Le Cheval ailé
Quelques regards sur Psyché de Louis Couperus
C’est en août 1897 que Louis Couperus s’est mis à écrire Psyche ; en novembre, le texte est terminé. Entre-temps, l’écrivain a suggéré à son éditeur de le faire illustrer par un des jeunes artistes symbolistes hollandais. Un peu plus tard, c’est lui-même qui avancera le nom de Toorop, lequel avouera beaucoup apprécier l’œuvre de Couperus : à son sens, elle se prête comme aucune autre à son talent de dessinateur. Psyche a d’abord paru dans la revue De Gids début 1898 avant de sortir en novembre en volume. Ce sera une des œuvres du Haguenois parmi les plus vendues de son vivant. En exergue, Couperus a placé deux phrases de Metamorfoze (1897), son autobiographie esthétique en même temps qu’un de ses livres les plus remarquables :
« … Ne pleure plus, va dormir, et si tu ne peux dormir, je te dirai un conte, une jolie histoire de fleurs, de pierres précieuses et d’oiseaux, d’un jeune prince et d’une petite princesse… Car le monde n’a rien à offrir si ce n’est un simple conte… »
Ouvrage de H.T.M. van Vliet richement documenté
sur les tournées effectuées par Couperus dans son pays
Si le projet d’une édition illustrée a dû être abandonné en raison de coûts jugés trop élevés par L.J. Veen, le livre se distingue tout de même par la magnifique couverture dessinée par Jan Toorop (voir ci-dessus) ; Couperus ne la trouva toutefois pas à son goût. La seconde édition (1899) comprendra un dessin du peintre. L’épouse de Louis Couperus devait écrire une adaptation pour le théâtre (1916) à l’époque où Couperus, rentré dans son pays natal à cause de la guerre, lisait fréquemment des passages de Psyche devant des auditoires choisis de différentes villes néerlandaises. Ses « tournées » littéraires sont restées célèbres, en particulier du fait de sa voix et de sa diction singulières. (1)
Dans la présentation du volume Psyché et Fidessa paru en traduction française en 2002, Gilbert Van de Louw évoque Couperus en ces termes : « Quand Louis Couperus publie Psyché (1897) et Fidessa (1898), c’est un auteur confirmé qui présente au public une œuvre littéraire dans le sens moderne qu’a pris ce mot dans ces années-là. Il s’est fait connaître à travers Noodlot (Fatalité, 1891) traduit en anglais la même année et Eline Vere […] L’auteur n’a pas qualifié ses créations de “conte”. C’étaient pour lui des “récits”, mais on voit dans l’ensemble de son œuvre bon nombre de ces “variations sur un thème” inspirées par l’humeur du moment. Des “variations” comme en musique. Barbe bleue y défile ou encore les légendes des Indes. Ce qui importe dans tout cela, c’est le travail que l’auteur fait sur la source, comme on le faisait à l’époque classique pour le théâtre. Médée, Rodogune, Esther ou Andromaque, pour ne rien dire de Phèdre, doivent autant à leur source qu’à la présentation des auteurs qui ont consacré leur renommée et figé leur image dans un certain sens : on voit mal Phèdre sans le faix de son tourment, Andromaque sans le souci pour son fils, Médée sans un amour transforméen haine destructrice. Mais on ne voit plus ces femmes sans les atours de Corneille ou de Racine, parce que ces auteurs leur ont donné une consistance psychologique et une densité littéraire à l’abri du temps. […] Couperus, dans un genre plus intime et merveilleux, fait revivre le personnage de Psyché ou la légende de la Licorne. Il introduit ses héroïnes dans le monde du merveilleux, montrant par là même que la modernité est un lien avec le passé, non pas une cassure. Le genre du conte est en vogue à l’époque, non seulement pour les enfants, mais pour un public adulte. Transporté dans un mode symbolique, un univers de rêve, l’auteur y projette son monde à lui. » (2)
Ce « monde à lui », le lecteur français avait pu le découvrir quatre-vingts ans plus tôt. Une première traduction de Psyche avait en effet paru en français sous le titre Le Cheval ailé (trad. J. [= Félicia] Barbier, Paris, Éditions du Monde nouveau) l’année de la mort de Couperus, avec une préface de Julien Benda. Avant de reprendre certains points de vue publiés en français sur Psyche, disons, sans faire injure aux traducteurs, que la version de Félicia Barbier (3) simplifie en de nombreux endroits l’original et que celle de David Goldberg (4) tend à ajouter des fioritures. Il faudrait les fondre en une seule pour obtenir un juste équilibre.
La critique de langue française n’a en réalité pas attendu 1923 pour commenter le « roman féérique » de Couperus. Outre Louis Van Keymeulen et Léo J. Krijn, déjà mentionnés sur ce blog (partie IV de la notice « Louis Couperus par Louis Van Keymeulen »), un certain Pauw. nous disait dès la fin du XIXe siècle : « Parmi les plus belles choses nouvellement parues, citons en première ligne le délicieux conte Psyché, le dernier ouvrage de Louis Coupérus. […] Le talent de l’auteur s’y montre dans toute sa splendeur ; il y a trouvé un vaste champ à son extraordinaire fantaisie. Il y déploie pleinement sa belle faculté évocatrice de visions éblouissantes, qui enveloppent d’une douce atmosphère de rêve. Quoiqu’il emprunte plusieurs thèmes aux mythes et aux légendes qui sont de toute éternité, l’œuvre, dans son ensemble, n’en est pas moins originale. Louis Coupérus possède un style admirable, souple et vigoureux. Il trouve des expressions éminemment suggestives – et dans ses descriptions, il déploie une variété et une richesse incomparables. Ses phrases sont rythmées et harmonieuses. Ses mots sont choisis avec soin et groupés selon le goût musical le plus subtil. Il chante plutôt qu’il ne parle ! Tant pour la richesse extraordinaire de l’imagination et l’idée philosophique que pour la beauté supérieure de la forme, Psyche est un ouvrage qui peut être compté parmi les plus parfaits de toute la littérature contemporaine. » (5)
Page de titre différente de celle qui mentionne comme traductrice une certaine J. Barbier
D’autres plumes vont s’exprimer un quart de siècle plus tard à l’occasion de la parution du Cheval ailé. (6) Parmi elles, la jeune Christiane Fournier (7) qui se fera connaître comme critique, reporter ou encore comme romancière, et qui, à l’époque, collaborait justement aux éditions du Monde Nouveau. C’est d’ailleurs dans la revue éponyme qu’elle publie cinq pages consacrées à l’œuvre du romancier hollandais : « Couperus, fils de Platon et de Perrault » (janv.-février 1924, p. 48-52). Alors que Couperus estimait qu’il fallait se laisser porter par la fraîcheur de l’histoire plutôt que d’en faire une lecture trop métaphysique, la jeune Française va tenter de concilier les deux approches :
« Mythe platonicien de l’existence de l’âme et de sa chute, ce Cheval ailé ; mythe chrétien de sa rédemption dissimulé sous le voile transparent du plus beau des contes de fées, celui que petit nous rêvions dans l’émerveillement de nos imaginations neuves. Philosophie symbolique et mystique du temps au paresseux passé, au subtil avenir, au joyeux présent. Lacet de ces trois étapes curieusement solidaires dans l’impondérable limite morte, puis ressuscitée, du vertigineux devenir. Grave problème des essences, mais chanté gaiement par la voix des bacchantes. Grand geste de l’amour, mais pudiquement masqué derrière les ailes diaphanes de Psyché. Vision du péché, qu’ironise la flûte du Satyre. Expiation ; larmes versées ; descente aux enfers ; résurrection des morts : le tout est candeur et science à la fois ; transparence, mais d’un horizon ; naïveté attendrie de celui qui est las de douter.
Pourquoi tant chercher ? Le secret n’est point si caché que chacun ne le puisse découvrir ; le poème ne veut point d’exégèse ; et ce serait pitié si ces quelques lignes, déchargeant la création de son symbole, venaient à crever la bulle de savon.
Un roi avait trois filles, raconte Apulée ; mais Couperus parfait la création. L’une, Emeralde, aux yeux de pierres précieuses, dont les courtisans chuchotaient que son cœur était de rubis ; Astra, la seconde, qui cherchait à surprendre la science sous le mouvement mystérieuse- ment ordonné des étoiles ; et Psyché, timide et nue, enfant couronnée de boucles blondes, parée de ses ailes versicolores, de ses ailes fragiles qui ne la soulevaient point et la laissaient, vaincue, attachée à la terre.
Platon chargeait-il ses mythes des pensées comme les commentaires l’ont exigé ? Ce qui reste de plus précieux dans la promenade élyséenne des âmes que nous raconte le Phèdre ce doit être la grâce hellénique que la science n’a point déflorée plutôt que la démonstration possible de la préexistence ou de la survivance. La sensibilité se satisfait de la fable et, pour croire, elle ne calcule pas.
Psyché habitait le royaume du Passé. Le roi son père avait bien cent ans. “Couronné de trois cents tours, le palais royal se dressait jusqu’aux nues.” Psyché errait le long des créneaux, contemplait l’horizon infini, et rêvait. Elle rêvait des choses qu’elle ne connaissait point. Bonheur et tristesse tout à la fois ; celle-ci est dans celui-là contenue, et qui se dit heureux sans avoir battu le chemin triste qui conduit au jardin enchanté du présent ?
Du haut des tours du palais, l’Âme aperçut la Chimère et en devint amoureuse ; car elle brillait de tous les mirages des vertigineux avenirs et s’élevait à de troublants infinis. L’enfant timide et nue se suspendit au cou du Cheval aux puissantes ailes pour entreprendre l’éternel voyage. »
Ce voyage, c’est l’histoire narrée par Couperus, dont Christiane Fournier retrace alors les grandes lignes avant de conclure :
« Par quelle étrange audace marquons-nous de correspondance deux mondes qui n’ont point de commune mesure ? Psyché, dont l’infidélité vient de tuer Eros, rachètera-t-elle l’inéluctable ? Quel impossible et quel inefficace, dira-t-on. N’importe ! Il convient que le pécheur travaille dans la peine. Et voici remporté le triomphe du platonicien-chrétien. C’est justement le mystère de cette équivalence qui sert à justifier le dogme de la préexistence et de la survivance de l’âme. La conclusion prouve la majeure. Prouver ? Que prétentieux et docte est le mot appliqué à une œuvre où l’imagination candide d’un artiste défend à la raison l’accès. Au reste la logique se moquera : paradoxe ou conte de fée ? Ce peut n’être pas davantage ; mais s’il n’en faut pas plus pour que jaillisse la vérité profonde ! Il y a un enfer au moins : celui de Dante. Il y a certes un oiseau bleu et des forêts magiques et des fées très belles, très jeunes et très puissantes qui changent en carrosses les citrouilles et en princes les valets. Chacun de nous qui l’a cru, a suspendu à l’arbre enchanté du conte, une parcelle de vérité.
Voilà bien pour défier les sceptiques, sectateurs insensibles d’une science qui n’entend pas la légende. Ils veulent raisonner le mythe et la croyance : c’est jouer au tennis avec des balles de plomb. Psyché existe, ardente et pure, déchue, souffrante, expiatoire ; rachetée enfin au Paradis des bienheureux.
Mais qui disait que nous n’avions pas d’âme ? »
Renée d'Unan, La Pensée française, 11/10/1923
NOTES
(1) Les éléments relatifs à l’édition hollandaise de Psyche sont empruntés à la postface du volume 14 des Œuvres complètes de Louis Couperus, volume que l’on doit à H.T.M. van Vliet, J.B. Robert et M. Boelhouwer (L.J. Veen, 1992).
(2) Gilbert Van de Louw, « Introduction », Psyché / Fidessa, Contes et légendes littéraires, traduits du néerlandais par David Goldberg, Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuve-d’Ascq, 2002, p. 7 et 9. Relevons que Couperus a tout de même à l’occasion employé le terme « conte » à propos de Psyche, par exemple dans des lettres à son éditeur et à son ami Ram. Voir aussi le passage mis en exergue.
(3) On doit à Félicia Barbier d’autres traductions d’œuvres néerlandaises : Noto Souroto, « Orient et Occident », Le Monde nouveau, fév. 1926 ; Nico van Suchtelen, Le Sourire de l’âme (De stille lach, 1916), Paris, Éditions du Monde nouveau, 1930 ; Henri Borel, Wu-Wei. Fantaisie, inspirée par la philosophie de Lao-Tsz’, Paris, Éditions du Monde Nouveau, 1931, réédition sous le titre : Wu Wei. Étude inspirée par la philosophie de Lao-tseu, Paris, Éditions G. Trédaniel, 1987. Pour ce qui est de la préface de Julien Benda, voir la note 11 : ICI.
(4) Né en 1969, David Goldberg a pour sa part donné une très belle traduction d’un roman de Tommy Wieringa, Joe Speedboot, Actes Sud, 2008. Autres titres traduits : Bert Keizer, Danse avec la mort. Journal d’une liaison fatale, La Découverte, 2003 ; Connie Palmen, Tout à vous, Actes Sud, 2005 ; Rob Riemen, La Noblesse de l’esprit : un idéal oublié, préface de George Steiner, NiL, 2009…
(5) « Lettres néerlandaises : Psyche par Louis Coupérus, Amsterdam, L.J. Veen », Mercure de France, III, 1899, p. 837 et 839.
(6) L’existence de cette traduction s’explique peut-être par le rôle joué par Adrienne Lautère (née Heineken), une femme d’origine hollandaise (des critiques ont pu souligner « sa connaissance imparfaite du génie de notre langue »), auteur des Lettres de la Hollande neutre (1920) ou encore de L’Âme latine de M. Louis Couperus, romancier hollandais, cette dernière étude justement aux Éditions du Monde nouveau, également en 1923. (voir à propos d’Adrienne Lautère sur ce blog la notice « La Saint-Nicolas », catégorie : « Contes Légendes Traditions »)
(7) Voir sur cette femme aujourd’hui bien oubliée « Christiane Fournier et son œuvre », Marie-Paule Ha, dans l’introduction à la réédition du roman Homme jaune et femme blanche, L’Harmattan, 2008, p. VII-IX). Christiane Fournier à la télévision française en 1959 : ICI.
Le portrait de Louis Couperus a été réalisé en 1892
par l'artiste hollandais Jan Veth (1864-1925)
La couverture de la revue La Plume
contemporaine de la couverture ci-dessus dessinée par Jan Toorop