Fauves des villes - Un croque avec Brodsky (20/06/2019)
Gerry van der Linden et la déchirure
Les éditions Caractères viennent de publier une anthologie des poèmes de Gerry van der Linden. Cette sélection, réalisée par le traducteur Daniel Cunin et intitulée Fauves des villes suivi de Un croque avec Brodsky, reprend quelques textes publiés entre 1990 et 2004 dans six recueils différents, ainsi qu’un choix plus large des quatre derniers titres.
Nous traversons ainsi la carrière de l’écrivaine néerlandaise, traçant au cœur de son œuvre des lignes tantôt évidentes, tantôt insoupçonnées. La question de l’écriture, cruciale pour tout poète, se déploie dans des écrits assez courts et incisifs, nés d’un étonnement devant l’anodin: « L’émerveillement, tel est le fondement du poème, écrit-elle. S’émerveiller encore et toujours, surtout des choses les plus banales. […] Pour moi, la poésie se tient au cœur de la vie. »
Le poème est l’expression visible du quotidien, la parole qui revêt l’indicible des relations humaines, parmi les vivants et par-delà la mort - tel cet amant que la poète connut et qui mourut jeune. L’anecdotique fait mots n’est pas une originalité poétique. Mais Gerry van der Linden confère à la langue un statut qui s’enracine dans des origines mythologiques, et plus précisément bibliques.
« Le poème est la parole imperceptible qui, en images, rythmes et sonorités, aborde l’invisible. Quand il touche à l’essentiel, il libère un espace par lequel il s’échappe. Reste au lecteur à l’attraper. » Toucher « à » l’essentiel. Une simple préposition qui indique que le poème n’est pas en soi cet essentiel mais s’y appose, le revêt tel un manteau. L’image du vêtement est omniprésente dans les poèmes qui nous sont proposés, pour définir à la fois la parure qui voile et la vocation propre à chaque être. Tel le prophète Élie, le manteau voile une puissance qui habite au cœur de toute réalité humaine, sensible et spirituelle. Il y a ainsi comme une attente perpétuelle du déchirement.
Alors la douleur
est déchirement de la doublure
alors le temps est déchirement de la doublure.
Le déchirement même devient l’acte d’habitation. Il n’est plus possible de vivre confortablement, de se laisser porter passivement par les événements: le poète ne peut que vivre au-delà de la déchirure. S’il est enclin à la routine - « Il n’y a rien de pire qu’une âme habituée », disait Charles Péguy en son temps -, l’amour comme la mort se chargent de le conduire à l’endroit de la faille.
L’amour n’est pas une vie, pas une mort
il tire sur les ourlets
de tes plus beaux habits, en déchire
la doublure soyeuse.
Être déchiré, pour advenir enfin. Il n’y a dès lors rien à quoi se raccrocher, pas même la ville dont la chaussée - vêtement de bitume - se déchire à son tour. Seul l’enfant traverse encore régulièrement le poème comme une espérance diffuse, tandis que l’adulte ne peut que reconnaître son impuissance existentielle, condition nécessaire pour appréhender un peu de cette lumière d’après la chute, d’après le sommeil.
L’homme crée
à partir d’une mare d’incapacité
une chose magnifique.
documentaire en français sur J. Brodsky
La dernière partie de l’anthologie est un hommage au poète russe Joseph Brodsky (1940-1996). Gerry van der Linden l’a rencontré alors qu’il séjournait aux Pays-Bas, à la fin des années 1980. Ce court cycle est probablement l’un des plus aboutis, Joseph Brodsky achevant en lui-même ce que porte Gerry van der Linden dans sa poésie : le sommeil interminable, la possibilité de toute enfance, et ce manteau, encore et toujours, qui fait désormais corps avec l’homme.
C’était un homme de manteau et de boutons
déboutonné, à temps
il a cherché
du tissé dans le Temps.
Extrait d'un article de Pierre Monastier publié ici
carte postale de Joseph Brodsky à Gerry van der Linden
Dans l’avion de Vienne, banni, 1972
Il jette une pièce en l’air, la plaque
sur le dos de sa main
promesse, gravité
entend les imperméables :
– lui, loin du temps –
y passera pas dans l’Histoire
(viendrait-il à le croire).
Dans les rues, le réduit au silence
à la pelle.
Au loin, un visage au sourire
d’une intensité d’éclairs.
C’est un jour comme tous les autres jours,
lui s’envole de son pays
sa valise pleine à craquer de liberté
les impers ne le saluent pas
il jette une pièce en l’air
le ciel reste vide.
extrait de GERRY VAN DER LINDEN
Fauves des villes suivi de Un croque avec Brodsky,
traduit du néerlandais par Daniel Cunin, Caractères, Paris, 2019.
L’écriture de Gerry van der Linden est une approche à la fois ludique et passionnée de la langue, un œil attentif pour l’absurdité de notre vie quotidienne, une préférence thématique pour les voyages, l’amour et la famille. « J’écris des poèmes en regardant autour de moi, explique-t-elle. Ce qui se passe autour de moi et au-delà me donne une idée, une pensée, une question, parfois un sentiment de malaise et d’angoisse. Je dois en faire quelque chose. Je dois respirer pour vivre. C’est un besoin de capturer et de montrer l’essence de tout et de rien dans son propre univers. Un univers que j’adapte continuellement à ma propre personne et que j’étends par une sorte de langage qui est souvent en contradiction avec l’expérience concrète ». L’auteure se fie uniquement à ses mots, à son sens de l’humour, pour décrire, mais aussi pour apprivoiser le monde qui l’entoure.
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