Ménage à deux (2) (06/05/2021)
Pijpelijntjes de Jacob Israël de Haan
Ménage à deux (Pijpelijntjes)
Chapitre 2. Le déménagement
La Chopine s’était mise à faire ses valises, mais Sam a dit qu’elle n’allait pas déménager, que tout ce branle-bas n’était rien qu’une sommation, qu’elle ne rigolait plus. Le vendredi matin, en débarrassant la table, elle avait remis le sujet sur le tapis.
- Si ça vous dérange pas, déménagez demain samedi et pas lundi. Lundi matin, les porte-faix viennent pour mes affaires, ça s’rait un sacrebleu de remue-ménage si y en a aussi qui viendraient pour vous.
- Oh, l’autre y doit venir dimanche soir ou lundi matin, hein Joop, on pense pas partir avant lundi.
- Fichtre, réfléchissez-y donc à deux fois, c’est pour ça que j’vous l’ai dit, que j’m’en va, hein monsieur Driesse, vous croyez quand même pas que j’vous joue un tour ?
- On va arranger ça, hein Sam… mademoiselle Bont, j’m’en charge, vous verrez que ça va bien se passer… hein Sam, on arrange ça.
- Arranger, arranger, c’est là tout l’truc, faut faire en sorte que les autres arrangent les choses pour que ça nous convienne à nous, et jamais l’inverse… mais en ce qui m’concerne, faites comme bon vous chante.
Le soir, nous en avons discuté. Sam était très calme, il avait travaillé sereinement tout l’après-midi, on buvait à présent du thé dans la pièce éclairée par la lampe, une douce intimité jaune qui nous pénétrait au point de nous attendrir et de nous amener à parler en toute quiétude avec une modulation à peine perceptible de nos voix…
- Dis-moi, Sam…
- Oui, boy, qu’est-ce qu’y a ?... encore un baiser, petit idiot ?
- Oui, ça aussi… mais dis-moi…
- Voyons, pas tout en même temps… quel petit idiot tu nous fais !...
- Je t’aime tellement, Sam, faut plus que tu t’en ailles, hein, faut que tu restes pour qu’on soit toujours ensemble…
- Mais bien sûr… ça y est, voilà que tu te remets à pleurer… monte donc la lumière et allume la lampe du bureau, t’es tout chose à cause de ce demi-jour… bien, quoi de neuf alors ?
- T’as pensé à l’argent pour les déménageurs, demain ? Ça va nous coûter facilement deux ou trois florins.
- T’as plus rien ?
- Non, moi non… J’ai donné quatre florins à l’aut’ bonne femme, payé les cent grammes de saucisse, y me reste que trente-quatre cents.
- Ça, c’est plutôt idiot… j’ai presque plus rien moi non plus, Bob Helmers est passé me voir, il m’a emprunté treize florins jusqu’à lundi…
- Merde alors ! comment on va faire ?
- T’as plus rien à mettre au clou ?
- Rien si ce n’est la bague en or du Transvaal, tu t’rappelles, celle que Nellie a rapportée.
- Ah, cette bricole ? Eh bien, apportons-la à la Gerard Doustraat.
- Y pleut comme… y pleut comme vache qui pisse, on ira demain matin.
- Non, ça serait trop tard, allez on y va…
La pluie crécellait contre les vitres. Quand Sam sortait dans la journée, le soir venu, il entrait souvent dans de telles colères qu’il ne se contrôlait plus et qu’il me frappait. Lamentable.
- Ouais, allons-y…
Pas un chat dans la rue. Sous le vent, les lumières blanches flageolaient, leurs faisceaux vacillaient dans les flaques sombres.
- Tu vas en obtenir combien ?
- Un rijksdaalder [1]… peut-être trente-cinq stuivers, ça dépend.
- D’accord, maintenant écoute ce que je vais faire. Un petit calcul : imaginons que t’obtiennes un rijksdaalder pour la bague, y m’reste une quinzaine de stuivers, toi sept, on gage ma montre, elle vaut un rijksdaalder, mais à la Marnixstraat, j’en obtiendrai trois florins…
- Y pleut à seaux, on va pas y aller, j’me les gèle, on finira quand même par s’en sortir.
- Si, on y va, ça fera dix stuivers vite gagnés, et c’est pas si loin que ça, bon la pluie, euh, la pluie… je t’accompagne, ça t’suffit pas ?
Sa subtile flatterie m’a fait me sentir tout chose, sa voix m’a caressé tout au fond de moi.
- D’accord, allons-y.
Pour la bague, on a obtenu 1 ƒ 75 et Sam, plein d’insolence et fulminant tout à coup, exigea que le prêteur sur gage lui rende sa montre.
Puis, arpentant toujours sous la flotte le quartier De Pijp, on a emprunté le sombre Stadhouderskade.
Sur le ciel noir pluie se détachaient les lueurs des becs à gaz, or pâle, mais tout le reste était mouillé et noir. Le vent avait chassé tout le monde des bords du canal, le noircissant plus encore, d’autant que plus aucun tramway ne passait.
- Sam…
- Oui, boy…
- Putain… quelle trotte, hein ?
Il a pris ma main froide dans la sienne, l’a serrée au chaud et au sec dans la sienne… lui gardait toujours les mains dans ses poches. Épaule contre épaule, on a poursuivi notre chemin, courbés face au vent.
La Leidscheplein, lumière molle, éclats de lumière, l’incessant sourire scintillant des lampes à incandescence, les mèches blanches, le calme rire macabre bleu pâle des globes suspendus, que le vent balançait, leur rictus bleu-blanc.
Les passants pressés, surgissant d’un coin d’ombre pour perforer la lumière et disparaître dans une autre obscurité. Sam lâcha ma main sur la place qu’on s’empressa de traverser, puis on obliqua dans le trou noir encadré par le blanc Hôtel Américain et le théâtre municipal rouge. La Marnixstraat, noire tavelée de jaune, le silence après les bruits de la place, les arbres dépouillés s’égouttant au-dessus de nos têtes ; le mur lumineux de la sucrerie qu’accusait plus encore la nuit, le pan de noir derrière, spectral.
- Bigre ! cette ville, c’est une bête mal fichue…
- Écris un poème là-dessus…
Toujours sous la pluie, Sam ne reprenait pas ma main. Le vent s’emportait plus encore, les flammes des réverbères oscillant convulsivement, d’un jaune éphémère et fantomatique sur les murs ruisselants, ou ployant sous l’obscurité du vent. Ma cape-manteau se faisait lourde sur mes épaules ; je fus gagné par l’impression que je marchais sans savoir où j’allais.
Jusqu’à ce qu’enfin, on arrive.
- Combien vous en voulez ?
- Trois florins.
- Trois florins, pour cette babiole ? Trente-cinq stuivers…
- Non, trois florins. C’est ce qu’on m’a donné la dernière fois.
- La dernière fois, c’est pas aujourd’hui… oui ou non ?
- Ouais, c’est bon, donnez-moi ça…
Retour en pleine pluie battante et bruissante, qui tombait, tombait sans relâche. Mais avec à présent le vent dans le dos. Rebroussant ce long chemin.
J’éprouvais un tel mal de rue, de nouveau cette sensation de marcher sans savoir où j’allais, le palais turgide et poisseux, la pesanteur du chapeau sur ma tête, lui aussi transpercé par la pluie…
- Tu savais que la Marnixstraat était si longue ?
- Ouais, pas toi ?... tu l’as pourtant empruntée assez souvent.
De nouveau la Leidscheplein, aux lumières disgracieuses, aux disgracieux éclats lumineux ; de nouveau, sous le vent, le vacillement bleu pâle des globes blancs grimaçants.
- Joop, boy, des fois, c’est mal fichu la vie… t’es fâché ?
- Non… c’est idiot, hein, toute cette trotte pour à peu près rien… on n’a toujours pas de quoi s’en sortir… et voilà qu’il est déjà huit heures et demie.
- C’est pas grave… quand on s’ra rentrés, t’auras qu’à te coucher, moi j’irai voir Siep Reesink, il aura sûrement un petit quelque chose pour nous…
- Ouais… je suis crevé…
- Rapproche-toi, c’est beaucoup plus agréable de marcher tout près l’un de l’autre, non ?... tu veux que je dorme avec toi cette nuit ?
- Non, j’préfère pas… j’pourrais pas du tout fermer l’œil…
- Tiens, Joop, écoute un peu cette blague. Ce matin, à la polyclinique, une femme atteinte de tuberculose, elle voulait pas se déshabiller parce que j’étais là, elle exigeait que j’m’en aille… professeur Pel furieux… elle croyait que j’étais un nègre…
- Nom de Dieu de bon Dieu !...
Je marchais tout près de Sam, sentais tous les mouvements de son corps. Une chaude intimité qui me requinqua tout à fait, nous étions deux choses autonomes sous le fouet glacé de la pluie qui ne nous importunait plus.
On arriva à la maison, allègres, nous sentant bien.
La Leidseplein vers 1904
Sam alluma la grande lampe, je me dépouillai de mon accoutrement gorgé d’eau et m’avachis paresseusement dans mon fauteuil.
- Va te coucher… Joop, moi j’passe chez Siep, si j’arrive trop tard, il sera au café Pan.
- Tu veux aller chez lui à cette heure ?
- Ouais, il bosse jusqu’à des dix heures, mais ça tu l’sais.
- Oui… c’était juste pour dire quelque chose.
- Petit idiot… va plutôt te coucher.
- Tu restes un peu à côté de moi ?
- Voyons, ne traîne pas, autrement, demain, tu seras pas frais.
Je me suis abandonné à la chaleur du lit, la lampe à huile baissée, une faible lueur sombre ouatant les objets aux contours indistincts. Sur la chaise, mon écharpe... mes yeux se sont posés dessus, j’ai pris peur.
- Sam, s’il te plaît, ôte-moi cette écharpe de là… oui… comme ça… c’est bien comme ça… Sam, dis-moi, est-ce que je suis vraiment différent des autres ?
- Oui, un peu… mais c’est pas le moment de parler de ça.
- Si, parlons-en un peu… tu m’aimes beaucoup ?
- J’ai pas besoin de le dire, tu le sais.
- Autant que moi je t’aime ?...
- Tu vas pas me resservir ton questionnaire, hein ?... je te répondrai pas… c’est toujours la même chose.
- Si, redis-le-moi encore une fois… autant que moi ?
- Non…tu le sais déjà. Bon, je te le redis encore… mais c’est la dernière fois. Toi, tu m’aimes positivement, et parfois t’aimes bien que je couche avec toi, moi je t’aime beaucoup… mais autrement… ce que tu veux, ça me va, mais c’est quelque chose que je ne te demanderai jamais, tu le sais très bien…
- Oui…
- Et tu vois, il t’arrive aussi d’aimer d’autres garçons, alors que moi, je ne veux pas vivre ça avec quelqu’un d’autre…
- Non… juste avec moi…
- Oui… un jour, je vais me marier, vraiment, tout bonnement me marier, signer un acte de mariage en bonne et due forme …
- Voyons… ça sera alors fini pour de bon entre nous ?
- Bon Dieu ! tu vas pas faire ton pathétique ! Si c’est comme ça, j’y vais…
La lueur jaune s’éteignit, l’obscurité humide me submergea…
- Sam…
- Ouais…
- À plus tard…
- À plus tard… traîne pas pour dormir… tu sais bien que si je vais au café avec Siep, je serai pas rentré de bonne heure…
Porte refermée. Ses pas rompirent le bruit égal de la pluie… jusqu’à ce qu’il se fût éloigné et que ne subsistât plus que l’obscurité ouatée… sans plus aucun bruit.
Fin réveillé dans le lit chaud, moite, à l’écoute. Mais pas le moindre bruit hormis le bruissement de la pluie, en rien une chose qui se laisse écouter, car c’était comme le silence, égal et absolument assourdi. Encore une fois, j’ai tendu l’oreille pour percevoir quelque chose qui n’était pas là, jusqu’à ce qu’une douleur me cisaille les yeux à force d’être à l’affut, de fixer le bruissant silence vide et égal de la pluie. Dans ma tête, douleur brasillante, acérée à blanc, alors qu’il n’y avait rien à entendre. Mes yeux me faisaient mal… mes mains paralysées dans la moiteur… dans le silence noir, quelque chose bouge… du noir dans le noir… une chaleur noire… là sur ma poitrine… quelque chose d’autre qui bouge… encore… et encore… jusqu’à ce que le submergeant silence nocturne bouge… invisible, mais noir soyeux, velouteux. Laissant un goût doucereux dans ma bouche... tandis que j’étais incapable de bouger.
Lettre ouverte de De Haan au sujet de la polémique provoquée par son livre
Une peur noire pesait sur moi… tout à coup, j’ai bondi du lit, les pieds encore chauds de sommeil sur le fin linoléum glacé. Ce contact a brisé l’envoûtement noir… peu à peu quelque chose s’est mis à enfler dans mes oreilles, une sorte de bulle de boue noire qui éclatait. Ai entendu la pluie, un chien aboyer. Calme et revigoré, je me tenais à côté du lit moite aux couvertures rejetées à coups de pied. Une sensation agréable a parcouru mon dos avant de s’étendre au bas de mon corps. Je n’avais plus envie de me recoucher. Allongé sur le tapis, j’ai observé l’obscurité de la pièce, ne sentant rien, ne pensant à rien, sans avoir sommeil, sans fatigue ; toutes les demi-heures, j’entendais distinctement les cloches sonner, jusqu’à une heure et demie. C’est alors qu’avant deux heures, Sam est rentré.
- Bonjour Sam… bonjour…
- Quoi… bonjour… t’es où ?
- Je suis…
- T’es pas dans ton lit ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
- Eh bien, je suis allongé par terre, c’est agréable tu sais… j’arrive pas à dormir, j’avais trop chaud dans mon lit.
Sam a allumé sa lanterne. Un délicat rayon jaune a jailli dans l’obscurité vaseuse.
- Tu ferais quand même mieux de te coucher…
- Vas-y, toi, j’ai pas du tout sommeil, je suis juste bien, là, si jamais j’ai sommeil, je me coucherai.
- Mais tu sais quelle heure il est ?
- Oui, presque deux heures…
- Ouais, bon, mais faut qu’on s’lève tôt… au fait, j’ai du fric, dix florins… allez va te coucher.
- Sam, viens t’coucher avec moi.
- Tiens, c’est nouveau ça, tu viens de m’dire que tu voulais pas aller au lit… t’es vraiment un p’tit idiot aujourd’hui.
- Non, pas cette fois… allez, viens, j’suis déjà couché, j’enlève tout… tu viens ?
- Oui, j’arrive, espèce de p’tit idiot…
- Ça fait rien, c’est toi-même qui l’as dit, que je pouvais faire les choses à ma guise.
- J’dis pas le contraire, c’est pareil pour moi, mais là je préfère pas.
- Allez, voyons…
Dans ses bras, j’étais couché – tremblant un peu –, collé contre lui, un frisson rose a couru sous ma peau chaude…
- Sam, on ne fait rien de mal, hein ?... je n’aime que toi.
- Non, bien sûr, c’est rien… t’es un bon p’tit boy…
- Sam, t’es vraiment aussi laid que les gens le disent ?
- Oh là là, encore plus moche que ça…
- Et moi je t’aime tant, je t’aime tellement !
Puis, soudain, sans savoir pourquoi, je me suis mis à pleurer, me serrant contre lui, secoué de violents sanglots…
- Qu’est-ce qu’y a encore ?
- Rien, je sais pas… j’suis tellement fatigué… complètement à plat…
Passant sur lui, j’ai de nouveau quitté le lit.
- Qu’est-ce que tu vas faire ?
- Je m’rhabille, j’ai tellement froid.
- Joop, qu’est-ce qu’on va faire de toi ? T’es un beau, un chouette gars, mais t’as cette émotivité qui gâche tout. Demain, tu vas encore être complètement sur les nerfs.
- Peut-être pas… allez, il est temps de dormir.
Abattus, habités d’un profond chagrin par ma faute, on s’est endormis. Un coq a lancé un cocorico puis d’autres sans s’arrêter, un chant aigu et rouge à travers le bruissement noir de la pluie.
traduit du néerlandais par Daniel Cunin
[1] Le rijksdaalder ou rixdale, en français, pièce d’une valeur de 2 ƒ 50.
parole à des contemporains de Jacob Israël de Haan
dont son assassin (en anglais/néerlandais)
lien du documentaire dans son intégralité
08:55 | Lien permanent | Tags : jacob israël de haan, roman, pays-bas, homosexualité, aletrino, georges eekhoud | Facebook | Imprimer |