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  • Éloge de Frans De Haes

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    Éloge de Frans De Haes

    prononcé par Daniel Cunin

    le 15 mai 2024 à Gand

     

     

    Madame le Président, chère Leen,

    Cher Frank,

    Chers consœurs & confrères,

    Chers Amis,

    Chères Léah & Anna,

    Cher Frans De Haes,

     

    Leen Van Dijck, directeur de la KANTL

    frans de haes,daniel cunin,kantl,poésie,traduction,flandre,belgique,néerlandaisVoici un quart de siècle, je n’aurais pu imaginer me tenir un jour en ce lieu et encore moins m’adresser à vous, Frans. Français encore peu familiarisé avec la Belgique, je ne connaissais tout simplement pas, à l’époque, l’existence de la KANTL, l’Académie Royale de Langue et de Littérature Néerlandaises ; de surcroît, je n’avais encore jamais entendu parler du Bruxellois Frans De Haes. Ceci jusqu’au jour de 1999, cher Frans, où vous avez pris la plume pour vous livrer à l’une de vos activités, à savoir la critique littéraire. C’est ainsi que j’ai découvert votre nom en bas d’une recension publiée dans le périodique culturel Septentrion, recension portant sur un volume collectif de plus de 900 pages auquel je venais, à côté de quatre consœurs, de collaborer en tant que traducteur. Il s’agit de l’Histoire de la littérature néerlandaise éditée par la maison Fayard. J’avais eu l’honneur de traduire des chapitres écrits par deux universitaires élus membres de l’Académie à la fin de la même année, à savoir Anne-Marie Musschoot et Jaap Goedegebuure. Ayant reçu de vive voix, pour mon travail, les chaleureux compliments des éditeurs parisiens, je ne m’attendais pas à subir les foudres de la critique. Pourtant, dans votre recension, Frans, vous ne me ménagiez aucunement : vous me reprochiez de manier un français « franchement désastreux », d’aligner du « charabia », et j’en passe… Le droit de réponse que j’avais demandé à Septentrion m’ayant été refusé, quelques années se sont écoulées avant que je ne me rabiboche avec l’équipe rédactionnelle et reprenne ma collaboration avec cette revue. En d’autres mots, cher Frans, vous avez sans le savoir joué un certain rôle dans mon parcours de traducteur… mais aussi de lecteur.

    frans de haes,daniel cunin,kantl,poésie,traduction,flandre,belgique,néerlandaisEn effet, une petite voix intérieure a dû me souffler : pourquoi ne pas tirer un peu de positif de pareille mésaventure ? Ayant fait connaissance avec votre patronyme, j’ai été tenté de découvrir, non pas, je l’avoue, vos propres publications, mais l’œuvre poétique de votre père, Jos De Haes (1920-1974). Et quelle découverte ce fut ! Cette figure talentueuse et marquante des lettres néerlandaises du XXe siècle ne pouvait manquer de marquer de son sceau le garçon que vous étiez et qui a vu le jour à Bruxelles le 26 janvier 1948. Après vous, vos parents accueilleront deux autres fils. Vous grandissez entre le flamand paternel et le parler bruxellois maternel tout en fréquentant un enseignement en néerlandais. Mais grâce à certains membres de votre famille et à de fréquentes vacances dans les Ardennes, vous vous familiarisez avec la langue française.

    Votre choix d’étudier la philologie romane était-il une façon de prendre une certaine distance avec la figure paternelle ? Quoi qu’il en soit, il n’a signifié ni rejet ni rupture, puisque Jos vous a ouvert les portes de la radio flamande où il travaillait pour que vous y fassiez des émissions sur les lettres belges d’expression française. Vos études à Namur et à Louvain une fois terminées, vous devenez assistant à la Katholieke Universiteit Leuven alors que la scission entre néerlandophones et francophones est encore toute fraîche. Il règne là un climat que vous n’appréciez guère. Aussi choisissez-vous d’être professeur de français dans d’autres établissements avant de quitter pour de bon l’enseignement. Pendant trente ans, vous serez attaché scientifique aux Archives et Musée de la Littérature. Cette carrière dans les bâtiments de la Bibliothèque Royale de Bruxelles ne vous dégoûte pas des livres, des frans de haes,daniel cunin,kantl,poésie,traduction,flandre,belgique,néerlandaisrevues non plus que des divers manuscrits que produisent les écrivains, cette gent curieuse qui ne cesse d’ajouter des textes à tous ceux écrits par ses prédécesseurs siècle après siècle. Non, ces montagnes de publications ne vous rebutent pas, puisque vous déployez, parallèlement à votre métier et grâce à une culture bilingue qu’il m’arrive d’envier, nombre d’activités dans le domaine des belles-lettres : ainsi, pendant deux décennies, vous co-dirigez le périodique Courrier du Centre international d’Études poétiques et, au fil du temps, vous livrez nombre de contributions aux revues L’Infini, Les Lettres romanes, Tel Quel, Dietsche Warande en Belfort ou encore Septentrion pour n’en citer que quelques-unes.

    En schématisant un peu, on pourrait dire que votre parcours d’essayiste en langue française est rythmé par une trinité : Isidore Ducasse, Dominique Rolin et Philippe Sollers… Au comte de Lautréamont (1846-1870), vous consacrez en effet votre mémoire de fin d’études, un siècle après sa mort, ainsi qu’une petite dizaine d’articles qui trahissent une passion toujours vivante. La qualité de votre mémoire : Isidore Ducasse, Comte de Lautréamont. Histoire d’une Renommée et État de la Question incite d’ailleurs les éditions Duculot à le publier.

    Plus impressionnants encore, vos écrits portant sur Dominique Rolin (1913-2012), à commencer par Les Pas de la Voyageuse. Dominique Rolin (2006), un livre foisonnant récompensé à juste titre, pour ses qualités stylistiques, par le Prix triennal de littérature française de la Ville de Tournai (2010) ainsi que par le prix Emmanuel Vossaert de l’Académie Royale de Langue et de Littérature françaises (2009). Un membre de l’Académie Royale de Langue et de Littérature néerlandaises distingué par sa sœur jumelle bruxelloise, est-ce souvent arrivé ? À cette pionnière étude systématique de l’œuvre de l’écrivaine bruxelloise s’ajoute une kyrielle d’essais tant antérieurs que postérieurs. Autant de textes qui témoignent, en plus d’une rare connaissance de la prose en question, d’une amitié née alors que, devenu papa d’une petite fille, vous avez rendu visite à la romancière afin de l’interviewer pour votre programme radiophonique.

     

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    Après la mort de Dominique Rolin, Philippe Sollers (1936-2023) vous a confié le soin de publier et d’annoter un choix des nombreuses lettres qu’il a adressées au cours d’un demi-siècle à cette femme au talent et au charme incomparables à laquelle l’a lié une longue et plus ou moins secrète passion amoureuse. Vos propres liens avec Sollers ont d’ailleurs résulté dans la parution d’un volume d’entretiens : Le Rire de Rome. Entretiens avec Frans De Haes (Gallimard, 1992). Et tout naturellement, peu après la disparition de Sollers lui-même, vous avez donné une contribution au volume Hommage à Philippe Sollers (Gallimard, 2023).

    À ces trois auteurs renommés, ajoutons l’Anversois André Baillon (1875-1932), le bibliothécaire Georges Bataille (1897-1962) et le nonagénaire Marcelin Pleynet avec lesquels vous cultivez certaines affinités et sur lesquels vous avez écrit à plusieurs reprises. Vos rares essais en néerlandais semblent d’ailleurs confirmer une prédilection pour des écrivains considérés comme « hermétiques » : après Lautréamont et ce même Georges Bataille, vous abordez en effet Paul Celan (1920-1970), Arthur Rimbaud (1854-1891) ou encore Maurice Blanchot (1907-2003)… Outre André Baillon, toute une pléiade d’écrivains belges d’expression française sont passés sous votre plume admirative ou sous votre scalpel critique, qui faisant l’objet d’un exposé biographique dans un dictionnaire, qui se voyant gratifié d’une recension. Impossible de les énumérer. Je m’abstiens tout autant d’énumérer les dizaines, voire les centaines de poètes flamands et néerlandais dont vous avez transposé des vers en français au cours de près d’un demi-siècle. Je me contente de mentionner un recueil de notre confrère Stefaan Van den Bremt, une plaquette de la petite-fille de Stijn Streuvels, Jo Gisekin, et deux éditions de la tant regrettée Marleen de Crée (1941-2021).

     

    frans de haes,daniel cunin,kantl,poésie,traduction,flandre,belgique,néerlandaisToutefois, la langue néerlandaise est loin de satisfaire le traducteur en vous : je relève dans votre bibliographie des traductions de poèmes allemands, espagnols, anglais, turcs, sanskrits et… hébreux. Le néerlandais demeurant trop proche de vous, vous avez éprouvé le besoin d’explorer d’autres terres, d’autres livres et, en fin de compte, le livre des livres. Ainsi, alors que je me plongeais dans le moyen néerlandais et les œuvres écrites en brabançon par de grandes et de grands auteurs mystiques (Hadewijch, Ruusbroec…), vous vous affirmiez, pour votre part, comme un hébraïsant soucieux de faire découvrir au lecteur francophone des poètes tels que le vizir et rabbin andalou du XIe siècle Samuel Ha-Naguid (Guerre, amour, vin et vanité, 2001) et l’Israélien T. Carmi (1925-1994). Stimulé par cet homme et ami qui aura lui aussi été une balise dans votre quête spirituelle et votre épanouissement littéraire, vous décidez, à plus de quarante ans, de parfaire vos connaissances en suivant des études d’hébreu à l’Institut Martin Buber (Université Libre de Bruxelles). De cette nouvelle passion, mariée à une remarquable persévérance et favorisée par un départ anticipé à la retraite, vont résulter maintes traductions et maints commentaires de textes bibliques – entre autres le Cantique des Cantique –, une production soutenue que le fidèle Philippe Sollers accueille, entre 2001 et 2018, dans sa revue L’Infini. Parallèlement, les éditions Lessius donnent au lecteur deux de vos volumes : en 2012, Le Rouleau des Douze. Prophètes d’Israël et de Juda et, en 2019, Le Rouleau d’Ézéchiel, des traductions abondamment annotées et enrichies chacune d’une solide introduction. Sans doute la partie la plus époustouflante de votre activité de traducteur, du moins le traducteur en moi a-t-il tendance à le penser.

    frans de haes,daniel cunin,kantl,poésie,traduction,flandre,belgique,néerlandaisLes versets bibliques, en même temps qu’une certaine sensualité mêlée d’érudition, résonnent d’ailleurs dans votre poésie. Ainsi qu’« un certain branle-bas de cœur et de corps » comme l’a formulé votre confrère et compatriote récemment disparu, Guy Goffette (1947-2024). À toutes les publications que je viens d’évoquer, il convient en effet d’ajouter sept plaquettes ou recueils de poésie de votre main, en langue française, dont la parution s’échelonne entre 1979 et 2015. Pour Bréviaire d’un week-end avec l’ennemi (Le Cormier, 1982), vous recevez le Prix triennal de poésie de la Communauté française 1984-1987. Écoutons l’un de vos courts poèmes tiré d’un recueil plus récent, Au signe du seul vivant (2015) : « Lumine et unda / yeux noirs fesses vives / seins lourds avec trace d’ongle / deux plis au ventre / le rire au fond de la gorge après / dix et dix baisers dans la bouche / rimmel sur les draps froissés / riche averse fertile / dites / lumine et unda. » Images érotiques et bibliques, un emprunt au philosophe dominicain Giordano Bruno (1548-1600) : l’eau-lumière, matière première de la création, mais aussi une légère dose d’humour et d’énigmatique fondus en seulement dix vers !… Une surprenante confluence d’éléments familiers, voire désinvoltes, et de données cryptiques place bien souvent votre lecteur devant un réel défi. Une question me traverse alors l’esprit : votre poésie pour fins amateurs a-t-elle été jamais transposée en néerlandais ou en hébreu ?

     

    Depuis l’an 2000, vous êtes membre de la prestigieuse assemblée qui nous accueille en ce jour. En plus d’y avoir tenu quelques conférences ou d’y avoir présenté l’œuvre de la poète Jo Gisekin, vous vous y êtes manifesté en dirigeant pendant une dizaine d’année le jury décernant le prix du meilleur essai.

    D. Cunin s’adresse à F. De Haes

    frans de haes,daniel cunin,kantl,poésie,traduction,flandre,belgique,néerlandaisSi je prends votre place, sachez que je ne vous pousse pas pour autant dehors : vous demeurez le bienvenu, à présent en tant que membre d’honneur. Aujourd’hui où il m’est donné de prendre la parole entre ces murs, force m’est de reconnaître que l’Académie Royale de Langue et de Littérature Néerlandaises, bien qu’elle n’offre pas l’immortalité, présente quelques avantages par rapport à l’Académie française. Point besoin de postuler pour être élu – ce qui épargne bien du temps et bien des obligations –, point besoin d’acquérir un sabre incrusté de pierres précieuses et un costume brodé hors de prix. La KANTL n’offre-t-elle pas de surcroît au nouvel élu l’opportunité de prononcer une sorte de nécrologie de son prédécesseur… en présence de ce dernier ? Car je vous préfère, Frans, bien vivant parmi nous et ne vous tiens aucunement rigueur du fait que notre toute première prise de contact ne se soit pas déroulée sous les meilleurs auspices.

    Je crois savoir que vous avez un nouveau grand chantier biblique en cours. Le Livre d’Isaïe ne compte pas moins de 66 chapitres ! Que le temps – mais de quel temps parle-t-on au juste en langue hébraïque ? – vous soit donné de le mener à bien. Et cela fait, pourquoi ne pas envisager entre nous un complet rapprochement autour d’une traduction française de l’œuvre poétique de Jos, votre père ?

    La balle est dans votre camp.

     

    Je vous remercie.

     

    Daniel Cunin

     

     

  • Galerie Baudelaire

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    De quelques poètes et traducteurs

    et d’une Note de bas de page

     

     

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorte

    Léditrice Anneke Pijnappel rend visite à Charles Baudelaire 

     

     

     

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorteEn 1892, avant ses débuts en littérature et bien avant de devenir une figure majeure du socialisme de son pays, Henriëtte van der Schalk (1869-1959) – qui se voulait poète avant d’être femme – a traduit « La Mort des pauvres ». Toutefois, dans les terres néerlandophones, ce sont des hommes de lettres qui vont peu à peu se mesurer à l’œuvre baudelairienne. Ainsi, en 1909, P.N. van Eyck (1887-1954) publie une traduction du « Poète et la muse », son confrère P.C. Boutens (1870-1943) en donnant une, trois ans plus tard, de « La Beauté ». À la même époque, Jules Schürmann (1873-1927) transpose quelques « poèmes en prose » pour la revue Kunst en Letteren, puis Albert Verwey (1865-1937, couverture ci-dessus de la biographie que lui a consacré Madelon de Keizer, 2017) une ou deux poignées de sonnets quelques années plus tard (1) – ceci, d’une certaine façon, dans le sillage de son ami Stefan George et de ses Blumen des Bösen (1891 puis 1901). D’autres poètes, parmi les plus réputés, y sont allés à leur tour de leurs adaptations versifiées, en particulier J. Slauerhoff (1898-1936), J.C. Bloem (1887-1966) et Martinus Nijhoff (1894-1953), petit-fils de cet autre Martinus, le fondateur de la célèbre maison d’édition de La Haye.

    Cependant, dans l’aire néerlandophone, le besoin de traduire Baudelaire ne s’est fait réellement sentir que par la suite. Dans les Plats Pays de l’avant-guerre, la plupart le lisaient encore dans le texte. Même si on a pu la minimiser, même si elle est demeurée peu explicite pour la génération de 1880, l’influence du Parisien sur les auteurs septentrionaux de l’époque est incontestable, tant en Flandre qu’en Hollande (2).

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorteEn 1945, l’ami d’André Gide, la Haguenois Jef Last (1898-1972) publie quelques transpositions dans la plaquette Les poètes maudits : Baudelaire, Verlaine, Rimbaud (3). Mais c’est en Flandre que voit le jour, l’année suivante, la première transposition intégrale des Fleurs du mal, une prouesse accomplie pour l’essentiel dès avant le conflit mondial par le poète en herbe Bert Decorte (1915-2009) : « Publiée en 1946, la traduction De bloemen van den booze date de la seconde moitié des années trente et accompagne les débuts du jeune poète. La traduction se révèle remarquable par le travail sur la forme (mètre et rime) et le rythme. L’importance accordée au mètre induit des stratégies de traduction modulées en fonction des contraintes métriques. » (4)

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorteCes dernières décennies, chaque nouvelle traduction (d’un choix) des Fleurs du mal fait couler pas mal d’encre. Deux d’entre elles au moins connaissent d’ailleurs une nouvelle existence en cette année du « bicentenaire » : celle de Petrus Hoosemans, aux éditions Historische Uitgeverij de Groningue, et celle, partielle, de Menno Wigman (1966-2018), le poète probablement le plus « baudelairien » des lettres néerlandaises, lui qui a voué sa vie à la poésie et « à la recherche désespérée de l’ineffable bonheur ». Kiki Coumans, à qui l’on doit cette réédition qu’elle accompagne d’une postface (5), vient par ailleurs de donner un choix de la correspondance de Baudelaire en néerlandais, Mijn hoofd is een zieke vulkaan (Ma tête est un volcan malade). Rehaussé d’un cahier photo, ce volume est le 314e de la prestigieuse collection « Privé-Domein » des éditions De Arbeiderspers.

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorteÀ n’en pas douter, Paul Léautaud aurait regimbé devant une telle initiative. Le 25 décembre 1906, ce dernier écrit : « J’ai oublié de noter ma déplorable impression des lettres de Baudelaire, qu’on vient de publier au Mercure. Absolument rien, dans ces lettres. Pas un mot piquant, spirituel et spontané, un trait ému, quelque chose qui touche et fait rêver. […] Ah ! que nous sommes loin de la Correspondance d’un Stendhal, même de la Correspondance d’un Flaubert, pourtant souvent si vulgaire, cette dernière. » (Journal littéraire, I, 1954, p. 362). Cela n’a pour autant pas dissuadé Kiki Coumans d’en donner près de 300 pages qui couvrent les années 1832-1867. Sa riche et suggestive préface prouve que cette correspondance, si elle n’a pas les finesses de celles des deux grands prosateurs mentionnés par Léautaud, est un passage obligé pour mieux cerner les paradoxes du dandy hashischin. La traductrice limbourgeoise souligne entre autres : « Les lettres de Baudelaire révèlent clairement cette tenace aspiration, vivre pour la poésie, en même temps que les tourments d’ordre psychiques et sociaux qui accompagnent ses créations. À la différence de celle de son ami Flaubert, par exemple, il ne s’agit pas d’une correspondance purement ‘‘littéraire’’ dans laquelle il exposerait avec éloquence sa poétique. Dans ses missives, nous voyons un poète qui, en plus de sa vocation, est travaillé par un nombre impressionnant de soucis pratiques : il est en permanence à court d’argent, déménage plus de trente fois au cours de sa vie d’adulte et lutte pour réduire le fossé qui sépare son ambition et un manque de discipline remontant à ses jeunes années. »

     

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    couverture de Het Spleen van Parijs, 2021

     

    Du côté d’Amsterdam, Le Spleen de Paris, lui non plus, n’est pas oublié. La maison Querido annonce pour 2022 Het Parijse spleen, rehaussé d’œuvres de Marlene Dumas, dans une version de Hafid Bouzza, romancier virtuose, connu par ailleurs pour ses traductions/adaptations de William Shakespeare et de poésies arabes érotico-bachiques. En attendant ce « spleen parisien », l’amateur peut à loisir se plonger dans Het Spleen van Parijs qui a vu le jour ce 9 avril aux éditions hollandaises Voetnoot, sises à Anvers depuis 1996. Il s’agit d’une transposition de Jacob Groot – révisée de bout en bout avec la complicité de l’éditrice Anneke Pijnappel, du poète Jan Kuijper et de Rokus Hofstede – remontant à 1980. Jacob Groot y a ajouté une postface d’une haute tenue (6).

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorteLes éditions Voetnoot (= Note de bas de page) et Baudelaire, c’est une longue et belle histoire. On pourrait même dire que le poète a tenu cette maison sur les fonts baptismaux. Mariant leurs talents, Anneke Pijnappel et Henrik Barends se sont lancés dans cette aventure voici plus de trente-cinq ans, la première traduisant le Salon de 1859 pour le second qui était désireux de lire ce texte. Depuis, la maison a publié des dizaines de titres couvrant les domaines suivants : littérature, critique d’art, poésie, photographie, arts plastiques et design. Chaque livre porte l’immuable marque du graphiste Barends, déjà présente dans le milieu éditorial des années quatre-vingt du siècle passé, par exemple à travers les recueils d’un Pieter Boskma (éditions In de Knipscheer) ou Maximaal, un choix de la poésie de 11 jeunes poètes (1988).

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorteLa collection « Perlouses » offre en néerlandais un essaim d’écrivains français, de Vivant Denon à Yves Pagès en passant par Kundera. « Belgica » mêle auteurs flamands et auteurs belges d’expression française, tandis que « Moldaviet » présente des prosateurs tchèques. Trois collections dans un format et un prix de poche. Au fil des ans, quant à Baudelaire, le fonds de la maison s’est enrichi, grâce à une poignée de brillants traducteurs, des Salons de 1845 et 1846, de l’Exposition universelle de 1855, de Richard Wagner et Tannhäuser à Paris, du Peintre de la vie moderne ainsi que de Fusées, Mon cœur mis à nu, Hygiène et La Belgique déshabillée réunis en un volume (voir la dernière photo des Notes de bas de page). Et dans une adaptation de Menno Wigman, évoqué plus haut, on retrouve un titre : Wees altijd dronken ! (Il faut être toujours ivre), soit quelques-uns des « poèmes en prose » réunis avec divers écrits fin-de-siècle (Rimbaud, Verlaine, Mallarmé, Laforgue, Huysmans, Remy de Gourmont, Léon Bloy, Lautréamont).

    Page de titre de Het Spleen van Parijs

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorteChez Voetnoot, l’importance du papier, du format, de la dimension visuelle, tant dans les thématiques traitées que dans la conception des ouvrages, se manifeste par l’existence, dans les locaux de la maison, de la « Galerie Baudelaire » où se tiennent des expositions de photographies. On retrouve la patte de Henrik Barends jusqu’à la devanture de Marché-Couverts et sur la carte de ce restaurant français d’Anvers (cuisine du Sud-Ouest). Le titre lancé par Voetnoot ce 9 avril, Het Spleen van Parijs, offre un bel exemple du souci d’une typographie caractéristique et d’une iconographie souvent facétieuse. Cette fois, on doit celle-ci à Miro Švolík, artiste tchèque déjà à l’honneur à plusieurs reprises chez l’éditeur. En guise d’illustration suivent ci-dessous deux courts Petits poèmes en prose, dans les deux langues et dans les nuages, dans « de grands palais de nuages qui déambulent et où il fait bon habiter » (René Guy Cadou).

     

     

    « L’Étranger »

     

    — Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis ? ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère ?

    — Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.

    — Tes amis ?

    — Vous vous servez là d’une parole dont le sens m’est resté jusqu’à ce jour inconnu.

    — Ta patrie ?

    — J’ignore sous quelle latitude elle est située.

    — La beauté ?

    — Je l’aimerais volontiers, déesse et immortelle.

    — L’or ?

    — Je le hais comme vous haïssez Dieu.

    — Eh ! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?

    — J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages !

     

    « L’Étranger » lu par Serge Reggiani

     

     

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorte

    traduction de Jacob Groot

     

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorte

    illustration de Miro Švolík

     

     

    « La Soupe et les Nuages » 

     

    Ma petite folle bien-aimée me donnait à dîner, et par la fenêtre ouverte de la salle à manger je contemplais les mouvantes architectures que Dieu fait avec les vapeurs, les merveilleuses constructions de l’impalpable. Et je me disais, à travers ma contemplation : « — Toutes ces fantasmagories sont presque aussi belles que les yeux de ma belle bien-aimée, la petite folle monstrueuse aux yeux verts. »

    Et tout à coup je reçus un violent coup de poing dans le dos, et j’entendis une voix rauque et charmante, une voix hystérique et comme enrouée par l’eau-de-vie, la voix de ma chère petite bien-aimée, qui disait : « — Allez-vous bientôt manger votre soupe, sacré bordel de marchand de nuages ? »

     

    « La Soupe et les Nuages », lu par Michel Piccoli

     

     

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorte

    traduction de Jacob Groot

     

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorte

    illustration de Miro Švolík

     

    Va-t-on, vers le 12 décembre de cette année, connaître semblable revival de Flaubert, voir resurgir Salammbô ou Bouvard et Pécuchet du côté de la ceinture des canaux amstellodamois ou du côté d’Anvers ?

     

    Daniel Cunin

     

     

    Documentaire d’Evelyn Jansen (trailer) consacré à Voetnoot

     

     

     

    (1) Poèmes transposés en un court laps de temps (9-17 janvier 1918) et publiés dans la revue De Beweging que Verwey dirigeait alors avec l’architecte Berlage : « La Beauté » et « Élévation » (en 1914), puis, « L’Albatros », « L’Homme et la mer », « Le Coucher de soleil romantique », « La Muse malade », « La Prière d’un païen », « Tableau parisien », « Bohémiens en voyage », « La Cloche fêlée », « La Voix », « L’Amour et le crâne », « La Mort des pauvres », « Châtiment et orgueil », « Semper eadem », « Les Yeux de Berthe », « La Rançon », « Les Aveugles », « Le Voyage (1) », « Le Voyage (2) » et une version revue de « La Beauté » et d’« Élévation ». Voir Martin Hietbrink, « In de schaduw van Stefan George » [Dans l’ombre de Stefan George], Tijdschrift Tijdschrift voor Nederlandse Taal- en Letterkunde, 1999, p. 218-235.

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorte(2) Paul Claes – traducteur de 50 poèmes des Fleurs du Mal sous le titre Zwarte Venus [Vénus noire], Amsterdam, Athenaeum/Polak & Van Gennep, 2016 – le rappelait encore voici peu dans « Je te hais autant que je t’aime », De Standaard der Letteren, 3 avril 2021, p. 10-11. À propos de l’influence de Baudelaire sur les Tachtigers (poètes néerlandais de la fin-de-siècle qui ont, certes, bien moins pratiqué leurs confrères français que les Anglais), sur Karel van Woestijne et M. Nijhoff, on se reportera entre autres à des essais publiés dans le volume : Maarten van Buuren (réd.), Jullie gaven mij modder, ik heb er goud van gemaakt [Vous m’avez donné de la boue et j’en ai fait de l’or], Historische Uitgeverij, Groningue, 1995. Dès 1934, Paul De Smaele publiait à Bruxelles Baudelaire. Het Baudelairisme. Hun nawerking in de Nederlandsche Letterkunde [Baudelaire. Le baudelairisme. Leurs répercussions sur les lettres néerlandaises], étude dans laquelle l’accent est mis sur la réception de l’œuvre du français dans les plats pays (tout comme dans le cas de Paul Claudel, l’érudit W.G.C. Byvanck va se montrer un précurseur, auprès du lectorat hollandais, dans la prise de conscience de l’importance de Baudelaire, sans oublier la contribution du francophile Frans Erens) et son influence sur quelques poètes d’expression néerlandaise.

    (3) Sur cet auteur, voyageur et polyglotte qui a traduit bien d’autres écrivains (Gide, Ronsard, des Russes, des Allemands, des Chinois, des Japonais…) vient de paraître une imposante biographie : Rudi Wester, Bestaat er een raarder leven dan het mijne ? [Y a-t-il vie plus bizarre que la mienne ?], Amsterdam, Prometheus, 2021.

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorte(4) Charles Baudelaire, De bloemen van het kwaad, préface, commentaires et traduction de Menno Wigman, postface de Kiki Coumans, Amsterdam, Prometheus, 2021. De Menno Wigman, on peut lire en français : L’Affliction des copyrettes, traduction de Jan H. Mysjkin et Pierre Gallissaires, Chambon-sur-Lignon, Cheyne, 2010 ainsi que quelques poèmes dans la revue L’Intranquille, n° 16, 2019. De Kiki Koumans, on pourra lire l’article « Dansen in een gipsen pak » [Danser dans un costume de plâtre], Awater, 2017, p. 42-46, qui propose, entre autres, une comparaison entre cinq traductions de « À une passante », dont celle, non rimée, de Jan Pieter van der Sterre parue dans l’édition bilingue De mooiste van Charles Baudelaire [Les plus beaux poèmes de Charles Baudelaire], Thielt/Amsterdam, Lanno/Atlas, 2010. Voici un quart de siècle, également publiées sous le titre De bloemen van het kwaad, la traduction de Petrus Hoosemans (Historische Uitgeverij) et celle de Peter Verstegen (éditions Van Oorschot) ont donné lieu à de vifs débats et même à une querelle entre les deux hommes. Le premier estimant qu’on entend dans celle du second des veaux qui toussent : « Outre du prozac, elle a nécessité le recours à du clenbutérol. » Ce dernier répliquant qu’il n’a rien à envier, bien au contraire, à son détracteur trop imbu de sa personne. Dans l’essai qu’il a consacré à cette polémique et à la qualité des deux versions (« Baudelaire driemaal vertaald », Filter, n° 2, 1995, p. 32-46), le traductologue Raymond van den Broeck (1935-2018) avance que l’homme de théâtre Joris Diels (1903-1992) a donné une magnifique traduction de huit poèmes des Fleurs du mal. Relevons encore qu’il existe une traduction jamais éditée de l’œuvre majeure de Baudelaire, réalisée par le professeur de lettres classiques Abraham Rutgers van der Loeff (1876-1962) dont le tapuscript se trouve à la Bibliothèque Royale de La Haye.

    (4) Spiros Macris, « Un Baudelaire flamand : la traduction des Fleurs du mal par Bert Decorte (1946) », Meta, n° 3, 2017, p. 565–584. L’auteur souligne le fait qu’une telle traduction a pris place, en Flandre, dans le cadre d’une reconquête d’une langue littéraire face à la domination culturelle française.

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorte(6) Charles Baudelaire, Het Spleen van Parijs, traduction et postface de Jacob Groot, illustrations de Miro Švolík, Amsterdam/Anvers, Voetnoot, 9 avril 2021. Sans compter l’un ou l’autre des poèmes en prose paru ici ou là, il existe au moins deux autres versions néerlandaises du recueil : Parijse weemoed (2015) de Nannie Nieland-Weits et De melancholie van Parijs : kleine gedichten in proza (1995) du duo Thérèse Fisscher et Kees Diekstra. Soit autant de titres différents pour la même œuvre. Le poème « À une passante » ne donne-t-il pas lieu, lui aussi, à une grande variété de titres en néerlandais : « Aan een voorbijgangster », « Aan een passante », « In het voorbijgaan », « Voor een voorbijganster »…? Autant de passantes qui nous invitent à flâner dans la compagnie de Baudelaire...

     

     

     « Recueillement », d’Alphons Diepenbrock sur le poème de Baudelaire


     

     

  • Dans les pas de Paul Celan

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    Un cycle de poèmes

    d’Antoon Van den Braembussche

     

     

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    Le dernier numéro de la revue lorraine Traversées s’ouvre par la version bilingue du cycle « In het spoor van Paul Celan / Dans les pas de Paul Celan » signé Antoon Van den Braembussche.

    En voici le premier poème.

     

     

     

    I

     

    Het ongedachte in duizend gedachten.

    Het onzichtbare in duizend gedachten.

     

    Liederen zingen aan gene zijde

    Van de mensen.

    Aan gene zijde van het waarheen,

    Waartoe en waarom.

     

    Geluidsduistere

    Oerschreeuw

    In geestesblinde uithoeken

    Van wat ooit het bestaan was:

     

    De geluidloze versperring.

    De prikkeldraad rond het kamp,

    Het raster in de eigen,

    Ogenloze terugblik:

    Blinde herinnering.

      

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    Antoon Van den Braembussche, dessin de Marcel Douwe Dekker, 1998

     

     

    I

     

    L’impensé en mille pensées.

    L’invisible en mille pensées.

     

    Murmurer des chansons au-delà

    Des gens.

    Au-delà de l’où,

    De l’à quoi et du pourquoi.

     

    Cri primal

    Son ténébreux

    En des recoins ignorants  

    De ce qu’un jour fut la vie :

     

    La clôture muette.

    Les barbelés tout autour,

    La grille dans les rétines détruites,

    Regard en arrière :

    Souvenir aveugle.

     

     

     

    Antoon Van den Braembussche, « In het spoor van Paul Celan /

    Dans les pas de Paul Celan », traduction de Daniel Cunin,

    Traversées, n° 97, 2021, p. 3-14.

     

    Sommaire du numéro 97

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  • Livrées à elles-mêmes

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    La Confession de Nadia Dala

     

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    Nadia Dala - photo Lies Willaert 

     

     

    Journaliste, enseignante et ancienne reporter, Nadia Dala a publié plusieurs essais en néerlandais portant sur le monde arabophone ou la société multiculturelle flamande. Arabisante, elle a vécu en Égypte avant de s’établir aux États-Unis où elle a enseigné et poursuivi ses recherches universitaires. Mais Nadia Dala est aussi romancière : Waarom ik mijn moeder de hals doorsneed (Pourquoi j’ai tranché la gorge de ma mère) et De biecht (La Confession) sont les deux titres qu’elle a signés à ce jour. Le délire humain, espace où le mal essaie d’épouser le bien, y occupe une place centrale.

    ND2.jpgCernant une relation mère-fille extrêmement malsaine, le premier roman dévoile une prose à la fois accomplie et puissante qui a marqué les lecteurs : narrées à travers les yeux d’une enfant qui n’a pas encore 10 ans, plusieurs scènes âpres soulignent une obsession du corps, nous faisant passer par des évocations masochistes, incestueuses, voire scatologiques d’une mère dont le mal-être et les mécanismes d’introjection ont des conséquences dévastatrices sur sa progéniture. Une confusion des sentiments portée à son paroxysme, accentuée qu’elle est par une quête spirituelle qui déraille de bout en bout, du tout au tout.

    La Confession met également en scène deux sœurs nées dans un milieu mixte, livrées bientôt à leur sort. La mère n’étant pas au centre de la narration, l’imprégnation du catholicisme est bien moins marquée que dans l’œuvre précédente. Cette fois, c’est la perversité du père qui va peu à peu se faire jour. À lire ci-dessous un bref résumé de ce roman ainsi que deux extraits en traduction.

     

    Anversoises, Marie et Frie Darsie sont deux orphelines, leurs parents – mère flamande, père d’origine nord-africaine – sont morts dans un accident de la circulation. La seconde, vient de franchir le seuil de la quarantaine, la première a deux ans de moins. Depuis longtemps, elles n’ont plus de contact l’une avec l’autre.

    Marie s’est fait une place dans le journalisme, mais souffrant de troubles psychiques, elle a été renvoyée de son poste. La face sombre d’une rédaction de presse affleure dans bien des pages en même temps que la révolte qui habite cette femme. Perdant toujours plus le nord, ayant une piètre estime de soi, elle se voit malgré tout offrir une dernière chance : réaliser l’interview de sa sœur qui vient d’être emprisonnée pour avoir apporté son soutien à son amant, un baron de la drogue.

    Cette confrontation va conduire Marie – narratrice qui, par endroits, s’adresse au lecteur et qui, dans d’autres passages, sans doute pour tenter d’échapper à ses démons, préfère substituer au « je » une « elle » – aux confins de ce qu’elle a pu refouler depuis l’enfance. La confession qu’elle attend de sa sœur ne va-t-elle pas se retourner en la nécessité de se confesser à elle-même ce qu’elle a refusé jusqu’alors de regarder en face ? Va-t-elle sombrer pour de bon ? Va-t-elle se relever comme le laisse peut-être espérer l’épigraphe empruntée à Balzac : « La résignation est un suicide quotidien », ou comme le suggèrent les intermèdes intitulés « Casablanca », Casablanca à la fois lieu d’évasion sur des plages de l’Atlantique et mot de passe que les sœurs s’échangeaient pendant leur enfance dans l’espoir de se protéger du monstre ?

     

    ND1.jpg

     

     

    Visite à la prison

     

    Dans les minutes qui suivent, la conversation se poursuit avec une étonnante facilité. Nullement contrariée par les remords ou les sentiments conflictuels, Frie confesse dans le détail ce qui la lie au baron de la drogue. Comment, jusqu’à son arrestation, il lui a fait croire qu’il était innocent. Innocence dont elle est d’ailleurs toujours persuadée. Ce pour quoi on l’a arrêtée, ça lui échappe complètement. D’un haussement d’épaules accompagné d’un petit rire, elle rejette les accusations qu’on porte contre sa personne. Je consigne, mot pour mot, tout ce que j’entends et vois. Jusqu’au moment où elle s’adresse à moi. Et d’une simple question me dépouille de tout mon zèle : Comment les choses ont-elles pu mal tourner pour toi, petite sœur ?

    De nouveau, elle m’attrape la main. Cette fois, un spasme me traverse, me fige. Est-ce moi qui ai besoin d’aide ? Moi qui suis maudite ? Peut-être, qui sait… À cette idée, je sens mes doigts qui tiennent le bic bleu s’amollir.

    À côté de nous, un homme recule sa chaise. Il se redresse, se lève, tâte maladroitement les deux poches de son pantalon, frotte la barbe naissante de son menton. Il cherche, semble-t-il, à se donner une contenance. Puis il se jette avec fougue dans les bras du jeune homme qui lui fait face. Jusque-là, ce dernier, assis l’air hébété à la table des aveux, avait regardé dans le vide. Père et fils fusionnent en une chaude embrassade. Tous deux partagent le même menton fuyant ainsi que des oreilles qui saluent le monde autour d’eux. Le premier engoncé dans cravate et costume. Le second, dans un survêtement Adidas bleu-jaune. Lequel du papa coulant ou du fils à son papa a enfreint la loi, la question ne se pose pas. Une partie de mon être aspire à suivre l’exemple de ce visiteur et d’ainsi me jeter au cou de la sœur qui me fait face, elle qui porte le même patronyme que moi. Oublions cette désagréable aventure ! Frie n’a absolument rien à voir avec ce baron de la drogue ! Pareille accusation est d’une absurdité… ! (p. 118-120)

     

     

    Un jeu de l’enfance

     

    photo Lies Willaert 

    ND4.jpg« On recommence ! » Roucoulant de plaisir, je place la plante de mes pieds contre celles de ma grande sœur. « Encore une fois ! » Des éclats de rire emplissent notre chambre. Les mules sont éparpillées sur le balatum, à côté des petites chaussettes brun-jaune qu’on a enlevées à la hâte. Couchées chacune sur son lit, pieds nus en l’air, nous pédalons à l’unisson. Ce sont les meilleurs moments, les plus beaux moments. La plante de ses pieds sont les pédales de mon vélo, les miennes sont ses pédales à elle. En alternance, j’effectue cinq tours en appuyant sur les pédales en même temps que les roues de Frie tournent, puis j’en effectue cinq en rétropédalant. Quand j’avance, elle rétropédale, et vice-versa. Aucun stylo ne saurait décrire la joie qui inonde nos cœurs ; ma sœur et moi ne faisons qu’une. Jusqu’à présent, nous avons toujours tout partagé.

    Pendant ces balades à vélo, nous nous procurons l’une l’autre le plaisir le plus complet et le plus innocent de l’enfance. Au plus profond de moi, il n’y a de place que pour une seule autre personne : Frie-Fra-Fro, ma grande sœur.

    Comme elle est plus grande que moi, je lève sur elle des yeux admiratifs. D’un geste maternel, elle me prend la main : « Tant que tu m’écoutes, tout ira bien. » Je lui fais confiance en tout, y compris en tout ce qu’elle dit, jusqu’à la radieuse infinitude des temps.

    Nous avons chacune un petit lit dans la même pièce exiguë. Une fois sous les draps, nous entendons la respiration de l’autre ; c’est sur le halètement régulier de Frie que je m’enfonce peu à peu dans le sommeil tandis qu’elle garde ma main serrée dans la sienne.

    « Tu ne me lâcheras jamais, promis ? » Mille et mille fois, mon ange gardien en sueur l’a juré : Non. Une promesse gravée dans des tablettes dorées. Le monde entier autour de nous peut sombrer dans le néant, Frie n’agrippera pas moins ma main pour me guider vers des lieux plus sûrs. Telle est sa tâche, ce sur quoi je me repose.

    Tant que nous nous tenons fort par la main, nous sommes en sécurité. Il ne s’approchera pas. Cela aussi, nous nous le sommes répété. Notre geste recèle l’alliance sororale à laquelle personne ne peut avoir accès. Il dresse un mur impénétrable entre les sœurs Darsie et l’homme, la brute, le monstre qui envahit parfois, la nuit venue, notre chambre.

    Depuis de nombreux mois, notre pacte fonctionne. Mais cette nuit, l’une des deux mains vient de lâcher l’autre. (p. 146-148)

     


    Entretien en français avec Nadia Dala

     

     

     

  • Ricaner dans la nuit infinie

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    Roderik Six

    à propos de La Chambre noire de Damoclès

     

     

    roderik six,willem frederik hermans,daniel cunin,essai,traduction,flandre,néerlandais,la chambre noire de damoclès,gallimardNé en 1979, le Flamand Roderik Six est, à ce jour, l’auteur de quatre romans aux éditions Prometheus : les « trois V » ou la trilogie du mal : Vloed (2012), qualifié de premier roman « climatique », Val (2015) et Volt (2019). En ce début d’année vient de paraître Monster. Dans De boekendokter (2014), l’écrivain a rendu hommage à un confrère et ami disparu à l’âge de 35 ans, Thomas Blondeau.

    Récemment, Roderik Six a consacré un essai au plus célèbre roman du Néerlandais Willem Frederik Hermans, à savoir De donkere kamer van Damokles (1958) paru en traduction aux éditions Gallimard : La Chambre noire de Damoclès (2006).

    C’est la version française de cet essai – laquelle a fait l’objet d’un atelier de traduction zoomiste avec des étudiant(e)s de l’Université Radboud de Nimègue – que nous donnons ci-dessous.

     


     

     

     

    Ricaner dans la nuit infinie

     

    Tout le monde rêve d’être un héros.

    Aussi, pour Henri Osewoudt, la Seconde Guerre mondiale arrive à point nommé. Alors qu’il n’a que 19 ans, il a l’impression que sa vie s’est immobilisée dans un grincement. À Voorschoten, bourg arriéré, il tient un petit tabac ; chaque soir, il lui faut partager le lit avec Ria, sa laide épouse qui est aussi sa cousine germaine. On est en 1939. À l’horizon point une promesse d’aventure : pour stopper l’avance allemande, on appelle les hommes jeunes sous les drapeaux. Malheureusement pour lui, le petit Osewoudt est réformé – il lui manque un demi-centimètre ; en manière de consolation, on l’autorise à monter la garde, armé d’un fusil hors d’âge, devant le bureau de poste.

    On ne saurait appeler vie ce qui ne renferme rien de plus qu’un ennui incarné. Or, ne voilà-t-il pas qu’un mystérieux inconnu vient changer cet état de choses. Comme si de rien n’était, l’officier Dorbeck entre dans la boutique d’Osewoudt – on dirait deux parfaits sosies, à ceci près que le premier est plus beau et plus courageux que le second. Alors que le débitant de cigares dépérit dans un quotidien tout rabougri, Dorbeck opte pour une vocation pleine de risques : la résistance et la clandestinité. Il tend la main à Osewoudt : ensemble, ils combattront l’occupant.

    roderik six,willem frederik hermans,daniel cunin,essai,traduction,flandre,néerlandais,la chambre noire de damoclès,gallimardPendant les missions qu’il accomplit la nuit venue, ce dernier reprend vie. Du jour au lendemain, le voilà qui exécute des gens ; du jour au lendemain, le voilà qui se coule dans des villes plongées dans l’obscurité, porteur des messages codés ; du jour au lendemain, le voilà qui se glisse entre des draps avec une belle espionne. Le fait qu’il ne revoit jamais son mentor Dorbeck ne l’inquiète pas : il reçoit les instructions de ce dernier par téléphone et éprouve un plaisir sans mélange à mener, dans l’ombre, une existence de héros. Une fois la guerre terminée, une médaille lui échoira à coup sûr.

    L’amateur familier de l’univers sadique de W.F. Hermans sait que les espoirs d’Osewoudt seront réduits à néant. À la Libération succède la désillusion : les Alliés arrêtent le jeune homme, on l’accuse de haute trahison – beaucoup trop de ses connaissances ont été dénoncées et déportées pour que cela ne paraisse pas suspect. Le seul à même de le disculper, l’illustre chef Dorbeck, demeurant introuvable, le boutiquier est dans l’incapacité de prouver qu’il se trouve du bon côté de l’Histoire. L’épée de Damoclès pendille au-dessus de sa tête. À la dernière page du roman, Hermans tranche le fil ténu et scelle ainsi le sort d’Osewoudt.

    La question centrale à laquelle le lecteur de La Chambre noire de Damoclès doit répondre correspond à une énigme qui taraude Osewoudt lui-même : Dorbeck a-t-il existé ? Osewoudt aurait-il créé un double pour échapper à son existence mesquine ? Compte tenu de ses antécédents psychiatriques – une mère déclarée folle après qu’elle a eu tué son mari –, on ne peut exclure, en ce qui le concerne, un cas de dédoublement de la personnalité, ce en quoi lui-même ne semble pas croire. N’a-t-il pas pris trop plaisir à son existence héroïque pour en reporter tout le poids sur un alter ego ?

    Le thème d’un double meilleur (ou pire) que soi est un classique du canon littéraire. On pense spontanément à L’Étrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde de Robert L. Stevenson, au Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde ou à un roman plus récent :  Fight Club de Chuck Palahniuk. Cependant, mener à bien pareille entreprise ne va pas de soi. Il revient à l’auteur de disséminer assez de points de ressemblance pour semer le doute tout en gardant les (deux ?) protagonistes suffisamment séparés l’un de l’autre afin d’entretenir une tension entre eux. Chose que réussit W.F. Hermans avec virtuosité : à la fin du roman, le lecteur hérite du dilemme – il existe autant d’arguments en faveur de l’une des interprétations que de l’autre.

    Mais est-ce important ? Sous le thème du double se propage un nihilisme qui dévore tout. Alors que le détenu Osewoudt entame une conversation avec un SS, le romancier déploie sa vision du monde. Le jeune Allemand nie toute moralité : « Celui qui sait qu’il mourra un jour ne peut concevoir une morale absolue ; pour lui, la bonté et la miséricorde, c’est de l’angoisse déguisée et rien d’autre. Pourquoi adopter un comportement moral alors qu’on est de toute façon condamné à mort ? Tout le monde se retrouve un jour ou l’autre condamné à mort. »

    roderik six,willem frederik hermans,daniel cunin,essai,traduction,flandre,néerlandais,la chambre noire de damoclès,gallimardL’inévitable mort décharge chaque être humain de toute moralité – dans l’univers absurde de Willem Frederik Hermans, des termes tels que « bien » et « mal » ne sont que creux bêlements. Que nous importe qu’Osewoudt soit un aliéné ou une pauvre andouille tombée dans le piège d’une conspiration ? La réponse du SS, sa devise, est on ne peut plus simple : Désespérer et mourir !

    Heureusement, dans l’univers cruel de Hermans, une place revient aussi au rire. La Chambre noire de Damoclès regorge de clins d’œil sardoniques. Ainsi, la trame du roman d’espionnage forme l’antipode maladroit de ce que l’on trouve en principe chez un Ian Fleming. Pas d’action rationnelle, pas de dîners dans des casinos où l’on rivalise d’élégance à côté de triples scélérats, pas de femmes fatales en robe du soir. Hermans détaille le nombre de trams et trains qu’Osewoudt doit prendre pour atteindre ses destinations « aventureuses » ; les réunions clandestines se déroulent dans des arrière-salles miteuses ; les ébats sexuels tournent à une pathétique gymnastique.

    Il faut dire que la base d’opérations du boutiquier est, non une métropole à la mode, mais un bourg de rien du tout, le trou du cul du monde pourrait-on dire en exagérant un peu. Son tabac porte comme enseigne le nom Eurêka, mais sous l’effet de la rouille, les lettres « E » et « K » se sont estompées si bien qu’on lit « urea », autrement dit le latin d’urée, ce résidu physique qu’on appelle couramment « pisse ». De surcroît, dans un cadre nihiliste, il est assez drôle de voir Osewoudt aller au-devant de son destin… en pyjama. N’avez-vous jamais fait ce honteux cauchemar : vous vous présentez à la plus importante réunion de votre vie... en peignoir ?

    Chacune des pages de La Chambre noire de Damoclès manifeste la maîtrise de W.F. Hermans. Chaque moyen littéraire est au service du matérialisme profondément ancré dans l’esprit de l’auteur, sans que le lecteur n’ait jamais l’impression d’être en train de lire un pamphlet philosophique. Tout le monde rêve d’être un héros, tout le monde finit en lâche. L’homme est une créature insignifiante qui trébuche, nue, dans le noir, incapable de changer son destin. À chaque fois que cet empoté d’homoncule se cogne la tête, on entend Hermans ricaner entre les lignes. Et le lecteur de ricaner avec lui.

     

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

     

    roderik six,willem frederik hermans,daniel cunin,essai,traduction,flandre,néerlandais,la chambre noire de damoclès,gallimard

    Roderik Six       © Johan Jacobs