Découvertes flamandes (21/06/2019)
Présentation du n° 90 de la revue Traversées
Alors que la Foire du livre de Bruxelles 2019 mettait à l’honneur quelques poètes flamands, la revue Traversées, publiée en Lorraine belge sous la direction de Patrice Breno, Jacques Cornerotte et Paul Mathieu, orientait ses projecteurs sur une dizaine d’entre eux au fil de près de 130 pages. Des hommes et des femmes apparus sur la scène littéraire après l’an 2000 et peu ou pas encore traduits en français. Quelques vingtenaires et d’autres un peu plus avancés en âge. Peintre et graveur, Anne van Herreweghen a eu la gentillesse de les recevoir dans son atelier pour les portraiturer. Chaque série de poèmes est ainsi précédée du visage de leur auteur.
Il n’est guère aisé de dégager des lignes de force dans la production poétique foisonnante du Nord de la Belgique. Ce qui est certain, c’est qu’au cours de ces dernières décennies, les femmes ont pris une place de plus en plus importante. Christine D'haen (1923-2009), Marleen de Crée (née en 1941) et Miriam Van hee (née en 1952) ne sont plus les seuls noms qui viennent à l’esprit lorsqu’on évoque la composante féminine. À l’instar de ces deux dernières, Els Moors (née en 1976, actuelle poète nationale) et Maud Vanhauwaert (née en 1984) peuvent se prévaloir d’être éditées sous forme de livre en traduction française.
un poème de Marleen de Crée mis en vidéo
Alors que bien des écrivains flamands ont un éditeur néerlandais, la plupart des auteurs retenus dans ce numéro de Traversées sont publiés en Flandre même. Cela tient sans doute au fait que de nouvelles structures ont vu le jour ces dix dernières années. Sous la houlette de Leo Peeraer, les éditions P. de Louvain œuvrent en réalité depuis déjà près de trente ans pour mettre en valeur la production de Flamands, poètes et/ou traducteurs de poésie. Depuis une date plus récente, Vrijdag et Polis à Anvers ainsi que het balanseer à Gand offrent un havre à d’autres créateurs. C’est également à Gand que l’on trouve le PoëzieCentrum, à la fois Maison de la Poésie, librairie, éditeur du meilleur magazine en langue néerlandaise consacré entièrement à la poésie (Poëziekrant) et éditeur de recueils (par exemple ceux d’Inge Braeckman et de Tom Van de Voorde). Avec la Maison de la Poésie d’Amay, le PoëzieCentrum a par ailleurs édité l’anthologie bilingue Belgium Bordelio. Vers 2015, grâce aux aides fournies par la Fondation flamande des Lettres, d’autres choix de poésie flamande ont pu voir le jour en traduction française, par exemple dans La Traductière (n° 33) et Nunc (n° 36).
Pour ce numéro de Traversées, la traduction des poèmes de Charlotte Van den Broeck et de Lies Van Gasse a été confiée à Kim Andringa. Les autres pages ont été transposées en français par Daniel Cunin.
Juriste et germaniste de formation, Inge Braeckman creuse dans Venus’ Vonken (Étincelles de Vénus, 2018), son recueil le plus récent – le quatrième à être édité par le PoëzieCentrum –, le thème de l’amour sous toutes ses facettes. Le titre renvoie bien entendu à la déesse de l’amour dans la mythologie romaine ; à l’origine, elle était la protectrice des jardins et des vignes. C’est à cette plaquette entièrement réalisée sur du papier de couleur jaune citron que sont empruntés les poèmes reproduits dans le numéro. Des vers dans lesquels les jardins s’étendent, sur un mode contemporain, aux villes et aux peintures. D’un rythme marquant, voire obsédant, la poésie d’Inge Braeckman se révèle visuelle, parfois délibérément exubérante, presque toujours sensuelle. Retenons un poème dédié au peintre gantois Karel Dierickx (1940-2014) :
Pour Karel Dierickx
Aux lignes fragiles mordant papier et toile
la nature morte se fait aquatinte, la réalité
se peint en épaisseur. Pendant que tu tâtonnes
la texture de ta mémoire s’effrite, n’en reste
pas moins partition et boussole. Pour tes
visiteurs. Touches et tournures te donnent
de rendre visible l’invisible. Processus de longue
et unique haleine. Marrakech Night et Situation refermée.
Le modèle se fond dans le paysage. Un rien pâteux.
Tel une cascade. Une lettre. Un bateau dans une bouteille.
Tu entends la mer, répète l’été sans faire de façons.
Quant à Guido De Bruyn, né à Asse (Brabant flamand) en 1955, il a publié depuis ses début en 2004 sept recueils aux éditions P. de Louvain. En plus de réaliser des documentaires sur différentes formes artistiques, il a traduit des sonnets de Shakespeare et composé une version orale des Variations Goldberg. Actuellement, il élabore un grand cycle à partir du Journal de Sergueï Prokofiev. Dans ses poèmes, il aime incorporer des matériaux visuels, qu’il emprunte à d’autres ou qu’il puise dans sa propre production graphique. Extrait de son premier recueil, le cycle « Vieux maîtres », retenu pour Traversées, constitue un hommage à Claude Monet. Guido De Bruyn a d’ailleurs tourné un documentaire à Giverny. Une image de ce film – représentant la toile En canot sur l’Epte – est à l’origine de l’écriture de « Vieux maîtres ».
C’est en 2017, à l’âge de vingt-six ans, que Dominique De Groen a publié son premier recueil : Shop Girl® (éditions het balanseer). Épopée qui revient sur les facettes absurdes du processus de production dans la société capitaliste actuelle. L’inquiétude qu’inspire à cette jeune femme les évolutions que connaît notre monde n’est pas non plus étrangère aux poèmes que l’on découvrira dans les pages de ce numéro, lesquels entreront dans la composition de son prochain recueil.
On nous dira qu’Annemarie Estor n’a pas sa place dans cette petite anthologie. N’est-elle pas en effet néerlandaise ? En réalité, comme elle vit depuis 2004 à Anvers, on la regarde désormais comme une poétesse belge. Son écriture se rattache d’ailleurs peut-être plus à la tradition artistique d’un Bosch, d’un Ensor ou encore d’un Hugo Claus qu’à celle d’artistes de son pays natal. Publié cette année aux éditions Wereldbibliotheek d’Amsterdam, son dernier recueil, un crime-poem, est d’un seul tenant. Aussi nous a-t-il semblé préférable de retenir un cycle qu’elle a composé voici peu : « Poèmes pour le voleur de chevaux ». On pourra d’ailleurs en lire un autre traduit en français : « Échographie ». Comme Guido De Bruyn ou encore Lies Van Gasse – avec laquelle elle a d’ailleurs réalisé Het boek Hauser –, Annemarie Estor aime marier mots et travail graphique. Le dernier poème du cycle publié par Traversées :
Fourbe sorcière
Mens.
Exécute des tours.
Comme le lait dans l’eau.
Distords les apparences. La souffrance.
Soigne la blessure, fourbe sorcière,
je t’en prie, fraude avec tendresse.
Fais s’évader le langage dans un verre nouveau.
Dissous tes formules dans la commisération.
Que tes supercheries apaisent le cri !
Trublion de la poésie flamande, Peter Holvoet-Hanssen estime être l’auteur de seulement deux recueils : De reis naar Inframundo (2011) et Blauwboek (2018), bien qu’il en ait publié d’autres depuis une vingtaine d’années. Même si son nom est apparu au firmament des lettres flamandes un peu avant le début du XXIe siècle, nous lui avons donc accordé une place dans la présente anthologie. L’Anversois, qui aime se dire troubadour, ne cache pas la prédilection qu’il éprouve pour l’œuvre de Paul van Ostaijen auquel il a d’ailleurs rendu hommage, avec quelques autres artistes, dans un magnifique volume intitulé Miavoye (éditions De Bezige Bij, 2014). Les poèmes retenus pour Traversées sont extraits de Blauwboek que Peter Holvoet-Hanssen qualifie lui-même de « testament poétique ». Il fait sans doute partie des poètes d’expression néerlandaise qui se produisent le plus sur scène.
Benjamin de cette anthologie, Tijl Nuyts (né en 1993) est à ce jour l’auteur d’un unique recueil : Anagrammen van een blote keizer (Anagrammes d’un empereur nu, éditions Polis, 2017), dans lequel il sonde la frontière qui sépare le plaisir de nommer les choses et le danger que cela peut comporter. « Touriste », le cycle retenu aujourd’hui, relève d’un autre projet. Cette histoire mêle l’intérêt que porte le jeune homme aux auteurs mystiques à une actualité récente ayant bouleversé le Belgique. Il accorde une place à la fascination qu’il éprouve pour les transports en commun et la forme que peuvent revêtir les religions dans l’espace public. Tijl Nuyts prépare une thèse sur le patrimoine mystique de la Flandre et les identités modernes à travers la réception, dans l’entre-deux-guerres, de l’œuvre de la poète brabançonne du XIIIe siècle, Hadewijch d’Anvers.
photo © Koen Broos
Homme de radio, Bart Stouten a certainement l’une des voix les plus connues de Flandre. Il aime donner une couleur littéraire à l’émission qu’il consacre à la musique classique sur Klara. Poète, il cherche le face à face avec la réalité souvent décevante du quotidien. Pour ce faire, il transpose anecdotes et réflexions afin d’entrer dans un autre monde, souvent onirique. Il envisage d’ailleurs sa poésie comme un refuge qui lui permet d’accéder à des couches profondes de sa conscience et de se poser des questions taboues. À ses yeux, le temps est comme un sablier inversé : le passé n’est pas « fini », on peut le remonter, le réviser à souhait. Les liens mystérieux qui unissent les mots ne cessent de le fasciner. Les poèmes reproduits dans ces pages sont tirés de son recueil Ongehoorde vragen (éditions P., 2013). Bart Stouten est aussi l’auteur de plusieurs essais sur la musique, dont l’un récent sur Bach.
Né en 1975 à Brasschaat (province d’Anvers), Max Temmerman est à ce jour l’auteur de quatre recueils qui ont tous paru aux éditions Vrijdag : Vaderland (Pays du père, 2011), Bijna een Amerika (Presque une Amérique, 2013), Zondag 8 dagen (Dimanche en huit, 2015) et enfin, en 2018, Huishoudkunde (Arts ménagers). Cet auteur dirige à l’heure actuelle un centre culturel en Flandre. Il porte le même prénom et le même nom que son grand-père mort en 1942, héros de la Résistance. Les poèmes retenus pour ce numéro proviennent tous de Huishoudkunde. La revue Phœnix (n° 28, printemps 2018) a publié en traduction française un choix tiré des trois premiers recueils. Un de ses poèmes :
futurisme
Il y a de la poésie en jeu, aussi rectiligne
et inflexible qu’un schéma.
Et par ailleurs un chagrin de rien, quasi invisible.
Pas plus grand que le mot pour le dire.
On ne cesse de basculer. Plus rien ne sera
comme cela n’a jamais été.
Ça commence là. Là. Et là.
Chaque être humain est un souvenir
et chaque souvenir
un paysage dans un paysage.
Charlotte Van den Broeck (née en 1991) a fait des études de lettres à l’université de Gand et obtenu un master en Arts de la Parole au Conservatoire Royal d’Anvers. En 2015, son Kameleon remporte le prix Herman De Coninck 2016 du meilleur premier recueil. Sa poésie est avant tout performée ; sur scène, elle explore l’expérience et le dicible. Si Kameleon évoque l’identité d’une jeune fille qui devient femme, Nachtroer, son deuxième recueil (éditions De Arbeiderspers, 2017, à paraître en traduction chez L’Arbre de Diane sous le titre Noctambulations), dont est tiré le cycle reproduit dans ce numéro, est construit autour de la rupture amoureuse. Sous un langage très accessible se cache un réseau d’images complexes qui dépassent l’expérience personnelle.
Charlotte Van Den Broeck (en anglais)
photo © Silvestar Vrljic
Auteur à ce jour de trois recueils, Tom Van de Voorde évolue depuis de longues années dans l’univers des lettres et des arts. À l’heure actuelle, il est en charge de la littérature au sein de BOZAR. Peut-être la force de sa poésie réside-t-elle dans le mariage d’une maîtrise implacable avec une apparente forme de nonchalance. Les poèmes sélectionnés sont extraits de zwembad de verbeelding (piscine l’imagination) paru en 2017, recueil dans lequel le Gantois consacre un cycle à des compositeurs ou musiciens soviétiques (dont Youri Egorov) ainsi qu’un long poème à Kees Ouwens, poète néerlandais majeur traduit récemment en français par Elke de Rijcke.
Avec grâce, tu franchissais le pont
à vélo, attaque de biais,
histoire de bien négocier le virage,
celui de l’arche et des pierres
Ta vitesse autour
des façades, la berceuse
d’un sac de blé au bout d’une corde
La voix contenue
nous avons vu tes ailes descendre,
ignorant l’angle facial
d’un océan
à l’instar d’une mère qui
en quittant le quai
comprend pourquoi son fils –
Lies Van Gasse (née en 1983) est poète, artiste et enseignante. Depuis ses débuts en 2008, elle a publié une dizaine de livres, parmi lesquels Wenteling (2013, traduction à paraître aux éditions Tétras Lyre sous le titre Révolution), Zand op een zeebed (2015) et Wassende stad (2017). Déclinant le roman graphique en poésie, ses graphic poems associent souvent texte et images sur un pied d’égalité, ces deux composantes se nourrissant et se complétant mutuellement. Lies Van Gasse collabore régulièrement avec d’autres auteurs et artistes – par exemple le poète Peter Theunynck – à des projets, performances et publications. Son œuvre explore le monde aquatique, la grande ville, la construction d’une identité dans la relation à autrui, le tout par le moyen de compositions volontiers cycliques et circulaires.
Tous les portraits reproduits dans les pages du n° 90 de Traversées sont de la main d’Anne van Herreweghen qui, au court de sa carrière, a accueilli des dizaines d’écrivains et de personnalités dans son atelier. Fille d’Hubert van Herreweghen (1920-2016), l’un des plus grands poètes flamands, elle réinvente sur certaines de ses toiles des strophes de l’œuvre de ce dernier. Une très grande sensibilité, une finesse de trait remarquable, caractérisent ses créations dont son site offre un bel aperçu.
Kim Andringa & Daniel Cunin
10:51 | Lien permanent | Tags : revue traversées, poésie, flandre, traduction | Facebook | Imprimer |