Quand l’insomnie vous tient (25/07/2009)
Dors ! d’Annelies Verbeke
À cinq ans, Annelies (Dendermonde/Termonde, 1976) savait qu’elle portait un roman en elle. Environ 20 ans plus tard, elle envoyait le manuscrit de Slaap ! à un éditeur hollandais, De Geus, qui le publiait en 2003. En quelques années, il allait être traduit en une quinzaine de langues. Depuis, De Geus (Le Gueux) a édité son deuxième roman De Reus (Le Géant, 2006) ainsi qu’un recueil de nouvelles, Groener Gras (2007). Annelies Verbeke écrit aussi pour le théâtre et le cinéma.
Dors !, trad. D. Cunin, Mercure de France, 2005
LE DÉBUT DE L’HISOIRE
Maya, jeune femme insomniaque, se retrouve de plus en plus esseulée. Ses amis et sa famille s’éloignent d’elle ou l’évitent, son petit ami la quitte, excédé par ses sautes d’humeur. En fait, Maya en veut au monde entier de ne plus pouvoir trouver le sommeil. La nuit, pour se venger, elle enfourche son vélo et va réveiller des gens en sonnant chez eux. Mais un homme l’espionne, Benoît, chez qui elle sonne d’ailleurs une nuit…
UN EXTRAIT (Benoît est gardien de nuit dans un hôtel)
Le papillon de nuit insistait. Toutes les nuits, il semblait sortir du néant. Il dessinait une boucle parfaite dans l’espace et se posait avec grâce sur le bureau de la réception et parfois même sur mon épaule.
- Jeune homme, il y a une bestiole sur votre costume, m’a dit un jour un petit vieux tout ridé qui attendait sa clé et qui ressemblait lui-même un peu à un insecte.
- Je sais.
Tout doucement, j’ai fait passer le papillon sur mon doigt comme quand je le montrais aux rares clients que cela intéressait.
- Je vous le donne si vous voulez, ai-je ajouté, mais le petit vieux ne voulait rien d’autre que sa clé.
J’essayais de me tenir à ma promesse de ne pas m’attacher à ce papillon. Mais plus je m’efforçais de l’ignorer, plus il s’employait à me conquérir en accomplissant des figures acrobatiques toujours plus risquées. Au cours d’un de ses numéros, il s’est trouvé aspiré par le courant d’air qui entrait dans le hall en même temps qu’un client attardé. Il a disparu par la porte ouverte. Je n’ai pu m’empêcher de me précipiter à la fenêtre. Je l’ai vu, posé sur une voiture stationnée là ; sans avoir l’esprit tranquille, j’ai décidé que c’était finalement mieux ainsi pour nous deux.
La nuit suivante, c’est à peine si j’ai regardé les écrans. Pendant des heures, mes yeux fusaient de la porte aux fenêtres en passant par la climatisation. Il ne se montrait pas. Il me manquait. Une semaine plus tard, je n’en pouvais plus. Quand je l’ai pour finir retrouvé dans la coiffure tarabiscotée d’une cliente qui m’annonçait son numéro de chambre, j’ai embrassé avec exubérance cette femme sur le front.
Quand je terminais mon service, le papillon était autorisé à me suivre dans ma chambre. Son attention se portait surtout sur la doublure de mon anorak vert mordant. Estimant que la teinture pouvait être nocive pour lui, j’ai d’abord essayé de le tenir à l’écart du vêtement. Au bout d’un certain temps, je me suis tancé moi-même. J’ai pensé à Frédérik et à la planète entière qui croule sous la misère, la corruption, la faim, le manque d’amour et la peur. En conséquence, il y a des limites à ce que l’on peut éprouver pour un papillon de nuit. Je l’ai prénommé Ernest.
Tout au long de son premier roman, Annelies Verbeke a recours en alternance à deux narrateurs, Maya et Benoît. Chacun évoque à son tour son malaise, ce qu’il vit, parfois aussi une partie de son passé, comme dans le chapitre 2 où Benoît brosse un tableau de son enfance à la fois cruel et somptueux. L’auteur réussit en fait à coupler deux personnages (qui figuraient à l’origine, l’un dans une nouvelle, l’autre dans un scénario), l’alternance des chapitres illustrant l’aspect ambigu de leur relation : ils sont certes un soutien l’un pour l’autre, mais en même temps, ce qu’ils vivent ensemble repose sur une méconnaissance totale de l’autre.
Courts, les dialogues n’en sont pas moins savoureux et comiques. Un réel don d’observation permet à Verbeke de brosser une situation, un climat en quelques lignes : la détresse d’inconnus dans un café, la vie carcérale d’un asile, la folie des gens que Benoît croise lors de son internement, l’échec conjugal de Sofie, la sœur de Maya. Le style est à la fois épuré et alerte, la phrase se laisse déguster. Verbeke n’en dit pas trop (on devine que les choses se déroulent dans une ville flamande), laisse au lecteur le choix entre plusieurs lectures (on ne sait par exemple si Maya a voulu se suicider ou si elle a eu un simple accident, le roman se referme sur du « possible » avec comme dernière phrase un simple : Peut-être). Comme on vit la folie de Benoît de l’intérieur, il faut parfois attendre plusieurs pages avant de pouvoir soi-même reconstituer ce qui s’est réellement passé. Les chapitres dans lesquels il a la parole sont d’ailleurs poétiques, oniriques et riches en imaginaire (l’affection de Lea pour son fils Benoît, les figurines de légumes que celle-ci lui confectionne en guise de repas, la fascination qu’exerce la mer sur Benoît, le dialogue qu’il instaure avec le cachalot puis avec le papillon Ernest qui se révèle être une Ernestine mettant au monde des larves…). À côté des deux personnages principaux, Olga et Ingrid tiennent un rôle important : elles ajoutent à la détresse et au comique de l’univers évoqué tout en étoffant la petite galerie de personnages déjantés. Le seul personnage ayant un réel statut social, c’est Stan, riche propriétaire d’hôtels. Mais lui aussi présente une anomalie : il porte depuis son enfance un œil de verre qui a longtemps fait de lui un objet de risée.
L’ensemble offre un heureux mélange de Weltschmertz, d’humour, de délires éthyliques ou autres, qui débouche sur une tragicomédie de belle facture.
« Tour à tour tournés vers leur passé et leur avenir, ces deux destins nous sont présentés dans une traversée de la nuit constamment renouvelée, dans une esthétique qui n’est pas sans rappeler l’univers du film Cours, Lola, cours ! de Tom Tykwer avec ses télescopages de scènes, ses successions de plans d’ensemble et de gros plans. Le rythme ne nous laisse pas indifférents non plus, parce qu’on y sent parfois le temps de l’angoisse où tout défile à toute vitesse, puis celui qui s’étire en nous étrillant. » Marc Rochette, Le Libraire.
« Le grand talent de la germaniste Annelies Verbeke vient d’une alliance improbable (dans l'atmosphère) et de minutie (dans la narration). Elle tisse une émouvante histoire – l’auteur adore les contes : elle en a écrit beaucoup pendant son enfance – qui nous entraîne au cœur de notre quotidien. La force d’Annelies Verbeke, c’est aussi de multiplier les jeux de mots et de jouer avec la langue néerlandaise en s’offrant des pirouettes ironiques qui, paradoxalement, renforcent la fiction. Le traducteur, Daniel Cunin, a dû bien s’amuser en essayant de restituer en français l’émotion de ce beau roman empreint d’une imagination exacte. » Jacques Hermans, « Un voyage au bout de la nuit », La Libre Belgique.
écoutez une nouvelle d'Annelies Verbeke lue par Danielle Losman : http://www.radiolibros.eu/author.php?id=20〈=FR
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