entra encore plus étroitement en rapport avec les milieux coloniaux. Il entreprit une couple de voyages aux Indes et ce pays occupe une place considérable dans son œuvre. Il lui consacra deux ouvrages : Van oude Menschen (Vieilles gens) (1) et De Stille Kracht (la Force occulte) (2). Mais il n'était pas ce qu'on appelle en Hollande un « sinjo » ; il n'avait, dans ses veines, aucun sang javanais ou malais ainsi qu'on l'a longtemps prétendu et comme l'avait donné à croire un de ses portraits de jeunesse.

    Au sortir de l'école, Louis Couperus n'aurait pas demandé mieux que de se consacrer à la production littéraire, mais ses parents exigèrent qu'il continuât ses études et, sous la direction du Dr Jan ten Brink, plus tard professeur à Leyde, le même qui, comme critique, fut la bête noire des jeunes poètes de l'époque, il obtint son brevet de capacité pour l'enseignement du néerlandais. Il avait satisfait ainsi aux exigences familiales ; et, assuré d'avoir en cas de besoin un gagne-pain, il put se vouer sans arrière-pensée à ses travaux personnels.

    Il avait déjà publié des poèmes dans les revues et, dans sa vingt-et-unième année, il fit paraître un recueil, Een lent van Vaerzen (Un printemps de poésie), suivi, peu après, de deux autres recueils. Plus tard la grande revue littéraire Groot Nederland, dont il fut un des fondateurs en 1903 publia encore quelques poésies de sa main. Ces productions, il faut le reconnaître, sont médiocres. Louis Couperus est avant tout et presque exclusivement un grand prosateur. Comme tel, son début fut un coup de maître. Son premier roman, Eline Vere, qui parut d'abord en feuilleton dans le journal Het Vaderland de La Haye, fut un succès. Le critique du Nieuwe Gids écrivit à ce propos : « Couperus, qui, cinq années durant, s'est trompé dans son art, s'est transformé brusquement, de petit poète précieux et prétentieux qu'il était, en un grand réaliste, doué d'une belle sensibilité. » En écrivant Eline Vere, Couperus avait eu sans cesse à l'esprit l'Anna Karénine de Tolstoï. Il décrit la vie malheureuse d'une femme désœuvrée et névrosée, dans les milieux aristocratiques de La Haye. L'œuvre s'apparentait au naturalisme ; mais elle se distinguait du naturalisme hollandais, lequel se complaisait trop souvent dans la description vulgairement sentimentale des basses classes, par une vision personnelle de la vie et une psychologie pénétrante. Le succès de ce livre s'est maintenu et se maintiendra longtemps. Il en paraît encore de nouvelles éditions et Mme Couperus en a fait une adaptation théâtrale, qui a été représentée en 1918.

    Et voici que commence toute une série de publications, des plus diverses et pouvant se ranger en différentes catégories. D'abord les œuvres psychologiques où, après Eline Vere, nous pouvons citer les romans Noodlot (Fatalité) (1890), et Extaze (1892), le recueil de nouvelles : Een llluzie (1892) (3), le roman Langs Lynen van Geleidelykheid (Les Affinités), le roman javanais De Stille Kracht (1900), l'admirable cycle (4 volumes) De Boeken der Kleine Zielen (Les Livres des Petites Âmes) (1901-1903) décrivant la vie familiale et intime à La Haye. Puis viennent en 1906 et 1908 Van Oude Menschen, avec le sous-titre De Dingen die Voorbygaan, et le récit italien Aan den Weg der Vreugde (Sur le Chemin de la Joie).

    Dans les intervalles de ces romans psychologiques ou pour employer un mot sinon plus exact du moins plus caractéristique, de ces romans bourgeois, Couperus avait publié des romans de pure imagination ; d'abord ses romans de la vie de cour : Majesteit (1893) (4), Wereldvrede (1895) (La Paix du Monde), qui attira l'attention de l'étranger parce que l'auteur y avait donné un vue anticipée des événements qui accompagnèrent et suivirent le manifeste du tzar; et Hooge Troeven (1896).

    Puis vint, en 1897, un roman autobiographique, Metamorfoze, dont l’affabulation est tellement neuve et originale qu’il n’y a guère d’œuvre, dans la littérature européenne, qui puisse lui être comparée. A Metamorfoze se rattachent un grand nombre d'esquisses, où Couperus, dans la suite, a décrit sa vie et analysé ses sentiments et qui, parus d'abord comme feuilleton dans Het Vaderland, furent réunis en volumes. Puis viennent les récits légendaires Psyché (1898) (récemment traduit en français et publié sous le titre de Le Cheval ailé), Fidessa (1899) (5), Babel (1901), Over lichtende Drempels (les Seuils de lumière) (1902), recueil de fantaisies légendaires. Cette série trouve son couronnement dans une œuvre grandiose, Van God en Goden (1903), vaste cosmogonie peu connue et moins comprise encore.

    Louis Couperus s'était senti très tôt attiré par les rivages ensoleillés de la Méditerranée (6). L’Italie avec ses villes d'art, l’Espagne, la Sicile lui étaient familières, il séjourna longtemps à Nice. Il en rapporta des impressions de voyage qui, disséminées dans des journaux, furent publiées en 1915 en dix volumes. L'antiquité romaine et grecque inspira peut-être à Couperus ses plus belles œuvres : De Berg van Licht (1905-1906) (La Montagne de Clarté), tableau prodigieux de la Rome décadente, De Komedianten (les Comédiens), une de ses œuvres de prédilection où il décrit la vie des comédiens romains, Antiek Toerisme (1911), décrivant les pérégrinations d'un patricien romain en Egypte; Van Goden en Koningen, Van Dichters en Hetæren (des Dieux, des Rois, des Poètes et des Hétaïres) ; Schimmen van Schoonheid (Fantômes de Beauté); Xerxes of de Hoogmoed (Xerxès ou l'Orgueil), et enfin Iskander, roman antique ayant pour héros Alexandre le Grand. Nous pourrions appeler ceci l’œuvre méditerranéenne de Couperus. Il faut y joindre un roman qui se passe dans la vieille Espagne: De Ongelukkigen (les Malheureux), et ses romans mythiques, Dionyzos (1904), Herakles (1913), De Verliefde ezel (L'Âne amoureux) (1918), et Legende, mythe en fantazie (1918).

    Et ce n'est pas tout encore : il y a ses traductions, ses fragments de la Tentation de saint Antoine, sorte d'exercice où Couperus, tout à ses débuts, s'appliqua à assouplir et à orner, à corser, si je puis dire, sa langue en transposant en néerlandais la prose de Flaubert (7) ; Les Ménechmes de Plaute (1896), Antoine et Cléopâtre de Shaw (1917).

    Ce n'est qu'une sèche énumération et rien que cette énumération a déjà dépassé les limites de cette chronique. Dans cette nombreuse production, il y a des œuvres entachées de quelques faiblesses, mais il n'y en a pas de médiocres. Signalons une courte polémique que Louis Couperus eut, en 1919, avec la romancier H. Robbers (8) et où il déclara que le roman bourgeois était un genre fini, épuisé, trop galvaudé aussi, raison pour laquelle lui-même y avait renoncé. Dans ces dernières années, il avait donné fréquemment des lectures publiques de ses œuvres, et cela avec un talent de diseur tout à fait remarquable ; malgré les insuffisances de sa technique. Un jour il lut ainsi, dans un petit cercle d'amis, des fragments, d'une brillante traduction de Chantecler, traduction qui n'a pu être ni jouée ni publiée à cause des prétentions exorbitantes d'Edmond Rostand. Les héritiers du poète seraient-ils disposés à se montrer plus coulants ?

    J.-L. WALCH.

     

     

    (1) Le roman a été traduit en français par S. Roosenburg (= Selinde Margueron) sous le titre Vieilles gens et choses qui passent, Paris, Éditions Universitaires, 1973.

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