Je n’ai jamais (21/01/2013)
Un poème de Gerrit Kouwenaar
Gerrit Kouwenaar, dont on fêtera cette année le quatre-vingt-dixième anniversaire, a aimé sonder dans sa poésie ce qui l’entoure, gardant une certaine distance, travaillant sans perdre de vue le caractère langagier de la poésie : « Le langage appartient aux oiseaux / je suis trop homme pour voler ». Après la guerre, il est progressivement parvenu, sans cesser de traduire – par exemple Brecht et Sartre – et d’écrire des critiques, à se faire une place parmi les poètes majeurs de son pays. En 2002 il a publié son plus récent recueil intitulé Totaal witte kamer (Chambre totalement blanche) : des vers toujours aussi acérés et pénétrants. Il exerce une influence énorme, c’est un auteur incontournable. Cela n’est pas allé sans susciter chez certains du ressentiment ou se traduire, dans les années 1970-1980, par l’apparition d’épigones.
Ses poèmes montrent qu’ils sont faits de main d’homme ; cela donne des assemblages froids, taillés à même la langue. Toutefois, ils échappent à la superficialité, à la sécheresse et révèlent une grande richesse ainsi qu’une conscience émue des choses : « l’homme s’abrite dans les mots ». Cette œuvre est charnelle, ancrée dans le monde, dénuée de sentimentalisme. Kouwenaar prend soin d’éviter toute affectation et recourt à un registre polysémique difficile à rendre dans une autre langue. Pour lui, un poème, c’est « comme une chose ». Arrêté pendant l’Occupation pour avoir diffusé des journaux interdits, il est détenu pendant six mois dans les geôles allemandes. Après avoir passé le reste de la guerre dans la clandestinité, il publie de beaux romans. Mais reconnaissant la supériorité du grand auteur Willem Frederik Hermans dans la capacité à démasquer l’héroïsme de la Résistance (La Chambre noire de Damoclès), il décide de se consacrer à la poésie. Tout dans son œuvre est matière, chaque mot se fait substance.*
couverture : Une odeur de plumes brûlées, trad. Jan H. Mysjkin & Pierre Gallissaires, Chambéry, Comp’Act, 2003.
IK HEB NOOIT
Ik heb nooit naar iets anders getracht dan dit:
het zacht maken van stenen
het vuur maken uit water
het regen maken uit dorst
ondertussen beet de kou mij
was de zon een dag vol wespen
was het brood zout of zoet
en de nacht zwart naar behoren
of wit van onwetendheid
soms verwarde ik mij met mijn schaduw
zoals men het woord met het woord kan verwarren
het karkas met het lichaam
vaak waren de dag en de nacht eender gekleurd
en zonder tranen, en doof
maar nooit iets anders dan dit:
het zacht maken van stenen
het vuur maken uit water
het regen maken uit dorst
het regent ik drink ik heb dorst.
Gerrit Kouwenaar, Gedichten 1948-1978, Amsterdam, Querido, 1982, p. 113.
JE N’AI JAMAIS
Je n’ai jamais rien tenté d’autre que :
tirer des pierres la douceur
tirer de l’eau le feu
tirer de la soif la pluie
cependant le froid me mordait
le pain était salé ou sucré
le soleil un jour vibrant de guêpes
et blanche d’ignorance la nuit
ou noire comme il se doit
parfois, je me confondais avec mon ombre
comme on confond le mot avec le verbe
le squelette avec le corps
jour et nuit étaient souvent de même couleur
sans larmes et sourds
mais jamais rien d’autre que :
tirer des pierres la douceur
tirer de l’eau le feu
tirer de la soif la pluie
il pleut je bois j’ai soif.
traduction Lena Westerink, Yvonne Pétrequin, Ellen Le Lardic, Brigitte Zwerver-Berret, Vincent Folliet, Daniel Cunin
* Ces lignes sont en partie empruntées à la préface d’Erik Lindner : Poètes néerlandais de la modernité. Anthologie, Le Temps des Cerises, Paris, 2011.
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