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poésie

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    Quatre poèmes de Ruth Lasters

     

     

    photo Wouter van Heiningen (2016)

    ruth lasters,daniel cunin,poésie,traduction bozarNée en 1979 à Anvers, Ruth Lasters est entrée en littérature en 2006 : Poolijs (Glace polaire) a été entre autres récompensé par le Prix flamand du meilleur premier roman. À ce jour, elle en a publié trois autres. Mais c’est sans doute comme poète qu’elle s’est le plus affirmée, tant en se produisant sur scène qu’à travers des recueils : Vouwplannen (2007), Lichtmeters (2015, traduit en allemand et en espagnol) et Tijgerbrood (2023). Divers prix sont venus récompenser ces titres. Pour ses prises de position, en particulier sur l’enseignement, Ruth Lasters a par ailleurs remporté en 2023 le Arkprijs pour la liberté d’expression.

    Le 14 décembre 2023, Bozar a invité la poète flamande à s’exprimer au Sénat belge dans le cadre de la manifestation « Le Parlement des écrivains ». Voici la traduction française des quatre poèmes qu’elle a alors déclamé.

     

     

    Poste à pourvoir

     

     

    « Tu ne veux pas te sentir pleinement femme ? » « Pas encore rencontré le vrai amour ? »

    « Ne me dis pas que tu ignores ce que tu peux y gagner ! » « Aurait-il des spermatozoïdes trop lents ? »

    « Es-tu pessimiste au point de trouver le monde trop mal fichu pour ça ? » « Tu ne trouves pas ce choix contre-nature ? »

    « Qu’est-ce qui te fait peur au juste ? » « Échouer en tant que mère, c’est ça, hein, reconnais que c’est ça ! »

    « Perdre du sang tous les mois pour rien ! T’aurais pas préféré naître homme ? » « Tu ne veux donc rien transmettre ? »

     

     

    Dans la saumure qui déborde

    de non-mères volontaires

    faute d’exceller au crawl ou à la brasse

    on se retrouve elle et elle et moi

    aspirées vers le fond

    par des milliers de questions.

     

    De même qu’il arrive qu’on recueille

    sur un mouchoir blanc

    la preuve de l’intégrité de l’hymen

     

    de même moi, m’étant extirpée de ce bain,

    j’espère voir quelqu’un recueillir

    dans une serviette immaculée

    ma chimérique maternité

     

    sans l’altérer. Celui-là sur mon chemin, le plus ou le mieux

    (ou les deux, je n’ai pas encore décidé) mis à mal :

    je lui/leur réserve mon « Chut »

    dénué de jugement, mes consolateurs écrous borgnes

     

    pour les pas-de-vis nus de tout

    le « peut-être jamais », ma caresse estivale

    qui regorge de Nords perdus

    très lentement réchauffés en moi.

     

    Postuler, c’est possible en se ceignant

    de la serviette la plus blanche

    – plus blanche, de grâce, plus blanche ! –

    ici sur le bord du bac. Mais écartez-vous

    une seconde, merci, on est en train d’y déverser

     

    quantité de sel, vinaigre et poivre en grains

    pour renforcer la saumure. Ça pique méchamment

    la peau et les yeux, alors qu’ici par décret officiel

    les lunettes de natation sont pour le moment

    et jusqu’à la ménopause – au moins soixante ovulations de plus –

     

    strictement interdites.

     

     

     

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    Sirène

     

     

    Oseriez-vous entrer dans une centrifugeuse

    qui exsuderait tous vos désirs en véritables souhaits

    et caprices propres à vous, dont un bras roué

    et chevronné vous a gavé ? Une bouchée pour le cours de la bourse,

    une bouchée pour les voisins, une autre pour le Saint SipWell à

    [la longue clause blanche.

     

    Tête tournant après les tours du tambour, oseriez-vous regarder

    l’écran sur lequel apparaît, à la vue de tous,

    le pourcentage des choix qui sont réellement vôtres ?

    Votre terrasse en bois tropical, votre voyage en Nouvelle-Zélande,

    votre guerre à plein temps au bureau

    pour une paix hybride avec de la laque métallique, votre vote

    [aux élections, votre munchkin,

    votre progéniture et moi ?

     

    Non ? Pas même si, le cycle terminé,

    la machine déversait pièces et billets

    sorte d’indemnité pour ailes rognées en dédommagement de

    [la liberté dérobée,

    de quoi acheter dans les boutiques environnantes

    une combinaison de parachutisme, un télescope, un sac de couchage

    [à capuche,

    un ensemble robe de chambre aux poches remplies de bons

    [de réduction pour des hôtels de rendez-vous

    « très discrets, jours ouvrables », « Bettwäsche im Preis ».

     

    Non ? Alors – pas plus que moi – vous n’osez toujours pas entrer

    [dans cette machine ?

    Et si le résultat du centrifugeage était strictement privé ?

    À moins, bien sûr, que quelqu’un ne se révèle désir fondamental pur

    [à 100 %

    exempt de toute influence. Dans ce cas la turbine mugirait à bloc

    [sur la place

     

    du marché et tournoierait incoercible jusqu’à ce que

    ce pur authentique ne puisse plus en sortir sur ses pieds.

    Tandis que de la horde des observateurs, la tournure

    [« vice de construction »

    se ferait aussi fréquemment entendre que « sécurité nationale ».

     

     

     

     

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    Monnaie

     

     

    Encore deux sommeils, Orogita. Et on aura comme au début

    de chaque mois déterminé la nouvelle unité monétaire.

    Ce ne sera probablement pas « Souplesse » : c’était la monnaie

    [planétaire

     

    de janvier. Les plus riches ont alors acheté

    en une seule suite de saltos une villa livrée avec

    un cheval blanc sellé. Une souple cambrure du dos, et on obtenait

     

    un prix

    du pain de ce jour en février : une châtaigne commune

    ramassée l’automne précédent. Et en décembre, on acquérait

     

    un sauna parfumé tout équipé contre vingt cils d’enfants.

    Trois semaines avant Noël, tous ceux de moins de douze ans

    avaient déjà les paupières plumées.

     

    Roule-toi encore sur le ventre, Orogita, contre les peluches blanches

    de la faim et la soif qui t’irritent la gorge

    depuis que ta mère – « Elle… elle she… mine… field.. she… »

    [Moulinets des bras.

     

    Patience, ma mignonne, dès après-demain, on saura si une personne

    [fortunée va faire en mars

    du commerce en gros de vieilles bagues de pigeons primés, de notes

    [d’une hauteur insensée, chantées

    à la perfection, d’yeux de poissons

     

    ou de variétés de câlins. Et qui plus est réduite à l’indigence :

    dont les caresses hésitent, comme si elles dégoulinaient du bout

    [des doigts d’un mousseur de

    robinet usé.

     

     

     

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    Osselets

     

     

    Si des gens qui prennent tout le temps le train à travers la roche,

    à travers les montagnes taillées ô prouesse par notre espèce

     

    plus courageux, plus obstinés

    dans leur croyance en des voies d’accès

    à l’autre, rien qu’en quelques coups de cils

     

    parvenir à percer l’entêté granit

    et démolir chaque reproche

    vacant et moisi – le stucateur n’est jamais venu.

     

    Nous aurions pu jouer aux osselets

    avec tous ces débris de roches amputées

    pour construire des voies ferrées,

    pour se frayer un passage,

     

    lançant ces cailloux

    en l’air à chaque silence pesant, les rattrapant

    dans la paume puis les replaçant

    sur les phalanges. Et de les lancer

     

    toujours plus haut, plus frénétiquement, ces débris de roche acérés

    à mesure qu’on éprouvait des difficultés

    à parler. Et à supposer qu’on soit tombé

     

    lors d’un blind date sur une personne

    aux doigts intacts, inaltérés,

    on aurait pu détaler, juste à temps,

    en frémissant.

     

    traduction du néerlandais : Daniel Cunin 

     

     


    Le débat qui a suivi la lecture des essais et poèmes au Sénat (14/12/2023)

     

     

     

  • Éloge de Frans De Haes

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    Éloge de Frans De Haes

    prononcé par Daniel Cunin

    le 15 mai 2024 à Gand

     

     

    Madame le Président, chère Leen,

    Cher Frank,

    Chers consœurs & confrères,

    Chers Amis,

    Chères Léah & Anna,

    Cher Frans De Haes,

     

    Leen Van Dijck, directeur de la KANTL

    frans de haes,daniel cunin,kantl,poésie,traduction,flandre,belgique,néerlandaisVoici un quart de siècle, je n’aurais pu imaginer me tenir un jour en ce lieu et encore moins m’adresser à vous, Frans. Français encore peu familiarisé avec la Belgique, je ne connaissais tout simplement pas, à l’époque, l’existence de la KANTL, l’Académie Royale de Langue et de Littérature Néerlandaises ; de surcroît, je n’avais encore jamais entendu parler du Bruxellois Frans De Haes. Ceci jusqu’au jour de 1999, cher Frans, où vous avez pris la plume pour vous livrer à l’une de vos activités, à savoir la critique littéraire. C’est ainsi que j’ai découvert votre nom en bas d’une recension publiée dans le périodique culturel Septentrion, recension portant sur un volume collectif de plus de 900 pages auquel je venais, à côté de quatre consœurs, de collaborer en tant que traducteur. Il s’agit de l’Histoire de la littérature néerlandaise éditée par la maison Fayard. J’avais eu l’honneur de traduire des chapitres écrits par deux universitaires élus membres de l’Académie à la fin de la même année, à savoir Anne-Marie Musschoot et Jaap Goedegebuure. Ayant reçu de vive voix, pour mon travail, les chaleureux compliments des éditeurs parisiens, je ne m’attendais pas à subir les foudres de la critique. Pourtant, dans votre recension, Frans, vous ne me ménagiez aucunement : vous me reprochiez de manier un français « franchement désastreux », d’aligner du « charabia », et j’en passe… Le droit de réponse que j’avais demandé à Septentrion m’ayant été refusé, quelques années se sont écoulées avant que je ne me rabiboche avec l’équipe rédactionnelle et reprenne ma collaboration avec cette revue. En d’autres mots, cher Frans, vous avez sans le savoir joué un certain rôle dans mon parcours de traducteur… mais aussi de lecteur.

    frans de haes,daniel cunin,kantl,poésie,traduction,flandre,belgique,néerlandaisEn effet, une petite voix intérieure a dû me souffler : pourquoi ne pas tirer un peu de positif de pareille mésaventure ? Ayant fait connaissance avec votre patronyme, j’ai été tenté de découvrir, non pas, je l’avoue, vos propres publications, mais l’œuvre poétique de votre père, Jos De Haes (1920-1974). Et quelle découverte ce fut ! Cette figure talentueuse et marquante des lettres néerlandaises du XXe siècle ne pouvait manquer de marquer de son sceau le garçon que vous étiez et qui a vu le jour à Bruxelles le 26 janvier 1948. Après vous, vos parents accueilleront deux autres fils. Vous grandissez entre le flamand paternel et le parler bruxellois maternel tout en fréquentant un enseignement en néerlandais. Mais grâce à certains membres de votre famille et à de fréquentes vacances dans les Ardennes, vous vous familiarisez avec la langue française.

    Votre choix d’étudier la philologie romane était-il une façon de prendre une certaine distance avec la figure paternelle ? Quoi qu’il en soit, il n’a signifié ni rejet ni rupture, puisque Jos vous a ouvert les portes de la radio flamande où il travaillait pour que vous y fassiez des émissions sur les lettres belges d’expression française. Vos études à Namur et à Louvain une fois terminées, vous devenez assistant à la Katholieke Universiteit Leuven alors que la scission entre néerlandophones et francophones est encore toute fraîche. Il règne là un climat que vous n’appréciez guère. Aussi choisissez-vous d’être professeur de français dans d’autres établissements avant de quitter pour de bon l’enseignement. Pendant trente ans, vous serez attaché scientifique aux Archives et Musée de la Littérature. Cette carrière dans les bâtiments de la Bibliothèque Royale de Bruxelles ne vous dégoûte pas des livres, des frans de haes,daniel cunin,kantl,poésie,traduction,flandre,belgique,néerlandaisrevues non plus que des divers manuscrits que produisent les écrivains, cette gent curieuse qui ne cesse d’ajouter des textes à tous ceux écrits par ses prédécesseurs siècle après siècle. Non, ces montagnes de publications ne vous rebutent pas, puisque vous déployez, parallèlement à votre métier et grâce à une culture bilingue qu’il m’arrive d’envier, nombre d’activités dans le domaine des belles-lettres : ainsi, pendant deux décennies, vous co-dirigez le périodique Courrier du Centre international d’Études poétiques et, au fil du temps, vous livrez nombre de contributions aux revues L’Infini, Les Lettres romanes, Tel Quel, Dietsche Warande en Belfort ou encore Septentrion pour n’en citer que quelques-unes.

    En schématisant un peu, on pourrait dire que votre parcours d’essayiste en langue française est rythmé par une trinité : Isidore Ducasse, Dominique Rolin et Philippe Sollers… Au comte de Lautréamont (1846-1870), vous consacrez en effet votre mémoire de fin d’études, un siècle après sa mort, ainsi qu’une petite dizaine d’articles qui trahissent une passion toujours vivante. La qualité de votre mémoire : Isidore Ducasse, Comte de Lautréamont. Histoire d’une Renommée et État de la Question incite d’ailleurs les éditions Duculot à le publier.

    Plus impressionnants encore, vos écrits portant sur Dominique Rolin (1913-2012), à commencer par Les Pas de la Voyageuse. Dominique Rolin (2006), un livre foisonnant récompensé à juste titre, pour ses qualités stylistiques, par le Prix triennal de littérature française de la Ville de Tournai (2010) ainsi que par le prix Emmanuel Vossaert de l’Académie Royale de Langue et de Littérature françaises (2009). Un membre de l’Académie Royale de Langue et de Littérature néerlandaises distingué par sa sœur jumelle bruxelloise, est-ce souvent arrivé ? À cette pionnière étude systématique de l’œuvre de l’écrivaine bruxelloise s’ajoute une kyrielle d’essais tant antérieurs que postérieurs. Autant de textes qui témoignent, en plus d’une rare connaissance de la prose en question, d’une amitié née alors que, devenu papa d’une petite fille, vous avez rendu visite à la romancière afin de l’interviewer pour votre programme radiophonique.

     

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    Après la mort de Dominique Rolin, Philippe Sollers (1936-2023) vous a confié le soin de publier et d’annoter un choix des nombreuses lettres qu’il a adressées au cours d’un demi-siècle à cette femme au talent et au charme incomparables à laquelle l’a lié une longue et plus ou moins secrète passion amoureuse. Vos propres liens avec Sollers ont d’ailleurs résulté dans la parution d’un volume d’entretiens : Le Rire de Rome. Entretiens avec Frans De Haes (Gallimard, 1992). Et tout naturellement, peu après la disparition de Sollers lui-même, vous avez donné une contribution au volume Hommage à Philippe Sollers (Gallimard, 2023).

    À ces trois auteurs renommés, ajoutons l’Anversois André Baillon (1875-1932), le bibliothécaire Georges Bataille (1897-1962) et le nonagénaire Marcelin Pleynet avec lesquels vous cultivez certaines affinités et sur lesquels vous avez écrit à plusieurs reprises. Vos rares essais en néerlandais semblent d’ailleurs confirmer une prédilection pour des écrivains considérés comme « hermétiques » : après Lautréamont et ce même Georges Bataille, vous abordez en effet Paul Celan (1920-1970), Arthur Rimbaud (1854-1891) ou encore Maurice Blanchot (1907-2003)… Outre André Baillon, toute une pléiade d’écrivains belges d’expression française sont passés sous votre plume admirative ou sous votre scalpel critique, qui faisant l’objet d’un exposé biographique dans un dictionnaire, qui se voyant gratifié d’une recension. Impossible de les énumérer. Je m’abstiens tout autant d’énumérer les dizaines, voire les centaines de poètes flamands et néerlandais dont vous avez transposé des vers en français au cours de près d’un demi-siècle. Je me contente de mentionner un recueil de notre confrère Stefaan Van den Bremt, une plaquette de la petite-fille de Stijn Streuvels, Jo Gisekin, et deux éditions de la tant regrettée Marleen de Crée (1941-2021).

     

    frans de haes,daniel cunin,kantl,poésie,traduction,flandre,belgique,néerlandaisToutefois, la langue néerlandaise est loin de satisfaire le traducteur en vous : je relève dans votre bibliographie des traductions de poèmes allemands, espagnols, anglais, turcs, sanskrits et… hébreux. Le néerlandais demeurant trop proche de vous, vous avez éprouvé le besoin d’explorer d’autres terres, d’autres livres et, en fin de compte, le livre des livres. Ainsi, alors que je me plongeais dans le moyen néerlandais et les œuvres écrites en brabançon par de grandes et de grands auteurs mystiques (Hadewijch, Ruusbroec…), vous vous affirmiez, pour votre part, comme un hébraïsant soucieux de faire découvrir au lecteur francophone des poètes tels que le vizir et rabbin andalou du XIe siècle Samuel Ha-Naguid (Guerre, amour, vin et vanité, 2001) et l’Israélien T. Carmi (1925-1994). Stimulé par cet homme et ami qui aura lui aussi été une balise dans votre quête spirituelle et votre épanouissement littéraire, vous décidez, à plus de quarante ans, de parfaire vos connaissances en suivant des études d’hébreu à l’Institut Martin Buber (Université Libre de Bruxelles). De cette nouvelle passion, mariée à une remarquable persévérance et favorisée par un départ anticipé à la retraite, vont résulter maintes traductions et maints commentaires de textes bibliques – entre autres le Cantique des Cantique –, une production soutenue que le fidèle Philippe Sollers accueille, entre 2001 et 2018, dans sa revue L’Infini. Parallèlement, les éditions Lessius donnent au lecteur deux de vos volumes : en 2012, Le Rouleau des Douze. Prophètes d’Israël et de Juda et, en 2019, Le Rouleau d’Ézéchiel, des traductions abondamment annotées et enrichies chacune d’une solide introduction. Sans doute la partie la plus époustouflante de votre activité de traducteur, du moins le traducteur en moi a-t-il tendance à le penser.

    frans de haes,daniel cunin,kantl,poésie,traduction,flandre,belgique,néerlandaisLes versets bibliques, en même temps qu’une certaine sensualité mêlée d’érudition, résonnent d’ailleurs dans votre poésie. Ainsi qu’« un certain branle-bas de cœur et de corps » comme l’a formulé votre confrère et compatriote récemment disparu, Guy Goffette (1947-2024). À toutes les publications que je viens d’évoquer, il convient en effet d’ajouter sept plaquettes ou recueils de poésie de votre main, en langue française, dont la parution s’échelonne entre 1979 et 2015. Pour Bréviaire d’un week-end avec l’ennemi (Le Cormier, 1982), vous recevez le Prix triennal de poésie de la Communauté française 1984-1987. Écoutons l’un de vos courts poèmes tiré d’un recueil plus récent, Au signe du seul vivant (2015) : « Lumine et unda / yeux noirs fesses vives / seins lourds avec trace d’ongle / deux plis au ventre / le rire au fond de la gorge après / dix et dix baisers dans la bouche / rimmel sur les draps froissés / riche averse fertile / dites / lumine et unda. » Images érotiques et bibliques, un emprunt au philosophe dominicain Giordano Bruno (1548-1600) : l’eau-lumière, matière première de la création, mais aussi une légère dose d’humour et d’énigmatique fondus en seulement dix vers !… Une surprenante confluence d’éléments familiers, voire désinvoltes, et de données cryptiques place bien souvent votre lecteur devant un réel défi. Une question me traverse alors l’esprit : votre poésie pour fins amateurs a-t-elle été jamais transposée en néerlandais ou en hébreu ?

     

    Depuis l’an 2000, vous êtes membre de la prestigieuse assemblée qui nous accueille en ce jour. En plus d’y avoir tenu quelques conférences ou d’y avoir présenté l’œuvre de la poète Jo Gisekin, vous vous y êtes manifesté en dirigeant pendant une dizaine d’année le jury décernant le prix du meilleur essai.

    D. Cunin s’adresse à F. De Haes

    frans de haes,daniel cunin,kantl,poésie,traduction,flandre,belgique,néerlandaisSi je prends votre place, sachez que je ne vous pousse pas pour autant dehors : vous demeurez le bienvenu, à présent en tant que membre d’honneur. Aujourd’hui où il m’est donné de prendre la parole entre ces murs, force m’est de reconnaître que l’Académie Royale de Langue et de Littérature Néerlandaises, bien qu’elle n’offre pas l’immortalité, présente quelques avantages par rapport à l’Académie française. Point besoin de postuler pour être élu – ce qui épargne bien du temps et bien des obligations –, point besoin d’acquérir un sabre incrusté de pierres précieuses et un costume brodé hors de prix. La KANTL n’offre-t-elle pas de surcroît au nouvel élu l’opportunité de prononcer une sorte de nécrologie de son prédécesseur… en présence de ce dernier ? Car je vous préfère, Frans, bien vivant parmi nous et ne vous tiens aucunement rigueur du fait que notre toute première prise de contact ne se soit pas déroulée sous les meilleurs auspices.

    Je crois savoir que vous avez un nouveau grand chantier biblique en cours. Le Livre d’Isaïe ne compte pas moins de 66 chapitres ! Que le temps – mais de quel temps parle-t-on au juste en langue hébraïque ? – vous soit donné de le mener à bien. Et cela fait, pourquoi ne pas envisager entre nous un complet rapprochement autour d’une traduction française de l’œuvre poétique de Jos, votre père ?

    La balle est dans votre camp.

     

    Je vous remercie.

     

    Daniel Cunin

     

     

  • Célébrons le vin

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    Un poème de Jan Vos (1610-1667)

      

    Jan VOS - portrait.png

    Jan Vos, par Arnoud van Halen 

     

    La confrérie du Clos de Clamart m’ayant approché pour traduire des vers néerlandais du XVIIe siècle, voici l’original (extrait du second volume des Œuvres complètes, vol. 2, 1671, du poète-vitrier Jan Vos, personnalité importante de son temps à Amsterdam) et la transposition en alexandrins.

     

     

    Wijns gebruik en misbruik

     

     

    Zang.

     

    Wie ’t nat van Bacchus wraakt betoont zich zonder reeden:

    De wijn is wetsteen van het dof en stomp verstandt. 

    De disch der wijzen ziet men staâg met wijn bekleeden.

    De wijnstok wordt tot hulp van lijf en geest geplant.

     

     

    Teegenzang.

     

    Wie wijn tot noodtdruft drinkt wordt reedelijk gevonden:

    Maar d’overdaadt betoont hoe Lot door wijn verviel.

    Het gulzig zwelgen is de moeder aller zonden.

    In overmaat verdrenkt men wijsheidt, lijf en ziel. 

     

     

    clamart 2023 avril .png

     chapitre de la confrérie du Clos de Clamart, 29 avril 2023

     

     

    Usage et mésusage du vin

     

     

    Chant.

     

    Insensé qui bannit le verre de Bacchus :

    Le vin stimule la paresse mordicus.

    De vin accompagnons sans fin le mets des sages.

    Étai de l’esprit et du corps, ô toi cépage !

     

     

    Contre-chant.

     

    D’aucuns trouvent sensé qui boit par appétence :

    Or, d’un abus de vin, Loth sombra sans défense.

    Est mère du péché la soif qu’on ne contient.

    Dans la mesure, esprit et corps ont un soutien.

     

     Daniel Cunin

     

    Jan Vos - deel 2.png

    Portrait de Jan Vos par Karel Dujardin, qui illustre le volume 2 de sa poésie

     

    Merci à Marc Lesk, maître de chai, et aux autres membres de la confrérie pour leur accueil.

     

    page de titre des Œuvres complètes, vol. 1, 1662

     

     

  • Un rêve de garçon

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    Un poème de Marieke Lucas Rijneveld

     


     

     

    À l’occasion de l’exposition David Hockney à Bozar, Marieke Lucas Rijneveld lit son poème « Een jongensdroom » basé sur une œuvre de cet artiste

    (sous-titres en anglais et en français - traductions Michele Hutchison et Daniel Cunin)

     

     

    Een jongensdroom

     

    Misschien is het dit: dat ik je tot in het genottelijke naakt heb

    gekeken, het vruchtensap uit je lippen geknepen, jij die al die

    tijd al op plukhoogte hing als een lijsterbes zo rood en veel,

    in iedere pose zit een kwaad najaar verborgen, het is heerlijk

     

    om je uit lijnen bij elkaar te dromen. Misschien is het dit: dat er

    in de bovenkamer van je hoofd dichtregels opgerold liggen te

    slapen, je oksels zijn net duinpannen waar je uit de wind in het

    helmgras kunt liggen, het is mij vreemd om zo van iemand te

     

    houden maar bij jou komt alles ineens trefzeker uit de doeken.

    Misschien is het dit: dat je hier voor me staat en zo achteloos dit

    portret vult, alsof wij achteloos in het leven staan, probeer niet te

    veel naar de schaamstreek te staren en naar dat wat mij laat

     

    zinderen, je bent een hemelterg, een lieveling, ik heb alles

    weggegumd waar ik te hitsig te werk ging. Misschien is het dit:

    dat je zelfs naakt toch aangekleed blijft, ik kan maar niet blootleggen

    wat ik precies koester, en het idee dat je op een dag bij iemand

     

    in de kamer komt te hangen maakt me jaloers, waarschijnlijk

    houd ik daarom je voeten, je lieflijke tenen, uit beeld. Misschien is

    het dit: dat ik zolang ik je teken je niet hoef te vinden, de blik in

    je ogen ziet al het weerloze in me, mijn vinger glijdt langs je benen,

     

    je dijen, ik peuter de maan uit je navel tevoorschijn. Misschien is het

    dit: dat ik je tot in het genottelijke naakt heb gekeken, het vruchtensap

    uit je lippen geknepen, en ach kon dit zo maar blijven, de boom,

    het rood, en jij zo zoet en te stil om deze droom te beantwoorden.

     

     

     

    JONGEN - DAVID - RIJNEVELD.jpg

     

     

  • Résistance

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    Un poème de Remco Campert

     

    Remco Campert, De Bezige Bij, poésie, Hollande, Ukraine

    photo Charlotte Odijk

     

     

    Fils d’un écrivain résistant mort en déportation, auteur depuis toujours de la maison d’édition De Bezige Bij née en 1943 dans la clandestinité, Remco Campert est l’auteur d’une œuvre imposante. De Bezige Bij a retenu quelques-uns de ses vers – lesquels figurent d’ailleurs sur l’une des façades du siège de la maison d’édition – pour les faire traduire en 14 langues pour protester contre la guerre qui touche l’Ukraine.

     

     

    Résistance

     

     

    La résistance s’amorce non par de grands discours

    mais par de minimes actes

     

    de même que la tempête par un bruissement dans le jardin

    ou le chat soudain pris de folie

     

    de même que les fleuves

    par une imperceptible source

    tapie dans la forêt

     

    de même qu’un embrasement

    par l’allumette

    qui allume une cigarette

     

    de même que l’amour par un simple regard

    un frôlement l’inflexion d’une voix

     

    se poser à soi-même une question

    ainsi s’amorce la résistance

     

    que l’on poursuit en la posant à autrui

     

     

     

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

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    documentaire de 2016 sur et avec Remco Campert (NL)