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Ménage à deux (3)

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Pijpelijntjes de Jacob Israël de Haan

Ménage à deux (Pijpelijntjes) 

Chapitre 3. Une journée à battre le pavé

 

 

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Lorsque je me suis réveillé, la lumière hésitante du matin de fin d’automne crépusculait dans la pièce, mais l’alcôve était encore plongée dans le noir, une profonde obscurité. Sam était assis sur mon lit.

- Joop, allez, lève-toi…

- Tu m’as parlé ?

- Oui, faut qu’on y aille, tu sais quelle heure il est ?

- Non… tôt j’imagine… les déménageurs sont déjà là ?… il pleut toujours des cordes ?

- Et pas qu’un peu… un déluge, écoute… allez, secoue-toi…  il est neuf heures et demie passées, je t’ai laissé dormir le plus possible, mais là, il est temps d’émerger…. tout est déjà empaqueté.

- D’accord, je me dépêche…

 

Au milieu du fourbi, on a mangé sur le pouce sans même s’asseoir. Il pleuvait en effet, et plus fort encore qu’hier, mais le jour diffusait une lumière d’un blanc clair au lieu du gris sale des jours précédents ; les hautes façades reluisaient de propreté dans la lumière trempée du soleil. Ceci sans soleil.

- Regarde, Sam, une drôle de lumière blanche, on dirait que tout a été lessivé… c’est fou, hein, qu’avec une lumière comme ça, il puisse pleuvoir à verse.

- Ouais, je préfèrerais qu’y pleuve pas... tiens, v’là les déménageurs… tu comptes passer chez la Chopine ?

- Tant qu’on y est, allons lui dire au revoir… après tout, elle a pas été si mauvaise… je vais l’appeler… Mademoiselle Bont !…

- Oui, m’sieur…

- Ça y est, mademoiselle, on y va. On vous doit encore quelque chose ?

- Non, m’sieur Sam a tout réglé.

- Dans ce cas, on y va… au revoir Mademoiselle…

- Au revoir, messieurs, j’espère que vous trouverez un bon toit.

 

jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoudOn s’est empressés de descendre la rue, emplis d’une joie légère et blanche malgré le temps épouvantable et sans savoir d’où venait ce bonheur. Progressant côte à côte, les déménageurs nous précédaient, un grand gaillard et un petit gars tout en os.

On a longé le Sarphatipark d’un brun dégoulinant sous un timide rayon blanc aqueux.

- C’est marrant, cette pluie, hein ?

- Oui, c’est différent d’hier, on dirait que tout a pris une autre apparence… j’ai vraiment bien dormi, et toi, tu t’es levé tôt ?

- Pas trop mal, vers huit heures, je t’ai laissé dormir.

- Tu vas voir, c’est une très belle chambre, et une ravissante alcôve, tu pourrais résilier ton bail chez Mlle Kater… après tout, ça fait un moment que t’es avec moi… combien de temps déjà ?

- Voyons voir… à peu près quatre mois. Mais mieux vaut que je garde ma chambre, on ne sait jamais… et la Kater, sans mon loyer, elle s’en sortirait pas.

- Ouais, mais c’est juste dommage de gaspiller des sous.

 

La Govert Flinkstraat – mais ce gris, ce froid grisâtre, où ne filtrait aucun rayon pluvieux blanc, rue étroite, oppressante.

- C’est quel numéro déjà, m’sieur ?

- Le 254, au premier.

Un instant, ils s’immobilisèrent, le petit assis sur le brancard mouillé, le grand appuyé contre la charrette. Trempée de pluie, la bâche luisait, montrant çà et là, à sa surface, des fossettes d’eau.

- Diable ! on est repartis Dries… numéro 354, ça nous fait bien encore 25 immeubles.

Notre joie blanche percée d’un rayon pluvieux se fana, grisâtre et froide résignation dans l’étroite rue.

- Nous y v’là, messieurs, elle fait son poids, la bête, hein…

Le petit, de nouveau assis sur le brancard de crainte que la charrette ne bascule en arrière, le grand s’activant sous la bâche noire trempée, à la recherche des cordes et de son bric-à-brac de caisse à outils. J’ai tiré sur la cloche. Aucun tintement. Une longue attente, j’ai tiré une deuxième fois, un grelottement irrité a désagrégé le silencieux bruissement de la pluie… pas de réponse. Sam a levé les yeux…

- Bon Dieu ! Joop, ce logement est vide.

- Vide ? t’es pas tombé sur la tête des fois ?

- Vois par toi-même.

M’étant reculé, l’occiput dans la nuque, j’ai regardé… les lieux n’étaient pas habités. Fenêtres orphelines de leurs rideaux, bayant aux corneilles, pas une âme à voir.

- Ça alors, j’y comprends rien… on est bien au 254, regarde.

- Ben, ça m’en a tout l’air… moi j’comprends, ta bonne femme s’est tirée avec ton fric.

Les fesses sur le brancard, les porte-faix restaient impassibles, glaviottant des crachats de tabac brun.

- J’y pige que dalle… je sonne au deuxième.

jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoudPar la fenêtre, la femme du deuxième, blouse d’un blanc douteux, cheveux en bataille.

- Ça va pas d’tirer comme ça sur la cloche ?

- Madame, on va au premier…

- Ben n’avez qu’à sonner au premier.

- Y a personne, on a loué la chambre du fond avec l’alcôve, et la bonne femme s’est tirée avec notre caution…

- Bondiou, si elle a pris la poud’ d’escampette avec vot’ caution, faut pas laisser passer ça… allez voir à la Ferdinand Bolstraat… quelle arsouille celle-là, met’ les bouts avec vos sous…

En face, une femme à la fenêtre du premier, sortant du sous-sol un vieux cordonnier, le visage ravagé de rides, dur d’oreille.

- Qu’est-ce vous avez à crier comme ça par la f’nêtre ?... ça fait cinq minutes que ça dure, ce barouf… y a quèqu’ chose ?

- C’est la pouilleuse du premier, s’est barrée avec quatre florins de ces messieurs.

- Eh ben, eh ben, celle avec la gosse au dos r’troussé, si j’puis dire ?

- Vous pouvez tout simplement dire la p’tite bossue, ouais.

La femme à la fenêtre d’en face fait des gestes qui expriment de l’étonnement ; n’interceptant pas le moindre mot, l’oreille dure retourne dans sa tanière. Trempés, la charrette et les deux gars entourés par des badauds qui se demandent ce qu’il se passe… la femme du deuxième répond : police.

- Vous pouvez pas rester ici.

- Vous savez où on pourrait aller ?

- Comment voulez-vous que j’le sache, j’ai rien à voir avec tout ça, moi, j’sais juste qu’y vous faut décaniller.

Les badauds se resserrent autour de nous, tous noirs sous la pluie… de douteux parapluies ouverts dégoulinant sur les autres personnes, ce qui déclenche des disputes. Deux garçons en viennent aux mains, peu à peu la pluie s’intensifie.

- Messieurs-dames, laissez l’passage, circulez, et vous deux-là avec vot’charrette, dégagez-moi le passage.

- Nous, on n’a pas à dégager, on a été embauchés par l’monsieur en noir, on doit y aller m’sieur ?

Sam, d’une voix déterminée :

- Ouais, allons-y, on rentre à l’Ostadestraat.

L’encombrante charrette noire écarte la grappe de gobe-mouches mouillés, et nous voici repartis, trempés jusqu’à la moelle.

- Tu rebrousses chemin ?

- Ouais, voir la Chopine, je te parie qu’elle a pas déménagé, on va décharger notre attirail en attendant de voir ce qu’on va faire, p’t-être qu’on pourra garder notre chambre.

Les deux gars nous précèdent tranquillement en sifflotant un air, ils se marrent à cause de la situation, ils font une bonne journée.

 

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À l’une des fenêtres de ce qui était encore notre chambre ce matin, la Chopine suspendait des rideaux en dentelle.

- Qu’est-ce que je t’avais dit – elle a pris un autre locataire.

- J’aurais pas cru ça de sa part.

- Moi, si.

Placide en apparence, la Chopine descendit de l’escabeau, recula dans la pièce, regarda si les rideaux tombaient bien. Elle n’ouvrit pas.

- Alors, t’en dis quoi ? Voilà ce que ça donne, quand on fait tout pour arranger les choses.

Flegmatiques, les deux gars s’étaient rassis sur le brancard, glaviottant de la salive brune, se laissant mouiller encore plus.

- Mademoiselle Bont… mademoiselle Bont !...

L’une des fenêtres s’ouvre.

- Fichtre ! vous r’voilà m’sieur Sam ? Et vous aussi, m’sieur Driesse ? Quelle flotte, hein ?

- Ouais, on vient justement s’mettre à l’abri chez vous.

- S’mettre à l’abri chez moi ? Pourquoi ça ? Z’aviez pas loué aut’ chose ?

- Si, mais bon, ouvrez-nous mademoiselle Bont, on va êt’ trempés comme des canards, on revient chez vous… à ce qu’on voit, vous déménagez pas, hein ? t’en dis quoi Sam ?

- Non, j’pars pas, j’avais t’y pas refermé la porte sur vous qu’le facteur m’a apporté une lettre qui dit que finalement j’peux pas entrer en condition.

- Eh ben, dans c’cas, rien nous empêche de revenir chez vous.

- Si car y’a un monsieur qui vient par hasard de passer, y cherchait une chambre et je la lui ai louée…

- On en arriv’rait presque à la croire… Joop, tu la crois ?

- Qu’vous m’croyez ou pas… j’m’en fiche de ce que vous croyez.

- Ben Sam, c’est possible après tout, Mlle Bont ne va quand même pas oser nous mentir…

- Ah ! heureuse d’vous l’entend’e dire.

- Si quelqu’un d’autre a loué, on peut rien y faire, c’est clair, mais on peut quand même

laisser nos affaires chez vous pendant tout ce temps, hein ?

Fenêtre refermée, la Chopine disparue.

- Tu vas voir, on va tout stocker chez elle.

Mais porte close, hermétiquement fermée. Impassibles, fesses sur le brancard, les deux gars continuent de chiquer sous la pluie toujours plus battante. Des collégiens sortent de deux écoles voisines en poussant de grands rires, une cacophonie qui envahit la rue. Il est onze heures et demie. On est plantés là comme des idiots devant la porte close, la Chopine reprenant sa tâche comme si de rien n’était.

C’est alors que Sam tranche la question :

- On n’a pas l’choix, Joop, faut qu’on trouve un toit aujourd’hui avec tout notre barda, va falloir traîner tout ça jusqu’à c’qu’on trouve quèq’chose.

- Ouais… j’suis déjà tellement fatigué…

- Allez, ça va s’arranger… dites-moi les gars, j’vous dois combien ?

- Vous voulez nous payer ? Vous voulez pas qu’on vous aide ?

- Non, dites-moi juste combien j’vous dois.

Les deux de se concerter en vitesse en échangeant un clin d’œil, et le petit, tout rouge, de dire :

- Eh ben, m’sieur, comme on a marché deux ou trois heures sous la pluie, on pensait à un rijksdaalder par bonhomme.

- C’est d’accord et je vous donne un florin en sus pour la charrette qu’on doit garder jusqu’à c’soir.

- La charrette ? C’est qu’on faisons jamais ça.

- Pour une fois, vous allez l’faire… vous inquiétez pas, on va pas aller guincher avec.

 

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Les deux une fois partis, on reste là, perdus, confus, livrés à nous-mêmes, dans le halo toujours crépusculaire de la rue gris pâle.

- Y a plus qu’à y aller.

Et, sous la pluie, Sam pousse la charrette dont les roues couinent.

- Chacun son tour… on va d’abord passer par la Jan van der Heijdestraat… et pendant que je pousse, tu sonnes chez les gens, et quand tu pousseras, c’est moi qui sonnerai…

L’Ostadestaat une fois remontée jusqu’au niveau du Ruysdaelkade, on s’engage bientôt dans la Jan van der Heydestraat.

- Tu veux que j’te remplace ?

- Non, regarde si tu vois des chambres à louer…

- Ouais, arrête-toi… j’vais voir là.

 

Une femme chétive et maigre, deux marmots pâlots, asthmatiques, une turne exiguë.

- Moi, vous voyez, j’préfère une dame que deux monssieurs… quand vous penseriez venir ?

- Ce soir, si possible.

- Non, m’sieur, c’est pas possible… j’prends pas des gens comme ça qui sortent de la rue… vous avez encore une chambre à vous, j’imagine ?

- Oh, bien sûr, madame.

- Eh ben, faudra donner vot’ préavis avant d’déménager, vous voyez, m’sieur, j’y tiens, j’veux bien la louer, mais pas comme ça…

 

Jusqu’à deux heures et demie de l’après-midi, on s’est traînés de rue en rue, Sam poussant la charrette. Vidés, le visage blafard de n’avoir rien mangé, on est allés se sustenter au Volksbond[1] d’un sandwich au fromage et d’un café chaud. D’abord Sam pendant que je restais dehors près de nos affaires, pour que la charrette ne bascule pas, puis on a inversé les rôles, après quoi on s’est retrouvés dehors tous les deux sous la pluie incessante, poussant le chargement sans pouvoir nous abriter.

 

Quatre heures et demie. La pluie battante a cessé pour laisser place à un crachin brouillardeux. D’un jaune rougeâtre vaporeux, les réverbères sont déjà allumés ; les vitrines des boutiques renvoient un reflet jaune. Je suis fatigué, abattu, je n’en peux plus si bien que je me mets à pleurer en pleine rue à gros sanglots convulsifs…

- Allons, Joop, fais pas l’idiot. On dirait que t’as 12 ans et pas 22… on va traverser la Ceintuurbaan et emprunter le bout de la Sint-Willibrordstraat jusqu’à l’Amsteldijk… on trouvera p’t-être quèque chose là-bas…

Reprenant du poil de la bête, je l’aide à pousser tout en cherchant des yeux s’il y a des chambres à louer.

Mais rien. Puis, dans la Sint-Willibrordstraat… là il y a une annonce… au numéro 29… chambres meublées à louer.

- Bon Dieu ! Sam, v’là quèque chose et, galvanisé : tu vas voir, celle-là, elle est pour nous… tu veux qu’je sonne ou tu t’en charges ?

- À toi le plaisir…

 

jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoudUne fillette pâlotte aux plissures ombrées autour de la bouche… un bonnet bleu, une cape.

- Ta maman est là, ma p’tite ?

- Ma maman, elle est morte… j’vais appeler tata… tata !… tata !… y a un monsieur qui veut t’voir.

- Fais-le entrer dans l’couloir… j’arrive.

Quelle chance d’être au sec ! Tata arrive, une petite femme aux cheveux noirs dont certains grisonnent déjà, louchant un peu d’un œil…

- Va donc à l’école du soir, Toos… b’soir m’sieur…. excusez-moi d’vous avoir fait attendre, j’peux vous aider ?

- J’aimerais voir la chambre.

- Ah, m’sieur, bien sûr… c’est une pièce qui donne derrière, avec une alcôve… mais si vous préférez, j’ai aussi une chambre qui donne devant.

- J’veux bien voir.

Elle et moi avançons ; du fond d’un demi-sous-sol montent les aboiements aigus d’un chiot, bientôt rageusement couverts par ceux d’un gros chien.

- Silence Hec… chuut Zus… An, retiens-les… ce sont nos chiens, mais vous n’aurez pas à vous en plaindre, ils ne montent jamais.

- Oh, mais vous savez, j’aime les chiens…

 

La chambre est grande et aérée.

- C’est combien ?

- Dix-huit florins pour vous deux, c’est le prix normal.

- Vous voulez un acompte ?

- J’laisse ça à vot’ discrétion.

- Eh bien, je vais vous payer une semaine à l’avance.

- Et vous pensez vous installer quand ça ?

- Tout de suite.

- Tout de suite ?...

- En effet, madame, vous allez trouver ça bizarre, mais c’matin, quand on a appelé notre logeuse, on a rien trouvé qu’une lettre qui disait qu’elle était partie avec son commensal et qu’elle avait laissé ses affaires pour payer ses dettes.

- Ça alors, c’est une honte…

- Vous comprenez, on s’est retrouvés à la rue…

 

Heureux d’avoir un nouveau toit, je crie par la porte :

- Sam, je la prends, amène not’ bazar.

 

traduit du néerlandais par Daniel Cunin

 

 

[1] Créé en 1875, le Volksbond était à l’origine un organisme créé pour lutter contre l’alcoolisme dans les couches populaires. En 1897, il se mit à exploiter des cafés dans la capitale hollandaise.

 

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la tombe de J.I. de Haan (Jérusalem)

 

 

 

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