Jozef Israëls, par Ph. Zilcken (4) (10/09/2009)

 

Suite et fin de la présentation de Jozef Israëls par Ph. Zilcken dans Peintres hollandais modernes, 1893

 

 

Installé dans une chambre arrangée en atelier, au Warmoesstraat, il commence sérieusement sa carrière de peintre. Maintenant viennent les grandes toiles, les compositions longuement élaborées, les petits tableaux brossés pour la vente. Une de ses premières œuvres de cette période, une grande toile dont le sujet est tiré de l’histoire Juive, Aaron trouve dans le tabernacle les cadavres de ses deux fils, exposée en même temps que le portrait de Madame Taigny, une actrice française qui donnait des représentations à Amsterdam, n’eut aucun succès. On trouvait sa peinture affreuse, « fatale ». Seul le vieux Pieneman, un contemporain de Jan Kruseman, l’appelle chez lui et lui témoigne un peu d’admiration pour son coloris, qui marquait au milieu de la peinture de l’époque par la recherche du ton.

Alors se succèdent des compositions historiques et théâtrales, Hamlet et sa mère, Guillaume le Taciturne et Marguerite de Parme, le Prince Maurice de Nassau devant le cadavre de son père, et de nombreuses petites œuvres, des chevaliers au clair de lune, des sujets de genre qui remplissent sa cheminée, qu’il tâche de vendre dix ou quinze florins, rarement trente.


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page de titre de l'ouvrage de Ph. Ziclken


Il travaille assidûment, peint beaucoup, mais rien ne fait encore pressentir l’artiste personnel qu’il deviendra peu de temps après. Le goût de l’époque était si bizarre, si anti-artistique, qu’un jour, alors qu’il avait peint un portrait de vieille femme, Jan Kruseman lui dit qu’il devait arrêter de peindre de si laides gens, parce que cela gâtait le goût.

Ses portraits n’avaient pas plus de succès que ses autres tableaux. Un marchand qui lui en avait commandé quatre les trouva si mauvais qu’il ne les paya que soixante-quinze florins au lieu des cent promis.

On peut voir par les faits que nous citons que les débuts sérieux dans sa carrière ne sont pas immédiatement couronnés de succès, loin de là ! Comme pour tant d’autres peintres, comme pour la plupart des vrais artistes, la lutte pour l’existence lui est dure, les désappointements sont nombreux, la vie précaire.

Il travaille beaucoup, se remue, expose, n’est guère compris, est violemment critiqué, mais sans se décourager il continue la lutte ; et grâce à son talent et à sa persévérance, peu à peu il en arrive à s’imposer au public, à attirer l’attention sur ses œuvres.

Une de celles-ci fit enfin sensation, le fit remarquer, et lui valut un vrai succès.

C’était sa Rêverie, dans laquelle il concentrait tous ses efforts ; faisant tout ce qu’il peut pour traduire sincèrement ce qu’il sent. Cette Rêverie représente une jeune fille vêtue de blanc, couchée au pied d’un massif d’arbres, sur une colline au bord de l’eau.

C’était à une Exposition d’Amsterdam où, grâce au vieux Pieneman, sa toile occupait une des places d’honneur ; par son sujet autant que par son exécution, elle attira vivement l’attention et, pour la première fois, Israëls eut l’intime satisfaction de jouir d’appréciations favorables, illimitées, qui eurent pour résultat la vente de l’œuvre à un M. Hieronimus de Vries, pour la somme, considérable pour l’artiste, de cinq cents florins.

Ensuite il peint, entre autres tableaux, un Adagio con espressione, un homme jouant du violoncelle, qui, exposé à La Haye, n’eut dans cette ville aucun succès, fut fortement critiqué, mais eut l’honneur d’être lithographié par Allebé, le sympathique directeur actuel de l’Académie des Beaux-arts d’Amsterdam.

Peu de temps après ces événements, vers le milieu de la même année, il tomba malade et, très misérable, il va tâcher de se guérir à Zandvoort, un petit village de pêcheurs près de Haarlem.

Zandvoort était alors tout ce qu’il y a de plus primitif. De petites maisons en briques rouges, agglomérées au pied des dunes qui les abritent des vents du large, à demi enfouies dans le sable ; leur groupement est des plus amusants pour un œil de peintre, de même que le costume et les habitudes de leurs habitants.

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Là, dans ce milieu nouveau, tout seul, loin du monde où il avait vécu, Israëls commence à s’apercevoir que le dramatique existe partout, que la douleur des humbles est aussi poignante que celle des grands de la terre, qu’un calme intérieur de pêcheurs baigné d’une douce lumière, est aussi harmonieux, aussi beau de couleur, aussi poétique que n’importe quel sujet historique, et le séjour de quelques mois dans ce village perdu lui montre enfin sa voie, trace sa carrière désormais brillante.

Là, dans ce joli village maritime, au milieu de ces braves gens menant la vie dure des pêcheurs, Israëls est seul, isolé, loin des bruits d’atelier, des propos mondains, des influences et des causeries artistiques.

Il vit de leur vie, intime et simple, demeurant chez un charpentier de marine, partageant entièrement les habitudes de ses hôtes. Il diffère seulement d’eux par son travail, peignant sans discontinuer des études d’après nature de ce qui l’entoure ; les intérieurs harmonieux, les costumes simples mais plein de caractère, les dunes aux verts des longues herbes, aux jaunes blonds des sables. Pour la première fois il est frappé par la beauté intime qu’exhalent ces sujets misérables en apparence, empreints de poésie vraie, intime, éternelle. Virgile, Théocrite, Burns, Millet avaient été touchés par le charme pénétrant de la vie des campagnards, par la beauté de leurs lignes, de leurs formes, devenues typiques par le même mouvement, le même travail répété à l’infini.

Israëls le fut à son tour, à une période de sa vie pendant laquelle il cherchait sa voie, et se demandait comment il parviendrait jamais à faire quelque chose de bon.

Il était dans une de ces périodes de doute que traverse tout artiste véritable. Comprenant que ce qu’il avait peint jusqu’alors n’était pas encore l’expression complète de ce qu’il sentait, sans savoir se rendre compte de ce qu’il cherchait et trouverait un jour, très proche déjà, le hasard l’avait conduit à ce village de Zandvoort qui devait devenir pour lui une source inépuisable d’inspirations du plus grand intérêt.

Les quelques mois qu’il y passa furent féconds en travail sérieux, le premier réellement personnel qu’il eût fait jusque là. Il rapporta une série considérable d’études, sincères, d’une facture large, lumineuses, trahissant un réalisme poétique, une recherche toute artistique du sujet.

Car notons que le sujet est toujours pour Israëls une des conditions essentielles de son œuvre. Quoique, comme nous l’avons dit plus haut, son grand talent de peintre lui suffise pour transposer le plus insignifiant objet en une œuvre de l’art le plus élevé, pour lui, la trouvaille du sujet et son arrangement dans le cadre sont les premiers éléments de son tableau. Il aime à dire qu’il préfère un beau sujet à un sujet insignifiant ; et il est certain que tous ses sujets, depuis Zandvoort, sont supérieurement beaux comme trouvaille et comme composition d’ombre et de lumière.

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Évidemment il ne trouve pas qu’un sujet, si beau qu’il soit, mal peint, vaut quelque chose ; mais lorsque l’œuvre est supérieurement exécutée, il aime qu’elle dise quelque chose à l’esprit en même temps qu’aux yeux, qu’elle fasse sourire ou pleurer, qu’elle émeuve par sa composition même.

Et c’est à ces sujets, découverts dans ce petit coin de terre perdu dans les dunes, qu’il doit ses premiers véritables succès.

Retourné à Amsterdam après son séjour à Zandvoort, il va s’établir avec sa remarquable collection d’études, au Rozengracht, chez Helweg, où il passe sept années dont il a gardé un très agréable souvenir. Il a peint dans cet atelier toutes ces toiles devenues célèbres, qui créèrent sa réputation, Premier amour", le Jour avant la séparation, Près du tombeau de la mère, le Naufragé, le Berceau, Le long du cimetière, et tant d’autres.

Son Premier amour représente une jeune fille assise à une fenêtre, tandis qu’un jeune garçon lui donne une bague de fiançailles. Cette œuvre, qui a été lithographiée par Mouilleron, lui valut un succès considérable, mais toujours encore il était incertain, il doutait de son travail, il se demandait s’il arriverait à faire mieux.

Une année plus tard il peint Près du tombeau de la mère, cette toile devenue célèbre, empreinte d’une poésie navrante.

Un de ces robustes pêcheurs de nos plages, portant un de ses enfants sur le bras, donnant la main à l’autre, passe à côté du cimetière où sa femme repose après une vie laborieuse, adoucie seulement par les joies familiales.

L’entente de l’effet, le temps sombre qui contribue à rendre cette scène si simple d’une tristesse poignante, tout contribue dans cette œuvre à exprimer le sentiment fin, inné, profondément humain, si personnel, qui caractérise le sympathique talent du maître, et qu’on retrouve dans un si grand nombre de ses œuvres, planant comme une ombre de douleur.

Cette toile eut un grand succès. Exposée à Amsterdam, elle fut achetée par l’Académie des Beaux-Arts de cette ville en souvenir de son ancien élève, à la suite des instances de Royer, le sculpteur, qui en était le Directeur à cette époque. Mais l’Académie n’était pas riche, et ce ne fut qu’avec l’aide d’un avocat israélite d’Amsterdam qu’on parvint à réunir la somme nécessaire.

Aujourd’hui, cette toile, si caractéristique de la première manière d’Israëls, est au Rijksmuseum, ce Louvre d’Amsterdam où l’on peut suivre les progrès du peintre.

Peu après Le long du cimetière, il peint la Veille de la séparation. Une petite chambre de paysan, blanchie à la chaux, aux dalles de pierres effritées et fendues, enveloppée d’une douce pénombre lumineuse, sombre et transparente, éclaircie par la lumière que laisse passer la fenêtre aux petites vitres.

Après la vie d’éreintement, avec si peu de joies, le grand calme est venu. Le pauvre être humain ne souffre plus, ne sent plus, les yeux clos, les lèvres immobiles, les traits rigides. Tout est silence autour du cadavre, comme le cadavre lui-même.

Toute l’angoisse qui suit le passage de la vie à la mort, le mystère plein d’ombre, l’inconnu triste et attirant, le calme qui suit l’agonie, sont exprimées avec une intensité que l’on ne rencontre chez aucun autre artiste.

Œuvres exquises que ces pages sombres du grand peintre, exquises par la poésie qui les domine, par l’exécution merveilleuse, par le coloris harmonieusement foncé, sans jamais être opaque ou lourd.

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Lettre autographe de Jozef Israëls


Cette toile, la première dans ce genre, fut exposée à Rotterdam, où encore une fois le succès fut considérable.

Israëls eut la dernière médaille de l’État qui fut décernée, la plus haute récompense, donnée par un jury qui comptait parmi ses membres le grand artiste Bosboom.

D’étape en étape, Israëls arrive à la renommée, à la fortune. En 1862, il expose à Londres le Berceau et le Naufragé, cette grande toile encore un peu théâtrale, mais quand même profondément dramatique.

Le calme est venu après la tempête qui ébranle les navires, fait frissonner et mugir les flots, couvre tout d’écume blanche, déploie indéfiniment des rideaux sombres dans le ciel livide.

L’azur pâle, verdâtre, rayé de bandes étroites, redevient visible.

Sur la plage, d’où la mer se retire comme à regret, des épaves, une coque de bateau de pêche, brisée, lugubre. Des hommes, des veuves, des filles guettent le cadavre que les lames amènent sur le sable, le reconnaissent ; alors quelques pêcheurs le prennent par les épaules et par les pieds et le portent lentement, suivis par la foule silencieuse et morne. Le sombre cortège qui monte lentement les dunes, se détachant en valeur contre le ciel, est d’un grand, puissant effet ; cependant les moyens d’expression ne sont pas encore aussi simples que dans ses œuvres postérieures.

Le charme de son tableau le Berceau, et la grandeur émouvante du Naufragé lui valent à Londres un grand succès. L’Athenaeum dit des œuvres d’Israëls : « the most touching pictures of the Exhibition ».

Le Naufragé, vendu d’abord par Gambard à Lewis, fut revendu peu de temps après à Arthur Young soixante mille francs, somme considérable pour l’époque.

Tout à fait connu et apprécié, en 1863 Israëls se marie avec la fille d’un avocat de Groningue, qu’il connaissait depuis longtemps.

Étant venu plusieurs fois déjà à Schéveningue pour y faire des croquis comme il en avait fait à Zandvoort, il se décida à venir habiter La Haye qui est à vingt minutes de Scheveningen, et, aujourd’hui, il habite toujours la maison connue du Koninginnegracht.

Israëls a produit beaucoup depuis son arrivée à La Haye. Vivant simplement, à neuf heures on le rencontre faisant sa promenade matinale, à dix il est dans son atelier, à deux il reçoit des connaissances intimes.

Régulièrement sa vie s’écoule toute de travail et de calme. Ici ses œuvres supérieures ont été pensées, créées, élaborées.

Depuis plus de vingt ans, Israëls a fait école. Nombreux sont ceux qui plus ou moins personnellement s’inspirent des sujets qui l’ont inspiré. Mais comme tous les imitateurs plus on moins inconscients, ils n’ont pas les qualités du maître. Chez les uns, le sujet prédomine, chez les autres sa conception de la composition. Aucun néanmoins n’a la qualité suprême de l’artiste délicat, ce sentiment tant vanté et si peu compris, qui lui donne une place à part parmi les plus célèbres, qui est un joyau incomparable, qui fait de Jozef Israëls un des plus grands peintres des temps modernes, un des plus intimement artistes, et des plus poètes.


Philippe Zilcken


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