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Discours de réception

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Discours de réception de Daniel Cunin

à l’Académie Royale de Langue

et de Littérature néerlandaises (KANTL),

prononcé par Frank Willaert à Gand le 15 mai 2024

 

KANTL - PIET VERDONK.png

KANTL, Gand, 15 mai 2024 (photo : Piet Verdonk) 

 

 

Chers consœurs et confrères,

Mesdames et messieurs,

Chers amis et parents de Daniel,

chère Anna,

bien cher Daniel,

 

 

Depuis 2018 et l’entrée en vigueur d’un nouveau décret, notre Académie (la KANTL) se trouve dans l’heureuse situation de pouvoir désormais nommer en son sein, comme membres « à plein titre » et non plus seulement comme membres « étrangers », des universitaires et des auteurs de nationalité étrangère, pour autant qu’ils sont – je cite l’article 8 du texte en question – « actifs en Belgique dans le domaine de la langue et de la littérature néerlandaises, par leur fonction ou leur présence dans le débat public ».

Frank Willaert

FRANK WILLAERT - PHOTO.jpegNous pouvons sincèrement nous réjouir de cette généreuse ouverture : en plus de mettre fin à un manque d’égards vis-à-vis de littérateurs et de chercheurs non moins méritants que leurs homologues belges, elle signifie un enrichissement pour l’Académie elle-même. En effet, les membres d’origine étrangère sont particulièrement bien placés pour attirer notre attention sur des évidences trompeuses ou des choses qui finissent par nous échapper, à nous Flamands de souche, dès lors que nous abordons notre langue et notre littérature.

Hadewijch, Liederen, edition V. Fraeters, F. Willaert & L.P. Grijp

LIEDEREN - HADEWIJCH - COUV NL.pngEt si quelqu’un possède les qualités en question, c’est bien toi, Daniel. En tant que traducteur français d’œuvres néerlandaises, tu poses manifestement un œil aiguisé sur des phénomènes qu’un néerlandophone ne perçoit plus parce que ceux-ci lui paraissent aller de soi. Il peut s’agir de choses en apparence banales, comme – pour reprendre un exemple que tu mentionnes dans un entretien – ces mots courts qui fourmillent dans notre langue : nog, wel, even, dan, al, ook ou maar, et qui, en français, ne peuvent, dans bien des cas, être restitués correctement que par un usage créatif de la syntaxe. Cela donne parfois un texte plus littéraire, plus élégant peut-être, mais aussi plus précieux et sans doute moins direct que l’original néerlandais. Ce n’est probablement pas un hasard si le français connaît l’expression : « C’est de la littérature » quand on cherche à qualifier un discours un peu trop nébuleux ou artificiel. Prenons encore – pour retenir cette fois un problème que nous avons rencontré alors que tu traduisais notre édition des Liederen (Chants) de Hadewijch – le simple fait que le désuet minne ainsi que liefde sont tous les deux féminins alors que le mot « amour », leur équivalent français, est un masculin. Comment dès lors traduire un vers comme Die minne es joncfrouwe ende coninghinne (L’Amour est damoiselle et reine) ? Mais, bien entendu, les défis que j’évoque ici dépassent la langue et la littérature ; ils couvrent la culture dans son ensemble. Les Pays-Bas, raconte-tu dans une interview, sont pour toi, comme pour Baudelaire dans son « Invitation au Voyage », la Chine de l’Europe. « Tout y est différent de ce que je connaissais. La langue, la culture, la mentalité, les paysages… » Cette affirmation m’amène à poser la question suivante : quelle est ta perception de la Flandre, de la Belgique, celles-ci si différentes des Pays-Bas ? Sans doute t’entendrons-nous un jour évoquer cela, et tu me vois curieux de savoir à quel pays exotique tu nous compareras.

Hadewijch, Les Chants, (Albin Michel, 2022)

CHANTS - HADEWIJCH - COUV.pngC’est précisément dans la fascination qu’entraîne la rencontre de l’Autre que peut naître l’amour, qui est toujours, après tout et en même temps, un désir de connaître cet Autre. Significatif à ce sujet est ce que tu m’as rapporté un jour à propos des prémices de ton amour pour le néerlandais : c’est la rencontre, pendant tes études à Aix-en-Provence, de deux ravissantes Hollandaises qui les ont déclenchés. De peur de paraître trop curieux, je n’ai pas osé te demander si ton engouement valait aussi pour ces jeunes filles, ou uniquement pour les Pays-Bas et pour le néerlandais. Je me plais à imaginer que c’était et pour ces derniers et pour elles deux. Après tout, quand on tombe amoureux, tout ce qui a trait à l’être aimé ne devient-il pas beau ? Certes, les amourettes passent, mais le véritable amour demeure. On ne peut l’étouffer ni le taire, il déborde sur les autres. Ainsi en est-il allé dans ton cas. Ton amour pour le nouveau monde que tu découvrais, tu n’as pu le garder pour toi, tu as brûlé de le communiquer à des proches et à des amis français. En conséquence, tes travaux de traduction sont – bien plus qu’un simple moyen de subsistance –, une œuvre d’amour, au sens propre du terme.

Aix - place 4 dauphins.jpg

Aix-en-Provence, place des Quatre-Dauphins

Or, pareil amour ne se laisse pas apprivoiser. Quiconque consulte ton blog pour passer en revue les travaux en question ne peut qu’être épaté par leur abondance et leur variété. Le nombre d’auteurs que tu as transposés est pour ainsi dire illimité ; maints d’entre eux sont d’ailleurs membres de la KANTL. Pour ne pas tomber dans une trop longue énumération, je me contente de citer les romanciers et les poètes parmi nous : Annelies Verbeke, Stefan Hertmans, Anne Provoost, Koen Peeters, Willy Spillebeen, Patrick Lateur, Geert Buelens et Luc Devoldere. Mais tu ne te limites pas aux contemporains. Traducteur des Chants de Hadewijch (XIIIe siècle), que tu admires tant, tu es devenu un véritable ambassadeur en France de cette poétesse mystique. « Rares sont les pages, écris-tu, d’une telle perfection où l’écrit, le dit, le chant, le vécu intérieur sont en parfaite osmose. » Mais tu as également transposé des œuvres de classiques plus récents – cette fois, je ne cite que des écrivains qui figurent dans le « Canon de la littérature » établi par notre Académie : Louis Couperus, Cyriel Buysse, Martinus Nijhoff, M. Vasalis, Gerrit Achterberg, Lucebert, Willem Frederik Hermans, Gerard Reve et Harry Mulisch.

G. Achterberg, L'Ovaire noir de la poésie

GA-COUV1.pngEn même temps, tu te révèles un omnivore : tes traductions couvrent à peu près tous les genres : roman, nouvelle, journal intime, album pour enfants, livre jeunesse, théâtre, essai, B.D., roman graphique, ouvrage et article universitaires ou de vulgarisation, sans oublier, et c’est là sans doute que réside le plus grand défi : la poésie. Tout cela avec la plus grande qualité qui se puisse imaginer. Rien d’étonnant donc à ce que des prix viennent récompenser tes publications, certains décernés par des lecteurs reconnaissants : le Prix des Lecteurs de Cognac et le Prix littéraire des Lycéens de l’Euregio pour Le Faiseur d’anges de Stefan Brijs, un deuxième Prix Littéraire des Lycéens de l’Euregio, cette fois pour le roman autobiographique Je vais vivre de Lale Gül, ou encore le prestigieux prix biennal James Brockway (2018) pour tes traductions de poésie…

Rimbaud, «Le Dormeur du Val » (autographe)

rimbaud dormeur.pngMais d’où vient cette passion effrénée pour la littérature ? Parce que rien dans ton enfance et ton adolescence ne laissait présager que tu deviendrais un jour pensionnaire de la République des lettres et encore moins d’une Académie royale. En 1963, ton berceau se trouvait à Champdray, un minuscule village des Hautes-Vosges d’un peu plus de 200 habitants à l’époque et d’un peu moins de 200 aujourd’hui. Tes parents sont issus de deux familles de modestes agriculteurs qui habitaient, chacun, à l’une des extrémités de ce même village. Ils ne sont pas riches, chaque franc compte. Comme d’autres enfants du coin, tu gagnes un peu d’argent, par exemple en cueillant et vendant des myrtilles. En économisant, tu parviens ainsi à t’acheter, vers l’âge de dix ans, un vélo de course 10 vitesses ! Le monde agricole des parents et grands-parents est à des années-lumière du monde de la littérature, de l’art, de la musique classique, de la culture au sens général du terme. Et pourtant… Dans la petite école communale où les enfants de cinq à onze ans sont tous assis dans une même salle de classe, près du poêle, devant une institutrice qui semble tout droit sortie de la Troisième République, la graine originelle est semée : « Le dormeur du val », poème d’Arthur Rimbaud, éveille en toi la vague idée de l’existence d’un autre univers, en apparence inaccessible tant il est éloigné de cette campagne rude et pauvre.

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Le Ventoux, vu depuis Beaumes-de-Venise (photo : Anna Veldhoven)

Quelques années plus tard, tes parents ont fait ce que beaucoup de villageois étaient contraints de faire : partir pour trouver du travail. Ils ont déménagé, d’abord à Arbois, dans le Jura, et deux ans plus tard, beaucoup plus au sud, dans une autre commune vinicole, à savoir Beaumes-de-Venise, que beaucoup de Flamands connaissent parce qu’elle se trouve à l’ombre du Mont Ventoux, non loin de Carpentras, d’Orange, de Vaison-la-Romaine et d’Avignon. Ils sont alors gérants d’une petite épicerie pendant que tu poursuis et termine non sans mal tes études secondaires. Tu es loin d’être un élève brillant, aucun professeur ne parvient à briser ton indifférence, pas même les professeurs d’anglais et d’allemand. Pourtant, comme pour plus d’un collégien ou d’un lycéen, deux d’entre eux font la différence. Ta prof de français à Arbois qui t’incite à lire, car ta maîtrise de l’orthographe et de la grammaire françaises laisse énormément à désirer. La bibliothèque municipale offre une solution : pour quelques francs par an, tu peux emprunter quantité de livres. De même, à Carpentras, un autre professeur de français va parvenir à te captiver. Avec l’argent que tu gagnes en exerçant toutes sortes de petits boulots pendant les vacances, tu t’achètes un premier carton de livres, des classiques européens. Tes parents ne comprennent guère ce qui t’habite. « Tu vas finir aveugle à force de lire », relève ta mère. Et entre le père et le fils, un long silence s’instaure.

F. Vanderpyl, par Lodewijk Schelfhout (vers 1910)

PORTRAIT VANDERPYL PAR SCHELFHOUT - VERS 1910.pngQuiconque vit et lit dans de telles circonstances est à la fois gagnant et perdant. Il perd le contact simple avec son milieu d’origine et s’aventure dans un monde qui n’a, lui, absolument rien de naturel. Ce défi, tu l’as relevé avec une surprenante bravoure et avec une belle réussite. En témoignent non seulement le large éventail et la qualité des traductions que je viens de mentionner, mais aussi l’incroyable réseau d’écrivains, de poètes, d’éditeurs, de rédacteurs en chef, de consœurs et confrères francophones et néerlandophones – pour certains devenus des amis – que tu es parvenu à rassembler autour de toi au fil des ans. En témoignent également les innombrables articles et entretiens qui accompagnent ton travail, par lesquels tu places les auteurs que tu traduis et la littérature néerlandaise en général sous les feux de la rampe, non seulement dans le monde francophone, mais aussi chez nous. Nous attendons déjà avec impatience la biographie que tu prépares sur le fascinant Fritz Vanderpyl (1876-1965), cet écrivain haguenois totalement oublié, mais qui, dans la France de l’entre-deux-guerres a été « un grand seigneur » en contact étroit avec les avant-gardes littéraires et artistiques de son temps.

D. Cunin devant la KANTL

frank willaert,kantl,gand,académie,daniel cunin,hadewijch,vosges,rimbaudCher Daniel, la qualité et la diversité de tes traductions, ton engouement et ton amour sans faille pour le néerlandais et la littérature néerlandaise font que tu as, à juste titre, ta place au sein de notre compagnie. Au fond, l’Académie peut être reconnaissante aux deux jeunes anonymes beautés dont tu as fait la connaissance à Aix-en-Provence, car, sans elles, nous n’aurions probablement jamais pu saluer ta présence parmi nous. Et nos remerciements s’étendent à ton institutrice « vieille école » de Champdray, à tes profs de français d’Arbois et de Carpentras, et surtout à toutes celles et tous ceux qui t’ont aidé à découvrir le néerlandais de plus près – à ce sujet, je suis heureux de mentionner notre membre étranger Philippe Noble –, à la Taalunie (Union de la langue néerlandaise) qui t’a permis d’enseigner pendant dix ans la traduction littéraire à la Sorbonne ainsi qu’aux Fonds flamand et néerlandais pour la littérature qui, en donnant des aides aux éditeurs français, ont rendu et rendent encore possible l’accomplissement de ta vocation.

Bienvenue donc en notre sein où nous attendons beaucoup de ton expertise, de tes vastes connaissances et, surtout, de ton engagement indéfectible en faveur de la langue et des lettres néerlandaises.

 

Frank Willaert

(version française de D. C.)

 

 

 

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