La relève batave (22/06/2019)
La revue Nunc au Marché de la Poésie 2019
À l’occasion du récent Marché de la Poésie (5-9 juin) qui accueillait la Hollande, douze poètes des contrées septentrionales se sont produits sur la scène. Dans son n° 47, la revue Nunc a consacré un « Cahier » à cet événement en proposant une petite anthologie des auteurs invités : Simone Atangana Bekono, Benno Barnard, Anneke Brassinga, Tsead Bruinja, Radna Fabias, Rozalie Hirs, Frank Keizer, Hester Knibbe, Astrid Lampe, K. Michel, Martijn den Ouden et K. Schippers. Parole à quelques-unes de ces voix parmi les plus jeunes…
Simone Atangana Bekono
photo : Anna. V.
Née en 1991, Simone Atangana Bekono a signé en 2017 une première plaquette intitulée hoe de eerste vonken zichtbaar waren (comment les premières étincelles se firent visibles, 2016), publiée en collaboration par Literair Productiehuis Wintertuin et Lebowski Publishers. « Friction » est le cycle qui ouvre cette œuvre (nous en reproduisons ci-dessous le premier poème). Simone se consacre actuellement à l’écriture d’un premier roman.
Friction
I
Je suis née dans une forêt
Je suis née et on a dirigé une lampe sur moi
derrière moi sur mon linge de naissance est apparue ma silhouette
Ma silhouette a ouvert la bouche, m’a dit :
« J’existe parce que ton corps existe
Cronos qui a englouti ses enfants
sanguinaire ainsi que Goya l’a peint à l’huile sur une toile
corps méconnaissable
vorace et détraqué
ne plongeant aucune racine dans la terre »
voilà ce avec quoi il m’a fallu faire
J’ai entendu halètements et rires : des bruits concrets, spécifiques
ma silhouette une silhouette sans caractéristiques spécifiques
ma silhouette m’appartenant d’une manière incompréhensible
elle agissait à ma place, n’étant là que quand je la regardais
n’existant que sur la toile
Des bruits concrets, spécifiques
je voulais être absorbée dans un système de petites cases à cocher
je voulais une jouissance virtuelle, sexuelle, dépouillée du politique, être incorporée
le menton sur le bord du bureau, sur la banquette arrière d’une Tesla
être écartée du menu déroulant, c’est ça,
être incorporée
(traduction Daniel Cunin)
Tsead Bruinja
Tsead Bruinja est entré en littérature en privilégiant le frison, langue de sa province d’origine, avant de publier par ailleurs des livres en néerlandais. À ce jour, il est l’auteur de plusieurs recueils dans l’une ou l’autre des deux langues ou encore dans les deux en même temps, par exemple Hingje net alle klean op deselde kapstôk / Hang niet alle kleren aan dezelfde kapstok (N’accroche pas tous les habits au même portemanteau, Afûk, 2018), dont est extrait le poème ci-dessous. D’une relative simplicité formelle, la poésie de Bruinja traduit des préoccupations personnelles ainsi qu’un engagement social. Ce caractère accessible a sans doute contribué à son élection comme « poète national », début 2019.
enclos
il y a un enclos que j’ai oublié de déplacer
un navire pour m’emporter loin de cette île
une roue que je n’ai pas reculée
pour mettre la chaîne sous tension
une lampe dont je n’ai pas trouvé l’interrupteur
une chaise où je n’osais pas rester longtemps assis
une boule de démolition oscillant au bout d’une grande grue
des rideaux que je garde fermés
il y avait le nom d’un grutier
qui tel un lièvre fraîchement abattu
au fond de ma bouche
au-dessus de ma langue
devait se mortifier
(traduction Kim Andringa)
Frank Keizer
photo : Anna. V.
Attentif à faire se rejoindre les extrêmes, Frank Keizer (1987) privilégie une poésie à la fois contemporaine et ancrée dans la tradition littéraire. Après avoir publié le chapbook Dear world, fuck off, ik ga golfen (Dear world, fuck off, je vais jouer au golf, 2012), sur le thème du marketing et de la consommation, il fonde avec son compère Maarten van der Graaff le magazine en ligne gratuit Sample Kanon, dans lequel le duo édite des textes néerlandais et étrangers novateurs. En 2015 suit son premier recueil, édité par Polis : Onder normale omstandigheden (Dans des conditions normales). Il évoque la lassitude et le désespoir d’un jeune homme qui, ayant grandi dans les années apolitiques de la fin du XXe siècle, tente de trouver une forme d’engagement. Lief slecht ding (Mauvais machin aimé, 2019), explore cette même veine. Le poème ci-dessous est emprunté à l’œuvre de 2015.
j’ai l’impression d’être aux mains de démocrates
forcenés, gens consciencieux
comme nous qui travaillent le week-end
et n’ont pas plus envie que nous
d’une guerre de tous contre tous
cela dit je suis à Bruxelles
où je fais ce qu’il me plaît
ce pour quoi d’ailleurs on me paie parfois
la nouvelle idéologie du travail n’est pas malveillante
la mollesse n’est pas sans conséquences
exister c’est survivre la sincérité une forme
de luxe désenchanté
la gauche est devenue bête
de plus sans aides européennes
on ne peut rien du tout
aussi prépare-t-on des réunions, lesquelles en entraînent une autre
comment s’organiser les uns les autres ?
ce que je ne répéterai plus jamais, après quoi je serai libre
la tempête parfaite c’est une averse
aux couleurs unifiées de Benetton
(traduction Daniel Cunin)
Martijn den Ouden
photo : Anna. V.
Né en 1983 en Hollande-Méridionale, Martijn den Ouden est le fils d’un pasteur. Après des études à la Gerrit Rietveld Academie, il entre en littérature. Il conjugue travail de plasticien et créations poétiques. À ce jour, les éditions Querido ont publié ses trois recueils : Melktanden (Dents de lait, 2010), De beloofde dinsdag (Le mardi promis, 2013) et Een kogelvrije zomer (Un été pare-balles, 2017, couverture ci-dessous) dont est tiré les poème qui suit.
ma préférence va aux animaux qui se mangent eux-mêmes
par exemple le serpent et l’éléphant
ces animaux-là prennent soin d’eux-mêmes
ces animaux-là s’aiment eux-mêmes
sans ces animaux le monde serait mauvais
ces animaux sont sacrés
nous ne pouvons nous passer d’eux
je n’aime pas les animaux qui se mangent eux-mêmes
à leur insu
prenez le lézard
il se mange lui-même
mais ne le sait pas
c’est sot
c’est obscène
(traduction Daniel Cunin)
01:42 | Lien permanent | Tags : revue nunc, poésie, marché de la poésie, pays-bas | Facebook | Imprimer |