Instantanés d’Australie (10/09/2009)
Regarder le soleil d’Anne Provoost
Éditeur de l’Histoire de la Littérature néerlandaise (1999), Fayard propose dans son catalogue de littérature étrangère plusieurs romans d’Erwin Mortier (Marcel, Ma deuxième peau, Temps de pose) et son récit Les Dix doigts des jours. Un autre auteur flamand vient de faire son entrée aux côtés de Nabokov, Kadaré, Sciascia, Soljénitsyne… Il s’agit d’Anne Provoost, surtout connue dans le monde néerlandophone pour ses essais et ses ouvrages jeunesse (Le Piège, trad. Francoise de Brebisson, Seuil, 1997). Avec Regarder le soleil (traduction de Marie Hooghe), elle signe un roman qui sollicite d’abord le regard.
« Née en 1964, récompensée par de nombreux prix, Anne Provoost est néanmoins une quasi-inconnue en France, à l’exception du Piège (Seuil, 1997). Regarder le soleil répare une lacune évidente, mais classe d’emblée son auteur parmi les écrivains exigeants dont la prose réclame du temps – le temps du poème et du voyage. (…) L’une des caractéristiques de Regarder le soleil est de laisser en suspens un grand nombre de ses pistes sous le vent et le soleil du cœur de l’Australie. Le roman ne dit que ce qu’il décrit. C’est sa justesse et sa pureté. En faisant de la sensualité méticuleuse d’une enfant solitaire la colonne vertébrale de son livre, Anne Provoost prend le risque d’un roman ambitieux et radical, où l’intrigue est une préoccupation secondaire. » (Nils C. Ahl, Le Monde des Livres, 27/08/2009)
LE MOT DE L’ÉDITEUR
Dans un ranch de l’outback australien, une fillette, Chloé, vient de perdre son père. Elle reste seule avec sa mère, Linda, qui devient progressivement aveugle. Linda continue de faire tourner la ferme, mais elle perd peu à peu le contrôle de la situation... et de sa fille, qui profite de cette liberté toute relative pour errer dans la campagne. En une série de chapitres narratifs nous est dépeinte, par le biais de l’enfant, la lente décomposition de la mère. De grandes émotions sont décrites, mais de manière voilée, ainsi que l’on doit regarder le soleil : indirectement, ou à travers un filtre. Un roman poignant, admirablement servi par une sobriété de moyens qui lui confère une étrange poésie et un charme insidieux, comme la poussière rouge du bush.
POINT DE VUE
Tout le livre – à l’exception de l’avant-dernier chapitre – est narré au présent par Chloé : celle-ci rapporte par bribes ce qu’elle voit, perçoit, entend, vit : conversations des adultes, bruits, changements du paysage, passage d’une saison à l’autre… En retenant cette optique, l’auteur essaie d’exposer avec authenticité la complexité psychologique d’une petite fille qui n’est pas encore à même d’exprimer tout ce qu’elle ressent. Les vides de la narration restituent la perception enfantine : on ignore pourquoi les parents ont quitté la Belgique, on ignore comment la chute du père s’est réellement produite, on passe brutalement d’une saison à l’autre…
À côté du thème du deuil, le roman s’intéresse essentiel- lement au regard, mais le regard qui est en danger – comme l’annonce le titre du livre « regarder dans le soleil » (ce que fait la mère, à travers les négatifs de photos) : tant le regard de la mère en deuil qui perd la vue que celui de la très jeune narratrice solitaire qui voit ce que sa mère ne voit plus, mais sans vraiment comprendre ce qu’elle voit. La relation mère-fille doit sans doute beaucoup aux romans d’Alice Munro : la mère se reconnaît dans sa fille mais elle tente en même temps de se retrouver elle-même en s’éloignant mentalement de son enfant. Ce qui (dés)uni mère et fille trouve sans doute sa formulation la plus marquante dans la scène où Linda prend le volant à la tombée de la nuit, contre l’avis de Chloé : peu après, elle écrase un wombat femelle : la femme qui devient aveugle écrase un marsupial lui-même plus ou moins aveugle ; son premier souci est alors de voir si elle a également écrasé le petit que la mère porte en principe dans sa poche.
À ces regards s’ajoute celui de la romancière, un regard qui privilégie l’inspiration picturale. Le roman se caractérise en effet par une lenteur extrême de la narration, de nombreuses descriptions (belles toiles « poétiques », brossées avec sobriété et stylistiquement soignées) des paysages sauvages aux différentes heures du jour, aux différentes saisons, avec des arrêts sur image (une tempête, un incendie qui menace les rares habitations, souvent aussi la flore et la faune locales : les animaux incarnent l’incapacité de communiquer qui est aussi celle de l’enfant) ; sur ces descriptions et les dialogues se greffe un jeu permanent, fait de suggestions, entre ce que le lecteur sait et le malaise qu’éprouve Chloé.
Le dernier chapitre, où tout se couvre de neige autour de la ferme, est certainement le plus réussi des douze. Mais la plupart d’entre eux ont d’abord été conçus comme des nouvelles, et cela se ressent un peu. (D.C.)
couverture de l'édition néerlandaise, Querido, Amsterdam
ENTRETIEN AVEC L’AUTEUR
Pourquoi avoir situé votre roman en Australie, alors que vous vivez en Belgique ?
La situation géographique est très importante, l’histoire a toujours des liens avec les lieux où elle se déroule. A l’époque de l’écriture de ce livre, je voyageais sans cesse. Je n’ai supporté ces perpétuels changements de lieu qu’à la condition de pouvoir, chaque fois, en rapporter des nouvelles. Si j’ai choisi de jouer sur une grande diversité de lieux, l’Australie est sans doute le pays qui m’a le plus fasciné : on se trouve plongé dans une nature, monumentale et étrange à la fois. Ce lieu évoque pour moi à la perfection le sentiment de « se perdre ». Ainsi, j’ai ramené de ce voyage deux petites histoires, comme des autres pays que j’ai visités, et ce fut le point de départ de ce roman...
Comment ces fragments sont-ils devenus un livre ?
Après en avoir écrit quatre ou cinq dans ces conditions, j’ai découvert que si chaque histoire était issue de lieux différents, une constante les reliait toutes : le regard qu’une enfant pose sur sa mère qui souffre. Le fil rouge était là sans que je m’en sois aperçu ! Ce fut une très étrange expérience, tout à fait nouvelle. Mais, rétrospectivement, elle me parait la conséquence inconsciente de mon besoin, à l’époque, de m’isoler. Je pense avoir écrit ici le roman le plus « introspectif » de ma carrière. (la suite : ici)
extrait du roman lu par Danielle Losman : ici
Anne Provoost - entretien vidéo en anglais : ici
trailer du film Failing (2001) de Hans Herbots, tourné en Ardèche, adaptation du roman Vallen (Le Piège)
pages françaises sur le site de l'auteur : ici
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