THEO ET NELLY VAN DOESBURG (01/04/2022)
Théo van Doesburg (1883-1931) au crible de Nelly :
épouses et amis, pratique et théorie [1]
Wies van Moorsel, « De doorsnee is mij niet genoeg ».
Nelly van Doesburg 1899-1975, Nimègue, SUN, 2000.
D-O-M, dom, l’adjectif néerlandais dom signifie « bête », « bêta », « stupide », « idiot » ou bien « sot » ou « con » si l’on veut s’en tenir à un mot monosyllabique pour le traduire en français. « Dom, domdomdomdom, domderedom, domderedom, heel dom, heel dom, meerdandom, meerdandom, DOM. » « Con, conconconcon, conultracon, conultrarcon, archicon, archicon, plusquecon, plusquecon, CON. » Tel fut le commentaire dénigrant du secrétaire d’un cercle artistique de La Haye à la fin d’une soirée organisée, au tout début de 1923, par Théo van Doesburg. Commentaire moquant l’un des poèmes sonores de ce dernier, à savoir « De trom » (Tambour).
L’évènement en question était la deuxième soirée « dada » d’une tournée organisée aux Pays-Bas fin 1922-début 1923 avec, le plus souvent, les mêmes protagonistes : la compagne de Théo, à savoir la pianiste Nelly van Moorsel, le poète allemand Kurt Schwitters et le plasticien hollando-hongrois Vilmos Huszár accompagné de sa Figure dansante mécanique. Sans oublier l’aide, dans l’ombre, de la poète polyglotte Til Brugman.
À cette occasion, Nelly interpréta entre autres la Marche nuptiale pour un crocodile de Vittorio Rieti (compositeur italien qu’elle avait rencontré à Vienne, fin 1921, chez Alma Mahler), une interprétation que Kurt Schwitters ne cessa de ponctuer de miaulements et d’aboiements – tout bruit n’est-il pas musique ?
Le lendemain de cette Dadasoirée haguenoise, un journaliste rapporte : « Après que la salve d’applaudissements se fut tue, une dame s’installa au piano pour interpréter la Marcia Nuptiale per un Crocodilo de Vittorio Rieti. Elle exécuta cette pièce musicale tout à fait audible avec une grande dextérité. Immédiatement après la pause, des meuglements et autres miaulements tonitruants retentirent de nouveau dans la salle. On annonça que la dame allait jouer la Marche funèbre pour un oiseau ainsi que la Marche militaire pour une fourmi, toutes deux également de Rieti, mais il s’écoula un temps interminable avant que le boucan daignât cesser. Et, pendant la musique, certes très inspirée par les Français modernes, toujours ce vacarme et ces bruits insensés dans la salle. Censés servir d’accompagnement ? Un homme cria alors : ‘‘Je vous en prie !’’ Et, tout aussi brusquement, la marche était terminée. Nouvelle salve d’applaudissements et cris d’acclamation allant crescendo. »
Henri Borel (1869-1933), auteur connu à l’époque, évoque à propos d’une soirée similaire « un tapage de tous les diables » régnant dans la salle ainsi que des « huées, récriminations et chahut » grondant pendant l’interprétation, par Nelly, de la Marche funèbre pour un canari. Néanmoins, le romancier et critique insiste pour dire : « Je suis au moins en mesure de vous assurer d’une chose : elle a très bien joué. » Hormis des œuvres de Rieti, la jeune compagne de Théo interprétait lors de ces spectacles le Ragtime Parade d’Erik Satie, rebaptisé Dada Ragtime. Ou encore… du Chopin pendant que Kurt Schwitters déclamait un poème de Heinrich Heine.
Citons encore un passage de la presse de l’époque pour donner une meilleure idée de l’atmosphère qui régnait durant ces représentations, soit pendant près de deux heures : « En entrant dans la salle bien remplie, on remarquait tout de suite qu’on allait assister à quelque chose de singulier. Toutes les personnes présentes tenaient à la main un format réduit de l’affiche – un programme dadaïste – […] En poussant les cris les plus insensés – houhouhou ! rrr ! fatche fatche ! hii ! tantanta ! hééé ! –, Kurt Schwitters a recueilli ‘‘un tonnerre d’applaudissements’’ et ‘‘suscité une gaieté incoercible’’. L’assistance n’avait d’ailleurs pas hésité à lui emboîter le pas en se mettant à son tour à hurler. » Le lendemain de son apparition à La Haye, la petite troupe se produisait à Haarlem. L’affluence, essentiellement des étudiants et des notables, dont un pasteur et un directeur de musée, était telle que la police menaça d’interdire l’événement si une centaine de personnes ne quittaient pas les lieux. Aux Pays-Bas, Dada était pour beaucoup à l’époque synonyme de raffut et de chahut. Bien peu prenaient cette mouvance au sérieux. Aussi, bien des membres de l’assistance s’étaient-ils armés de sifflets, de clochettes de table ou de trompes d’automobiles ou accoutrés de façon burlesque (haut de forme surmonté d’une petite locomotive à vapeur, uniforme de la guerre 14-18 rehaussé de fleurs artificielles ou d’autres colifichets kitsch…).
L’un des témoins nous décrit le blond Théo van Doesburg : « Il avait, si l’on commence par le bas, des souliers vernis et brillants et des chaussettes blanches, un costume noir et la chemise noire sur laquelle se détachait, pareille au négatif d’une photographie, une cravate en laine d’un blanc immaculé. Trônant fièrement là-dessus, la tête on ne peut plus banale du conférencier. On alluma des lampes et on en éteignit d’autres afin d’obtenir un éclairage latéral censé souligner la ligne du visage, mais ce fut un échec. Et pour finir, il y avait le monocle. » Kurt Schwitters avait pris place anonymement dans le public. Alors que Théo, « avec la moue d’un non-dadaïste », faisait sa causerie sur sa Dadasophie (son célèbre texte : « Qu’est-ce que Dada ? ») : « Dada : la hantise du bourgeois-fauteuil-club, du critique d’art, de l’artiste, du cuniculiculteur, du vandale », Kurt se leva de son siège, déplia un mouchoir dans lequel il se moucha à quelques reprises en émettant des bruits de corne de brume au diapason des cris d’animaux que poussait une partie de l’assemblée. Pour sa part, en apparaissant sur scène, Nelly eut droit à un bref moment de silence. Elle interpréta de nouveau des pièces de Vittorio Rieti et recueillit cette fois encore des « applaudissements soutenus ». Puis Kurt gagna à son tour la scène en débitant « au rythme de la mitraille une série de chiffres quelconques ». Bien des personnes ont donc reconnu le talent de Nelly van Doesburg. Ne l’avait-on pas proclamée à l’unanimité, six mois plus tôt à Weimar, lors d’un congrès de constructivistes et de dadaïstes, « l’indispensable instrument de musique dadaïste d’Europe » ?
Les onze soirées ou matinées dada organisées fin 1922-début 1923 sont assez bien documentées. Ces sortes de représentations de cabaret constituent les moments-phare du mouvement dada en Hollande. C’est d’ailleurs en Frise, à Drachten, le vendredi 13 avril, que devait se tenir la derrière manifestation de ce genre – en la seule présence de Kurt Schwitters –, non seulement aux Pays-Bas mais dans le reste de l’Europe. Si l’on fait abstraction bien sûr de la fameuse Soirée du Cœur à Barbe, à Paris, le 6 juillet, qui tourna, avant même d’avoir réellement commencé, au pugilat avec les surréalistes. Et qui signa l’arrêt de mort du mouvement. Dans les différentes villes hollandaises où la petite troupe s’est produite, le charivari du public était peut-être plus « dada » que les performances des constructivistes Schwitters et Van Doesburg eux-mêmes. Relevons que Théo et Nelly avaient eu l’occasion de se produire auparavant ensemble, par exemple dès l’automne 1921 en Belgique (à Bruxelles, Gand puis Anvers) et en 1922 en Allemagne (Iéna, Weimar, Berlin, Düsseldorf, Hanovre…).
Si j’ai situé d’emblée mon propos dans le cercle artistique de La Haye qui a accueilli la manifestation dada du 10 janvier 1923, c’est parce que ce même lieu avait été le théâtre d’un événement, deux ans et demi plus tôt, qui explique notre présence à Meudon, ici ce soir. Le samedi 10 juillet 1920, en effet, Nelly – à l’instigation de Kees, l’un de ses frères, lecteur de la revue De Stijl, et qui en connaissait plusieurs collaborateurs – y était venue assister au vernissage d’une exposition de La Section d’Or ou Groupe de Puteaux, collectif d’artistes, français pour une bonne part, proches du cubisme. À cette occasion, Théo van Doesburg – organisateur de l’événement – tint une causerie. Sa façon de parler, sa gestuelle et sa voix enthousiasmèrent Nelly. Un véritable coup de foudre, devait-elle dire et écrire par la suite. Quelques minutes plus tard, ils faisaient connaissance. Théo, qui vivait alors avec Lena Milius, sa « muse » et deuxième épouse, n’est pas resté insensible au charme et au profil singuliers de la jeune pianiste qui n’avait pas encore fêté ses 21 ans et qui vivait toujours chez ses parents, des catholiques bourgeois qui avaient pour voisin l’architecte Berlage. L’artiste a songé à un triangle amoureux, mais sa femme s’y est opposé. Elle a fini par accepter que son mari la quitte.
Quelques mois après, voilà donc les tourtereaux qui voyagent ensemble, d’abord en Belgique (à Anvers où ils voient Eugène de Bock, puis à Bruxelles où ils rendent visite à Magritte ainsi qu’à E.L.T. Mesens) et en France (à Paris où ils côtoient en particulier Mondrian, Tzara, Georges Ribemont-Dessaignes, Léopold Survage, Alexander Archipenko et l’amie de ce dernier Marthe Donas, mais aussi Hélène Oettingen et le galeriste Léonce Rosenberg ; à Menton où ils découvrent le logement de Georges Vantongerloo aménagé dans l’esprit « nouveau style »), puis en Italie (Milan) et enfin en Allemagne où ils cherchent à s’établir longuement (à Weimar). Cependant, le mariage entre les idées du Bauhaus et celles du Stijl ne sera jamais célébré.
Mondrian, Lys, vers 1910
Aussi, à compter de mai 1923, le couple opte pour Paris où Nelly suit les cours d’Alfred Cortot, fréquente Arthur Honegger et George Antheil ainsi que, peu après, le pianiste Grégoire Gourevitch. Du 15 octobre au 15 novembre de la même année, la galerie L’Effort Moderne de Léonce Rosenberg présente des œuvres de Théo dans le cadre de l’exposition consacrée à l’architecture inspirée par De Stijl ; en décembre, le Landesmuseum de Weimar lui consacre une rétrospective. Au cours des premiers mois de leur vie parisienne, Théo et Nelly logent à plusieurs reprises chez Mondrian (26, rue du Départ) ; parallèlement, ils dénichent rapidement un atelier au 51, rue du Moulin-Vert. En février 1924, ils emménagent au 64, avenue Schneider à Clamart, leur adresse pendant quatre ans avant leur installation, durant l’été 1928, au 2, rue d’Arcueil à Paris. En mai 1927, Nelly achète un terrain à Clamart, rue des Châtaigniers dans l’idée d’y construire un double atelier avec Hans Arp et sa femme où les deux couples très liés pourraient vivre et travailler. En réalité, Hans rachète bientôt cette parcelle à Nelly pour y édifier sa propre maison. À ce propos, on conserve un courrier de Hans Arp adressé à Théo le 28 mai 1927 et rédigé dans un français singulier : « Cher Doesburg : – je te prie de m’envoyer au plus tôt l’adresse du notaire à Meudon, chez lequel je dois signer l’achat du terrain. J’aimerai encore une fois insister sur ce que la maison n’osera en aucun cas dépasser le prix de 60000 - frs. C’est pourquoi je te prie avant de faire établir les werkzeichnungen de te rassurer que la maison d’après ces plans ne reviendra pas plus cher. – Mes meilleures salutations à Pétro et le petit Théo. Ton ARP Que fait le Style ? »
En juin 1929, Nelly opte finalement pour un terrain tout près de là, à Meudon. Six mois plus tard, les murs de la maison-atelier dessinée par Théo entre 1927 et 1929 s’élève donc là où nous nous trouvons, rue Charles Infroit, même si les heureux propriétaires doivent attendre, pour s’y établir, la fin de tous les travaux, soit la Noël 1930. Cette demeure a été conçue selon les principes de De Stijl, autrement dit dans l’esprit de l’esthétique théorisée par Van Doesburg (diverses possibilités de fusion des arts dans un même environnement spatial). Nelly a apporté sa pierre à l’édifice. C’est d’ailleurs elle qui a plus ou moins tout financé grâce à un héritage qui lui était échu en 1925. En effet, bien que fâché avec elle en raison de sa liaison avec Théo, son père, à sa mort, lui a malgré tout légué une coquette somme. Théo n’a cependant pas le bonheur de voir cette maison réellement aménagée puisqu’il succombe à un arrêt cardiaque, le 7 mars 1931, alors qu’il se repose à Davos. Il avait 47 ans. Nelly et Lena dispersent ses cendres deux jours plus tard près de cette localité suisse. Le couple avait partagé dix années d’une vie intense. Cette demeure de Meudon est donc le dernier projet architectural concrétisé de l’artiste. Si aujourd’hui les murs sont en grande partie nus, à l’époque où Nelly occupait les lieux, ils disparaissaient sous des œuvres de son mari et de leurs amis. Ainsi, la peinture Les joueurs de cartes (1917) était-elle accrochée au fond de cette pièce, en retrait de la table en béton.
Fidèle à l’œuvre de son mari – leur mariage a été célébré le 24 novembre 1928, après l’officialisation du divorce d’avec Lena –, Nelly résida à Meudon le reste de ses jours, hormis une longue période passée à différents endroits de la France libre (en particulier avec Peggy), deux années aux États-Unis peu après la guerre (février 1947-avril 1949) au cours desquelles elle rédigea ses mémoires (en majeure partie en français, non publiés) et bien entendu durant ses absences à l’occasion de nombreux voyages (principalement en Italie, en Hollande et en Espagne où elle s’est liée avec Salvador Dalí). À la fin des années cinquante, elle reviendra au catholicisme – comme avant elle Hugo Ball, le fondateur de Dada, catholicisme auquel Théo s’était d’ailleurs lui-même converti en 1930 – de sa jeunesse, conférant à l’aspiration supérieure de De Stijl une signification semblable à celle de la transcendance chrétienne. Elle est décédée ici, à 76 ans, dans son salon, le 1er octobre 1975, des suites d’un cancer – dont les premières manifestations remontaient à 1964.
Veuve à 31 ans, elle semble avoir perdu la flamme : elle avait apparemment renoncé dès 1926 à donner des récitals avant d’arrêter de danser et de peindre. Elle s’est dès lors surtout employée à diffuser et défendre les idées du mouvement fondé par son mari. Ceci dès après la mort de Théo puisqu’il lui fallut préparer le numéro de De Stijl en hommage à son fondateur (paru en janvier 1932) et retenir certaines de ses œuvres en vue de les accrocher dans le cadre de l’exposition du Groupe 1940 (également en janvier 1932). Elle a fait en sorte qu’il ne tombe pas dans l’oubli et que ses œuvres acquièrent une place tant dans les musées que chez les collectionneurs. Elle considéra comme un affront et une injustice qu’il ne fût pas représenté à Paris, au printemps 1932, dans l’« Exposition d’art hollandais contemporain ».
« Parler d’un homme, exister comme femme », a-t-on pu dire à propos de bien des veuves d’artistes. Nelly s’est-elle sacrifiée pour Théo, du vivant de ce dernier comme après sa mort ? Aurait-elle pu mener une carrière de concertiste à Vienne ou ailleurs ? N’oublions pas que, sans Théo, Nelly serait sans doute totalement oubliée aujourd’hui. Elle aurait eu un destin bien différent, probablement loin des hautes sphères de l’art de son temps. Elle a eu le privilège de commencer sa vie commune avec Théo à l’époque où celui-ci multipliait voyages à l’étranger et échanges avec de grandes figures des différentes mouvances de l’avant-garde européenne (futurisme, cubisme, dadaïsme, constructivisme). Si elle a reçu une bonne éducation et une culture musicale classique dans une famille bourgeoise hollandaise, c’est bien son compagnon qui lui a apporté une formation sans pareille. Quarante ans après la mort de ce dernier, elle confiait à sa nièce et biographe : « Je luis dois tout. » Ou encore : « Je n’ai vécu que dix ans avec Doesburg, mais dix années qui comptent en réalité pour cinquante. » C’est lui qui lui a fait découvrir les œuvres de Satie, de Stravinsky, de Schönberg, ceci dans les journées qui ont immédiatement suivi le coup de foudre vécu par Nelly à l’âge de 20 ans. Grâce à lui, elle a interprété de façon « mécanique » des compositeurs néerlandais liés au mouvement De Stijl (Daniel Ruyneman et surtout Jacob van Domselaer). Théo l’a par ailleurs initiée à bien des écrivains. Il l’accompagnait dans les boutiques pour acheter des toilettes dans l’esprit et les coloris du Stijl, il lui coupait les cheveux – la chevelure de Nelly est sans doute l’une des particularités de sa personne que l’on remarque au premier coup d’œil… Elle avait les yeux bleu gris, nous dit sa nièce, et elle n’était pas d’une stature très imposante.
De l’homme de sa vie, elle a hérité, pourrait-on dire, la persévérance, la combativité et la puissance organisationnelle, ainsi qu’en témoignent ses démarches pour mettre en valeur l’héritage qu’il a laissé et pour tout simplement financer son quotidien lorsqu’elle s’est retrouvée seule. Après avoir accueilli des invités payants chez elle, elle a surtout gagné de l’argent en s’improvisant marchande d’art et intermédiaire entre acheteurs et artistes. Elle a par exemple été l’une des principales personnes à conseiller la collectionneuse Peggy Guggenheim, lui présentant entre autres Robert Delaunay, Brancusi et Antoine Pevsner. Les deux femmes ont fait connaissance en 1938. Nelly est entrée dans la galerie londonienne que venait d’ouvrir la célèbre mécène. Cette dernière se souvient : « Une femme de mon âge, d’apparence très soignée, au visage mince, aux yeux bleus et aux cheveux colorés en rouge. Je l’ai surtout trouvée drôle. Elle était habitée d’une passion sans pareille pour l’art abstrait. » En mai de l’année suivante, des œuvres de Théo était exposées à Londres. Le début d’une reconnaissance internationale posthume après les expositions que Nelly avait encouragées, au printemps 1936, au Stedelijk Museum d’Amsterdam et au Van Abbemuseum d’Eindhoven.
Nelly et Peggy dans les années soixante
La Deuxième Guerre mondiale surprend Nelly et Peggy qui se réfugient dans le Sud-Est de la France où l’Américaine s’emploie à mettre à l’abri sa collection avant de parvenir à rentrer aux États-Unis. En 1947, Nelly rejoint son amie à New York à l’occasion de la première rétrospective consacrée à Théo outre-Atlantique, organisée dans la galerie de cette dernière. Une expo qui voyage à Los Angeles, San Francisco, Seattle, Cincinnati et Chicago. Plusieurs musées et particuliers achètent alors des œuvres du Hollandais ; Nelly négocie ainsi souvent avec Nelson Rockefeller. Ensuite, elle va jouer un grand rôle dans l’organisation des expositions De Stijl qui se tiennent en 1951 au Stedelijk Museum d’Amsterdam et en 1952 à la Biennale de Venise et au MoMA. Dans les années suivantes, elle recevra beaucoup de personnes qui consulteront les archives De Stijl et qui prendront son relai pour concrétiser des projets (par exemple l’exposition « Autonome Architectuur » de 1962 à Delft).
L’un des soucis principaux de Nelly sera de redorer le blason de Théo, bien pâle comparé à celui de Mondrian, Mondrian auquel on le comparait trop souvent, toujours en sa défaveur. Elle concevait les expositions de façon à ce qu’on ne soit pas tenté d’opérer une telle comparaison et à situer l’œuvre de son défunt mari dans un contexte international. On peut se risquer à avancer que l’image et la réputation de cette figure majeure de l’avant-garde a été en grande partie déterminée par l’action de sa veuve, même si celle-ci a commencé à lever un peu le pied après l’exposition itinérante américaine. Quelques personnes finirent par se manifester pour donner un nouvel élan à cette quête, ainsi de Jean Leering (1934-2005), directeur du Van Abbemuseum d’Eindhoven et futur époux de Wies van Moorsel, la nièce de Nelly.
K. Schippers, Paris, 2019
La mort de Nelly coïncide avec l’époque où l’histoire de l’art et de la littérature commence à reconnaître une réelle place à Dada en Hollande, en partie grâce à Holland Dada (1974), ouvrage d’un habitué de la Maison de Meudon, le poète K. Schippers (1936-2021). L’œuvre complet de Van Doesburg a été publié en 2000 à l’occasion d’une rétrospective organisée dans deux des plus grands musées des Pays-Bas.
Si Nelly a en quelque sorte voué son existence à ce mari hors du commun, elle ne s’est pas pour autant privée de vivre sa vie de femme, une femme qui avait décidé de rester libre. Elle a survécu plus de 44 ans à Théo. Si j’avais eu un enfant avec chacun de mes amants, a-t-elle pu dire, j’en aurais aujourd’hui onze, de onze nationalités différentes… Parmi ses conquêtes, citons l’architecte allemand Ludwig Mies van der Rohe (1886-1969) – lequel finança l’avortement de Nelly qui était enceinte d’un autre homme –, le musicien de jazz Thelonious Monk (1917-1982), le journaliste et dramaturge américain Barrie Stavis (1906-2007) ou encore le jeune Sourou Migan Apithy (1913-1989), homme qui dirigea à un moment donné le Dahomey, la maison de Meudon constituant son Q.G. lorsqu’il élaborait des projets d’indépendance et de constitution pour ce pays.
Mais revenons un peu en arrière et à un Théo encore en vie. Parmi les multiples prédilections de cet homme éclectique, on doit mentionner l’emploi de certains pseudonymes ou hétéronymes. Pour commencer, Théo van Doesburg est le pseudonyme de Christian Emil Marie Küpper. Dans un premier temps, encore tout jeune, il choisit pour signer ses toiles les nom et prénom du second mari de sa mère – qui était sans doute son père biologique –, à savoir Théo Doesburg ; en 1902, il ajoute la particule « van ». Sous l’hétéronyme Aldo Camini, il publie un roman composé dans une veine futuriste. Pendant quelques années, il écrit de la poésie et des textes théoriques dadaïstes sous le pseudonyme I.K. Bonset (en juillet 1923, dans Merz, Kurt Schwitters révèle le nom de l’artiste qui se cache sous ce pseudonyme) – variation phonétique sur Ik ben zot (je suis fada). Un premier poème, « Images-X » paraît ainsi en 1920 dans sa revue d’avant-garde De Stijl.
Citons l’un des poèmes de I.K. Bonset en traduction [2] :
9 x B
- Les arbres sont les jambes du paysage. B.
- L’homme est bon quand il n’a aucun intérêt à être mauvais. Il est mauvais quand il n’est pas dans son intérêt d’être bon. B.
- La têtière en guipure d’un fauteuil est la jauge de notre degré de culture, le sentimentalisme en est la tétine. B.
- Vous voyez ? B.
- En désespoir de cause, j’ai apporté le paradis au prêteur sur gages. Lequel m’a remis en échange juste de quoi m’acheter une miche de pain, une bougie et une bouteille d’encre. B.
- À chaque braguette son pantalon. B.
- La gravité est plus dangereuse que Syphilis. B.
- L’homme a un cerveau afin de ne pas penser. B.
- La beauté est la parodie de la réalité. B.
I.K. Bonset, n’hésite pas à raconter Théo van Doesburg dès la fin 1920, « est traduit dans toutes les langues européennes majeures, ce qu’on ne peut dire de beaucoup d’auteurs néerlandais ». Toutes les langues européennes majeures ? En tout et pour tout, le hongrois et le français. Peut-être d’ailleurs en a-t-il composé un plus grand nombre directement en français qu’il n’y en a eu de traduits. En voici un, intitulé « Aux hommes sérieux » :
Ces hétéronymes permettaient sans doute à l’artiste de revêtir une identité différente, de jouer un rôle, lui qui aurait aimé devenir comédien. Son talent d’imitateur – il pouvait semble-t-il contrefaire la voix de tous ses proches – s’inscrit dans le même registre, ainsi, par exemple, que son travestissement en femme en vue de se promener dans une exposition afin d’entendre, incognito, les commentaires des visiteurs sur ses propres œuvres.
Nelly se déguisait elle aussi à l’occasion : on connaît une photo d’elle, pipe à la bouche, où elle est censée incarner… I.K. Bonset. Elle ne snobera pas elle non plus les pseudonymes. Née Petronella Johanna van Moorsel, on la surnomme Nelly ; elle adopte Pétro comme nom de concertiste, Cupera comme nom d’artiste peintre et le pseudonyme Sonia Pétrowska pour se produire en tant que danseuse (par exemple lors d’une tournée en France dans une opérette à la fin de l’été 1924). Sous ce toit ont donc vécu en même temps, durant quelques mois, début 1931, une petite dizaine de personnes.
À propos du pseudonyme Cupera – Cupera, variante féminine du patronyme d’origine de Théo van Doesburg : Küpper –, une petite anecdote. On qualifie de « surréaliste » une situation ubuesque ou abracadabrantesque. On pourrait parler de « situation dadaïste », certes dadaïste tardive, à propos de ce à quoi on a assisté en 1929 à Amsterdam : Cupera/Nelly exposait quelques toiles au Stedelijk Museum dans le cadre d’une « Exposition sélecte d’art contemporain » qu’elle avait d’ailleurs en partie conçue – elle se lançait dans ce qui allait devenir son occupation principale, grâce à nombre d’artistes qu’elle connaissait personnellement : être une intermédiaire dans le monde de l’art contemporain. Donnant une critique à un hebdomadaire culturel, Théo s’exprime au sujet de cette exposition en égratignant au passage les œuvres de… Cupera : elles ne satisfaisaient pas à ses propres critères de la « plastique pure », de l’art véritable qui doit se passer de tout élément emprunté à la nature – autrement dit de toute figuration.
Til Brugman et Mondrian (1927)
Le moment est venu de parler de la fréquentation des femmes par Does (diminutif de Théo) et du regard qu’il portait sur les femmes artistes. Pour atteindre ses objectifs, il n’a pas hésité, au fil des années, et par étapes, à tirer profit des compétences des dames de son entourage. Aux côtés de sa première épouse, l’artiste et poète Agnita Feis (1881-1944), il s’est lancé dans l’écriture de poèmes et a étoffé son bagage culturel ; avec elle, il partageait une aspiration spirituelle à travers l’art. Lena (1889-1968), sa deuxième épouse, a été un soutien permanent, tant financier que moral. Cela se révélait d’autant plus nécessaire que Van Doesburg n’avait aucun talent pour faire des économies – il dépensait tout de suite ce qu’il gagnait. Or, il a vendu peu d’œuvres de son vivant, il n’a pas non plus obtenu beaucoup de commandes rémunérées. Son travail de critique, dans la presse batave, lui a certes assuré des rentrées d’argent assez régulières pendant bien des années. Pour le reste, il a pu compter sur la manne de son ami l’écrivain Antony Kok (1882-1969) et sur quelques revenus de Nelly qui donnait des leçons de piano et de danse. Lena s’est montrée d’une rare compréhension à l’égard de l’homme qui l’avait quittée pour une rivale de dix ans sa cadette. Lors de la crémation de Théo, elle était présente. Peu après, elle écrit à Anthony Kok : « J’y ai assisté pour dire au revoir pour de bon à Does et parce que Nelly l’a rendu tellement heureux. »
Pour l’administration de sa revue De Stijl, et l’organisation de diverses manifestations, Van Doesburg a pu compter sur Lena mais aussi sur l’aide gracieuse d’une autre femme, la polyglotte Til Brugman (1888-1958) – lui-même n’était pas forcément très doué pour écrire dans les langues étrangères. Relevons que cette Amstellodamoise, compagne de l’artiste allemande Hannah Höch (1889-1978), a laissé des proses qui ne se sont pas sans mérite, des « grotesques » dont l’une brocarde le végétarisme et une autre le monde de la réclame. Bien entendu, Nelly aura été la collaboratrice et le soutien le plus fidèle de Does, ceci pendant une décennie.
L’homme en lui a cependant souvent été ingrat vis-à-vis de la gente féminine : dans son Journal, le 10 avril 1928, il note que les femmes ne sont pas à même de réaliser quoi que ce soit d’essentiel, qu’elles ne sont pas à même de s’aventurer dans la « profondeur » ; elles ne sont jamais « origine » ni « commencement », mais toujours « dérivées » ou « fin ». Le théâtre et la danse, tels étaient les arts qui, à ses yeux, leur correspondaient le mieux. Quatre ans plus tôt, dans une lettre à l’architecte J.J.P. Oud (1890-1963), il se montre même ignoble à l’égard de Til Brugman, elle qui lui a pourtant rendu tant de services. S’il estime les traductions qu’elle fait pour De Stijl, il n’apprécie pas du tout ses créations – cela, bien qu’il ait un jour publié l’un de ses poèmes : « À La Haye vit un p’tit monstre, ça se déclare homosexuel, mais c’est pourtant tout aussi féminin qu’une accoucheuse nouveau-née. Ça s’appelle Brugman. Ça passe ses journées à me barbouiller de Fiente, de Merde et de spermatozoïdes parfumés. Ça m’écrit des tartines dans cette veine : ‘‘Patron, qu’en est-il de tes burettes ?’’ – Bordel ! Ses vers de pacotille n’ont pas trouvé leur chemin dans De Stijl [...] ». Les œuvres de Théo lui-même n’ont pas non plus trouvé leur chemin dans la presse française, si ce n’est, sous cette forme, dans L’Intransigeant du 4 novembre 1920 :
Prenons un peu d’altitude pour consacrer deux mots aux conceptions esthétiques et politiques défendues par Van Doesburg, lesquelles n’ont bien entendu d’ailleurs pas manqué d’évoluer. Mobilisé durant quelques années pendant la Grande Guerre, il met à profit la neutralité des Pays-Bas pour se familiariser avec les avant-gardes et adopter des vues radicalement opposées à celles auxquelles il se rangeait jusqu’alors. C’est l’époque déterminante où il fait la connaissance des peintres Bart van der Leck (1876-1958) et Piet Mondrian (1872-1944).
Tout d’abord, la poétique qu’il défend sous le nom d’I.K. Bonset revient à dire que le poète est l’ennemi de toute logique. Il se manifeste et se personnifie à travers les mots, à partir d’une « spontanéité héroïque et alogique » en vue de restaurer la langue originelle. Ce rapport aux mots s’exprime entre autres par le recours à une typographie échappant aux règles habituellement observées. I.K. Bonset écrit : « En art, comprendre n’est jamais de mise. La poésie, ça ne se comprend pas – c’est elle qui nous prend. » La dualité entre son et sens constitue peut-être la caractéristique majeure de la poésie, de la prose et des théories littéraires de Théo van Doesburg, I.K. Bonset et Aldo Camini réunis. L’intitulé de la revue Mécano offre un aperçu des intentions du Hollandais : « Revue internationale pour l’Hygiène de l’esprit, l’Esthétique mécanique et le Néo-Dadaïsme, sous la direction d’I.K. Bonset et de Théo van Doesburg en collaboration avec tous les constructeurs de la nouvelle plastique universelle ». La méthode systématique de création artistique qu’il préconisait rappelait à ses yeux le jeu du mécano. Van Doesburg réunissait en fait en une seule et même personne constructivisme et dadaïsme, idéalisme et ironie, gravité et facétie. Il a caressé le projet de publier en un volume la poésie de son hétéronyme sous le titre Nieuwe Woordbeeldingen. Kubistische en expressionistische verzen door I.K. Bonset (1913-1920). Il dut se contenter d’un choix dans le numéro de novembre 1921 de De Stijl. Le recueil a finalement paru en 1975.
Nelly
À l’époque où beaucoup ne juraient que par la révolution bolchévique, Does a ouvert les yeux assez vite et semble avoir toujours placé l’art au-dessus de toute conviction politique : « Mes intentions avec une exposition sont purement esthétiques, c-à-d. de manifester une direction collective dans l’art plastique des différentes nationalités » (brouillon en français d’une de ses lettres). Il se considérait d’ailleurs plutôt comme un anarchiste, voyant dans le communisme « l’esprit bourgeois sous une autre forme ». L’une des contradictions majeures des avant-gardes tient à ceci que la plupart de ses représentants étaient issus d’un milieu bourgeois et ne pouvaient guère s’appuyer que sur des clients et des auditoires bourgeois. Certes, Théo a espéré un temps changer les masses et initier une révolution des mentalités, mais il n’ignorait pas que ses revues ne touchaient que quelques centaines de personnes. De Stijl – tant le mouvement que la revue –, consistait essentiellement en une tentative de synthétiser les différentes avant-gardes existantes pour déboucher sur autre chose, non tant une succursale du dadaïsme qu’une branche du constructivisme. Aux Pays-Bas, d’autres auteurs et artistes « touchés » par le virus « Dada » vers 1920, ont préféré emprunter une autre voie avant-gardiste – le terme « Dada » étant péjoratif sous la plupart des plumes de l’époque. On a ainsi vu des personnes évoluer autour de La Revue de feu, fondée à Amsterdam par le poète sonore français d’origine italienne, né en Suisse, Arthur Petronio (1897-1983), ou encore au sein des collectifs d’artistes De Ploeg (La Charrue, Groningue, créé en 1918) et De Branding (Le Ressac, Rotterdam, créé en 1917).
En 1926, dans sa revue De Stijl, Théo développe la théorie de l’élémentarisme, une doctrine dissidente du néoplasticisme de Mondrian, en opposition à ce qu’il considère comme le dogmatisme de ce dernier. Van Doesburg refuse le rythme unique horizontal-vertical de l’angle droit, admet les angles aigus, générateurs de plans inclinés, qui introduisent une certaine dynamique dans le tableau. En 1930, prolongeant sa réflexion, il « définit ce qu’il appelle la “base de la peinture concrète” par des principes à la fois simples, ambitieux et rigoureux : universalité de l’art ; conception de l’œuvre préalable à son exécution ; exclusion de tout “lyrisme”, “dramatisme”, “symbolisme”, etc. élaboration du tableau par plans et couleurs ; construction entièrement “contrôlable visuellement” ; technique “mécanique, c’est-à-dire exacte, anti-impressionniste”. Ce très strict programme est conclu par un appel, qui résonne comme une véritable injonction : “effort pour la clarté absolue” ».
La « clarté absolue », peut-être n’est-ce pas la caractéristique première de ses exposés théoriques. Peut-on démentir le sculpteur anversois Georges Vantongerloo (1886-1965) lorsqu’il écrit à Mondrian, en cette même année 1926 : « Quant à Van Doesburg, soit dit en passant, il use des mêmes mots pour dire des choses toutes différentes ce qui a l’absurde comme résultat » ? En réalité, Does était plein de contradictions, ce que sa deuxième épouse a confirmé : « un homme droit qui se double d’une toupie, un taiseux qui ne joue pas moins cartes sur table ». Lui-même le reconnaissait volontiers, affirmant que ces contradictions étaient le meilleur moteur pour évoluer et grandir. Mais elles se sont aussi traduites par maintes controverses et querelles avec des compagnons de route. On pense d’abord aux deux collaborateurs de De Stijl dont il a été le plus proche : l’architecte J.J.P. Oud – lui et Théo commencent à s’éloigner l’un de l’autre dès 1921 – et Mondrian, mais aussi à l’architecte Cornelis van Eesteren (1897-1988) qui collabora à quelques projets avec Théo avant de prendre ses distances.
Anonyme, Théo van Doesburg (à droite) et C. van Eesteren (à gauche) travaillant sur leurs maquettes architecturales à Paris, 1923.
photo : Rotterdam, Netherlands Architecture Institute
Les oppositions qui ont émergé entre Mondrian et Van Doesburg, vers 1924-1925 – ils rompront tout contact avant de se rapprocher de nouveau en 1929 – sont finalement caractéristiques de deux destins et de deux personnalités irréconciliables. D’un côté, l’intuitif Mondrian et sa réussite internationale – certes après des années de misère – ; de l’autre, le théoricien de l’élémentarisme et sa renommée bien restreinte. Mondrian, consacrant des années à une œuvre limitée et recentrée sur quelques principes, Does s’éparpillant aux quatre vents : il signe, outre des toiles et des textes littéraires relevant de plusieurs genres, des vitraux, des affiches, des réclames, des sculptures, des collages, des dessins politiques, des caricatures, des travaux typographiques, des gravures, des céramiques, des photographies ; il donne des conférences sur l’art et l’architecture dans de nombreux pays (d’une durée de deux à quatre heures, causeries rehaussées d’images projetées et de moments pianistiques) ; il dispense des cours sur De Stijl ; il organise des expositions (itinérantes ou encore la fameuse expo d’architecture de 1923 à Paris) ; il participe à maints congrès ; il crée et dirige trois revues (De Stijl, 1917-1932 ; Mécano, 4 numéros 1922-1923 ; Art concret en 1930) ; il joue un rôle de premier plan dans la fondation de près de dix associations artistiques : De Anderen à Amsterdam, De Sphinx à Leyde et Thans à Haarlem, les trois en 1916 ; De Stijl à Leyde en 1917 ; L’Internationale constructiviste à Weimar en 1922 ; Blanc à Paris en 1929 ; Art concret à Paris en 1930 et Abstraction-Création (Arp, Giacometti, Hélion, Herbin, Kupka…) également à Paris, en 1931 ; il collabore à maints projets avec des architectes (Ko Oud, Cees de Boer, Cornelis van Eesteren) ; en 1927, il rénove, à Strasbourg, le Ciné-dancing L’Aubette (avec Hans Arp et Sophie Taeuber-Arp, ce qu’on a appelé « La Chapelle Sixtine de l’art moderne ») ainsi qu’un magasin ; il conçoit des appartements, des intérieurs, des meubles, le pavage du hall d’entrée d’un immeuble… Tout cela en cultivant un amour singulier de l’espace et des couleurs.
La correspondance de Théo avec Tristan Tzara s’arrête souvent sur les brouilles et bisbilles du premier avec certains artistes, de même qu’elle illustre le besoin qu’ont les deux hommes de penser des stratégies et de générer de temps à autre un scandale pour que la presse parle d’une exposition ou d’une autre manifestation Dada. Avec ses correspondants, Van Doesburg montre une belle capacité d’adaptation : à un tel, il fait plutôt part de ses idéaux ; face à tel autre, il met l’accent sur son esprit ludique et rebelle ; au sculpteur Alexander Archipenko, il préfère souligner sa sympathie pour le cubisme…
Finalement, les amitiés de Théo – lui, le « tempérament salpêtreux », ainsi qu’il se définit dans un poème français de I.K. Bonset – auront été tout aussi agitées et mouvementées que les soirées Dada de 1923. La décision de Nelly et Théo de s’établir à Paris est presque contemporaine de la rupture entre les deux amis, Théo et Piet Mondrian – époque à laquelle ce dernier peignait essentiellement des fleurs pour survivre –, rupture tenant à des divergences théoriques mais aussi plus simplement à des différences de caractère, Mondrian, comme d’autres, reprochant par exemple à Théo de vouloir garder le contrôle sur la plupart des activités et publications avant-gardistes. D’autres amitiés seront ainsi brisées, en particulier celles avec le plasticien et réalisateur allemand Hans Richter (1888-1976) et J.J.P. Oud. En revanche, Does restera toujours très lié à Tristan Tzara – une estime réciproque les rapprochait –, au couple Arp, à sa deuxième épouse Lena ainsi qu’au poète Anthony Kok.
Les défauts de l’homme ne doivent pas faire oublier les multiples qualités de l’avant-gardiste convaincu et convaincant qu’il a été. Il est fascinant de le voir assimiler en peu d’années autant de connaissances et d’acquérir une grande dextérité dans de multiples disciplines. Il se fait architecte sans la moindre formation. Il débordait apparemment d’idées et de vitalité. Écoutons un témoin qui a passé une grande partie de la nuit en sa compagnie et celle de ses compères après la soirée Dada de Haarlem le 11 janvier 1923 : « Cet homme petit et quelque peu pâlot faisait forte impression de par son énorme vitalité. Sa conférence ne semblait pas du tout l’avoir fatigué. Il concevait déjà de nouveaux projets pour les prochains spectacles qu’il voyait plus variés et plus décapants encore. Dans un rythme effréné jaillissaient les idées les plus excentriques que l’on soumettait immédiatement au crible de la critique. Tout à coup, Schwitters improvisa un singulier poème sonore portant sur Van Doesburg, après quoi Van Doesburg récita une liste de caractéristiques évoquant sur un ton sarcastique nombre de personnalités célèbres. Il était ce soir-là d’une verve intarissable. Dans le feu de la conversation, il bondit à un moment donné et dansa avec sa femme une danse apache, quelque chose d’inouï. »
Il est fascinant aussi de voir le réseau d’artistes et d’auteurs dont il a été la cheville ouvrière. Des centaines de correspondants en une quinzaine d’années – artistes, marchands ou critiques d’art, éditeurs, rédacteurs, collectionneurs de divers pays… « Impossible d’éveiller la Hollande à une nouvelle vie, c’est pourquoi je me tourne spécialement vers l’étranger », affirme-t-il dans une lettre à J.J.P. Oud. Mentionnons quelques-uns de ses correspondants : Filippo Marinetti, Tristan Tzara, Walter Gropius, Alma Mahler, Hanna Höch, Paul Éluard, Kurt Schwitters bien sûr, Constantin Brancusi, Marcel Duchamp, Alexander Archipenko, le décorateur futuriste italien Enrico Prampolini, Lissitzky… La décision de s’établir à l’étranger s’inscrit dans la même logique. Does a d’abord aspiré à se rapprocher du Bauhaus et à commencer une existence à Weimar. L’effervescence artistique que l’on observait à Berlin – par exemple les films abstraits de Richter et du Suédois Eggeling – l’encourageait à s’établir en Allemagne. L’échec de cette démarche a incité le couple Van Doesburg, « les Does », à choisir Paris, lieu où vivaient des personnes proches d’eux quant aux idéaux et aux convictions. Un lieu approprié pour le stratège et meneur d’hommes toujours plus avide de se profiler comme l’un des chefs de l’avant-garde. Ceci même si Paris ne l’a jamais véritablement reconnu…
Tantôt enthousiaste, tantôt colérique, désireux de toujours se mettre en avant, Théo a été considéré par beaucoup comme une personne controversée : « On a dû vous dire bien du mal à mon sujet », confie-t-il un jour à un jeune artiste. En 1924, le Russe El Lissitzky écrit à son sujet à la poète néerlandaise Til Brugman : « Par ses internationalisme, collectivisme et X,Y ZISME brailleurs, Does ne se soucie que de faire de la propagande en sa faveur en apposant sur tout l’étiquette ‘‘Stijl’’. » Certes, Théo n’a pas rechigné à sacrifier le but initial – améliorer l’homme et la société par l’art – au moyen. Mais n’est-ce pas le cas de tout un chacun qui s’investit dans une mission, qui aspire à une certaine reconnaissance dans un domaine donné ? Il aspirait à jouer un rôle de premier plan dans l’avant-garde. L’une de ses réussites aura sans doute été de parvenir à rassembler une bonne partie de ses idées ici, à Meudon, mais aussi dans un Gesamtkunstwerk, à savoir L’Aubette à Strasbourg.
Dada est mort une première fois à Paris au printemps 1922 (annulation du Congrès international de Paris lancé par Breton), une deuxième le 6 juillet 1923 (soirée du Cœur à Barbe) et pour de bon en décembre 1924 (le ballet Relâche de Picabia sur une musique de Satie), dit-on et lit-on dans les ouvrages les mieux documentés. Il n’en est rien. Dada a vécu bien plus longtemps, ici même, dans la Maison van Doesburg, entre ces murs, en compagnie de Bouboule. Dada et Bouboule, ainsi se prénommaient les deux chiens de Nelly et Théo.
Principales sources
Wies van Moorsel, « De doorsnee is mij niet genoeg ». Nelly van Doesburg 1899-1975, Nimègue, SUN, 2000 (biographie de Nelly par sa nièce, fille du plus jeune de ses frères).
Marc Dachy, archives dada. chroniques, Paris, Hazan, 2005, une bible du dadaïsme dans laquelle on peut lire, à propos des Pays-Bas, les textes suivants : « Qu’est-ce que Dada ? » (Théo van Doesburg), « Dada Hollande I.KB. Manifeste 0,96013 » (I.K. Bonset), « Van Doesburg » (Kurt Schwitters), « La soirée dada de Haarlem, 11 janvier 1923 » (W. de Graaf) et « Dada à Amsterdam, 27 janvier 1923 » (L.J. Jordaan).
Els Hoek (réd.), Ik heb weer veel nieuwe denkbeelden opgedaan. Théo van Doesburg. Oeuvre catalogus, Utrecht/Otterlo/ Bussum, Centraal Museum, Kröller-Möller Museum, Uitgeverij Toth, 2000 (le catalogue de l’œuvre complet de Théo van Doesburg).
K. Schippers, Holland Dada, Amsterdam, Querido, 1974.
Sur le site de la Bibliothèque numérique des Lettres néerlandaises, on peut accéder à de nombreux écrits de Théo van Doesburg et à une importante littérature secondaire. Les textes qu’il a rédigés en français ou qui sont disponibles en français sont en lecture en ligne.
Un site offre un large accès aux articles de presse consacré aux soirées Dada et au mouvement De Stijl. La nièce de Nelly a confié les archives du couple Van Doesburg au RKD (Nederlands Instituut voor Kunstgeschiedenis de La Haye).
[1] Texte (revu et augmenté) prononcé à la Maison van Doesburg (Meudon) le 5 octobre 2019 à l’invitation de la compositrice et poète Rozalie Hirs et de l’architecte Machiel Spaan, après une performance dada du poète sonore Jaap Blonk . L’orthographe Théo a été préférée à celle de Theo : c’est celle que le couple a semble-t-il privilégiée en France, elle figure entre autres sur le faire-part de décès de l’artiste néerlandais.
[2] Notre traduction française du poème « 9 x B » de I.K. Bonset publié dans Het andere gezicht van I.K. Bonset, Meulenhoff, Amsterdam, 1983, p. 73.
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