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georges eekhoud

  • Ménage à deux (1)

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    Quand le dédicataire d’un roman en achète tous les exemplaires pour les brûler

     

    Pijpelijntjes de Jacob Israël de Haan

     

     


    portrait vidéo de Jacob Israël de Haan (en anglais)

     

     

    Issu d’une famille juive orthodoxe, pauvre et très nombreuse, Jacob Israël de Haan (1881-1924) devient enseignant à une époque où il a perdu la foi. Parallèlement, il fait ses armes comme journaliste dans la mouvance socialiste et poursuit de longues études de droit ; il soutiendra sa thèse en 1916 et deviendra un juriste renommé.

    En 1904, cependant, il connaît de graves difficultés après la parution de Pijpelijntjes, considéré, dans les lettres néerlandaises, comme le premier roman qui évoque sans retenue l’homosexualité masculine, ce qu’on appelait encore « uranisme ». L’ami auquel il dédie cette œuvre, Arnold Aletrino (1858-1916) – écrivain, sexologue et anthropologue criminel réputé –, se reconnaît dans Sam, l’un des deux protagonistes. Par crainte de voir sa réputation souillée, menacé en outre de perdre son emploi, il tente avec une consœur – la fiancée de Jacob Israël de Haan ! – d’acheter l’ensemble des exemplaires du premier tirage pour les détruire. Très peu de lecteurs ont donc eu accès au livre, devenu aujourd’hui un collector. Une édition revue – dans laquelle on ne reconnaît plus en rien les personnages principaux –, mais non pas « expurgée »,  est bientôt commercialisée.

    J.I. de Haan

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoudÀ cause de cette œuvre, De Haan perd son travail dans l’enseignement ainsi que son poste de rédacteur au sein d’un quotidien socialiste en vue (il était en charge de la rubrique hebdomadaire consacrée aux enfants). Après la parution de Pathologieën (1908), autre roman homo-érotique, il lui est encore plus difficile de trouver un emploi. L’un des rares à oser le soutenir publiquement, c’est Georges Eekhoud ; l’Anversois d’expression française, qui lit le néerlandais, écrit un avant-propos à Pathologieën. Il s’était auparavant exprimé en faveur de l’ouvrage « juste et courageux » de Jacob : « Dans un premier roman, Pijpelijntjes, l’auteur avait déjà traité de l’amour uraniste ou homogénique. Et ce livre très curieux et souvent excellent lui avait valu, parait-il, des persécutions de la part de certains pharisiens appartenant à un parti duquel on aurait été en droit d’attendre plus de compréhension et de tolérance. Les socialistes, dont M. De Haan était, l’auront répudié et même dénigré comme une brebis galeuse. » À la même époque, De Haan est lié à Remy de Gourmont auquel il rend quelques visites dont on trouve trace dans des revues ou sa correspondance. À ce propos, Jan Fontijn, le biographe du Hollandais, écrit : « Rédacteur au Mercure de France, Remy de Gourmont revêtait une telle importance pour De Haan que ce dernier alla le voir à Paris, rue des Saints-Pères. L’individualisme du Français, sa sensualité, ses conceptions libérales sur toutes les formes de sexualité, parmi lesquelles le sadomasochisme, l’intriguaient. Ces thématiques se retrouvent en grande partie dans le roman Ondergangen (Débâcles) de 1907 et plus encore dans le décadent Pathologieën paru l’année suivante. »

    Vers 1912, De Haan effectue plusieurs voyages en Russie pour y visiter ses effroyables prisons. Par ailleurs, il devient membre du mouvement sioniste. Bientôt, il étudie l’hébreu et renoue avec la religion de son enfance, publiant à l’époque quelques recueils de poésie dans lesquels transparaissent les nouvelles conceptions auxquelles il adhère ; il donne aussi de longs poèmes inspirés d’œuvres d’Eekhoud ainsi que nombre de quatrains, certains d’une audacieuse teneur érotique qui appartiennent sans doute au meilleur de sa riche production.

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoudÀ la fin des années dix, un quotidien amstellodamois envoie l’auteur en Palestine. Il laisse son épouse à Amsterdam. Dans ses articles, le correspondant prend peu à peu ses distances vis-à-vis du sionisme au point de finir par rompre avec lui en 1922. Menacé à plusieurs reprises, il est assassiné en 1924 à Jérusalem par un membre de cette mouvance politico-religieuse. En 1932, Arnold Zweig, ami de Freud, publie De Vriendt kehrt heim (Un meurtre à Jérusalem : l’affaire de Vriendt, Paris, Desjonquères, 1999), roman à clef sur les années palestiniennes de J.I. de Haan.

    En langue française, on peut lire de Jacob Israël de Haan deux recueils d’articles et de reportages : De notre envoyé spécial à Jérusalem. Au cœur de la Palestine des années vingt (choix, présentation, notes et traduction du néerlandais par Nathan Weinstock, Bruxelles, André Versaille Editeur, 2013) et Palestine 1921, traduction du néerlandais par Nathan Weinstock, Paris, L’Harmattan, 1997. Il s’agit, autrement dit, de textes assez éloignés des romans du début du XXe siècle. Ceci même si l’homosexualité demeure un thème sur lequel le Néerlandais revient et si la production de ses dernières années traduit une fébrilité qui ne l’aura finalement jamais laissé en paix. De Haan avait une sœur philosophe et romancière renommée, Carry van Bruggen (1881-1932) dont deux œuvres sont disponibles en français, en particulier le roman Eva.

     

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    Pijpelijntjes ou un Ménage à deux

     

    Début du XXe siècle. Toujours à court d’argent, Joop (sobriquet tiré du prénom de l’auteur : Jacob) et l’étudiant en médecine Sam (surnom d’Aletrino) partagent une chambre dans l’un des quartiers récents et populaires d’Amsterdam, De Pijp (La Pipe, celui où Jacob Israël de Haan s’est lui-même établi en 1903, rue Willibrord comme ses protagonistes, sa logeuse de l’époque ayant un patronyme proche de celui qu’il donne à celle de son roman). Bien des rues portent des noms de peintres du Siècle d’or ; mais en lieu et place de couleurs et de renommée, c’est plutôt la pauvreté et la grisaille qui déterminent le quotidien des habitants : prolétaires, voyous, veuves et orphelins, petits cireurs de chaussures, rapins, rimailleurs…

    A. Aletrino

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoudSi les deux jeunes hommes se font passer pour des camarades, ils sont en réalité amants, des amants fragiles qui se querellent souvent. Le dépressif Joop est le plus féminin des deux. Quant au bisexuel Sam, il se montre extrêmement sadique, n’hésitant pas à frapper son ami. À l’occasion, ce dernier tombe amoureux de jeunes garçons tandis que Sam assure qu’il reste attaché à Joop et à personne d’autre. Cependant, il envisage bien de se marier un jour et de mettre donc un terme à leur liaison.

    Chassés pour ainsi dire par leur logeuse, les deux amants finissent par trouver une nouvelle chambre en sous-location, toujours dans le même quartier (dans la rue, d’ailleurs, où Jacob Israël de Haan habitait). Leur nouvelle logeuse, Mme Meks, n’est guère favorisée par le sort : de temps à autre, il lui faut se rendre à la prison de Haarlem où est détenu son mari ; de plus, elle perd bientôt son chien. En réalité, Sam, qui déteste l’animal, le noie. Il va rééditer son coup avec le chien d’une autre femme. Cependant, il arrive à Mme Meks de vivre des moments plus gais. Elle reçoit chez elle, en particulier pour le rituel du thé ; la libération d’un complice de son mari sera aussi l’occasion d’organiser une petite fête.

    Entre oisiveté, cafard et pleurs, mais aussi plusieurs mensonges, Joop éprouve les pires difficultés à sortir de ses pensées un garçon dont il s’est épris. En proie à des troubles psychiques, il ne peut cependant s’empêcher de tomber amoureux d’autres hommes plus ou moins jeunes, par exemple d’un ami de Sam. Un jour, il va même jusqu’à ramener une de ses conquêtes sous le toit qu’il partage avec son amant. Le garçon ne s’éternise toutefois pas. Joop éprouve une prédilection pour les adolescents tout en se disant réellement attaché au seul Sam. Mais ne voilà-t-il pas que celui-ci tombe amoureux d’une certaine Tonia ! C’est cette femme qui vient vivre avec les deux amis. Mais alors qu’il a réussi ses examens, Sam va connaître un sort tragique.

     

    Documentaire sur Pijpelijntjes, De Pijp et le roman Eva

     

    Les romans de Jacob Israël de Haan constituent sans aucun doute le sommet de son œuvre. On range Pijpelijntjes dans la mouvance naturaliste (souci de mettre en avant des réalités sans les édulcorer) tout en soulignant que l’écriture, marquée dans les dialogues par le parler populaire d’Amsterdam, se caractérise en outre, principalement dans les descriptions, par une palette impressionniste et un recours à la langue artiste de la fin du XIXe siècle. D’ailleurs, dans ces pages, malgré une facette misérabiliste, les traits décadents ne manquent pas : esthétique qui mêle douleur et jouissance, scènes sadiques, plaisirs d’autant plus raffinés qu’il sont stimulés par deux protagonistes « nerveux »…

    De Haan et sa sœur Carry van Bruggen

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoudAu fil des 24 chapitres, l’auteur nous propose une suite de scènes tirées de la vie du peuple, l’amitié singulière entre Sam et Joop fonctionnant comme un fil rouge. La façon dont ce couple se manifeste ainsi que certains choix de l’écrivain (Joop est à la fois l’un des « il » et, à d’autres moments, le « je » ; alternance surprenante des temps ; phrases dans un style télégraphique, sans verbe ou sans sujet ; nombreux points de suspension, etc.) constituent les points forts de cette narration. Celle-ci se distingue d’ailleurs par l’absence d’instance omnipotente. Elle se différencie de la teneur de certaines œuvres d’Eekhoud qui mettent en avant certains idéaux et l’élévation de l’esprit que peuvent inspirer des homosexuels. Pour sa part, De Haan se satisfait d’une réalité crue, en rien enjolivée.

    On interprète généralement le titre énigmatique au sens de « scènes du quartier De Pijp » tout en relevant éventuellement une allusion à la fellation. Dans la version retouchée de son roman, J.I. de Haan a placé en épigraphe quelques vers de Catulle :

     

    Je vous enculerai, vous sucerez ma queue,

    Vous avez lu mes vers, assez pour vous fonder

    À me croire impudique : ils sont licencieux.

    Un poète bien sûr doit être chaste et pieux,

    Mais pourquoi faudrait-il que le soient ses poèmes ?

    (traduction de Lionel-Édouard Martin)

     

    Georges Eekhoud 

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoudAutrement dit, il revendique une esthétique qui prévaut face à toute forme de morale. Le Jahrbuch für sexuelle Zwischenstufen de Magnus Hirschfeld – périodique alors en vue quant à la question de l’homosexualité – reprend quelques paragraphes de Georges Eekhoud, lequel défend une même approche.  Dans une lettre à un autre confrère, De Haan expose sa visée première : « Si je parviens à dépeindre la misère de la vie qu’on mène dans ce quartier et les peines qui résultent de cette perversité de sorte à ce que lecteur les éprouve au fond de lui-même, cela voudra dire que je suis là où je veux être. » Si la thématique ne nous choque plus aujourd’hui, il faut reconnaître que l’écrivain néerlandais a fait preuve d’une audace surprenante ; on peut être surpris par certaines scènes « osées ». Dans Pathologieën, il a poussé les choses plus loin encore en décrivant les rêves incestueux d’un adolescent amoureux de son père.

     

    Daniel Cunin

     

     

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    Jan Fontijn, Onrust. Het leven van Jacob Israël de Haan, 1881-1924 

    [Sous le signe de la fébrilité. La vie de Jacob Israël de Haan, 1881-1924],

    Amsterdam, De Bezige Bij, 2015

     

     

     

    Ménage à deux (Pijpelijntjes)

     

    Au bon A. Aletrino

    (début de l’hiver 1904)

     

    Chapitre 1. En quête d’une chambre

     

     

    Il y a un temps pour venir, il y a un temps pour partir. Le moment pour nous de partir était arrivé. La Chopine en personne est venue nous le dire. On avait tout juste fini de manger. Du pain, un bout de fromage, du thé insipide… et il pleuvait. Nos doubles rideaux de dentelle trempaient dans la lessive, seuls les stores en tissu pendaient devant la fenêtre, carrés blancs, d’un blanc dur ; par instants, la lumière aqueuse du soleil lancinait crûment avant de tout à coup disparaître – lugubre.

    Sam était affalé dans son fauteuil, mains ceignant son occiput et jambes tendues, yeux fermés. Il était peiné, je le regardais. La pluie tombait doucement.

    C’est alors que la Chopine est entrée, ses vieilles pantoufles aux pieds, sans faire de bruit.

    - B’jour, m’ssieurs.

    - Bonjour, mademoiselle…

    - M’sieur Sam se sent pas bien ?...

    Plantée près de la table, elle a débarrassé, assiettes sur la boîte au pain et petit pot à beurre sur les assiettes. Sans ménagement, elle ébranlait le silence ; elle a tout regroupé dans son tablier-fourreau… puis d’une voix déterminée :

    - Oui, m’ssieurs, faut qu’je vous dise, va y avoir du changement… va falloir vous trouver une aut’ chambre… j’va déménager…

    - Comment, mademoiselle… comme ça, sans prévenir, au beau milieu du mois ?

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoud- Au beau milieu du mois... euh, qu’est-ce qu’ça change ? C’est un loyer à la semaine, ici… Je m’en va lundi.

    - D’accord, mademoiselle, mais on a loué au mois…

    - Bah, Joop, te fatigue pas… elle va pas plus déménager que nous, mais bien sûr, elle veut louer à un meilleur prix…  on va devoir vider les lieux. C’est correct.

    - Non, mademoiselle, M. Sam a peut-être raison pour le reste, mais c’est pas très correct ça, je tiens à vous le dire.

    - Pas correct… pas correct… qui parle de correction, on défend ses intérêts à soi, vous comme moi. J’arrête de t’nir une maison, j’va m’mettre en condition…

    - En attendant, décampez de cette chambre !

    - Enfin, je verra bien, M. Sam est encore de mauvais poil… mais au moins, vous v’là au courant.

    Sam se recala dans son fauteuil, qu’il n’avait pas quitté. La pluie bruissait, le vent crécellait contre les vitres, étalant les épaisses gouttes sur le verre. Je les suivais des yeux. Le mauvais temps avait vidé les rues. Un chien aux toupets de poils mouillés s’était réfugié sous la charrette d’un porteur de pain, ce dernier, un gamin encore, sous un porche.

    - Dis-moi, Sam, c’est à se taper sur les cuisses, déménager alors qu’on commence à être bien ici…

    - On va pas déménager… on va rester tranquillement ici.

    - Arrête, va pas faire d’esclandre… si elle veut se débarrasser de nous, on n’a pas le choix… j’arriverai bien à trouver autre chose…

    - Moi, pas question qu’on me traîne sous la pluie… Rassure-moi, on va pas retourner habiter au-dessus d’une étable, hein… ?

    - Non… bon, vaut mieux que je traîne pas.

    - Ouais, c’est bien… j’ai mal au crâne, je vais me coucher…

    - Alors comme ça, tu me laisses m’aventurer tout seul sous la pluie…

    - Oh ! tu voudrais qu’on y aille à deux… reste ici… laisse tomber… on retombera bien sur nos pattes.

    - Mon œil. À plus tard…

     

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    tramway dans la Van Woustraat 

     

    À peine étais-je devant la porte d’entrée que le vent m’accueillit de face. Voyons voir, d’abord quitter l’Ostadestraat… y a rien là. Ensuite, commencer par la Govert Flinkstraat, c’est toujours moins cher que la Jan Steenstraat ou que la Van Woustraat.

    En même temps, ne pas se contenter de la première chambre venue… une à double alcôve ou bien une avec une seule alcôve et une petite chambre attenante… et pas de fauteuils en velours… avec petit-déjeuner… Bon Dieu ! saleté de pluie… Ah ! ce Sam, c’est quand même un personnage…

    La Govert Flinkstraat, étroite et grise. À toutes les fenêtres ou presque, des annonces… chambre à louer, non, ça fera pas l’affaire… chambres meublées à louer. Allons jeter un œil, le temps d’égoutter mes habits… saleté de pluie.

    Une seule cloche … amusant, il faut sonner deux fois ou trois en fonction de l’étage. C’est au premier. Pourquoi ne pas tirer dessus ?… une fois.

    En haut, en retrait de la fenêtre qui s’ouvre, la pluie dissuadant une tête de s’avancer :

    - Qui c’est ?

    Quittant le porche, là où l’on est au sec, et m’adressant au premier :

    - Madame, j’aimerais voir les chambres.

    La femme scrute tout, du haut du chapeau mouillé au bas des jambes du pantalon usées et souillées.

    - Sont d’jà louées.

    - Mais votre annonce alors ?

    - C’est pour d’autres… je loue à bien plus.

    - Dans ce cas, j’aimerais bien les voir, ces autres chambres…

    Fenêtre refermée. Avec un supplément de rage synonyme de : toi-dégage-d’ici, et rien d’un placide : je-viens-vous-ouvrir.

    Y a plus qu’à se remettre en route.

    La pluie empire encore… petite chambre à louercherche pensionnaires bien sous tous rapports… M’informer ici, histoire de me mettre à l’abri… un pensionnaire, on peut en parler plus longtemps que d’un simple locataire. Et ça ne mange pas de pain. Trois cloches cette fois. C’est au deuxième, un escalier qui monte tout droit, un deuxième en coude, tous deux sombres…

    - Qui c’est ?... qui c’est ?...

    - Je viens pour les chambres…

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoudUn silence, mon manteau-cape et mon chapeau lourds dégouttent, dans ma tête une sèche sensation de fatigue, en face les habitations grises vibrent devant mes yeux brûlants… toute noire, la cage d’escalier bâille au-dessus de moi… la pluie persiste.

    - Montez donc, maman a dit.

    - Bien, mademoiselle.

    En haut du deuxième escalier, penchée en avant, le regard plongé dans l’obscurité, une grosse jeune fille, figure joufflue et pâle, petits yeux humides, joues ballonnées.

    - B’jour, monsieur.

    - Bonjour, mademoiselle… votre maman m’a dit que je pouvais monter.

    - Maman est dedans, piaule la mafflue, avancez donc.

    Dans la pièce, la mère occupe un fauteuil. Maigre, cheveux noirs clairsemés, grisonnants.

    - Assoyez-vous, m’sieur. Jansie, prends-y la cape au m’sieur, mais mets pas d’eau partout… assoyez-vous ici… j’suis un peu sourde… accroche-la bien, Jansie… voilà, comme ça on peut parler… autrement ça va faire des traces… vous permettez que j’continue mon ouvrage ?

    La mère ravaude un bas. Une chiffe luisante vert foncé tendue sur un petit crâne sans oreilles, un grand trou dans la semelle croûteuse, et, dépassant des jupes, un pied d’un gris douteux aux ongles noirs.

    - Alors, vous v’nez voir les chambres ? demande sourdement la vieille, ses paroles en cadence avec l’aiguille à repriser.

    - Oui, madame… pour mon ami et moi.

    - Ah, je vois… deux monssieurs célibataires, ça nous irait très bien, vous comprenez, moi veuve avec une fille unique, y manque toujours quèque chose chez soi…

    Les joues mafflues se gonflent sans rougir, les yeux humides surveillent le poêle.

    - Voyez-vous, c’est pas qu’on est tant à l’aise, juste cette pièce-ci et la chambre à coucher de moi et ma fille… oui pis encore un cagibi à charbon. Mais au grenier, on a fait mett’ une cloison, une p’tite chambre bien mignonne… du joli papier au mur…

    Le poêle chauffe, une chaude indolence ouate les lieux… la voix de vieille mère-jabote semble marteler des mots venus de loin… suis fatigué, somnolent, mes habits mouillés dégagent une épaisse vapeur…

    - … un p’tit tableau… vous d’vinez l’effet, toute façon Jansie pourra vous montrer tout à l’heure.

    L’indolente chaleur m’assoupit… dans mes yeux brûlants de fatigue, tout se fait lourd, s’estompe… la vieille a terminé son ouvrage, elle s’empresse d’enfiler le pied gris sale dans le bas.

    - Vous vous y sentirez comme un fils d’la maison…

    La pluie harcèle les vitre embuées…

    - Certes, madame, mais je veux prendre le temps d’y réfléchir, et y faut que j’en parle à mon ami…

    - Vous voulez pas d’abord la voir, la chambre ?...

    - J’ai peur, madame, que ça soit trop petit pour nous… pour moi, c’est pas gênant, mais mon ami, lui, est étudiant…

    - Maman, si te plaît, pas des étudiants, autrement, not’ nom circulera tout de suite dans la rue.

    - Vous êtes aussi étudiant, m’sieur ? jabote la vieille tout en se penchant pour ôter son autre bas avant de le passer sur l’œuf, la question encore affichée sur son visage fripé. Jansie, r’garde voir si le charbon a déjà brûlé.

    - Moi ? Non, madame…

    - Eh ben, Jansie, t’as entendu c’que m’sieur a dit ?

    - J’vous tiens au courant… madame, si vous…

    - Oubliez pas vot’ cape, m’sieur...

    - Non. Si vous voulez…

    - Jansie, la traîne pas contre l’mur, autrement tu vas tout me salir mon couloir….

     

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    La Govert Flinkstraat

     

    De retour dehors par ce sale temps... un peu plus loin. Il est déjà onze heures et demie… les écoles se vident, les garçons poussent des cris, pans de leur cape ou de leur manteau soulevés, le vent gonflant ces voiles et agitant leurs knickers en tricot… quelques autres s’éclaboussant de l’eau boueuse des caniveaux. Et à proximité de l’école, chambres à louer. Au premier, une habitation bien entretenue, au rez-de-chaussée, en demi-sous-sol, une crémerie-fromagerie, rien dans le reste de la maison. Pourquoi ne pas sonner ?

    - Qui c’est qu’est là ?

    - Pour les chambres… madame.

    Un petit rire tinte… d’une autre pièce un autre petit rire qui tinte ; appuyées sur la balustrade quatre filles et leurs rires qui tintinnabulent, s’alternent et se répondent…

    - Oh, Joliette… un monsieur pour les chambres… Odette, ça te va à toi… mais non, mais non[1].

    Du haut de l’escalier, une verrière jette de la lumière derrière moi.

    - Montez donc, m’sieur, ah ! mais non*… les chambres sont déjà louées.

    Toujours en bas, je comprends et voilà que le vent s’engouffre par la porte d’entrée.

    Puis une fine voix de fausset, et une autre et une autre encore…

    - Vous ne voulez pas voir les chambres… par nuit et par jour… mais Joliette… c’est pour toi Odette*

     

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    Jacob Israël de Haan

     

    De retour dans la rue. Pluie, vent qui gronde, sans relâche, les cartons des annonces mouillés… demande pensionnaire bien sous tous rapportspetite chambre à louerchambres meublées à louer… numéro 254, premier étage… en dessous, un marchand de fruits et légumes, trois cloches. C’est bien, y a qu’à entrer.

    Une femme, un vieux bonhomme, deux gosses. Relents de pisse.

    - C’est moi, papa… papa y a un m’sieur pour les chambres… suivez-moi m’sieur.

    C’est à l’arrière. Une grande chambre bien éclairée, une double alcôve.

    - C’est pour vous seul, m’sieur ?

    - Non, madame, pour un ami et moi, mais une chambre avec une alcôve peut aussi faire l’affaire.

    - Comment vous la trouvez, la chambre ?... regardez, d’ici on a une belle vue sur les jardins de la Jan Steenstraat…

    - La chambre est très bien, mais vous comprenez, j’dois d’abord en parler à mon ami… il aura sans doute envie de la voir lui aussi…

    - Oui, m’sieur, mais j’peux pas attendre, y a quelqu’un d’autre qu’est intéressé, il vient demain après-midi donner sa décision.

    - Eh bien, vous savez quoi ? je vais la prendre, mais ce que je voulais dire, comment sont les voisins ?

    - Oh, pour ça y sont très bien… mais à propos, m’sieur, vous oubliez pas la caution, hein ?

    - Non, bien sûr, c’est combien ?

    - Quatre florins, m’sieur.

    - Quatre florins ? C’est pas donné.

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoud- Comment vous dites ?! Le loyer, c’est quinze florins pour un et dix-huit pour deux. Une semaine de loyer pour la caution, c’est la règle, en plus, quatre florins, c’est même pas une semaine.

    Paie, il te restera neuf stuivers[2].

    - Bien, alors j’va enlever l’annonce… au revoir m’sieur… vous venez quand ?

    - Lundi, je pense, mais peut-être dès samedi… comptez plutôt sur samedi, c’est mieux, puisque c’est pas meublé… au revoir madame…

    - Au revoir m’sieur.

     

    Ya plus qu’à vite rentrer, c’est déjà midi passé… ne pas oublier d’acheter cent grammes de saucisse…

    Satisfait, preste, sous la bruissante pluie qui continue de faire rage. Cape qui se fait lourde sur le bras, veste trempée.

     

    Sam est vautré sur quelques coussins, par terre, les yeux dans le vague.

    - Salut !…

    - ’jour… déjà de retour ?

    - Déjà de retour ?... J’suis trempé comme une soupe !

    - Y pleut toujours ?

    - Et pas qu’un peu. T’as dormi ?

    - Ouais… somnolé. Maintenant que tu l’dis, la pluie, je l’entends… t’as trouvé ?

    - Ouais, une très belle piaule avec une double alcôve, rien que ça, pour dix-huit florins, pas cher hein ?

    - Non, c’est bien, on s’y installe quand ?

    - J’pensais à samedi… dis-moi, Sam, j’en ai bien bavé, embrasse-moi.

    - Qu’est-ce que tu crois ?…. sers-toi si t’en as envie…

    Et vers le visage hâlé de Sam, je me penche. Avec souplesse, il arque la poitrine et me gifle les yeux… ce qui fait jaillir juste devant moi une lumière blanche, blanc jaune.

    - Là… là…

    - Eh… nom de Dieu de bon Dieu !…

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

     

    [1] L’astérisque qui suit un passage en italique renvoie à une suite de mots en français dans le texte.

    [2] Le stuiver était une pièce de 5 cents, soit 1/20e de florin.

     

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    A. Aletrino, par Jan Veth (vers 1885)

     

     

  • Ménage à deux (2)

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    Pijpelijntjes de Jacob Israël de Haan

    Ménage à deux (Pijpelijntjes)

    Chapitre 2. Le déménagement

     

     

     

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoudLa Chopine s’était mise à faire ses valises, mais Sam a dit qu’elle n’allait pas déménager, que tout ce branle-bas n’était rien qu’une sommation, qu’elle ne rigolait plus. Le vendredi matin, en débarrassant la table, elle avait remis le sujet sur le tapis.

    - Si ça vous dérange pas, déménagez demain samedi et pas lundi. Lundi matin, les porte-faix viennent pour mes affaires, ça s’rait un sacrebleu de remue-ménage si y en a aussi qui viendraient pour vous.

    - Oh, l’autre y doit venir dimanche soir ou lundi matin, hein Joop, on pense pas partir avant lundi.

    - Fichtre, réfléchissez-y donc à deux fois, c’est pour ça que j’vous l’ai dit, que j’m’en va, hein monsieur Driesse, vous croyez quand même pas que j’vous joue un tour ?

    - On va arranger ça, hein Sam… mademoiselle Bont, j’m’en charge, vous verrez que ça va bien se passer… hein Sam, on arrange ça.

    - Arranger, arranger, c’est là tout l’truc, faut faire en sorte que les autres arrangent les choses pour que ça nous convienne à nous, et jamais l’inverse… mais en ce qui m’concerne, faites comme bon vous chante.

     

    Le soir, nous en avons discuté. Sam était très calme, il avait travaillé sereinement tout l’après-midi, on buvait à présent du thé dans la pièce éclairée par la lampe, une douce intimité jaune qui nous pénétrait au point de nous attendrir et de nous amener à parler en toute quiétude avec une modulation à peine perceptible de nos voix…

    - Dis-moi, Sam…

    - Oui, boy, qu’est-ce qu’y a ?... encore un baiser, petit idiot ?

    - Oui, ça aussi… mais dis-moi…

    - Voyons, pas tout en même temps… quel petit idiot tu nous fais !...

    - Je t’aime tellement, Sam, faut plus que tu t’en ailles, hein, faut que tu restes pour qu’on soit toujours ensemble…

    - Mais bien sûr… ça y est, voilà que tu te remets à pleurer… monte donc la lumière et allume la lampe du bureau, t’es tout chose à cause de ce demi-jour… bien, quoi de neuf alors ?

    - T’as pensé à l’argent pour les déménageurs, demain ? Ça va nous coûter facilement deux ou trois florins.

    - T’as plus rien ?

    - Non, moi non… J’ai donné quatre florins à l’aut’ bonne femme, payé les cent grammes de saucisse, y me reste que trente-quatre cents.

    - Ça, c’est plutôt idiot… j’ai presque plus rien moi non plus, Bob Helmers est passé me voir, il m’a emprunté treize florins jusqu’à lundi…

    - Merde alors ! comment on va faire ?

    - T’as plus rien à mettre au clou ?

    - Rien si ce n’est la bague en or du Transvaal, tu t’rappelles, celle que Nellie a rapportée.

    - Ah, cette bricole ? Eh bien, apportons-la à la Gerard Doustraat.

    - Y pleut comme… y pleut comme vache qui pisse, on ira demain matin.

    - Non, ça serait trop tard, allez on y va…

    La pluie crécellait contre les vitres. Quand Sam sortait dans la journée, le soir venu, il entrait souvent dans de telles colères qu’il ne se contrôlait plus et qu’il me frappait. Lamentable.

    - Ouais, allons-y…

     

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    Pas un chat dans la rue. Sous le vent, les lumières blanches flageolaient, leurs faisceaux vacillaient dans les flaques sombres.

    - Tu vas en obtenir combien ?

    - Un rijksdaalder [1]… peut-être trente-cinq stuivers, ça dépend.

    - D’accord, maintenant écoute ce que je vais faire. Un petit calcul : imaginons que t’obtiennes un rijksdaalder pour la bague, y m’reste une quinzaine de stuivers, toi sept, on gage ma montre, elle vaut un rijksdaalder, mais à la Marnixstraat, j’en obtiendrai trois florins…

    - Y pleut à seaux, on va pas y aller, j’me les gèle, on finira quand même par s’en sortir.

    - Si, on y va, ça fera dix stuivers vite gagnés, et c’est pas si loin que ça, bon la pluie, euh, la pluie… je t’accompagne, ça t’suffit pas ?

    Sa subtile flatterie m’a fait me sentir tout chose, sa voix m’a caressé tout au fond de moi.

    - D’accord, allons-y.

     

    Pour la bague, on a obtenu 1 ƒ 75 et Sam, plein d’insolence et fulminant tout à coup, exigea que le prêteur sur gage lui rende sa montre.

    Puis, arpentant toujours sous la flotte le quartier De Pijp, on a emprunté le sombre Stadhouderskade.

    Sur le ciel noir pluie se détachaient les lueurs des becs à gaz, or pâle, mais tout le reste était mouillé et noir. Le vent avait chassé tout le monde des bords du canal, le noircissant plus encore, d’autant que plus aucun tramway ne passait.

    - Sam…

    - Oui, boy

    - Putain… quelle trotte, hein ?

    Il a pris ma main froide dans la sienne, l’a serrée au chaud et au sec dans la sienne… lui gardait toujours les mains dans ses poches. Épaule contre épaule, on a poursuivi notre chemin, courbés face au vent.

     

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoudLa Leidscheplein, lumière molle, éclats de lumière, l’incessant sourire scintillant des lampes à incandescence, les mèches blanches, le calme rire macabre bleu pâle des globes suspendus, que le vent balançait, leur rictus bleu-blanc.

    Les passants pressés, surgissant d’un coin d’ombre pour perforer la lumière et disparaître dans une autre obscurité. Sam lâcha ma main sur la place qu’on s’empressa de traverser, puis on obliqua dans le trou noir encadré par le blanc Hôtel Américain et le théâtre municipal rouge. La Marnixstraat, noire tavelée de jaune, le silence après les bruits de la place, les arbres dépouillés s’égouttant au-dessus de nos têtes ; le mur lumineux de la sucrerie qu’accusait plus encore la nuit, le pan de noir derrière, spectral.

    - Bigre ! cette ville, c’est une bête mal fichue…

    - Écris un poème là-dessus…

    Toujours sous la pluie, Sam ne reprenait pas ma main. Le vent s’emportait plus encore, les flammes des réverbères oscillant convulsivement, d’un jaune éphémère et fantomatique sur les murs ruisselants, ou ployant sous l’obscurité du vent. Ma cape-manteau se faisait lourde sur mes épaules ; je fus gagné par l’impression que je marchais sans savoir où j’allais.

    Jusqu’à ce qu’enfin, on arrive.

    - Combien vous en voulez ?

    - Trois florins.

    - Trois florins, pour cette babiole ? Trente-cinq stuivers

    - Non, trois florins. C’est ce qu’on m’a donné la dernière fois.

    - La dernière fois, c’est pas aujourd’hui… oui ou non ?

    - Ouais, c’est bon, donnez-moi ça…

     

    Retour en pleine pluie battante et bruissante, qui tombait, tombait sans relâche. Mais avec à présent le vent dans le dos. Rebroussant ce long chemin.

    J’éprouvais un tel mal de rue, de nouveau cette sensation de marcher sans savoir où j’allais, le palais turgide et poisseux, la pesanteur du chapeau sur ma tête, lui aussi transpercé par la pluie…

    - Tu savais que la Marnixstraat était si longue ?

    - Ouais, pas toi ?... tu l’as pourtant empruntée assez souvent.

     

    De nouveau la Leidscheplein, aux lumières disgracieuses, aux disgracieux éclats lumineux ; de nouveau, sous le vent, le vacillement bleu pâle des globes blancs grimaçants.

    - Joop, boy, des fois, c’est mal fichu la vie… t’es fâché ?

    - Non… c’est idiot, hein, toute cette trotte pour à peu près rien… on n’a toujours pas de quoi s’en sortir… et voilà qu’il est déjà huit heures et demie.

    - C’est pas grave… quand on s’ra rentrés, t’auras qu’à te coucher, moi j’irai voir Siep Reesink, il aura sûrement un petit quelque chose pour nous…

    - Ouais… je suis crevé…

    - Rapproche-toi, c’est beaucoup plus agréable de marcher tout près l’un de l’autre, non ?... tu veux que je dorme avec toi cette nuit ?

    - Non, j’préfère pas…  j’pourrais pas du tout fermer l’œil…

    - Tiens, Joop, écoute un peu cette blague. Ce matin, à la polyclinique, une femme atteinte de tuberculose, elle voulait pas se déshabiller parce que j’étais là, elle exigeait que j’m’en aille… professeur Pel furieux… elle croyait que j’étais un nègre…

    - Nom de Dieu de bon Dieu !...

    Je marchais tout près de Sam, sentais tous les mouvements de son corps. Une chaude intimité qui me requinqua tout à fait, nous étions deux choses autonomes sous le fouet glacé de la pluie qui ne nous importunait plus.

    On arriva à la maison, allègres, nous sentant bien.

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    La Leidseplein vers 1904

     

    Sam alluma la grande lampe, je me dépouillai de mon accoutrement gorgé d’eau et m’avachis paresseusement dans mon fauteuil.

    - Va te coucher… Joop, moi j’passe chez Siep, si j’arrive trop tard, il sera au café Pan.

    - Tu veux aller chez lui à cette heure ?

    - Ouais, il bosse jusqu’à des dix heures, mais ça tu l’sais.

    - Oui… c’était juste pour dire quelque chose.

    - Petit idiot… va plutôt te coucher.

    - Tu restes un peu à côté de moi ?

    - Voyons, ne traîne pas, autrement, demain, tu seras pas frais.

    Je me suis abandonné à la chaleur du lit, la lampe à huile baissée, une faible lueur sombre ouatant les objets aux contours indistincts. Sur la chaise, mon écharpe... mes yeux se sont posés dessus, j’ai pris peur.

    - Sam, s’il te plaît, ôte-moi cette écharpe de là… oui… comme ça… c’est bien comme ça… Sam, dis-moi, est-ce que je suis vraiment différent des autres ?

    - Oui, un peu… mais c’est pas le moment de parler de ça.

    - Si, parlons-en un peu… tu m’aimes beaucoup ?

    - J’ai pas besoin de le dire, tu le sais.

    - Autant que moi je t’aime ?...

    - Tu vas pas me resservir ton questionnaire, hein ?... je te répondrai pas… c’est toujours la même chose.

    - Si, redis-le-moi encore une fois… autant que moi ?

    - Non…tu le sais déjà. Bon, je te le redis encore… mais c’est la dernière fois. Toi, tu m’aimes positivement, et parfois t’aimes bien que je couche avec toi, moi je t’aime beaucoup… mais autrement… ce que tu veux, ça me va, mais c’est quelque chose que je ne te demanderai jamais, tu le sais très bien…

    - Oui…

    - Et tu vois, il t’arrive aussi d’aimer d’autres garçons, alors que moi, je ne veux pas vivre ça avec quelqu’un d’autre…

    - Non… juste avec moi…

    - Oui… un jour, je vais me marier, vraiment, tout bonnement me marier, signer un acte de mariage en bonne et due forme …

    - Voyons… ça sera alors fini pour de bon entre nous ?

    - Bon Dieu ! tu vas pas faire ton pathétique ! Si c’est comme ça, j’y vais…

    La lueur jaune s’éteignit, l’obscurité humide me submergea…

    - Sam…

    - Ouais…

    - À plus tard…

    - À plus tard… traîne pas pour dormir… tu sais bien que si je vais au café avec Siep, je serai pas rentré de bonne heure…

     

    Porte refermée. Ses pas rompirent le bruit égal de la pluie… jusqu’à ce qu’il se fût éloigné et que ne subsistât plus que l’obscurité ouatée… sans plus aucun bruit.

    Fin réveillé dans le lit chaud, moite, à l’écoute. Mais pas le moindre bruit hormis le bruissement de la pluie, en rien une chose qui se laisse écouter, car c’était comme le silence, égal et absolument assourdi. Encore une fois, j’ai tendu l’oreille pour percevoir quelque chose qui n’était pas là, jusqu’à ce qu’une douleur me cisaille les yeux à force d’être à l’affut, de fixer le bruissant silence vide et égal de la pluie. Dans ma tête, douleur brasillante, acérée à blanc, alors qu’il n’y avait rien à entendre. Mes yeux me faisaient mal… mes mains paralysées dans la moiteur… dans le silence noir, quelque chose bouge… du noir dans le noir… une chaleur noire… là sur ma poitrine… quelque chose d’autre qui bouge… encore… et encore… jusqu’à ce que le submergeant silence nocturne bouge… invisible, mais noir soyeux, velouteux. Laissant un goût doucereux dans ma bouche... tandis que j’étais incapable de bouger.

     

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    Lettre ouverte de De Haan au sujet de la polémique provoquée par son livre

     

    Une peur noire pesait sur moi… tout à coup, j’ai bondi du lit, les pieds encore chauds de sommeil sur le fin linoléum glacé. Ce contact a brisé l’envoûtement noir… peu à peu quelque chose s’est mis à enfler dans mes oreilles, une sorte de bulle de boue noire qui éclatait. Ai entendu la pluie, un chien aboyer. Calme et revigoré, je me tenais à côté du lit moite aux couvertures rejetées à coups de pied. Une sensation agréable a parcouru mon dos avant de s’étendre au bas de mon corps. Je n’avais plus envie de me recoucher. Allongé sur le tapis, j’ai observé l’obscurité de la pièce, ne sentant rien, ne pensant à rien, sans avoir sommeil, sans fatigue ; toutes les demi-heures, j’entendais distinctement les cloches sonner, jusqu’à une heure et demie. C’est alors qu’avant deux heures, Sam est rentré.

    - Bonjour Sam… bonjour…

    - Quoi… bonjour… t’es où ?

    - Je suis…

    - T’es pas dans ton lit ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

    - Eh bien, je suis allongé par terre, c’est agréable tu sais… j’arrive pas à dormir, j’avais trop chaud dans mon lit.

    Sam a allumé sa lanterne. Un délicat rayon jaune a jailli dans l’obscurité vaseuse.

    - Tu ferais quand même mieux de te coucher…

    - Vas-y, toi, j’ai pas du tout sommeil, je suis juste bien, là, si jamais j’ai sommeil, je me coucherai.

    - Mais tu sais quelle heure il est ?

    - Oui, presque deux heures…

    - Ouais, bon, mais faut qu’on s’lève tôt… au fait, j’ai du fric, dix florins… allez va te coucher.

    - Sam, viens t’coucher avec moi.

    - Tiens, c’est nouveau ça, tu viens de m’dire que tu voulais pas aller au lit… t’es vraiment un p’tit idiot aujourd’hui.

    - Non, pas cette fois… allez, viens, j’suis déjà couché, j’enlève tout… tu viens ?

    - Oui, j’arrive, espèce de p’tit idiot…

    - Ça fait rien, c’est toi-même qui l’as dit, que je pouvais faire les choses à ma guise.

    - J’dis pas le contraire, c’est pareil pour moi, mais là je préfère pas.

    - Allez, voyons…

     

    Dans ses bras, j’étais couché – tremblant un peu –, collé contre lui, un frisson rose a couru sous ma peau chaude…

    - Sam, on ne fait rien de mal, hein ?... je n’aime que toi.

    - Non, bien sûr, c’est rien… t’es un bon p’tit boy

    - Sam, t’es vraiment aussi laid que les gens le disent ?

    - Oh là là, encore plus moche que ça…

    - Et moi je t’aime tant, je t’aime tellement !

    Puis, soudain, sans savoir pourquoi, je me suis mis à pleurer, me serrant contre lui, secoué de violents sanglots…

    - Qu’est-ce qu’y a encore ?

    - Rien, je sais pas… j’suis tellement fatigué… complètement à plat…

    Passant sur lui, j’ai de nouveau quitté le lit.

    - Qu’est-ce que tu vas faire ?

    - Je m’rhabille, j’ai tellement froid.

    - Joop, qu’est-ce qu’on va faire de toi ? T’es un beau, un chouette gars, mais t’as cette émotivité qui gâche tout. Demain, tu vas encore être complètement sur les nerfs.

    - Peut-être pas… allez, il est temps de dormir.

    Abattus, habités d’un profond chagrin par ma faute, on s’est endormis. Un coq a lancé un cocorico puis d’autres sans s’arrêter, un chant aigu et rouge à travers le bruissement noir de la pluie.

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

     

    [1] Le rijksdaalder ou rixdale, en français, pièce d’une valeur de 2 ƒ 50.

     

    parole à des contemporains de Jacob Israël de Haan

    dont son assassin  (en anglais/néerlandais) 

    lien du documentaire dans son intégralité

     

     

     

     

  • Ménage à deux (3)

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    Pijpelijntjes de Jacob Israël de Haan

    Ménage à deux (Pijpelijntjes) 

    Chapitre 3. Une journée à battre le pavé

     

     

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoud

     

    Lorsque je me suis réveillé, la lumière hésitante du matin de fin d’automne crépusculait dans la pièce, mais l’alcôve était encore plongée dans le noir, une profonde obscurité. Sam était assis sur mon lit.

    - Joop, allez, lève-toi…

    - Tu m’as parlé ?

    - Oui, faut qu’on y aille, tu sais quelle heure il est ?

    - Non… tôt j’imagine… les déménageurs sont déjà là ?… il pleut toujours des cordes ?

    - Et pas qu’un peu… un déluge, écoute… allez, secoue-toi…  il est neuf heures et demie passées, je t’ai laissé dormir le plus possible, mais là, il est temps d’émerger…. tout est déjà empaqueté.

    - D’accord, je me dépêche…

     

    Au milieu du fourbi, on a mangé sur le pouce sans même s’asseoir. Il pleuvait en effet, et plus fort encore qu’hier, mais le jour diffusait une lumière d’un blanc clair au lieu du gris sale des jours précédents ; les hautes façades reluisaient de propreté dans la lumière trempée du soleil. Ceci sans soleil.

    - Regarde, Sam, une drôle de lumière blanche, on dirait que tout a été lessivé… c’est fou, hein, qu’avec une lumière comme ça, il puisse pleuvoir à verse.

    - Ouais, je préfèrerais qu’y pleuve pas... tiens, v’là les déménageurs… tu comptes passer chez la Chopine ?

    - Tant qu’on y est, allons lui dire au revoir… après tout, elle a pas été si mauvaise… je vais l’appeler… Mademoiselle Bont !…

    - Oui, m’sieur…

    - Ça y est, mademoiselle, on y va. On vous doit encore quelque chose ?

    - Non, m’sieur Sam a tout réglé.

    - Dans ce cas, on y va… au revoir Mademoiselle…

    - Au revoir, messieurs, j’espère que vous trouverez un bon toit.

     

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoudOn s’est empressés de descendre la rue, emplis d’une joie légère et blanche malgré le temps épouvantable et sans savoir d’où venait ce bonheur. Progressant côte à côte, les déménageurs nous précédaient, un grand gaillard et un petit gars tout en os.

    On a longé le Sarphatipark d’un brun dégoulinant sous un timide rayon blanc aqueux.

    - C’est marrant, cette pluie, hein ?

    - Oui, c’est différent d’hier, on dirait que tout a pris une autre apparence… j’ai vraiment bien dormi, et toi, tu t’es levé tôt ?

    - Pas trop mal, vers huit heures, je t’ai laissé dormir.

    - Tu vas voir, c’est une très belle chambre, et une ravissante alcôve, tu pourrais résilier ton bail chez Mlle Kater… après tout, ça fait un moment que t’es avec moi… combien de temps déjà ?

    - Voyons voir… à peu près quatre mois. Mais mieux vaut que je garde ma chambre, on ne sait jamais… et la Kater, sans mon loyer, elle s’en sortirait pas.

    - Ouais, mais c’est juste dommage de gaspiller des sous.

     

    La Govert Flinkstraat – mais ce gris, ce froid grisâtre, où ne filtrait aucun rayon pluvieux blanc, rue étroite, oppressante.

    - C’est quel numéro déjà, m’sieur ?

    - Le 254, au premier.

    Un instant, ils s’immobilisèrent, le petit assis sur le brancard mouillé, le grand appuyé contre la charrette. Trempée de pluie, la bâche luisait, montrant çà et là, à sa surface, des fossettes d’eau.

    - Diable ! on est repartis Dries… numéro 354, ça nous fait bien encore 25 immeubles.

    Notre joie blanche percée d’un rayon pluvieux se fana, grisâtre et froide résignation dans l’étroite rue.

    - Nous y v’là, messieurs, elle fait son poids, la bête, hein…

    Le petit, de nouveau assis sur le brancard de crainte que la charrette ne bascule en arrière, le grand s’activant sous la bâche noire trempée, à la recherche des cordes et de son bric-à-brac de caisse à outils. J’ai tiré sur la cloche. Aucun tintement. Une longue attente, j’ai tiré une deuxième fois, un grelottement irrité a désagrégé le silencieux bruissement de la pluie… pas de réponse. Sam a levé les yeux…

    - Bon Dieu ! Joop, ce logement est vide.

    - Vide ? t’es pas tombé sur la tête des fois ?

    - Vois par toi-même.

    M’étant reculé, l’occiput dans la nuque, j’ai regardé… les lieux n’étaient pas habités. Fenêtres orphelines de leurs rideaux, bayant aux corneilles, pas une âme à voir.

    - Ça alors, j’y comprends rien… on est bien au 254, regarde.

    - Ben, ça m’en a tout l’air… moi j’comprends, ta bonne femme s’est tirée avec ton fric.

    Les fesses sur le brancard, les porte-faix restaient impassibles, glaviottant des crachats de tabac brun.

    - J’y pige que dalle… je sonne au deuxième.

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoudPar la fenêtre, la femme du deuxième, blouse d’un blanc douteux, cheveux en bataille.

    - Ça va pas d’tirer comme ça sur la cloche ?

    - Madame, on va au premier…

    - Ben n’avez qu’à sonner au premier.

    - Y a personne, on a loué la chambre du fond avec l’alcôve, et la bonne femme s’est tirée avec notre caution…

    - Bondiou, si elle a pris la poud’ d’escampette avec vot’ caution, faut pas laisser passer ça… allez voir à la Ferdinand Bolstraat… quelle arsouille celle-là, met’ les bouts avec vos sous…

    En face, une femme à la fenêtre du premier, sortant du sous-sol un vieux cordonnier, le visage ravagé de rides, dur d’oreille.

    - Qu’est-ce vous avez à crier comme ça par la f’nêtre ?... ça fait cinq minutes que ça dure, ce barouf… y a quèqu’ chose ?

    - C’est la pouilleuse du premier, s’est barrée avec quatre florins de ces messieurs.

    - Eh ben, eh ben, celle avec la gosse au dos r’troussé, si j’puis dire ?

    - Vous pouvez tout simplement dire la p’tite bossue, ouais.

    La femme à la fenêtre d’en face fait des gestes qui expriment de l’étonnement ; n’interceptant pas le moindre mot, l’oreille dure retourne dans sa tanière. Trempés, la charrette et les deux gars entourés par des badauds qui se demandent ce qu’il se passe… la femme du deuxième répond : police.

    - Vous pouvez pas rester ici.

    - Vous savez où on pourrait aller ?

    - Comment voulez-vous que j’le sache, j’ai rien à voir avec tout ça, moi, j’sais juste qu’y vous faut décaniller.

    Les badauds se resserrent autour de nous, tous noirs sous la pluie… de douteux parapluies ouverts dégoulinant sur les autres personnes, ce qui déclenche des disputes. Deux garçons en viennent aux mains, peu à peu la pluie s’intensifie.

    - Messieurs-dames, laissez l’passage, circulez, et vous deux-là avec vot’charrette, dégagez-moi le passage.

    - Nous, on n’a pas à dégager, on a été embauchés par l’monsieur en noir, on doit y aller m’sieur ?

    Sam, d’une voix déterminée :

    - Ouais, allons-y, on rentre à l’Ostadestraat.

    L’encombrante charrette noire écarte la grappe de gobe-mouches mouillés, et nous voici repartis, trempés jusqu’à la moelle.

    - Tu rebrousses chemin ?

    - Ouais, voir la Chopine, je te parie qu’elle a pas déménagé, on va décharger notre attirail en attendant de voir ce qu’on va faire, p’t-être qu’on pourra garder notre chambre.

    Les deux gars nous précèdent tranquillement en sifflotant un air, ils se marrent à cause de la situation, ils font une bonne journée.

     

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    À l’une des fenêtres de ce qui était encore notre chambre ce matin, la Chopine suspendait des rideaux en dentelle.

    - Qu’est-ce que je t’avais dit – elle a pris un autre locataire.

    - J’aurais pas cru ça de sa part.

    - Moi, si.

    Placide en apparence, la Chopine descendit de l’escabeau, recula dans la pièce, regarda si les rideaux tombaient bien. Elle n’ouvrit pas.

    - Alors, t’en dis quoi ? Voilà ce que ça donne, quand on fait tout pour arranger les choses.

    Flegmatiques, les deux gars s’étaient rassis sur le brancard, glaviottant de la salive brune, se laissant mouiller encore plus.

    - Mademoiselle Bont… mademoiselle Bont !...

    L’une des fenêtres s’ouvre.

    - Fichtre ! vous r’voilà m’sieur Sam ? Et vous aussi, m’sieur Driesse ? Quelle flotte, hein ?

    - Ouais, on vient justement s’mettre à l’abri chez vous.

    - S’mettre à l’abri chez moi ? Pourquoi ça ? Z’aviez pas loué aut’ chose ?

    - Si, mais bon, ouvrez-nous mademoiselle Bont, on va êt’ trempés comme des canards, on revient chez vous… à ce qu’on voit, vous déménagez pas, hein ? t’en dis quoi Sam ?

    - Non, j’pars pas, j’avais t’y pas refermé la porte sur vous qu’le facteur m’a apporté une lettre qui dit que finalement j’peux pas entrer en condition.

    - Eh ben, dans c’cas, rien nous empêche de revenir chez vous.

    - Si car y’a un monsieur qui vient par hasard de passer, y cherchait une chambre et je la lui ai louée…

    - On en arriv’rait presque à la croire… Joop, tu la crois ?

    - Qu’vous m’croyez ou pas… j’m’en fiche de ce que vous croyez.

    - Ben Sam, c’est possible après tout, Mlle Bont ne va quand même pas oser nous mentir…

    - Ah ! heureuse d’vous l’entend’e dire.

    - Si quelqu’un d’autre a loué, on peut rien y faire, c’est clair, mais on peut quand même

    laisser nos affaires chez vous pendant tout ce temps, hein ?

    Fenêtre refermée, la Chopine disparue.

    - Tu vas voir, on va tout stocker chez elle.

    Mais porte close, hermétiquement fermée. Impassibles, fesses sur le brancard, les deux gars continuent de chiquer sous la pluie toujours plus battante. Des collégiens sortent de deux écoles voisines en poussant de grands rires, une cacophonie qui envahit la rue. Il est onze heures et demie. On est plantés là comme des idiots devant la porte close, la Chopine reprenant sa tâche comme si de rien n’était.

    C’est alors que Sam tranche la question :

    - On n’a pas l’choix, Joop, faut qu’on trouve un toit aujourd’hui avec tout notre barda, va falloir traîner tout ça jusqu’à c’qu’on trouve quèq’chose.

    - Ouais… j’suis déjà tellement fatigué…

    - Allez, ça va s’arranger… dites-moi les gars, j’vous dois combien ?

    - Vous voulez nous payer ? Vous voulez pas qu’on vous aide ?

    - Non, dites-moi juste combien j’vous dois.

    Les deux de se concerter en vitesse en échangeant un clin d’œil, et le petit, tout rouge, de dire :

    - Eh ben, m’sieur, comme on a marché deux ou trois heures sous la pluie, on pensait à un rijksdaalder par bonhomme.

    - C’est d’accord et je vous donne un florin en sus pour la charrette qu’on doit garder jusqu’à c’soir.

    - La charrette ? C’est qu’on faisons jamais ça.

    - Pour une fois, vous allez l’faire… vous inquiétez pas, on va pas aller guincher avec.

     

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    Les deux une fois partis, on reste là, perdus, confus, livrés à nous-mêmes, dans le halo toujours crépusculaire de la rue gris pâle.

    - Y a plus qu’à y aller.

    Et, sous la pluie, Sam pousse la charrette dont les roues couinent.

    - Chacun son tour… on va d’abord passer par la Jan van der Heijdestraat… et pendant que je pousse, tu sonnes chez les gens, et quand tu pousseras, c’est moi qui sonnerai…

    L’Ostadestaat une fois remontée jusqu’au niveau du Ruysdaelkade, on s’engage bientôt dans la Jan van der Heydestraat.

    - Tu veux que j’te remplace ?

    - Non, regarde si tu vois des chambres à louer…

    - Ouais, arrête-toi… j’vais voir là.

     

    Une femme chétive et maigre, deux marmots pâlots, asthmatiques, une turne exiguë.

    - Moi, vous voyez, j’préfère une dame que deux monssieurs… quand vous penseriez venir ?

    - Ce soir, si possible.

    - Non, m’sieur, c’est pas possible… j’prends pas des gens comme ça qui sortent de la rue… vous avez encore une chambre à vous, j’imagine ?

    - Oh, bien sûr, madame.

    - Eh ben, faudra donner vot’ préavis avant d’déménager, vous voyez, m’sieur, j’y tiens, j’veux bien la louer, mais pas comme ça…

     

    Jusqu’à deux heures et demie de l’après-midi, on s’est traînés de rue en rue, Sam poussant la charrette. Vidés, le visage blafard de n’avoir rien mangé, on est allés se sustenter au Volksbond[1] d’un sandwich au fromage et d’un café chaud. D’abord Sam pendant que je restais dehors près de nos affaires, pour que la charrette ne bascule pas, puis on a inversé les rôles, après quoi on s’est retrouvés dehors tous les deux sous la pluie incessante, poussant le chargement sans pouvoir nous abriter.

     

    Quatre heures et demie. La pluie battante a cessé pour laisser place à un crachin brouillardeux. D’un jaune rougeâtre vaporeux, les réverbères sont déjà allumés ; les vitrines des boutiques renvoient un reflet jaune. Je suis fatigué, abattu, je n’en peux plus si bien que je me mets à pleurer en pleine rue à gros sanglots convulsifs…

    - Allons, Joop, fais pas l’idiot. On dirait que t’as 12 ans et pas 22… on va traverser la Ceintuurbaan et emprunter le bout de la Sint-Willibrordstraat jusqu’à l’Amsteldijk… on trouvera p’t-être quèque chose là-bas…

    Reprenant du poil de la bête, je l’aide à pousser tout en cherchant des yeux s’il y a des chambres à louer.

    Mais rien. Puis, dans la Sint-Willibrordstraat… là il y a une annonce… au numéro 29… chambres meublées à louer.

    - Bon Dieu ! Sam, v’là quèque chose et, galvanisé : tu vas voir, celle-là, elle est pour nous… tu veux qu’je sonne ou tu t’en charges ?

    - À toi le plaisir…

     

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoudUne fillette pâlotte aux plissures ombrées autour de la bouche… un bonnet bleu, une cape.

    - Ta maman est là, ma p’tite ?

    - Ma maman, elle est morte… j’vais appeler tata… tata !… tata !… y a un monsieur qui veut t’voir.

    - Fais-le entrer dans l’couloir… j’arrive.

    Quelle chance d’être au sec ! Tata arrive, une petite femme aux cheveux noirs dont certains grisonnent déjà, louchant un peu d’un œil…

    - Va donc à l’école du soir, Toos… b’soir m’sieur…. excusez-moi d’vous avoir fait attendre, j’peux vous aider ?

    - J’aimerais voir la chambre.

    - Ah, m’sieur, bien sûr… c’est une pièce qui donne derrière, avec une alcôve… mais si vous préférez, j’ai aussi une chambre qui donne devant.

    - J’veux bien voir.

    Elle et moi avançons ; du fond d’un demi-sous-sol montent les aboiements aigus d’un chiot, bientôt rageusement couverts par ceux d’un gros chien.

    - Silence Hec… chuut Zus… An, retiens-les… ce sont nos chiens, mais vous n’aurez pas à vous en plaindre, ils ne montent jamais.

    - Oh, mais vous savez, j’aime les chiens…

     

    La chambre est grande et aérée.

    - C’est combien ?

    - Dix-huit florins pour vous deux, c’est le prix normal.

    - Vous voulez un acompte ?

    - J’laisse ça à vot’ discrétion.

    - Eh bien, je vais vous payer une semaine à l’avance.

    - Et vous pensez vous installer quand ça ?

    - Tout de suite.

    - Tout de suite ?...

    - En effet, madame, vous allez trouver ça bizarre, mais c’matin, quand on a appelé notre logeuse, on a rien trouvé qu’une lettre qui disait qu’elle était partie avec son commensal et qu’elle avait laissé ses affaires pour payer ses dettes.

    - Ça alors, c’est une honte…

    - Vous comprenez, on s’est retrouvés à la rue…

     

    Heureux d’avoir un nouveau toit, je crie par la porte :

    - Sam, je la prends, amène not’ bazar.

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

     

    [1] Créé en 1875, le Volksbond était à l’origine un organisme créé pour lutter contre l’alcoolisme dans les couches populaires. En 1897, il se mit à exploiter des cafés dans la capitale hollandaise.

     

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    la tombe de J.I. de Haan (Jérusalem)

     

     

     

  • Entre Psaumes et Lucifer

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    « C’est le plus fécond et un des meilleurs poètes de notre terroir, une pittoresque et originale figure, un homme de grand cœur et de caractère magnanime, qui vient de nous être ravi avec Emmanuel Hiel. »

    Georges Eekhoud

     

     

    Hiel - Benoit.png

     Les frères siamois : Peter Benoit & Em. Hiel

     

     

    Emanuel Hiel (1834-1899)

     

     

    Dans Les Écrivains francs-maçons de Belgique (1) – vaste sujet dans ce pays où un Ghelderode s’exclamait : « Ne prononcez pas mon nom, qui terrorise et les Maçons et les Jésuites et les bureaucrates théâtraux du “National” qui n’ose pas alléguer son nom vrai : chiotte, pissoir ou poubelle ! » (2)Paul Delsemme consacre une page au poète et traducteur Em(m)anuel Hiel, célèbre en son temps, aujourd’hui oublié et qui, bien qu’il se soit souvent abandonné « à l’emphase qui sonne creux, à la facilité qui se contente du premier jet », mériterait « que la postérité lui manifestât quelques égards ».

    E. Hiel (coll. AMVC-Letterenhuis)

    emanuel hiel,georges eekhoud,poésie,peter benoit,musique flamande,franc-maçonnerie,histoire littétraireIssu d’un milieu très modeste, ce flamingant emporté est parvenu à se mêler aux cercles intellectuels de sa contrée, se liant par exemple d’amitié avec le compositeur Peter Benoit. « Obligé, pour survivre, de pratiquer d’obscurs métiers, il se donna, à force de persévérance, la vaste culture qui lui permit de faire œuvre d’écrivain et de traduire en sa langue Goethe et Schiller, Heine et Uhland, Shakespeare et Shelley, Charles d’Orléans et Victor Hugo… Cette irrésistible ascension d’un homme du peuple tenait du conte de fées. Emmanuel Hiel entra vivant dans la légende, une légende que, à dire vrai, son passé exemplaire n’eût pas suffi à créer s’il n’avait été aussi un personnage haut en couleur, un orateur breughélien, un prophète d’estaminet. » À sa production de traducteur, il convient d’ajouter une transposition des Psaumes parue en 1870. Si ses œuvres complètes (6 volumes publiés dans les années 1930) n’attirent plus guère de lecteurs, son nom reste attaché à trois oratorios mis en musique par Peter Benoit : Lucifer, Prometheus, De Schelde. À propos de Lucifer, Charles De Coster, s’enthousiasmait tout en regrettant que ce Lucifer-là ne correspondît point à sa propre conception maçonnique : « Le poème de M. Emmanuel Hiel est écrit dans ce grand style lyrique flamand dont l’harmonie, la sonorité, l’ampleur du rythme, peuvent rivaliser avec ce que l’Allemagne a produit de plus beau sous ce rapport. […] A-t-il oublié que l’homme, avec ses qualités primordiales de virilité, de combinaison, de libre arbitre, d’orgueil même, de curiosité, d’avidité de savoir, de lutte contre le pouvoir qui s’impose et les éléments qu’il veut dompter ; oublie-t-il que cet homme n’est que le symbole vivant de la splendide figure de Lucifer, nommé l’esprit du mal, parce qu’il ne se soumit pas en aveugle, Lucifer qui représente si bien la résistance odieuse aux despotes, Lucifer, l’ange découronné, l’éternel Vaincu, l’infatigable lutteur debout et fier malgré ses blessures, et qui doit finir par triompher du mensonge et de l’hypocrisie agitant en vain leurs antiques épouvantails. » C’est qu’à l’époque, Em. Hiel n’était pas encore Frère : « Initié aux ‘‘Amis Philanthropes’’ en 1868, il fut un bon Maçon. Il écrivit la cantate qui fut chantée, sur une musique du Frère Gustave Huberti, lors de la consécration du temple des ‘‘Amis du Commerce et de la Persévérance réunis’’ à l’Orient d’Anvers, en 1883. Nestor Cuvelliez signale qu’il apporta pareille collaboration à la loge montoise ‘‘La Parfaite Union’’, en 1890. »

    emanuel hiel,georges eekhoud,poésie,peter benoit,musique flamande,franc-maçonnerie,histoire littétraireGrand champion de la Flandre, Emanuel Hiel a tout de même collaboré à plusieurs périodiques francophones, par exemple L’Art universel ; L’Art libre a de son côté publié certains de ses vers en langue néerlandaise. Des écrivains d’expression française ont pu lui dédier un poème (Henri Liesse) ou le prendre à partie dans leurs vers (poème anonyme ci-contre).

    Défenseur du petit peuple, progressiste inconditionnel, Hiel affichait en même temps, à l’instar d’ailleurs de nombre de ses amis (3), un nationalisme sans faille. Les lignes qui suivent, publiées dans la Revue trimestrielle (1864, n° 3), témoignent des grands axes de sa pensée : « Il est un fait digne de l’attention du philosophe, de l’historien, c’est que partout où le peuple a le sentiment, la conscience de son existence physique et morale, soit qu’il ait la liberté, soit qu’il la désire, partout aussi il lutte pour la réhabilitation, le maintien et le développe­ment de sa langue.

    « Les lois de la philologie, conçues de nos jours dans un sens plus universel, avec un amour plus profond et plus vrai de la vie réelle, démontrent clairement que toutes les langues ont le même droit, que pas une seule ne peut et ne doit être dédaignée. En attaquant la langue d’un peuple, on attaque ce peuple dans sa vie intime, on lui déclare une guerre injuste et cruelle, qui a souvent des conséquences plus terribles que des guerres à coups de canon. C’est, qu’en effet, la langue d’un peuple est la construction esthétique de son esprit, la révélation géné­rique de son génie, l’affirmation de son existence, la sauvegarde la plus sûre, la plus fidèle de son indépendance, de ses droits, de sa liberté, et disons même de la moralité et de la famille.

    « Dès qu’un peuple abdique sa langue, il renie son passé, s’efface dans le présent et s’annihile pour l’avenir. Les despotes et les conquérants ont toujours compris qu’un peuple peut réparer une bataille perdue, sortir triomphant d’une lutte à main armée, mais qu’il se courbe à jamais, qu’il abdique et oublie sa personnalité quand il succombe à l’envahissement d’une langue étran­gère.

    « […] Le pays que l’homme aime par-dessus tout, c’est la patrie. La langue qu’il doit aimer par-dessus tout, c’est sa langue maternelle. Elle seule a été la mère, la nourrice de son esprit, et elle sera tou­jours l’unique lien spirituel qui l’attache à ses parents, à ses concitoyens, à sa patrie.

    L'Art universel, 01/05/1874

    emanuel hiel,georges eekhoud,poésie,peter benoit,musique flamande,franc-maçonnerie,histoire littétraire« […] Vint le mouvement flamand qui créa un grand nombre de journaux, de revues littéraires et scientifiques, et d’autres écrits périodiques. Des auteurs jeunes et pleins d’enthousiasme apparurent de tous côtés. L’histoire, la poésie, le théâtre, le roman, tous les genres qui composent une littérature complète trouvèrent des représen­tants. Sciences, arts, philosophie, religion, tout fut traité dans la langue maternelle, avec plus ou moins de succès. Et la Belgique, qui, depuis deux siècles, n’avait été citée nulle part pour ses belles-lettres, vit refleurir sur son sol une littérature féconde et puissante, sut conquérir l’admiration de l’Allemagne savante et produisit plusieurs œuvres traduites dans presque toutes les langues de l’Eu­rope. Le mouvement flamand exhuma aussi nos vieux auteurs : Van Maerlant, Jan van Heelu, Jan van Rusbroec, Zevecote, Anna Byns, etc. ; il nous rendit notre Reinaert de Vos et tant d’autres trésors légués par nos pères ; il attira notre attention sur la Goedroensage et les Nibe­lungen, ces grandes épopées nationales d’autrefois. Il nous fit fraterniser de nouveau avec la Hollande, nous en rapporta notre bon Cats, nous fit goûter les beautés imm­ortelles de Hooft, Vondel, Coornhert, Huygens et Spiegel, nous familiarisa avec les modernes : Bilderdijk, Bellamy, Helmers, Feith, Vander Palm, Tollens, da Costa et tant d’autres. En France même, ce mouvement eut de l’écho. Un comité flamand se fonda à Dunkerque et MM. de Coussemaker, de Baecker, l’abbé Carnel et beaucoup d’autres s’y occupent sérieusement de la culture et de l’enseignement de la langue néerlandaise dans la par­tie flamingante de la Flandre française. En 1850, le mouvement flamand réveilla le mouvement littéraire des bas-Allemands. Des poëtes éminents, comme Claus Groth, Fooken, Hoissen Müller, chantèrent dans la langue du peuple. Des savants remarquables, comme Raabe, Kosegarten, Köne, Woeste, Burgwardt, défendirent la langue maternelle par leurs travaux linguistiques et leurs ouvrages élémentaires et populaires. Le mouvement fla­mand fut donc cause que vingt et un millions de Flamands, Hollandais et bas-Allemands parlent encore cette bonne vieille langue, dont Jean Ier, duc de Brabant, et Jacques van Artevelde avaient voulu former le lien politique entre toutes les nations de la race thioise. Oui, cette bonne vieille langue de la Hanse est encore une des trois langues maritimes, elle se parle encore sur les côtes de la mer du Nord à la Baltique, au nord de la Flandre française, dans une grande partie de la Belgique, dans toute la Hollande, dans le Bas-Rhin, sur l’Elbe, sur l’Oder et jusqu’en Livonie. »

    G. Eekhoud

    emanuel hiel,georges eekhoud,poésie,peter benoit,musique flamande,franc-maçonnerie,histoire littétraireGeorges Eekhoud a rendu un hommage à Em. Hiel, cette figure marquante de la seconde moitié du XIXe siècle flamand, hommage en partie repris dans la nécrologie reproduite ci-dessous, tirée d’un journal d’Ostende. (4)

     

    (1) Bruxelles, Bibliothèques de l’Université libre de Bruxelles, 2004 (p. 459-460).

    (2) Lettre du 2 décembre 1960 au poète français Emmanuel Looten, citée par Roland Beyen, « Michel de Ghelderode entre deux chaises », Romaneske, n° 2, juin 2008.

    (3) Peter Benoit, « possédé du démon du Nationalisme », selon un critique, écrit par exemple : « Sans l’idée absolue de la nationalité, le monde ne doit s’attendre qu’à une dissolution lente et implacable. » (« Réflexion sur l’art national », L’Art universel, 15 juin 1873, p. 85. Dans cet essai, le compositeur cite les propos de son ami publiés en 1864 et que nous reprenons).

    emanuel hiel,georges eekhoud,poésie,peter benoit,musique flamande,franc-maçonnerie,histoire littétraire(4) L’érudit Léonard Willems a lui aussi consacré des pages en français au défunt : « Emmanuel Hiel », Revue de Belgique, 15 novembre 1899, p. 193-206. Une étude récente revient sur la place que Hiel a occupée en politique, dans la franc-maçonnerie et au sein du flamingantisme : Dempsig Alistair, Emanuel Hiel. Essay over de emancipatie van de Vlamingen te Brussel (Emanuel Hiel. Essai sur l’émancipation des Flamands de Bruxelles), préface de Lydia De Veen-De Pauw, Willemsfonds Schaarbeek-Evere/Liberaal Archief, Bruxelles/Gand, 2011. Elle complète l’ouvrage de référence sur le poète : Emiel Willikens, Emanuel Hiel (1834-1899), dichter en flamingant tussen Dender en Zenne, Willemsfonds Brussels Hoofdstedelijk Gewest, 1984. La même année, une exposition (accompagnée d’un catalogue : Emanuel Hiel 1834-1899: tentoonstelling 13 tot 23 oktober 1984 [in het] stadhuis) lui était consacrée à l’hôtel de ville de Dendermonde.  Relevons encore, à propos de Hiel, que son rôle s’est étendu jusqu’en Allemagne : il y a attiré l’attention de cercles lettrés et éditoriaux sur les lettres néerlandaises, en particulier sur le mouvement littéraire flamand (voir article de 1874 ci-dessus).

     


    De Schelde (L'Escaut, 1867), oratorio de Peter Benoit sur un texte d'E. Hiel

     

     

    Emmanuel Hiel

     

    La mort du poète flamand Emmanuel Hiel creuse un vide dans les rangs déjà clairsemés des littérateurs flamands ou, plutôt, néerlandais de Belgique.

    Emmanuel Hiel était en effet le prototype de la littérature contemporaine flamande du pays.

    Chef du flamingantisme, Emmanuel Hiel en était l'irréductible apôtre et, à toutes occasions, avec la véhémence et la conviction sincère qui étaient chez lui les qualités d'une foi profonde, il exposait et développait les théories de ce parti, de «son» parti, dont la principale faiblesse réside dans l'exagération irraisonnée et voulue de ces théories mêmes.

    Né à St Gilles-lez-Termonde le 30mai 1834, Emmanuel Hiel fut d’abord employé puis contremaître et enfin directeur d’une filature. Il abandonna cette situation pour entrer à l’octroi, puis au ministère de l’Intérieur.

    Emanuel Hiel - Photo.pngEn 1867, il entra au conservatoire royal de Bruxelles en qualité de professeur de déclamation flamande et deux ans après, en 1869, il était nommé bibliothécaire au Musée Royal de l’Industrie, puis à l’École Industrielle de la ville.

    Dans un magistral article qu’il publie dans La Réforme de Bruxelles le prestigieux artiste Georges Eekhoud ajoute : « Lors de la création de l’académie flamande à Gand il fut un des premiers appelés ''dans son sein''. J’ajouterai qu’il était chevalier de l’ordre de Léopold.

    Voilà pour sa carrière d’homme public, sa vie officielle. Mais il mena une vie bien autrement mouvementée et intensive que ne le feraient croire ces quelques points de repère biographiques.

    Tout jeune il s’était déjà mis à rimer. En 1855, donc à vingt et un ans, il compose sous le pseudonyme de G. Hendrikzone une pièce de vers en l’honneur d’un brave ouvrier de la filature dans laquelle il était employé à l’occasion de la décoration que le gouvernement venait d’octroyer à ce travailleur, après vingt années de probe labeur. Le jeune poète lut lui-même son œuvre au vénérable jubilaire et l’embrassa ensuite avec effusion, aux applaudissements de tous leurs camarades d’atelier.

    L’année suivante il publia sa première ode flamingante pour affirmer les droits méconnus de sa race ; ode énergique et virulente qui devait être suivie de tant d’autres !

    Ces deux œuvres de début caractérisent toute l’œuvre d’Emmanuel Hiel : il fut un poète essentiellement flamand et populaire ; il lutta pour les parias politiques comme pour les parias sociaux.

    À partir de ce moment il publia poème sur poème. Le 21 avril 1862 le bourgmestre de Termonde prit l’initiative, en plein Conseil communal, d’une souscription afin de permettre au poète peu fortuné de publier un premier volume de vers illustré par Jan Verhas, le peintre, son concitoyen. Ce livre parut à Bruxelles en 1863.

    P. Benoit par J. van Beers jr

    emanuel hiel,georges eekhoud,poésie,peter benoit,musique flamande,franc-maçonnerie,histoire littétraireQuelques mois après, Emmanuel Hiel composa le poème d'une cantate, De Wind (le Vent) qui fut couronné et dont M. J. Van den Eeden fit la musique.

    Entretemps il s’était mis aussi à écrire pour la scène. Hedwige, son premier essai dans ce genre, est une comédie imitée de l'allemand.

    Le succès du Wind fit rechercher sa collaboration par les musiciens. En 1865, il fournit des poésies à Émile Mathieu et à Peter Benoit.

    Il devait surtout servir admirablement le génie de celui-ci. Ainsi, en 1866, il écrivit ce fameux Lucifer sur lequel Peter Benoit édifia un de ses oratorios immortels dans le Panthéon flamand. Puis ce fut le Schelde, un autre magnifique oratorio, et Isa, un drame lyrique, auquel collabora Benoit pour la partie musicale. »

    C’est, résumée, toute la vie de ce beau poète. La place nous fait défaut pour analyser son œuvre magistrale suffisamment connue d'ailleurs.

    Abattu depuis deux mois surtout par une maladie d’estomac et par un affaiblissement nerveux qui minaient sa robuste constitution, Emmanuel Hiel s’est éteint doucement dans les bras de son fils Wilhem, après une agonie de plusieurs heures durant laquelle il n’a pas paru souffrir. Il avait reçu le jour même la visite de son ami Peter Benoit le grand musicien flamand auquel il avait dit ses suprêmes paroles «Ik ben niet wel ! » (Je ne suis pas bien).

    Et sans doute cette dernière rencontre des deux artistes de même race et de même envergure dans des domaines différents, a-t-elleadouci pour le moribond les minutes dernières d’une vie qu’il avait de toute son âme et de tout son cœur consacrée à l’art flandrien.

     

    Émile De Linge, Le Carillon, 29 août 1899

     

     

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    Revue encyclopédique, 1899, p. 821

     

     

    De man die Hiel wou zijn

    hommage humoristique au poète, devant et dans sa maison

     

     

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    Ik droomde (Je rêvais), poème de Hiel

    traduit par Louis Jorez, musique de Peter Benoit

    Illustration : Paul Lauters

      

     

     

  • Guido Gezelle, par Georges Eekhoud

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    Une chronique de Bruxelles

     

     

     

    G. Eekhoud (col. AMVC-Letterenhuis)   
    guido gezelle,georges eekhoud,poésie,flandrePendant une dizaine d’années, l’écrivain anversois Georges Eekhoud a offert régulièrement une « Chronique de Bruxelles » au Mercure de France. C’est dans ce cadre qu’en juillet 1904 il consacre quelques pages au poète Guido Gezelle (1830-1899). Vers la fin de son propos, Eekhoud insère un apologue qu’il emprunte à un érudit frison, Johan Winkler (1840-1916). Il l’a certainement lu dans la brochure de Gustave Verriest Taal et Opvoeding (1903, p. 7-8) avant de le restituer en français. Cette fable illustre de façon amusante la singularité de la langue employée par Gezelle par rapport au néerlandais des puristes. C’est que le poète a enrichi son flamand occidental de maints vocables et expressions qu’il a pu recueillir – eux qui ont « plus de valeur que les vieilles pierres » –, au fil de ses travaux sur les parlers populaires. Dans l’histoire de Winkler, Jan Jansen incarne la belle langue néerlandaise, ses frères les idiomes régionaux. Gezelle est en quelque sorte l’un de ces frères qui, à un moment donné, refusent de se (laisser) défigurer. Nombreux furent ceux qui ont renâclé devant l’œuvre du curé provincial en raison de cette fidélité à un « dialecte » trop éloigné d’un flamand ou d’un néerlandais « standard ». Aujourd’hui, tout amateur de poésie reconnaît que les créations les plus réussies du Brugeois constituent le plus beau fleuron de la poésie d’expression néerlandaise du XIXe siècle.

     

    À  la fin de sa chronique du Mercure de France reproduite ci-dessous – et dont l’essentiel a d’ailleurs été repris dès septembre 1904 dans Durendal,  revue catholique d’art et de littérature (p. 530-534) –, Georges Eekhoud annonce que sa nouvelle « Le Coq rouge » vient de paraître dans Groot Nederland dans une traduction de Stijn Streuvels.

     

     

     

    GUIDO GEZELLE

     

     

    À plusieurs reprises, je vous ai entretenu de Guido Gezelle, peut-être le plus grand poète flamand depuis Joost van den Vondel. De très intéressantes brochures publiées par M. Gustave Verriest, professeur à l’Université de Louvain, nous renseignent sur la vie de Gezelle.

    Il naquit à Bruges, le 1er mai 1830. Son père était jardinier et horticulteur pépiniériste, sa mère une simple paysanne.

    Anthologie établie par J. Deleu

    EekhoudGezelle2.pngAvec leurs nombreux enfants les Gezelle habitaient une maison de physionomie rustique, au Rolleweg, près des remparts. Guido, l’aîné, était un enfant débile et maladif qui souffrait presque constamment de violents maux de tête, ce qui ne l’empêchait pourtant point de montrer de rares aptitudes dans ses études primaires Il fut envoyé vers sa douzième année au petit séminaire de Roulers pour y étudier le latin. Son père ayant tracé et planté le jardin de cet établissement, le petit Guido y fut admis sans payer ; toutefois, en dehors de ses heures de classe, il était tenu à remplir l’office de concierge. Un jour, assistant le professeur de chimie dans l’une ou l’autre expérience, il eut les yeux atteints par un acide et il faillit perdre la vue. Il profita de son séjour à l’infirmerie pour rimer une pièce de vers, sans doute une des premières, qu’on publia récemment.

    Au petit séminaire de Roulers, il y avait beaucoup d’Anglais ou plutôt d’Irlandais. La plupart de ces jeunes gens passaient leurs vacances au pensionnat, la traversée coûtant encore trop cher à cette époque. Guido, leur moniteur et leur camarade, profita de leur société pour apprendre parfaitement l’anglais. L’un de ces étrangers, un certain Alexandre Douglas Webster, mort depuis en Australie, lui fit cadeau, en 1847, d’un petit volume contenant cinq des chefs-d’œuvre de Shakespeare : Richard III, Roméo et Juliette, Jules César, Othello, Macbeth. Ce livre est aujourd’hui en la possession du professeur Verriest.

    En dehors de Shakespeare, Gezelle lut Milton, Longfellow (dont il a traduit et imité plusieurs pièces, entre autres Excelsior et the Song of Hiawatha) et Robert Burns. Celui-ci devait exercer une grande influence sur lui.

    M. Verriest nous apprend que Gezelle n’ayant rien d’un fort en thème passa difficilement son examen d’entrée au grand séminaire de Bruges.

    Eekhoudgezelle7.pngEn 1854, ayant été ordonné prêtre, il retourne à Roulers comme professeur des classes inférieures (cours de commerce) du pensionnat annexé au petit séminaire. Le professeur Verriest, âgé alors d’une dizaine d’années, et qui, avec son frère Hugo, aujourd’hui poète et prêtre comme l’était Gezelle, se trouvait parmi les internes, se rappelle l’impression que produisit la première apparition du nouveau professeur, avec sa forte tête, son front bosselé et proéminent. Cet homme d’aspect imposant ne tarda pas à se montrer le plus bienveillant des maîtres, le grand favori de ses élèves. Aux heures de récréations, il était toujours entouré d’une dizaine au moins de petits, les uns juchés sur ses épaules, les autres suspendus à ses bras et accrochés à sa soutane.

    En 1857, le professeur de littérature flamande étant tombé malade, ce fut Gezelle qui le remplaça. Rompant avec les traditions et les routines pédagogiques, au lieu de lire à ses élèves, dont les deux Verriest, ces classiques rhéteurs et ampoulés dont Tollens est demeuré le type, il leur fait connaître les poètes vivants et primesautiers ; un discours du duc de Brabant, Jean le Victorieux, avant la bataille de Woeringen, les récits carlovingiens, le Reinaert de Vos, des chansons du Moyen Âge, les apologues du père Cats.

    En 1858, on lui confie définitivement la chaire de poésie. Mais l’esprit d’initiative et les intelligentes innovations qu’il introduit dans cet enseignement ne tardent pas à le rendre suspect aux autorités académiques. Après un an et demi le professeur reçoit sa démission. Un an encore on le tolère comme simple surveillant du pensionnat, puis on l’arrache définitivement à ses chers élèves ! Les Dichtoefeningen, le premier recueil de Gezelle, date de 1858. Or, trente ans s’écoulèrent entre l’apparition de ces vers et les œuvres suivantes. Le poète, abreuvé de chagrin, découragé par l’inique traitement que lui avaient infligé ses supérieurs, se plongea dans un long silence, ce qui a fait dire éloquemment au professeur Verriest en parlant des persécuteurs de Gezelle : « Dieu leur pardonnera peut-être ; la Flandre, jamais ! »

    EekhoudGezelle8.pngCependant si Gezelle ne publia point de vers durant cette série d’années, il ne demeura pas inactif pour cela. Bien au contraire. Il se plongea dans d’opiniâtres travaux de linguistique. Ainsi il recueillit les vieux mots et les anciennes tournures du flamand anémié, appauvri par les classiques et les académiciens néerlandais plus néfastes encore pour leur langue que les derniers classiques français l’avaient été pour la leur. Il fortifia, il retrempa le flamand aux sources populaires ; il créa pour ainsi dire son instrument avant de créer les chefs-d’œuvre qui seront Tijdkrans et Rymsnoer. En attendant le résultat de ces travaux philologiques (plus de cent mille mots et locutions retrouvés) paraissent dans deux revues qu’il dirige : Loquela et Rond den Heerd.

    Cependant, après avoir été appelé quelque temps à la direction du séminaire anglais à Bruges, il fut nommé vicaire d’une paroisse dans la même ville ; puis, en 1872, vicaire à Courtrai. Ceux qui l’ont connu et approché durant ces années ne tarissent pas en souvenirs attendris sur la vie simple, vraiment évangélique que menait le digne prêtre. Aussi sa popularité parmi les humbles ouvriers et petits paysans était-elle grande et de nature à le consoler de la méconnaissance, du dédain, voire de l’hostilité qu’il avait rencontrés dans les milieux soi-disant lettrés et intellectuels.

    Tijdkrans (1893) et Rymsnoer (1896) interprètent admirablement cette période de la vie de Gezelle, où il était en communion avec les pauvres et la fruste nature. En 1898, Mgr Waffelaert, un ami de Gezelle, ayant été appelé à l’épiscopat, le premier acte du nouvel évêque de Bruges fut de rappeler Gezelle dans la ville diocésaine en qualité de directeur du couvent anglais. C’était en 1898. Gezelle ne jouit pas longtemps de ce bénéfice. Il mourait déjà le 27 novembre 1899.

    CD, poèmes de Gezelle chantés

    EekhoudGezelle6.pngUne étude approfondie de l’œuvre du grand poète m’entraînerait trop loin. Je n’en dirai donc que quelques mots, quitte à revenir un jour sur cette opulente et généreuse matière. Lyrisme, religion, naturisme ; ces trois mots pourraient résumer le caractère de la poésie de Guido Gezelle. Sa religion n’a rien de bigot, de pharisien et de scolastique. Son lyrisme, comme celui de Burns, de La Fontaine et de Heine, joint le sublime à l’intimisme, l’élévation à l’exquise familiarité, le pathétisme à la bonhomie. On pourrait lui appliquer, quant à son amour pour la nature, pour les bêtes et surtout pour les arbres, les pages capitales de Taine au commencement de son livre sur La Fontaine. L’ode célèbre de Ronsard contre les bûcherons de la forêt de Gastine n’est pas plus belle et n’est certes pas aussi émue que les élégies compatissantes de Gezelle, pleurant les trembles et les peupliers abattus par la cognée.

    La langue de Gezelle, le flamand de West-Flandre, fut principalement cause de l’opposition qu’il rencontra dans les milieux académiques, chez les professeurs de rhétorique et les pions. Ainsi que je vous l’ai déjà dit, chose tout à fait piquante, ce soi-disant patois, répudié par les beaux esprits et les puristes des Flandres, fut accueilli en Néerlande chez les meilleurs écrivains des Pays-Bas du Nord, comme le véritable verbe néerlandais. À ce propos M. Verriest rapporte cette plaisante anecdote :

    Se trouvant un jour à table chez Mgr Van Hove, célèbre professeur de rhétorique à Roulers et vicaire général de l’évêché de Bruges, la conversation vint à rouler sur la langue flamande et notamment sur le flamand de Gezelle.

    – Il va tout de même un peu loin ! disait le prélat en parlant du poète. Ainsi figurez-vous que l’autre jour il allait jusqu’à me soutenir que le premier vacher ou palefrenier de Thielt ou de Roulers sait et parle mieux le flamand que – comment dirai-je ? – vous ou moi.

    – Monseigneur, répondit Verriest, je m’abstiendrai d’une appréciation en ce qui vous concerne, mais quant à ma propre connaissance de la langue, je trouve que Gezelle a raison.

    Manuscrit autographe, Guido Gezellearchief

    EekhoudGezelle5.pngLa question de la « centralisation » et de l’uniformisation de la langue néerlandaise fut d’ailleurs traitée on ne peut plus spirituellement en forme d’apologue par M. Johan Winkler, un linguiste frison, professeur à Haarlem. Il s’agit de l’aventure du Portrait de Jan Jansen.

    « Il y avait une fois un particulier du nom de Jan Jansen. Un solide gaillard que ce Jan, ferme de torse et de membres, sain de corps et d’esprit, bref, un Hollandais de la vieille roche. En un jour de malheur il s’avisa de faire faire son portrait. Le peintre n’y réussit guère. À la rigueur il y avait bien moyen de reconnaître Jan, mais les yeux étaient éteints et troubles, les traits grimaçants, la contenance gourmée. Néanmoins, notre homme était très entiché de son portrait et il le proclamait on ne peut plus réussi et ressemblant. Lorsqu’on s’avisait de lui dire : ‘‘Jan, cette peinture ne ressemble à rien du tout ! – Pardon, répondait Jan, elle est excellente au contraire et si je n’y ressemble pas, ce n’est pas de sa faute, mais bien de la mienne : c’est ma figure qui a tort !’’ Et il en était tellement persuadé qu’à partir de ce moment il s’évertua à contracter son visage de manière à reproduire le mieux possible les traits tourmentés de son portrait. Il y parvint à tel point que rencontrant un jour une de ses vieilles connaissances, celle-ci se récria : ‘‘Ah ! ça, mon vieux, est-ce toi, Jan, ou n’est-ce plus toi ?’’ Et Jan de répondre : ‘‘Il me faut pourtant ressembler à mon portrait.’’

    Biographie du poète par M. van der Plas

    EekhoudGezelle4.png« Jan avait plusieurs frères, savoir Tjalling Sybrens Prissinga, Hamen Sassink qui vivait par-delà Zut- phen, Peerken le Braban- çon, Aernout Allewyns du pays de Goes, Leenaert Vlaemynckx et d’autres encore. Il faut croire que la manie de Jan était conta- gieuse et avait gagné les autres gars, car, l’un après l’autre et à des degrés directs, ils se mirent à faire des grimaces et à se livrer à des contorsions presque aussi extraordinaires que les siennes. ‘‘Il le faut bien, disaient-ils à ceux qui s’étonnaient de leur tic, puisque Jan est notre aîné et qu’il incarne le type de la famille.’’ Toutefois Tjalling et Leenaert revinrent bientôt de leur folie : ‘‘Nous possédons aussi nos portraits, déclarèrent-ils, et ceux-ci sont même bien plus beaux que celui de Jan, cependant il ne nous était jamais venu à l’esprit de nous mettre le visage à la torture afin de mieux ressembler à ces peintures. Et voilà que nous nous donnons ce ridicule pour ressembler à l’image de Jan ! Assez de bêtises ! Notre propre physionomie, telle que Dieu l’a créée, doit nous être mille fois plus précieuse que tous les portraits du monde, fussent-ils signés par un Rubens et par un Rembrandt.’’ »

    Tel était aussi l’avis de Gezelle et c’est encore celui de Stijn Streuvels. Et ils ont bien raison.

    Dès ses premiers poèmes, sans écrire encore dans une langue aussi personnelle et aussi savoureuse que par la suite, Gezelle s’affirmait par une sensibilité et des trouvailles de véritable poète. Je relisais l’autre jour ses Kerkhofblommen (Fleurs de cimetière) et notamment le récit des funérailles d’un jeune paysan, Edmond van den Bussche, élève du séminaire de Roulers, mort à 18 ans à Staaden. C’est un récit en prose, intercalé de vers, dont chaque épisode se recommande par une intensité d’accent vraiment surprenante. Je n’ai jamais lu « oraison funèbre » plus originale, d’émotion plus spontanée, de sympathie plus vibrante. Gezelle se rendant avec les autres camarades du défunt à la ferme mortuaire constate que c’était « l’heure à laquelle le semeur, se rendant à la besogne, se signe avant de répandre aussi la semence en un geste crucial ». Et il ajoute cette réflexion au tableau : « C’est peut-être en priant et en pleurant que le paysan sème le grain qu’un autre récoltera et engrangera tout joyeux ! » Il nous montre aussi les chevaux attelés au chariot funèbre, la simple charrette affectée d’ordinaire au transport des récoltes. Le domestique qui couche dans l’écurie parle familièrement aux braves bêtes ; il leur fait ses recommandations, il les édifie sur le dernier service qu’ils sont appelés à rendre au jeune baes ; et, pour qu’elles s’acquittent de leur grave mission avec la piété voulue, après avoir trempé sa main dans l’eau bénite, il trace un signe de croix entre leurs bons yeux.

    EekhoudGezelle3.pngDans Gedichten, Gezangen en Gebeden (Poèmes, Chansons et Prières), un volume de jeunesse, on rencontre nombre de pièces admirables, entre autres celle consacrée aux Saules, dont je détache ce passage : « Combien de fois ne vous ai-je pas contemplés au point du jour quand une vapeur bleuâtre ceignait votre cime d’argent comme un ruban tressé dans la chevelure d’un ange. Le soleil ne tardait pas à détacher ce ruban et à le faire fondre dans l’azur du ciel. Et alors vous vous dressiez dans la clarté éblouissante, comme s’élança jadis du tombeau Celui qui avait créé le ciel et la terre. Puisses-tu un jour te débarrasser ainsi de tes liens, ô mon âme, et prendre ton essor vers là-haut. » Mais comme je l’ai déjà fait entendre, les plus belles pièces se trouvent dans les derniers livres : Tijdkrans et Rijmsnoer. Celle qui commence par ces mots Hoe riekt gij Bamisbosschen (Senteurs des feuillages de la Saint-Bavon !) suggère les parfums de l’automne, non plus les arômes des fleurs et des fruits, mais les fragrances des feuilles mortes, des écorces humides, des racines découvertes et de la terre retournée, et le poète nous évoque la vie qui s’exhale lentement des arbres et qui monte vers le ciel comme l’encens aux voûtes de l’église. Et après les parfums, il chante la couleur de ces arbres qui attendent leur arrêt de mort dans l’opulente toilette diaprée que leur fait la Saint-Bavon. Jamais ils n’ont été si beaux, si nobles et si touchants. « Seigneur, dit le poète en terminant par une prière, puisse à tes yeux le dernier jour de ton serviteur représenter aussi le plus beau jour de sa vie, comme c’est le cas pour la feuillée de la Saint-Bavon ! » Mais il faudrait reproduire et lire ces poèmes dans l’original.

     

    Georges Eekhoud

     

    « Chronique de Bruxelles »

    Mercure de France

    juillet 1904, p. 257-263

     

      


    Guido Gezelle, Kerkhofblommen

    lu par Antoon Van der Plaetse