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  • THEO ET NELLY VAN DOESBURG

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    Théo van Doesburg (1883-1931) au crible de Nelly :

    épouses et amis, pratique et théorie [1]

     

     

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    Wies van Moorsel, « De doorsnee is mij niet genoeg ».

    Nelly van Doesburg 1899-1975, Nimègue, SUN, 2000.

     

     

     

    D-O-M, dom, l’adjectif néerlandais dom signifie « bête », « bêta », « stupide », « idiot » ou bien « sot » ou « con » si l’on veut s’en tenir à un mot monosyllabique pour le traduire en français. « Dom, domdomdomdom, domderedom, domderedom, heel dom, heel dom, meerdandom, meerdandom, DOM. » « Con, conconconcon, conultracon, conultrarcon, archicon, archicon, plusquecon, plusquecon, CON. » Tel fut le commentaire dénigrant du secrétaire d’un cercle artistique de La Haye à la fin d’une soirée organisée, au tout début de 1923, par Théo van Doesburg. Commentaire moquant l’un des poèmes sonores de ce dernier, à savoir « De trom » (Tambour).

    L’évènement en question était la deuxième soirée « dada » d’une tournée organisée aux Pays-Bas fin 1922-début 1923 avec, le plus souvent, les mêmes protagonistes : la compagne de Théo, à savoir la pianiste Nelly van Moorsel, le poète allemand Kurt Schwitters et le plasticien hollando-hongrois Vilmos Huszár accompagné de sa Figure dansante mécanique. Sans oublier l’aide, dans l’ombre, de la poète polyglotte Til Brugman.

    theo van doesburg,nelly,meudon,art,architecture,mondrian,pays-bas,strasbourgÀ cette occasion, Nelly interpréta entre autres la Marche nuptiale pour un crocodile de Vittorio Rieti (compositeur italien qu’elle avait rencontré à Vienne, fin 1921, chez Alma Mahler), une interprétation que Kurt Schwitters ne cessa de ponctuer de miaulements et d’aboiements – tout bruit n’est-il pas musique ?

    Le lendemain de cette Dadasoirée haguenoise, un journaliste rapporte : « Après que la salve d’applaudissements se fut tue, une dame s’installa au piano pour interpréter la Marcia Nuptiale per un Crocodilo de Vittorio Rieti. Elle exécuta cette pièce musicale tout à fait audible avec une grande dextérité. Immédiatement après la pause, des meuglements et autres miaulements tonitruants retentirent de nouveau dans la salle. On annonça que la dame allait jouer la Marche funèbre pour un oiseau ainsi que la Marche militaire pour une fourmi, toutes deux également de Rieti, mais il s’écoula un temps interminable avant que le boucan daignât cesser. Et, pendant la musique, certes très inspirée par les Français modernes, toujours ce vacarme et ces bruits insensés dans la salle. Censés servir d’accompagnement ? Un homme cria alors : ‘‘Je vous en prie !’’ Et, tout aussi brusquement, la marche était terminée. Nouvelle salve d’applaudissements et cris d’acclamation allant crescendo. »

    Henri Borel (1869-1933), auteur connu à l’époque, évoque à propos d’une soirée similaire « un tapage de tous les diables » régnant dans la salle ainsi que des « huées, récriminations et chahut » grondant pendant l’interprétation, par Nelly, de la Marche funèbre pour un canari. Néanmoins, le romancier et critique insiste pour dire : « Je suis au moins en mesure de vous assurer d’une chose : elle a très bien joué. » Hormis des œuvres de Rieti, la jeune compagne de Théo interprétait lors de ces spectacles le Ragtime Parade d’Erik Satie, rebaptisé Dada Ragtime. Ou encore… du Chopin pendant que Kurt Schwitters déclamait un poème de Heinrich Heine.

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    Citons encore un passage de la presse de l’époque pour donner une meilleure idée de l’atmosphère qui régnait durant ces représentations, soit pendant près de deux heures : « En entrant dans la salle bien remplie, on remarquait tout de suite qu’on allait assister à quelque chose de singulier. Toutes les personnes présentes tenaient à la main un format réduit de l’affiche – un programme dadaïste – […] En poussant les cris les plus insensés – houhouhou ! rrr ! fatche fatche ! hii ! tantanta ! hééé ! –, Kurt Schwitters a recueilli ‘‘un tonnerre d’applaudissements’’ et ‘‘suscité une gaieté incoercible’’. L’assistance n’avait d’ailleurs pas hésité à lui emboîter le pas en se mettant à son tour à hurler. » Le lendemain de son apparition à La Haye, la petite troupe se produisait à Haarlem. L’affluence, essentiellement des étudiants et des notables, dont un pasteur et un directeur de musée, était telle que la police menaça d’interdire l’événement si une centaine de personnes ne quittaient pas les lieux. Aux Pays-Bas, Dada était pour beaucoup à l’époque synonyme de raffut et de chahut. Bien peu prenaient cette mouvance au sérieux. Aussi, bien des membres de l’assistance s’étaient-ils armés de sifflets, de clochettes de table ou de trompes d’automobiles ou accoutrés de façon burlesque (haut de forme surmonté d’une petite locomotive à vapeur, uniforme de la guerre 14-18 rehaussé de fleurs artificielles ou d’autres colifichets kitsch…).

    theo van doesburg,nelly,meudon,art,architecture,mondrian,pays-bas,strasbourgL’un des témoins nous décrit le blond Théo van Doesburg : « Il avait, si l’on commence par le bas, des souliers vernis et brillants et des chaussettes blanches, un costume noir et la chemise noire sur laquelle se détachait, pareille au négatif d’une photographie, une cravate en laine d’un blanc immaculé. Trônant fièrement là-dessus, la tête on ne peut plus banale du conférencier. On alluma des lampes et on en éteignit d’autres afin d’obtenir un éclairage latéral censé souligner la ligne du visage, mais ce fut un échec. Et pour finir, il y avait le monocle. » Kurt Schwitters avait pris place anonymement dans le public. Alors que Théo, « avec la moue d’un non-dadaïste », faisait sa causerie sur sa Dadasophie (son célèbre texte : « Qu’est-ce que Dada ? ») : « Dada : la hantise du bourgeois-fauteuil-club, du critique d’art, de l’artiste, du cuniculiculteur, du vandale », Kurt se leva de son siège, déplia un mouchoir dans lequel il se moucha à quelques reprises en émettant des bruits de corne de brume au diapason des cris d’animaux que poussait une partie de l’assemblée. Pour sa part, en apparaissant sur scène, Nelly eut droit à un bref moment de silence. Elle interpréta de nouveau des pièces de Vittorio Rieti et recueillit cette fois encore des « applaudissements soutenus ». Puis Kurt gagna à son tour la scène en débitant « au rythme de la mitraille une série de chiffres quelconques ». Bien des personnes ont donc reconnu le talent de Nelly van Doesburg. Ne l’avait-on pas proclamée à l’unanimité, six mois plus tôt à Weimar, lors d’un congrès de constructivistes et de dadaïstes, « l’indispensable instrument de musique dadaïste d’Europe » ?

    Les onze soirées ou matinées dada organisées fin 1922-début 1923 sont assez bien documentées. Ces sortes de représentations de cabaret constituent les moments-phare du mouvement dada en Hollande. C’est d’ailleurs en Frise, à Drachten, le vendredi 13 avril, que devait se tenir la derrière manifestation de ce genre – en la seule présence de Kurt Schwitters –, non seulement aux Pays-Bas mais dans le reste de l’Europe. Si l’on fait abstraction bien sûr de la fameuse Soirée du Cœur à Barbe, à Paris, le 6 juillet, qui tourna, avant même d’avoir réellement commencé, au pugilat avec les surréalistes. Et qui signa l’arrêt de mort du mouvement. Dans les différentes villes hollandaises où la petite troupe s’est produite, le charivari du public était peut-être plus « dada » que les performances des constructivistes Schwitters et Van Doesburg eux-mêmes. Relevons que Théo et Nelly avaient eu l’occasion de se produire auparavant ensemble, par exemple dès l’automne 1921 en Belgique (à Bruxelles, Gand puis Anvers) et en 1922 en Allemagne (Iéna, Weimar, Berlin, Düsseldorf, Hanovre…).

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    Si j’ai situé d’emblée mon propos dans le cercle artistique de La Haye qui a accueilli la manifestation dada du 10 janvier 1923, c’est parce que ce même lieu avait été le théâtre d’un événement, deux ans et demi plus tôt, qui explique notre présence à Meudon, ici ce soir. Le samedi 10 juillet 1920, en effet, Nelly – à l’instigation de Kees, l’un de ses frères, lecteur de la revue De Stijl, et qui en connaissait plusieurs collaborateurs – y était venue assister au vernissage d’une exposition de La Section d’Or ou Groupe de Puteaux, collectif d’artistes, français pour une bonne part, proches du cubisme. À cette occasion, Théo van Doesburg – organisateur de l’événement – tint une causerie. Sa façon de parler, sa gestuelle et sa voix enthousiasmèrent Nelly. Un véritable coup de foudre, devait-elle dire et écrire par la suite. Quelques minutes plus tard, ils faisaient connaissance. Théo, qui vivait alors avec Lena Milius, sa « muse » et deuxième épouse, n’est pas resté insensible au charme et au profil singuliers de la jeune pianiste qui n’avait pas encore fêté ses 21 ans et qui vivait toujours chez ses parents, des catholiques bourgeois qui avaient pour voisin l’architecte Berlage. L’artiste a songé à un triangle amoureux, mais sa femme s’y est opposé. Elle a fini par accepter que son mari la quitte.

    Quelques mois après, voilà donc les tourtereaux qui voyagent ensemble, d’abord en Belgique (à Anvers où ils voient Eugène de Bock, puis à Bruxelles où ils rendent visite à Magritte ainsi qu’à E.L.T. Mesens) et en France (à Paris où ils côtoient en particulier Mondrian, Tzara, Georges Ribemont-Dessaignes, Léopold Survage, Alexander Archipenko et l’amie de ce dernier Marthe Donas, mais aussi Hélène Oettingen et le galeriste Léonce Rosenberg ; à Menton où ils découvrent le logement de Georges Vantongerloo aménagé dans l’esprit « nouveau style »), puis en Italie (Milan) et enfin en Allemagne où ils cherchent à s’établir longuement (à Weimar). Cependant, le mariage entre les idées du Bauhaus et celles du Stijl ne sera jamais célébré.

    Mondrian, Lys, vers 1910

    theo van doesburg,nelly,meudon,art,architecture,mondrian,pays-bas,strasbourgAussi, à compter de mai 1923, le couple opte pour Paris où Nelly suit les cours d’Alfred Cortot, fréquente Arthur Honegger et George Antheil ainsi que, peu après, le pianiste Grégoire Gourevitch. Du 15 octobre au 15 novembre de la même année, la galerie L’Effort Moderne de Léonce Rosenberg présente des œuvres de Théo dans le cadre de l’exposition consacrée à l’architecture inspirée par De Stijl ; en décembre, le Landesmuseum de Weimar lui consacre une rétrospective. Au cours des premiers mois de leur vie parisienne, Théo et Nelly logent à plusieurs reprises chez Mondrian (26, rue du Départ) ; parallèlement, ils dénichent rapidement un atelier au 51, rue du Moulin-Vert. En février 1924, ils emménagent au 64, avenue Schneider à Clamart, leur adresse pendant quatre ans avant leur installation, durant l’été 1928, au 2, rue d’Arcueil à Paris. En mai 1927, Nelly achète un terrain à Clamart, rue des Châtaigniers dans l’idée d’y construire un double atelier avec Hans Arp et sa femme où les deux couples très liés pourraient vivre et travailler. En réalité, Hans rachète bientôt cette parcelle à Nelly pour y édifier sa propre maison. À ce propos, on conserve un courrier de Hans Arp adressé à Théo le 28 mai 1927 et rédigé dans un français singulier : « Cher Doesburg : – je te prie de m’envoyer au plus tôt l’adresse du notaire à Meudon, chez lequel je dois signer l’achat du terrain. J’aimerai encore une fois insister sur ce que la maison n’osera en aucun cas dépasser le prix de 60000 - frs. C’est pourquoi je te prie avant de faire établir les werkzeichnungen de te rassurer que la maison d’après ces plans ne reviendra pas plus cher. – Mes meilleures salutations à Pétro et le petit Théo. Ton ARP Que fait le Style ? »

    En juin 1929, Nelly opte finalement pour un terrain tout près de là, à Meudon. Six mois plus tard, les murs de la maison-atelier dessinée par Théo entre 1927 et 1929 s’élève donc là où nous nous trouvons, rue Charles Infroit, même si les heureux propriétaires doivent attendre, pour s’y établir, la fin de tous les travaux, soit la Noël 1930. Cette demeure a été conçue selon les principes de De Stijl, autrement dit dans l’esprit de l’esthétique théorisée par Van Doesburg (diverses possibilités de fusion des arts dans un même environnement spatial). Nelly a apporté sa pierre à l’édifice. C’est d’ailleurs elle qui a plus ou moins tout financé grâce à un héritage qui lui était échu en 1925. En effet, bien que fâché avec elle en raison de sa liaison avec Théo, son père, à sa mort, lui a malgré tout légué une coquette somme. Théo n’a cependant pas le bonheur de voir cette maison réellement aménagée puisqu’il succombe à un arrêt cardiaque, le 7 mars 1931, alors qu’il se repose à Davos. Il avait 47 ans. Nelly et Lena dispersent ses cendres deux jours plus tard près de cette localité suisse. Le couple avait partagé dix années d’une vie intense. Cette demeure de Meudon est donc le dernier projet architectural concrétisé de l’artiste. Si aujourd’hui les murs sont en grande partie nus, à l’époque où Nelly occupait les lieux, ils disparaissaient sous des œuvres de son mari et de leurs amis. Ainsi, la peinture Les joueurs de cartes (1917) était-elle accrochée au fond de cette pièce, en retrait de la table en béton.

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    Fidèle à l’œuvre de son mari – leur mariage a été célébré le 24 novembre 1928, après l’officialisation du divorce d’avec Lena –, Nelly résida à Meudon le reste de ses jours, hormis une longue période passée à différents endroits de la France libre (en particulier avec Peggy), deux années aux États-Unis peu après la guerre (février 1947-avril 1949) au cours desquelles elle rédigea ses mémoires (en majeure partie en français, non publiés) et bien entendu durant ses absences à l’occasion de nombreux voyages (principalement en Italie, en Hollande et en Espagne où elle s’est liée avec Salvador Dalí). À la fin des années cinquante, elle reviendra au catholicisme – comme avant elle Hugo Ball, le fondateur de Dada, catholicisme auquel Théo s’était d’ailleurs lui-même converti en 1930 – de sa jeunesse, conférant à l’aspiration supérieure de De Stijl une signification semblable à celle de la transcendance chrétienne. Elle est décédée ici, à 76 ans, dans son salon, le 1er octobre 1975, des suites d’un cancer – dont les premières manifestations remontaient à 1964.

    Veuve à 31 ans, elle semble avoir perdu la flamme : elle avait apparemment renoncé dès 1926 à donner des récitals avant d’arrêter de danser et de peindre. Elle s’est dès lors surtout employée à diffuser et défendre les idées du mouvement fondé par son mari. Ceci dès après la mort de Théo puisqu’il lui fallut préparer le numéro de De Stijl en hommage à son fondateur (paru en janvier 1932) et retenir certaines de ses œuvres en vue de les accrocher dans le cadre de l’exposition du Groupe 1940 (également en janvier 1932). Elle a fait en sorte qu’il ne tombe pas dans l’oubli et que ses œuvres acquièrent une place tant dans les musées que chez les collectionneurs. Elle considéra comme un affront et une injustice qu’il ne fût pas représenté à Paris, au printemps 1932, dans l’« Exposition d’art hollandais contemporain ».

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    « Parler d’un homme, exister comme femme », a-t-on pu dire à propos de bien des veuves d’artistes. Nelly s’est-elle sacrifiée pour Théo, du vivant de ce dernier comme après sa mort ? Aurait-elle pu mener une carrière de concertiste à Vienne ou ailleurs ? N’oublions pas que, sans Théo, Nelly serait sans doute totalement oubliée aujourd’hui. Elle aurait eu un destin bien différent, probablement loin des hautes sphères de l’art de son temps. Elle a eu le privilège de commencer sa vie commune avec Théo à l’époque où celui-ci multipliait voyages à l’étranger et échanges avec de grandes figures des différentes mouvances de l’avant-garde européenne (futurisme, cubisme, dadaïsme, constructivisme). Si elle a reçu une bonne éducation et une culture musicale classique dans une famille bourgeoise hollandaise, c’est bien son compagnon qui lui a apporté une formation sans pareille. Quarante ans après la mort de ce dernier, elle confiait à sa nièce et biographe : « Je luis dois tout. » Ou encore : « Je n’ai vécu que dix ans avec Doesburg, mais dix années qui comptent en réalité pour cinquante. » C’est lui qui lui a fait découvrir les œuvres de Satie, de Stravinsky, de Schönberg, ceci dans les journées qui ont immédiatement suivi le coup de foudre vécu par Nelly à l’âge de 20 ans. Grâce à lui, elle a interprété de façon « mécanique » des compositeurs néerlandais liés au mouvement De Stijl (Daniel Ruyneman et surtout Jacob van Domselaer). Théo l’a par ailleurs initiée à bien des écrivains. Il l’accompagnait dans les boutiques pour acheter des toilettes dans l’esprit et les coloris du Stijl, il lui coupait les cheveux – la chevelure de Nelly est sans doute l’une des particularités de sa personne que l’on remarque au premier coup d’œil… Elle avait les yeux bleu gris, nous dit sa nièce, et elle n’était pas d’une stature très imposante.

    De l’homme de sa vie, elle a hérité, pourrait-on dire, la persévérance, la combativité et la puissance organisationnelle, ainsi qu’en témoignent ses démarches pour mettre en valeur l’héritage qu’il a laissé et pour tout simplement financer son quotidien lorsqu’elle s’est retrouvée seule. Après avoir accueilli des invités payants chez elle, elle a surtout gagné de l’argent en s’improvisant marchande d’art et intermédiaire entre acheteurs et artistes. Elle a par exemple été l’une des principales personnes à conseiller la collectionneuse Peggy Guggenheim, lui présentant entre autres Robert Delaunay, Brancusi et Antoine Pevsner. Les deux femmes ont fait connaissance en 1938. Nelly est entrée dans la galerie londonienne que venait d’ouvrir la célèbre mécène. Cette dernière se souvient : « Une femme de mon âge, d’apparence très soignée, au visage mince, aux yeux bleus et aux cheveux colorés en rouge. Je l’ai surtout trouvée drôle. Elle était habitée d’une passion sans pareille pour l’art abstrait. » En mai de l’année suivante, des œuvres de Théo était exposées à Londres. Le début d’une reconnaissance internationale posthume après les expositions que Nelly avait encouragées, au printemps 1936, au Stedelijk Museum d’Amsterdam et au Van Abbemuseum d’Eindhoven.

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    Nelly et Peggy dans les années soixante

      

    La Deuxième Guerre mondiale surprend Nelly et Peggy qui se réfugient dans le Sud-Est de la France où l’Américaine s’emploie à mettre à l’abri sa collection avant de parvenir à rentrer aux États-Unis. En 1947, Nelly rejoint son amie à New York à l’occasion de la première rétrospective consacrée à Théo outre-Atlantique, organisée dans la galerie de cette dernière. Une expo qui voyage à Los Angeles, San Francisco, Seattle, Cincinnati et Chicago. Plusieurs musées et particuliers achètent alors des œuvres du Hollandais ; Nelly négocie ainsi souvent avec Nelson Rockefeller. Ensuite, elle va jouer un grand rôle dans l’organisation des expositions De Stijl qui se tiennent en 1951 au Stedelijk Museum d’Amsterdam et en 1952 à la Biennale de Venise et au MoMA. Dans les années suivantes, elle recevra beaucoup de personnes qui consulteront les archives De Stijl et qui prendront son relai pour concrétiser des projets (par exemple l’exposition « Autonome Architectuur » de 1962 à Delft).

    L’un des soucis principaux de Nelly sera de redorer le blason de Théo, bien pâle comparé à celui de Mondrian, Mondrian auquel on le comparait trop souvent, toujours en sa défaveur. Elle concevait les expositions de façon à ce qu’on ne soit pas tenté d’opérer une telle comparaison et à situer l’œuvre de son défunt mari dans un contexte international. On peut se risquer à avancer que l’image et la réputation de cette figure majeure de l’avant-garde a été en grande partie déterminée par l’action de sa veuve, même si celle-ci a commencé à lever un peu le pied après l’exposition itinérante américaine. Quelques personnes finirent par se manifester pour donner un nouvel élan à cette quête, ainsi de Jean Leering (1934-2005), directeur du Van Abbemuseum d’Eindhoven et futur époux de Wies van Moorsel, la nièce de Nelly.

    K. Schippers, Paris, 2019

    theo van doesburg,nelly,meudon,art,architecture,mondrian,pays-bas,strasbourgLa mort de Nelly coïncide avec l’époque où l’histoire de l’art et de la littérature commence à reconnaître une réelle place à Dada en Hollande, en partie grâce à Holland Dada (1974), ouvrage d’un habitué de la Maison de Meudon, le poète K. Schippers (1936-2021). L’œuvre complet de Van Doesburg a été publié en 2000 à l’occasion d’une rétrospective organisée dans deux des plus grands musées des Pays-Bas.

    Si Nelly a en quelque sorte voué son existence à ce mari hors du commun, elle ne s’est pas pour autant privée de vivre sa vie de femme, une femme qui avait décidé de rester libre. Elle a survécu plus de 44 ans à Théo. Si j’avais eu un enfant avec chacun de mes amants, a-t-elle pu dire, j’en aurais aujourd’hui onze, de onze nationalités différentes… Parmi ses conquêtes, citons l’architecte allemand Ludwig Mies van der Rohe (1886-1969) – lequel finança l’avortement de Nelly qui était enceinte d’un autre homme –, le musicien de jazz Thelonious Monk (1917-1982), le journaliste et dramaturge américain Barrie Stavis (1906-2007) ou encore le jeune Sourou Migan Apithy (1913-1989), homme qui dirigea à un moment donné le Dahomey, la maison de Meudon constituant son Q.G. lorsqu’il élaborait des projets d’indépendance et de constitution pour ce pays.

     

    Mais revenons un peu en arrière et à un Théo encore en vie. Parmi les multiples prédilections de cet homme éclectique, on doit mentionner l’emploi de certains pseudonymes ou hétéronymes. Pour commencer, Théo van Doesburg est le pseudonyme de Christian Emil Marie Küpper. Dans un premier temps, encore tout jeune, il choisit pour signer ses toiles les nom et prénom du second mari de sa mère – qui était sans doute son père biologique –, à savoir Théo Doesburg ; en 1902, il ajoute la particule « van ». Sous l’hétéronyme Aldo Camini, il publie un roman composé dans une veine futuriste. Pendant quelques années, il écrit de la poésie et des textes théoriques dadaïstes sous le pseudonyme I.K. Bonset (en juillet 1923, dans Merz, Kurt Schwitters révèle le nom de l’artiste qui se cache sous ce pseudonyme) – variation phonétique sur Ik ben zot (je suis fada). Un premier poème, « Images-X » paraît ainsi en 1920 dans sa revue d’avant-garde De Stijl.

    Citons l’un des poèmes de I.K. Bonset en traduction [2] :

     

     

    9 x B

     

    1. Les arbres sont les jambes du paysage. B.
    2. L’homme est bon quand il n’a aucun intérêt à être mauvais. Il est mauvais quand il n’est pas dans son intérêt d’être bon. B.
    3. La têtière en guipure d’un fauteuil est la jauge de notre degré de culture, le sentimentalisme en est la tétine. B.
    4. Vous voyez ? B.
    5. En désespoir de cause, j’ai apporté le paradis au prêteur sur gages. Lequel m’a remis en échange juste de quoi m’acheter une miche de pain, une bougie et une bouteille d’encre. B.
    6. À chaque braguette son pantalon. B.
    7. La gravité est plus dangereuse que Syphilis. B.
    8. L’homme a un cerveau afin de ne pas penser. B.
    9. La beauté est la parodie de la réalité. B.

     

     

    I.K. Bonset, n’hésite pas à raconter Théo van Doesburg dès la fin 1920, « est traduit dans toutes les langues européennes majeures, ce qu’on ne peut dire de beaucoup d’auteurs néerlandais ». Toutes les langues européennes majeures ? En tout et pour tout, le hongrois et le français. Peut-être d’ailleurs en a-t-il composé un plus grand nombre directement en français qu’il n’y en a eu de traduits. En voici un, intitulé « Aux hommes sérieux » :

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    Ces hétéronymes permettaient sans doute à l’artiste de revêtir une identité différente, de jouer un rôle, lui qui aurait aimé devenir comédien. Son talent d’imitateur – il pouvait semble-t-il contrefaire la voix de tous ses proches – s’inscrit dans le même registre, ainsi, par exemple, que son travestissement en femme en vue de se promener dans une exposition afin d’entendre, incognito, les commentaires des visiteurs sur ses propres œuvres.

    Nelly se déguisait elle aussi à l’occasion : on connaît une photo d’elle, pipe à la bouche, où elle est censée incarner… I.K. Bonset. Elle ne snobera pas elle non plus les pseudonymes. Née Petronella Johanna van Moorsel, on la surnomme Nelly ; elle adopte Pétro comme nom de concertiste, Cupera comme nom d’artiste peintre et le pseudonyme Sonia Pétrowska pour se produire en tant que danseuse (par exemple lors d’une tournée en France dans une opérette à la fin de l’été 1924). Sous ce toit ont donc vécu en même temps, durant quelques mois, début 1931, une petite dizaine de personnes.

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    À propos du pseudonyme Cupera – Cupera, variante féminine du patronyme d’origine de Théo van Doesburg : Küpper –, une petite anecdote. On qualifie de « surréaliste » une situation ubuesque ou abracadabrantesque. On pourrait parler de « situation dadaïste », certes dadaïste tardive, à propos de ce à quoi on a assisté en 1929 à Amsterdam : Cupera/Nelly exposait quelques toiles au Stedelijk Museum dans le cadre d’une « Exposition sélecte d’art contemporain » qu’elle avait d’ailleurs en partie conçue – elle se lançait dans ce qui allait devenir son occupation principale, grâce à nombre d’artistes qu’elle connaissait personnellement : être une intermédiaire dans le monde de l’art contemporain. Donnant une critique à un hebdomadaire culturel, Théo s’exprime au sujet de cette exposition en égratignant au passage les œuvres de… Cupera : elles ne satisfaisaient pas à ses propres critères de la « plastique pure », de l’art véritable qui doit se passer de tout élément emprunté à la nature – autrement dit de toute figuration.

    Til Brugman et Mondrian (1927)

    theo van doesburg,nelly,meudon,art,architecture,mondrian,pays-bas,strasbourgLe moment est venu de parler de la fréquentation des femmes par Does (diminutif de Théo) et du regard qu’il portait sur les femmes artistes. Pour atteindre ses objectifs, il n’a pas hésité, au fil des années, et par étapes, à tirer profit des compétences des dames de son entourage. Aux côtés de sa première épouse, l’artiste et poète Agnita Feis (1881-1944), il s’est lancé dans l’écriture de poèmes et a étoffé son bagage culturel ; avec elle, il partageait une aspiration spirituelle à travers l’art. Lena (1889-1968), sa deuxième épouse, a été un soutien permanent, tant financier que moral. Cela se révélait d’autant plus nécessaire que Van Doesburg n’avait aucun talent pour faire des économies – il dépensait tout de suite ce qu’il gagnait. Or, il a vendu peu d’œuvres de son vivant, il n’a pas non plus obtenu beaucoup de commandes rémunérées. Son travail de critique, dans la presse batave, lui a certes assuré des rentrées d’argent assez régulières pendant bien des années. Pour le reste, il a pu compter sur la manne de son ami l’écrivain Antony Kok (1882-1969) et sur quelques revenus de Nelly qui donnait des leçons de piano et de danse. Lena s’est montrée d’une rare compréhension à l’égard de l’homme qui l’avait quittée pour une rivale de dix ans sa cadette. Lors de la crémation de Théo, elle était présente. Peu après, elle écrit à Anthony Kok : « J’y ai assisté pour dire au revoir pour de bon à Does et parce que Nelly l’a rendu tellement heureux. »

    theo van doesburg,nelly,meudon,art,architecture,mondrian,pays-bas,strasbourgPour l’administration de sa revue De Stijl, et l’organisation de diverses manifestations, Van Doesburg a pu compter sur Lena mais aussi sur l’aide gracieuse d’une autre femme, la polyglotte Til Brugman (1888-1958) – lui-même n’était pas forcément très doué pour écrire dans les langues étrangères. Relevons que cette Amstellodamoise, compagne de l’artiste allemande Hannah Höch (1889-1978), a laissé des proses qui ne se sont pas sans mérite, des « grotesques » dont l’une brocarde le végétarisme et une autre le monde de la réclame. Bien entendu, Nelly aura été la collaboratrice et le soutien le plus fidèle de Does, ceci pendant une décennie.

    L’homme en lui a cependant souvent été ingrat vis-à-vis de la gente féminine : dans son Journal, le 10 avril 1928, il note que les femmes ne sont pas à même de réaliser quoi que ce soit d’essentiel, qu’elles ne sont pas à même de s’aventurer dans la « profondeur » ; elles ne sont jamais « origine » ni « commencement », mais toujours « dérivées » ou « fin ». Le théâtre et la danse, tels étaient les arts qui, à ses yeux, leur correspondaient le mieux. Quatre ans plus tôt, dans une lettre à l’architecte J.J.P. Oud (1890-1963), il se montre même ignoble à l’égard de Til Brugman, elle qui lui a pourtant rendu tant de services. S’il estime les traductions qu’elle fait pour De Stijl, il n’apprécie pas du tout ses créations – cela, bien qu’il ait un jour publié l’un de ses poèmes : « À La Haye vit un p’tit monstre, ça se déclare homosexuel, mais c’est pourtant tout aussi féminin qu’une accoucheuse nouveau-née. Ça s’appelle Brugman. Ça passe ses journées à me barbouiller de Fiente, de Merde et de spermatozoïdes parfumés. Ça m’écrit des tartines dans cette veine : ‘‘Patron, qu’en est-il de tes burettes ?’’ – Bordel ! Ses vers de pacotille n’ont pas trouvé leur chemin dans De Stijl [...] ». Les œuvres de Théo lui-même n’ont pas non plus trouvé leur chemin dans la presse française, si ce n’est, sous cette forme, dans L’Intransigeant du 4 novembre 1920 :

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    Prenons un peu d’altitude pour consacrer deux mots aux conceptions esthétiques et politiques défendues par Van Doesburg, lesquelles n’ont bien entendu d’ailleurs pas manqué d’évoluer. Mobilisé durant quelques années pendant la Grande Guerre, il met à profit la neutralité des Pays-Bas pour se familiariser avec les avant-gardes et adopter des vues radicalement opposées à celles auxquelles il se rangeait jusqu’alors. C’est l’époque déterminante où il fait la connaissance des peintres Bart van der Leck (1876-1958) et Piet Mondrian (1872-1944).

    Tout d’abord, la poétique qu’il défend sous le nom d’I.K. Bonset revient à dire que le poète est l’ennemi de toute logique. Il se manifeste et se personnifie à travers les mots, à partir d’une « spontanéité héroïque et alogique » en vue de restaurer la langue originelle. Ce rapport aux mots s’exprime entre autres par le recours à une typographie échappant aux règles habituellement observées. I.K. Bonset écrit : « En art, comprendre n’est jamais de mise. La poésie, ça ne se comprend pas – c’est elle qui nous prend. » La dualité entre son et sens constitue peut-être la caractéristique majeure de la poésie, de la prose et des théories littéraires de Théo van Doesburg, I.K. Bonset et Aldo Camini réunis. L’intitulé de la revue Mécano offre un aperçu des intentions du Hollandais : « Revue internationale pour l’Hygiène de l’esprit, l’Esthétique mécanique et le Néo-Dadaïsme, sous la direction d’I.K. Bonset et de Théo van Doesburg en collaboration avec tous les constructeurs de la nouvelle plastique universelle ». La méthode systématique de création artistique qu’il préconisait rappelait à ses yeux le jeu du mécano. Van Doesburg réunissait en fait en une seule et même personne constructivisme et dadaïsme, idéalisme et ironie, gravité et facétie. Il a caressé le projet de publier en un volume la poésie de son hétéronyme sous le titre Nieuwe Woordbeeldingen. Kubistische en expressionistische verzen door I.K. Bonset (1913-1920). Il dut se contenter d’un choix dans le numéro de novembre 1921 de De Stijl. Le recueil a finalement paru en 1975.

    Nelly

    theo van doesburg,nelly,meudon,art,architecture,mondrian,pays-bas,strasbourgÀ l’époque où beaucoup ne juraient que par la révolution bolchévique, Does a ouvert les yeux assez vite et semble avoir toujours placé l’art au-dessus de toute conviction politique : « Mes intentions avec une exposition sont purement esthétiques, c-à-d. de manifester une direction collective dans l’art plastique des différentes nationalités » (brouillon en français d’une de ses lettres). Il se considérait d’ailleurs plutôt comme un anarchiste, voyant dans le communisme « l’esprit bourgeois sous une autre forme ». L’une des contradictions majeures des avant-gardes tient à ceci que la plupart de ses représentants étaient issus d’un milieu bourgeois et ne pouvaient guère s’appuyer que sur des clients et des auditoires bourgeois. Certes, Théo a espéré un temps changer les masses et initier une révolution des mentalités, mais il n’ignorait pas que ses revues ne touchaient que quelques centaines de personnes. De Stijl – tant le mouvement que la revue –, consistait essentiellement en une tentative de synthétiser les différentes avant-gardes existantes pour déboucher sur autre chose, non tant une succursale du dadaïsme qu’une branche du constructivisme. Aux Pays-Bas, d’autres auteurs et artistes « touchés » par le virus « Dada » vers 1920, ont préféré emprunter une autre voie avant-gardiste – le terme « Dada » étant péjoratif sous la plupart des plumes de l’époque. On a ainsi vu des personnes évoluer autour de La Revue de feu, fondée à Amsterdam par le poète sonore français d’origine italienne, né en Suisse, Arthur Petronio (1897-1983), ou encore au sein des collectifs d’artistes De Ploeg (La Charrue, Groningue, créé en 1918) et De Branding (Le Ressac, Rotterdam, créé en 1917).

    En 1926, dans sa revue De Stijl, Théo développe la théorie de l’élémentarisme, une doctrine dissidente du néoplasticisme de Mondrian, en opposition à ce qu’il considère comme le dogmatisme de ce dernier. Van Doesburg refuse le rythme unique horizontal-vertical de l’angle droit, admet les angles aigus, générateurs de plans inclinés, qui introduisent une certaine dynamique dans le tableau. En 1930, prolongeant sa réflexion, il « définit ce qu’il appelle la “base de la peinture concrète” par des principes à la fois simples, ambitieux et rigoureux : universalité de l’art ; conception de l’œuvre préalable à son exécution ; exclusion de tout “lyrisme”, “dramatisme”, “symbolisme”, etc. élaboration du tableau par plans et couleurs ; construction entièrement “contrôlable visuellement” ; technique “mécanique, c’est-à-dire exacte, anti-impressionniste”. Ce très strict programme est conclu par un appel, qui résonne comme une véritable injonction : “effort pour la clarté absolue” ».

    theo van doesburg,nelly,meudon,art,architecture,mondrian,pays-bas,strasbourgLa « clarté absolue », peut-être n’est-ce pas la caractéristique première de ses exposés théoriques. Peut-on démentir le sculpteur anversois Georges Vantongerloo (1886-1965) lorsqu’il écrit à Mondrian, en cette même année 1926 : « Quant à Van Doesburg, soit dit en passant, il use des mêmes mots pour dire des choses toutes différentes ce qui a l’absurde comme résultat » ? En réalité, Does était plein de contradictions, ce que sa deuxième épouse a confirmé : « un homme droit qui se double d’une toupie, un taiseux qui ne joue pas moins cartes sur table ». Lui-même le reconnaissait volontiers, affirmant que ces contradictions étaient le meilleur moteur pour évoluer et grandir. Mais elles se sont aussi traduites par maintes controverses et querelles avec des compagnons de route. On pense d’abord aux deux collaborateurs de De Stijl dont il a été le plus proche : l’architecte J.J.P. Oud – lui et Théo commencent à s’éloigner l’un de l’autre dès 1921 – et Mondrian, mais aussi à l’architecte Cornelis van Eesteren (1897-1988) qui collabora à quelques projets avec Théo avant de prendre ses distances.

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    Anonyme, Théo van Doesburg (à droite) et C. van Eesteren (à gauche) travaillant sur leurs maquettes architecturales à Paris, 1923.

    photo : Rotterdam, Netherlands Architecture Institute

     

    Les oppositions qui ont émergé entre Mondrian et Van Doesburg, vers 1924-1925 – ils rompront tout contact avant de se rapprocher de nouveau en 1929 – sont finalement caractéristiques de deux destins et de deux personnalités irréconciliables. D’un côté, l’intuitif Mondrian et sa réussite internationale – certes après des années de misère – ; de l’autre, le théoricien de l’élémentarisme et sa renommée bien restreinte. Mondrian, consacrant des années à une œuvre limitée et recentrée sur quelques principes, Does s’éparpillant aux quatre vents : il signe, outre des toiles et des textes littéraires relevant de plusieurs genres, des vitraux, des affiches, des réclames, des sculptures, des collages, des dessins politiques, des caricatures, des travaux typographiques, des gravures, des céramiques, des photographies ; il donne des conférences sur l’art et l’architecture dans de nombreux pays (d’une durée de deux à quatre heures, causeries rehaussées d’images projetées et de moments pianistiques) ; il dispense des cours sur De Stijl ; il organise des expositions (itinérantes ou encore la fameuse expo d’architecture de 1923 à Paris) ; il participe à maints congrès ; il crée et dirige trois revues (De Stijl, 1917-1932 ; Mécano, 4 numéros 1922-1923 ; Art concret en 1930) ; il joue un rôle de premier plan dans la fondation de près de dix associations artistiques : De Anderen à Amsterdam, De Sphinx à Leyde et Thans à Haarlem, les trois en 1916 ; De Stijl à Leyde en 1917 ;  L’Internationale constructiviste à Weimar en 1922 ; Blanc à Paris en 1929 ; Art concret à Paris en 1930 et Abstraction-Création (Arp, Giacometti, Hélion, Herbin, Kupka…) également à Paris, en 1931 ; il collabore à maints projets avec des architectes (Ko Oud, Cees de Boer, Cornelis van Eesteren) ; en 1927, il rénove, à Strasbourg, le Ciné-dancing L’Aubette (avec Hans Arp et Sophie Taeuber-Arp, ce qu’on a appelé « La Chapelle Sixtine de l’art moderne ») ainsi qu’un magasin ; il conçoit des appartements, des intérieurs, des meubles, le pavage du hall d’entrée d’un immeuble… Tout cela en cultivant un amour singulier de l’espace et des couleurs.


    La correspondance de Théo avec Tristan Tzara s’arrête souvent sur les brouilles et bisbilles du premier avec certains artistes, de même qu’elle illustre le besoin qu’ont les deux hommes de penser des stratégies et de générer de temps à autre un scandale pour que la presse parle d’une exposition ou d’une autre manifestation Dada. Avec ses correspondants, Van Doesburg montre une belle capacité d’adaptation : à un tel, il fait plutôt part de ses idéaux ; face à tel autre, il met l’accent sur son esprit ludique et rebelle ; au sculpteur Alexander Archipenko, il préfère souligner sa sympathie pour le cubisme…

    Finalement, les amitiés de Théo – lui, le « tempérament salpêtreux », ainsi qu’il se définit dans un poème français de I.K. Bonset – auront été tout aussi agitées et mouvementées que les soirées Dada de 1923. La décision de Nelly et Théo de s’établir à Paris est presque contemporaine de la rupture entre les deux amis, Théo et Piet Mondrian – époque à laquelle ce dernier peignait essentiellement des fleurs pour survivre –, rupture tenant à des divergences théoriques mais aussi plus simplement à des différences de caractère, Mondrian, comme d’autres, reprochant par exemple à Théo de vouloir garder le contrôle sur la plupart des activités et publications avant-gardistes. D’autres amitiés seront ainsi brisées, en particulier celles avec le plasticien et réalisateur allemand Hans Richter (1888-1976) et J.J.P. Oud. En revanche, Does restera toujours très lié à Tristan Tzara – une estime réciproque les rapprochait –, au couple Arp, à sa deuxième épouse Lena ainsi qu’au poète Anthony Kok. 

    theo van doesburg,nelly,meudon,art,architecture,mondrian,pays-bas,strasbourgLes défauts de l’homme ne doivent pas faire oublier les multiples qualités de l’avant-gardiste convaincu et convaincant qu’il a été. Il est fascinant de le voir assimiler en peu d’années autant de connaissances et d’acquérir une grande dextérité dans de multiples disciplines. Il se fait architecte sans la moindre formation. Il débordait apparemment d’idées et de vitalité. Écoutons un témoin qui a passé une grande partie de la nuit en sa compagnie et celle de ses compères après la soirée Dada de Haarlem le 11 janvier 1923 : « Cet homme petit et quelque peu pâlot faisait forte impression de par son énorme vitalité. Sa conférence ne semblait pas du tout l’avoir fatigué. Il concevait déjà de nouveaux projets pour les prochains spectacles qu’il voyait plus variés et plus décapants encore. Dans un rythme effréné jaillissaient les idées les plus excentriques que l’on soumettait immédiatement au crible de la critique. Tout à coup, Schwitters improvisa un singulier poème sonore portant sur Van Doesburg, après quoi Van Doesburg récita une liste de caractéristiques évoquant sur un ton sarcastique nombre de personnalités célèbres. Il était ce soir-là d’une verve intarissable. Dans le feu de la conversation, il bondit à un moment donné et dansa avec sa femme une danse apache, quelque chose d’inouï. »

    Il est fascinant aussi de voir le réseau d’artistes et d’auteurs dont il a été la cheville ouvrière. Des centaines de correspondants en une quinzaine d’années – artistes, marchands ou critiques d’art, éditeurs, rédacteurs, collectionneurs de divers pays…  « Impossible d’éveiller la Hollande à une nouvelle vie, c’est pourquoi je me tourne spécialement vers l’étranger », affirme-t-il dans une lettre à J.J.P. Oud. Mentionnons quelques-uns de ses correspondants : Filippo Marinetti, Tristan Tzara, Walter Gropius, Alma Mahler, Hanna Höch, Paul Éluard, Kurt Schwitters bien sûr, Constantin Brancusi, Marcel Duchamp, Alexander Archipenko, le décorateur futuriste italien Enrico Prampolini, Lissitzky… La décision de s’établir à l’étranger s’inscrit dans la même logique. Does a d’abord aspiré à se rapprocher du Bauhaus et à commencer une existence à Weimar. L’effervescence artistique que l’on observait à Berlin – par exemple les films abstraits de Richter et du Suédois Eggeling – l’encourageait à s’établir en Allemagne. L’échec de cette démarche a incité le couple Van Doesburg, « les Does », à choisir Paris, lieu où vivaient des personnes proches d’eux quant aux idéaux et aux convictions. Un lieu approprié pour le stratège et meneur d’hommes toujours plus avide de se profiler comme l’un des chefs de l’avant-garde. Ceci même si Paris ne l’a jamais véritablement reconnu…

    theo van doesburg,nelly,meudon,art,architecture,mondrian,pays-bas,strasbourgTantôt enthousiaste, tantôt colérique, désireux de toujours se mettre en avant, Théo a été considéré par beaucoup comme une personne controversée : « On a dû vous dire bien du mal à mon sujet », confie-t-il un jour à un jeune artiste. En 1924, le Russe El Lissitzky écrit à son sujet à la poète néerlandaise Til Brugman : « Par ses internationalisme, collectivisme et X,Y ZISME brailleurs, Does ne se soucie que de faire de la propagande en sa faveur en apposant sur tout l’étiquette ‘‘Stijl’’. » Certes, Théo n’a pas rechigné à sacrifier le but initial – améliorer l’homme et la société par l’art – au moyen. Mais n’est-ce pas le cas de tout un chacun qui s’investit dans une mission, qui aspire à une certaine reconnaissance dans un domaine donné ? Il aspirait à jouer un rôle de premier plan dans l’avant-garde. L’une de ses réussites aura sans doute été de parvenir à rassembler une bonne partie de ses idées ici, à Meudon, mais aussi dans un Gesamtkunstwerk, à savoir L’Aubette à Strasbourg.

    Dada est mort une première fois à Paris au printemps 1922 (annulation du Congrès international de Paris lancé par Breton), une deuxième le 6 juillet 1923 (soirée du Cœur à Barbe) et pour de bon en décembre 1924 (le ballet Relâche de Picabia sur une musique de Satie), dit-on et lit-on dans les ouvrages les mieux documentés. Il n’en est rien. Dada a vécu bien plus longtemps, ici même, dans la Maison van Doesburg, entre ces murs, en compagnie de Bouboule. Dada et Bouboule, ainsi se prénommaient les deux chiens de Nelly et Théo.

     

    Daniel Cunin

     

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    Principales sources

     

    theo van doesburg,nelly,meudon,art,architecture,mondrian,pays-bas,strasbourgWies van Moorsel, « De doorsnee is mij niet genoeg ». Nelly van Doesburg 1899-1975, Nimègue, SUN, 2000 (biographie de Nelly par sa nièce, fille du plus jeune de ses frères).

    Marc Dachy, archives dada. chroniques, Paris, Hazan, 2005, une bible du dadaïsme dans laquelle on peut lire, à propos des Pays-Bas, les textes suivants : « Qu’est-ce que Dada ? » (Théo van Doesburg), « Dada Hollande I.KB. Manifeste 0,96013 » (I.K.  Bonset), « Van Doesburg » (Kurt Schwitters), « La soirée dada de Haarlem, 11 janvier 1923 » (W. de Graaf) et « Dada à Amsterdam, 27 janvier 1923 » (L.J. Jordaan).

    Els Hoek (réd.), Ik heb weer veel nieuwe denkbeelden opgedaan. Théo van Doesburg. Oeuvre catalogus, Utrecht/Otterlo/ Bussum, Centraal Museum, Kröller-Möller Museum, Uitgeverij Toth, 2000 (le catalogue de l’œuvre complet de Théo van Doesburg).

    K. Schippers, Holland Dada, Amsterdam, Querido, 1974.

    Sur le site de la Bibliothèque numérique des Lettres néerlandaises, on peut accéder à de nombreux écrits de Théo van Doesburg et à une importante littérature secondaire. Les textes qu’il a rédigés en français ou qui sont disponibles en français sont en lecture en ligne.

    Un site offre un large accès aux articles de presse consacré aux soirées Dada et au mouvement De Stijl. La nièce de Nelly a confié les archives du couple Van Doesburg au RKD (Nederlands Instituut voor Kunstgeschiedenis de La Haye).

     

    [1] Texte (revu et augmenté) prononcé à la Maison van Doesburg (Meudon) le 5 octobre 2019 à l’invitation de la compositrice et poète Rozalie Hirs et de l’architecte Machiel Spaan, après une performance dada du poète sonore Jaap Blonk . L’orthographe Théo a été préférée à celle de Theo : c’est celle que le couple a semble-t-il privilégiée en France, elle figure entre autres sur le faire-part de décès de l’artiste néerlandais.

    [2] Notre traduction française du poème « 9 x B » de I.K. Bonset publié dans Het andere gezicht van I.K. Bonset, Meulenhoff, Amsterdam, 1983, p. 73.

     

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  • En Hollande toute !

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    Un Hollandais parisien : Joris-Karl Huysmans

     

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    Marc Smeets, Een Parijse Hollander. Joris-Karl Huysmans, Hilversum, Verloren, 2021, 226 p[1].

     

     

    Dans l’un de ses écrits sur l’art, J.-K. Huysmans (1848-1907), en admiration devant des gravures de l’artiste et poète amstellodamois Jan Luyken (1649-1712), dont il en possède d’ailleurs certaines, anathématise les richissimes collectionneurs qui préfèrent dépenser des fortunes pour acquérir des toiles imposantes de l’animalier Constant Troyon (1810-1865) ou de l’académique Jean-Léon Gérôme (1824-1904) plutôt que d’en acquérir une seule, serait-ce pour dix fois moins, d’Auguste Renoir (1841-1919) ou de Jean-François Raffaëlli (1950-1924) : « Le propre de l’argent est de parfaire le mauvais goût originel des gens qu’il gorge ; aussi la richesse va-t-elle, en peinture, là où son groin la mène, aux Meissonier et aux Jacquet, aux Munkascy et aux Henner, aux Bourguereau et aux Detaille ! » Et le critique de souhaiter à ces parangons du panurgisme de subir le sort atroce que réservent des catholiques aux réformés représentés par le fervent Luyken sur ses tailles douces : « En songeant à la prodigieuse imbécillité de ces dollars et à la rare infamie de ces toiles, je rêve volontiers devant la vieille planche ‘‘des Martyrs’’ de Jan Luyken. Elle contient, en effet, quelques tortures qu’en imagination j’appliquerais avec une certaine aise, je crois, à la plupart de ces acquéreurs. Celles-ci, peut-être : les attacher, nus, sur une roue qui, emmanchée d’une manivelle, tourne et pose le corps, alors qu’il descend et atteint la terre, sur une rangée aiguë de très longs clous ; ou bien asseoir ces suppliciés sur des chaises rouges et les coiffer délicatement de casques chauffés à blancs ; – les attacher encore par un seul poing à un poteau, après leur avoir lié préalablement les jambes, et leur enfoncer difficilement, presque à tâtons, à cause du va-et-vient du corps qui se recule et cherche à fuir, la spirale ébréchée d’un vilebrequin énorme. » Cependant, Huysmans estime que pareilles représailles nous lasseraient et, au bout du compte, enrichiraient d’autres industriels, en rien eux non plus d’authentiques dilettantes : « Les chevalets, les bassines à poix, les tenailles et les pinces, les doloires et les scies s’useraient à tourmenter la multitude des acheteurs et des peintres. On enrichirait ainsi les manufacturiers de l’acier médical et du fer et comme, eux aussi, ils achèteraient des Gérôme et des Bouguereau, ce serait une chaîne ininterrompue de supplices que prolongeraient, dans les siècles à venir, les générations issues de leur misérable commerce avec des femmes elles-mêmes enfantées, dans des oublis de négociants véreux et repus. »

    JKH - Ecrits-sur-l-art.jpegMéconnu en France à l’époque comme il l’est d’ailleurs encore probablement aujourd’hui, Jan Luyken est l’un des Hollandais auxquels Joris-Karl aime consacrer des pages, ceci même si le bonhomme d’une laideur extrême appartient à « ces ennuyeux huguenots dont la race, si mal arrachée par les jardiniers de Rome, a poussé jusqu’à nos jours ses rejetons d’hypocrites bourgeois et de tristes et de sots pasteurs »[2]. Ainsi, À rebours s’attarde sur la vie aux maints épisodes tragiques de cet artiste : il est en effet l’un des rares dont Des Esseintes agrée des œuvres sur ses murs. Plus attendus, Frans Hals (1582/1583-1666), Adriaen van Ostade (1610-1685) et Rembrandt (1606-1669) occupent eux aussi une place non négligeable dans la production du fils du lithographe néerlandais Godfried Huijsmans (Breda 1815-Paris 1856) et de la Française Malvina Badin (1826-1876). Dès 1874 et le recueil de poésies en prose Le Drageoir aux épices, le jeune homme manifeste un goût pour les peintres du Nord (Paysans de Brauwer, buvant, faisant carrousse, / Sont là. Les prenez-vous ? À bas prix je les vends… ; « La Kermesse de Rubens », « Cornelius Béga »). Point de Johannes Vermeer (1632-1675) toutefois dans l’œuvre, lequel avait pourtant été redécouvert par Théophile Thoré-Bürger, et dont onze des toiles avait été exposées en 1866 au Palais des Champs-Élysées : « Tableaux anciens empruntés aux galeries particulières ».

    Parler de peinture hollandaise relativement à l’œuvre d’écrivains français est symptomatique d’une situation qui, depuis de longues décennies, perdure : on a l’impression qu’à leurs yeux – ceci à de rare exception près, Yves Leclair en étant une[3] –, la Hollande n’existe qu’à travers ses imagiers et aucunement, pour ainsi dire, par l’intermédiaire de ses autres créateurs : compositeurs, poètes, sculpteurs, architectes, écrivains… On le regrette d’autant plus à propos de Huysmans : un destin un peu plus irrévérencieux aurait pu faire de lui un auteur à même de lire ses confrères bataves et d’ainsi, par exemple, transposer en français quelque précieuse prose picturale d’Arij Prins (1860-1922) bien mieux que n’a pu le faire un Georges Khnopff (1860-1927)[4]. Dans la correspondance qu’il échange avec son ami hollandais, non dénuée de passages savoureux, Joris-Karl suppose que seul un Maeterlinck (1862-1949) – lui qui ouvre À rebours sous la forme d’une épigraphe – serait à même de restituer « la personnalité curieuse » du style de l’original[5], Maeterlinck qui a eu le mérite de traduire Die gheestelike brulocht (L’Ornement des noces spirituelles) et Vanden twaelf beghinen (Le Livre des XII béguines) du mystique Ruusbroec, mais qui ne s’est malheureusement pas attaqué à des œuvres de ses contemporains flamands ou néerlandais, pas même à l’une de celles de son intime Cyriel Buysse (1859-1932)[6].

    Arij Prijs, par Willem Witsen (1892)

    ARIJ Prins PAR Witsen 1892.jpgCela dit, malgré une connaissance pas même rudimentaire de l’idiome paternel, Huysmans a, durant une bonne partie de son existence, porté un réel intérêt à quelques provinces hollandaises et non pas seulement à leurs peintres. C’est de cet attachement aux contrées septentrionales dont traite une partie de l’ouvrage Een Parijse Hollander (Un Hollandais parisien) de Marc Smeets. Après plusieurs travaux sur son écrivain de prédilection[7], ce dernier a offert l’an passé au lecteur néerlandais le fruit de maints rapprochements et recoupements qu’il a opérés dans la vie et l’œuvre du créateur de Durtal. Une entreprise exhaustive qui se présente sous forme tripartite : I. Huysmans et la Hollande (biographie) ; II. Huysmans en Hollande (réception) ; III. La Hollande chez Huysmans (l’œuvre). Si le sujet appelait pareille structure, il n’en reste pas moins que ce clin d’œil trinitaire n’eût certainement pas déplu à l’oblat. Il va de soi que certains éléments sont connus de la critique huysmansienne et des lecteurs du Bulletin de la Société J.-K. Huysmans, mais ils n’ont jamais été présentés de la sorte, sous un dénominateur commun, en faisant appel, en plus des textes, aux lettres inédites, aux périodiques néerlandais, etc. L’amateur retrouvera maintes évocations familières quant au passage des prénoms Charles Marie Georges à Joris-Karl, aux voyages aux Pays-Bas, aux péripéties et brouilleries familiales, à l’amitié avec Arij Prins, à l’écriture de Sainte Lydwine de Schiedam… de même que leur seront familiers les chatoiements glanés dans la culture batave au fil des publications du romancier et critique d’art.

    Il n’en est pas moins vrai qu’Un Hollandais parisien remédie à une grosse anomalie : l’absence d’étude digne de ce nom, en néerlandais, sur cet homme de lettres dont le cœur n’a guère cessé de battre pour les terres de son père et de Constant (1810-1888), l’oncle peintre et parent resté le plus proche. Ce livre forme donc un accompagnement plus que bienvenu pour les néerlandophones qui ont été séduits par l’une ou l’autre des traductions existantes, à savoir Marthe, En ménage, À vau-l’eau, À rebours, Là-bas, En route, En rade, En Hollande, La Retraite de monsieur Bougran, Dom Bosco, Les Foules de Lourdes ainsi qu’une partie des essais sur l’art (Félicien Rops, Gustave Moreau, Odilon Redon, Degas, Whistler, Millet, Cézanne, Goya, Turner…)[8].

    ARIJ PRINS - HUYSMANS - LETTRES.jpegDans Un Hollandais parisien, la cinquantaine de pages consacrées à la réception de l’œuvre aux Pays-Bas du vivant de l’auteur ou juste après sa disparition sont donc sans aucun doute celles qui renferment le plus de données nouvelles pour les aficionados. Elles mettent d’abord en lumière les avis, souvent contrastés et non moins évolutifs, émis au fil du temps par quelques figures majeures du renouveau littéraire des années 1880, à savoir le « guide » Willem Kloos (1859-1938)[9], l’esthète Lodewijk van Deyssel (1864-1952), le compositeur Alphons Diepenbrock (1862-1921) et le francophile Frans Erens (1857-1935)[10] –, mouvance au sein de laquelle évoluait Arij Prins lui-même, certes parfois depuis Hambourg. Dès le début, Arij Prins fait preuve de plus de « lucidité critique » que ses compatriotes dont il va d’ailleurs gagner certains à sa cause : la défense de Huysmans qui s’est démarqué du naturalisme. Marc Smeets prolonge et enrichit le propos qu’il tenait en 2008[11] et en 2011[12], son exposé abordant la perception de l’œuvre de Joris-Karl sous la plume d’un professeur et critique respecté, à savoir Jan ten Brink (1834-1901)[13], thuriféraire de Zola au même titre que l’un des correspondants de ce dernier, Jacob van Santen Kolff (1848-1896)[14]. Difficile en effet de lire le premier Huysmans sans faire un passage par Médan, même si là se déversent, selon nombre de commentateurs hollandais, les égouts des belles-lettres françaises. Au fil du temps, pour une part sous l’influence de Prins est-on en droit de penser, Jan ten Brink, ou « Preste-Plume » ainsi qu’on a pu le surnommer, a fini, sans pour autant renier les principes zoliens, par reconnaître la singularité de l’auteur des Sœurs Vatard, qui, à chaque nouvel ouvrage, cherche à se renouveler, « à percevoir quelque chose de tout à fait extraordinaire ». C’est ce que l’on comprend en lisant la quarantaine de pages datant de 1887 dans lesquelles l’érudit aux proéminentes bacchantes passe en revue tous les écrits de Joris-Karl alors publiés. Comme d’autres avant lui et surtout après lui, le critique souligne le fait que l’écrivain est, pour moitié, néerlandais, et que « les deux nationalités se reflètent dans son œuvre », ce qui est d’autant plus vrai qu’il professe un réel « antiméridionalisme ».

    À la même époque, « Hollande » retient l’attention d’une plume anonyme qui réduit ce récit de voyage à un pur échantillon d’« insipides saletés » naturalistes. Après une première phase d’extrême frilosité[15], le raffiné prosateur Lodewijk van Deyssel va se reconnaître, à partir de la toute fin des années 1880, une réelle parenté avec plusieurs titres de son confrère parisien. À tel point qu’il bondit sur Là-bas pour répandre au plus tôt, dans les revues et sa correspondance, ses éloges en ayant pris soin de proclamer, peu avant, la mort du naturalisme. En 1895, il s’empressera pareillement de lire puis de commenter sa lecture d’En route, même s’il émet en l’occurrence certaines réserves. La facette « mystique » du roman, restituée dans une palette trop naturaliste, dérange de même Frits Lapidoth (1861-1932) : « on ne peut pas se jeter dans le mysticisme comme d’autres dans l’occultisme », écrit à propos de Durtal, ce littérateur, correspondant pendant une dizaine d’années (vers 1884-1894) d’un grand journal hollandais dans la capitale française, très au fait des pratiques occultistes parisienne ainsi que le prouve Goëtia (1893), son roman à clef tout imprégné de la lecture de Là-bas[16]. Malgré donc des réserves, cet auteur salue le talent de Huysmans dans un long article portant essentiellement sur En route.

    Frins-Gendelettre-scaled.jpgDe son côté, le catholique Limbourgeois Frans Erens se réjouit du virage « spirituel » que révèle le roman en question, « l’un des livres les plus importants de ce dernier quart de siècle ». Ayant constaté qu’À vau-l’eau n’a bénéficié de quasiment aucune attention, il consacre par ailleurs quelques pages à cette œuvre plus courte qui, à son avis, survivra mieux que la plus grande partie de la production littéraire du XIXe siècle. Par la suite, il va considérer La Cathédrale, ainsi que quelques autres titres, comme des monuments bien plus imposants que la Rome, le Paris ou la Lourdes de Zola ; il souligne alors l’essence de la mystique au sens huysmansien du terme, à savoir « une œuvre d’art qui prend vie grâce à la force galvanisante de l’artiste croyant[17] ».

    Toutefois, on le sait, l’enthousiasme de la plupart des Hollandais – dont Arij Prins – s’est refroidit sensiblement à la toute fin du XIXe siècle, à compter justement de la parution de La Cathédrale[18]. Revue socio-culturelle de qualité, De Kroniek (La Chronique, 1895-1907), au sein de laquelle on peut distinguer un courant catholique et un courant socialiste, est le seul périodique confessionnel à faire état des nouvelles publications de Joris-Karl, sans pour autant leur consacrer de réelles recensions. Au demeurant, il faudra attendre la mort du converti pour réentendre Arij Prins et Frans Erens s’exprimer sur « la plus importante figure littéraire de la France moderne[19] ». Selon ce dernier, Huymans est celui qui a préparé le terrain au symbolisme. Point commun entre le Limbourgeois et le seul Néerlandais à avoir entretenu une longue correspondance avec le romancier : le silence quasi total sur les œuvres de celui-ci postérieures à La Cathédrale. Cette extrême discrétion et cette défiance de la critique s’expliqueraient-elles par la prééminence de la mentalité réformée ? par la frilosité des milieux catholiques devant des écrits que bien des dévots estiment immoraux ?

    Il se trouve que c’est justement la sphère catholique, au sein de laquelle d’aucuns classifiaient les livres en fonction de leur degré d’indécence, qui va assumer la relève, donnant, bien plus qu’on ne le croyait jusqu’à présent et pas forcément aussi négativement qu’on ne le supposait[20], des commentaires sur les œuvres postérieures au retour à la foi de Joris-Karl. Marc Smeets relève une bonne poignée de périodiques confessionnels et autant d’auteurs qui s’attardent plus ou moins longuement sur ces nouveaux titres. Pour son propos, il retient De Katholiek, qui se distingue par une réelle curiosité et par son lectorat choisi. À propos du Hollandais parisien, ce mensuel donne la parole à trois chroniqueurs[21] :

    - en 1896, le journaliste Jan van der Lans (1855-1928) est le premier à situer par le menu l’œuvre de Joris-Karl dans un contexte proprement catholique, ceci à propos d’En route. Il se réjouit de voir le romancier quitter les cloaques du naturalisme pour faire « une apologie du christianisme » guidée par la célébration du beau.

    FRANS POELHEKKE.gif- en 1900, le prêtre de Schiedam Frans Poelhekke (1846-1902)[22] – l’« encyclopédie » à laquelle a puisé Huysmans après son séjour en 1897 dans cette cité pour se documenter sur sainte Lydwine – publie « Eene oprechte bekeering » (Une conversion sincère), article dans lequel il défend son ami, essentiellement sur la base des Pages catholiques (1899), contre les allégations tendant à le comparer à l’imposteur Léo Taxil, lequel, après avoir été reçu en audience par le pape, a fait savoir que sa conversion n’était que pure blague. Ainsi, le curé infirme la parole de ceux qui réclament à l’écrivain de renier ses écrits passés. Et s’oppose à l’idée selon laquelle il aurait, dans sa nouvelle vie, changé de style. En juillet 1901, toujours dans la même revue, le père Poelhekke propose une anlyse de Sainte Lydwine, qui est un peu son bébé. La lecture de cette hagiographie est « magnificence », d’autant que l’auteur inscrit son propos dans la dimension mystique telle que l’entend l’Église : « la relation de l’homme au surnaturel ». Grâce à lui, conclut le membre du clergé, la littérature est de retour dans le giron de la catholicité. Cependant, après la mort de ce serviteur de Dieu survenue 1902, De Katholiek va rester muet au sujet de Huysmans.

    - il faudra attendre le trépas de ce dernier pour que le mensuel sorte de cette léthargie, ceci par l’intermédiaire de Louis B.M. Lammers (1863-1923) qui, vivant à Paris, a eu l’occasion de rencontrer l’écrivain. En pas moins de 7 livraisons qui couvrent 66 pages – le plus grand article jamais consacré, aux Pays-Bas, à l’auteur d’À rebours[23] –, cet ancien religieux atteste du dépit qu’éprouvait Joris-Karl devant le scepticisme de nombre de ses contemporains relativement à sa conversion. Non sans observer une certaine prudence, Lammers se refuse à scinder les deux Huysmans, à parler d’un homme qui aurait rompu avec son style ou qui devrait abjurer ses écrits passés. Son style n’est ni naturaliste, ni catholique, assure-t-il, c’est son style, un style qui lui est propre. Le critique est par ailleurs le premier en Hollande à commenter dans la presse Les Foules de Lourdes, qu’il qualifie de « chant du cygne » ; un curieux livre, mal composé, mal structuré et, malgré tout, sauvé par la qualité de la palette et la beauté de l’écriture. Par son argumentation, le défroqué annonce en réalité l’exégèse récente selon laquelle, l’auteur, en quête d’une nouvelle formule vers la fin de sa carrière, a opéré, à plus d’un titre, un retour au terreau naturaliste.

    LYDWINE - HUYSMANS - DEDICACE.jpgMalgré les efforts de ces différents laudateurs, ce sont les romans de la première période de Huysmans qui ont conservé la faveur des lecteurs bataves, ceci jusqu’à nos jours où, par exemple et malgré quelques tentatives, Sainte Lydwine n’a toujours pas été traduit non plus d’ailleurs que L’Oblat.

    La troisième partie de l’ouvrage de Marc Smeets, qui détaille la présence de la Hollande dans l’œuvre de Huysmans, revient pour l’essentiel et sur le catholicisme – à travers la figure de Lydwine de Schiedam – et sur les peintres septentrionaux dont fourmillent les écrits de Joris-Karl, tant Rembrandt et les plus anciens que quelques contemporains, par exemple Jozef Israëls (1824-1911), membre de l’École de La Haye qui avait suivi une partie de sa formation à l’École nationale des beaux-arts de Paris[24]. Dans ces pages, il est entre autres question d’une aspiration de Huysmans – et donc du Durtal de L’Oblat –, laquelle marie art et foi : « vivre au milieu de coreligionnaires amoureux des arts au sein d’une phalanstère monacal d’artistes ». Songeant au passé médiéval, Durtal n’a-t-il pas la nostalgie d’une fusion des âmes qui prend corps dans une alliance spirituelle entre artistes ? Il se trouve qu’un Hollandais ayant souvent séjourné en France, peintre de surcroît, aurait pu permettre à l’écrivain et à son double littéraire de concrétiser leur rêve. Au cours de la dernière décennie du XIXe siècle, Jan Verkade (1868-1946), rejeton d’une famille de biscuitiers connue de tous aux Pays-Bas, se convertit puis devient oblat à l’abbaye de Beuron – pas très loin du lac de Constance –, communauté bénédictine et, à l’époque, véritable foyer de création artistique. Ami de Maurice Denis (1870-1943), de Paul Sérusier (1864-1927), d’Émile Bernard (1868-1941), de Paul Gauguin (1848-1903)[25] ou encore de l’artiste néerlandais Richard Roland Holst (1868-1938), membre assez oublié des Nabis bien que sa stature lui eût valu le surnom de « nabis obéliscal », Verkade[26] finit par être ordonné prêtre en 1902 en choisissant le prénom Willibrod, celui de l’apôtre des Pays-Bas. On peut regretter que les chemins de Jan et de Joris-Karl, eux qui ont, chacun à leur manière, enrichi artistiquement et spirituellement France et Hollande, ne se soient semble-t-il jamais croisés. Ne partageaient-ils pas le même idéal ? « Cela restait mon rêve, écrit Dom Willibrod, ne plus demeurer seul dans ma faiblesse individuelle, mais recevoir ma part de la force et de la consolation qui émanent d’une aspiration à vivre et œuvrer en communauté. » Pour lui, cet ardent désir ne se concevait pas sans la possibilité de s’inscrire dans une tradition artistique au sein de laquelle l’individu se fond dans une universalité, là où il lui est donné de s’adonner à l’art religieux.

     

    Daniel Cunin

     

     

     

     

     

    [1] L’auteur évoque son livre dans une vidéo (ci-dessus) mise en ligne par son éditeur. Recensions publiées à ce jour : Marc van Oostendorp, « Nergens dansen de boeren en boerinnen » ; Martin de Haan, « Het Hollandse van de on-Hollandse schrijver Joris-Karl Huysmans », De Volkskrant, 27 janvier 2022 ; Roeland Dobbelaer, « Een Parijse Hollander, Joris-Karl Huysmans. Van Rembrandt naar de heilige Lidwina van Schiedam en weer terug » (https://deleesclubvanalles.nl/recensie/een-parijse-hollander-joris-karl-huysmans/) ; Peter Nissen, « Huysmans in Nederland, Nederland in Huysmans », Nieuws van Zuid, n° 7, mars 2022, p. 17-19.

    [2] Toutes les citations sont tirées de « Des Prix. – Jan Luyken », in Écrits sur l’art. L’Art moderne. Certains. Trois primitifs, présentation, notes, chronologie, bibliographie et index de Jérôme Picon, GF Flammarion, Paris, 2008, p. 313-322.

    [3] Daniel Cunin, « Rutger Kopland dans L’Autre vie. De Bruges à Groningue sur les pas d’Yves Leclair ». Du côté des rares écrivains belges francophones au fait des lettres néerlandaises, relevons les noms de Jean-Claude Pirotte, qui a par exemple rendu hommage à Eddy du Perron dans son recueil Hollande, et de Xavier Hanotte, traducteur de Hubert Lampo.

    [4] Sur Georges Khnopff traducteur, voir Clément Dessy, « Georges Khnopff ou la reconversion cosmopolite de l’homme de lettres », Textyles, n° 45, 2014, p. 47-67.

    [5] Lettre 217, 26 juillet 1904, in Joris-Karl Huysmans, Lettres inédites à Arij Prins. 1885-1907, publiées et annotées par Louis Gillet, Librairie Droz, Genève, « Textes littéraires français », 1977, p. 386-387.

    HUYSMANS - EXPO - COUV.jpg[6] Cyriel Buysse a pu être traduit en français en particulier grâce à son grand ami Léon Bazalgette qui occupait d’importantes fonctions éditoriales à Paris.

    [7] On rappellera, parmi les articles que Marc Smeets a signés, « Huysmans de retour au pays : brèves remarques sur la réception de l’œuvre », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, n° 60, 2008, p. 343-357 ; « ‘Ter verdediging van den Franschen bekeerling’. De receptie van J.-K. Huysmans in De Katholiek », Nederlandse Letterkunde, n° 3, décembre 2016, p. 235-255 ; « Dix lettres retrouvées de J.-K. Huymans à son oncle Constant », Revue d’Histoire littéraire de la France, n° 3, juillet-septembre 2019, p. 671-694 et « Le testament de Constant Huijsmans. Les dessous d’un héritage », Bulletin de la Société J.-K. Huysmans, 2020, p. 5-19. Auparavant, Marc Smeets avait consacré sa thèse à la conversion de l’écrivain : Huysmans l’inchangé : histoire d’une conversion, 2003 ; la même année, puis en 2009, il a réuni différentes études sous les titres Joris-Karl Huymans et J.-K. Huysmans chez lui. Par ailleurs, l’universitaire, qui enseigne à l’Université Radboud de Nimègue, collabore à l’édition des Œuvres complètes de Huysmans dans la collection « Garnier Classiques ». On peut considérer que cette collaboration et Een Parijse Hollander constituent l’aboutissement de vingt-cinq ans de recherches sur Huysmans.

    [8] Il convient de relever que la plupart de ces traductions, non rééditées, sont pour ainsi dire introuvables et que certaines mériteraient d’être retraduites.

    [9] Relativement à la détestation de l’œuvre du Français chez W. Kloos, auteur du sonnet « Contre J.-K. Huysmans », l’essentiel a été écrit en français. Voir : Joseph Daoust, « Huysmans et W. Kloos », Bulletin de la Société J.-K. Huysmans, n° 25, 1953, p. 275-280 et Marc Smeets, « Huysmans de retour au pays : brèves remarques sur la réception de l’œuvre », art. cit., p. 356-351.

    Brachin-ChatNoir.jpg[10] À propos du Mouvement de 1880 aux Pays-Bas et des liens de Frans Erens avec les lettres françaises, on consultera en français : Pierre Brachin, Un Hollandais au Chat noir. Souvenirs du Paris littéraire 1880-1883, textes de Frans Erens, choisis et traduits par Pierre Brachin avec la collaboration de P.-G. Castex pour les annotations, La Revue des Lettres modernes, n° 52-53. En néerlandais, on se reportera à la thèse soutenue récemment à Groningue par Jean Frins, Gendelettre. De vormende jaren van Frans Erens (1857-1893), 2021, Literaire reeks moddersproak, n° 28. Gendelettre est le titre d’un roman parisien d’un ami d’Erens, le journaliste Paul Belon (1860-1933) ; le jeune Limbourgeois a servi de modèle pour en façonner le personnage central, André Morand.

    [11] Marc Smeets, « Huysmans de retour au pays : brèves remarques sur la réception de l’œuvre », art. cit. Les 216 notes qui accompagnent cette partie du livre témoignent du souci d’entrer dans le moindre détail.

    [12] Marc Smeets, « À l’aune du Naturalisme : J.-K. Huysmans aux Pays-Bas », in Figures et fictions du naturalisme. Joris-Karl Huysmans, textes réunis et présentés par Jérôme Solal, Minard, Caen, « La Revue des lettres modernes », Série Huysmans, n°1, 2011, p. 69-82.

    [13] Historien de la littérature de son pays, observateur et chroniqueur de la vie de La Haye et de celle de Batavia, Jan ten Brink a trouvé l’énergie de rédiger nombre de contributions sur les lettres françaises dans lesquelles il lui arrive de traduire de longs passages des œuvres qu’il évoque ; maints volumes de ses Letterkundige schetsen (Croquis littéraires) réunissent ainsi bien des pages, non seulement sur J.-K. Huysmans, mais aussi sur Honoré d’Urfé, Madeleine de Scudéry, Chateaubriand, Lamartine, Hugo, Stendhal, Théophile Gautier, Jules Janin, Alexandre Dumas, Eugène Goblet d’Alviella, Eugène Sue, Balzac, George Sand, Octave Feuillet,  Edmond About, Ernest Feydeau, Arsène Houssaye, Flaubert, Alphonse Daudet, Jules Verne, Louisa Stiefert, Victorien Sardou, Henri Rochefort, Léon Hennique, Raoul Vast et Gustave Ricouard, Paul Déroulède, Émile Augier, Eugène Scribe, Henry Havard, Eugène Fromentin, Albert Millaud, Alfred Bourgeault, Eugène Gellion-Danglar, Adolphe Thiers, François-Auguste Mignet, les caricaturistes de l’époque…Par ailleurs, en 1879, Ten Brink a laissé des impressions de voyage : Van Den Haag naar Parijs. Reisgeheugenissen (De La Haye à Paris. Souvenirs de voyage), réimprimées à plusieurs reprises dans le volume Drie reisschetsen (Trois récits de voyage). Un chapitre, le quinzième, est consacré à la soirée qu’il a passée chez Victor Hugo (« À la table de Victor Hugo », texte traduit en français par Bertrand Abraham).

    [14] On se reportera à leur correspondance. Voir aussi : Romain Debbaut, « Émile Zola chez Jacques van Santen Kolff », Les Cahiers naturalistes, n° 63, 1989, p. 39-50.

    [15] Marc Smeets, « Huysmans de retour au pays : brèves remarques sur la réception de l’œuvre », art. cit., p. 350 sqq.

    GOETIA - COUV LAPIDOTH.png[16] Sur ce roman fin-de-siècle par excellence, voir, par exemple : Jacqueline Bel, « Satan in Holland : over Goëtia, de salon sataniste van Frits Lapidoth », in Th.A.P Bijvoet, S.A.J van Faassen, Anton Korteweg, C. van Toledo en Dick Welsink (réd.), Teruggedaan. Eenenvijftig bijdragen voor Harry G.M. Prick ter gelegenheid van zijn afscheid als conservator van het Nederlands Letterkundig Museum en Documentatiecentrum, Nederlands Letterkundig Museum en Documentatiecentrum, La Haye, 1988, p. 27-35. Et pour une première approche en anglais : Sander Bink, « Satan is a friend of my mine : the forgotten occult novel Goëtia (1893) ». Frits Lapidoth mérite sans doute un article de fond quant aux parentés de certains de ses écrits avec ceux de Huysmans.

    [17] Marc Smeets, Een Parijse Hollander. Joris-Karl Huysmans, Verloren, Hilversum, 2021, p. 84.

    [18] Pour les lectures que fait Van Deyssel des œuvres de Huysmans, on se reportera aux traductions françaises suivantes : « Lodewijk van Deyssel, trois comptes rendus (de Là-bas [De Nieuwe Gids, octobre 1891], En route [Tweemaandelijksch Tijdschrift, juillet 1895] et La Cathédrale [Tweemaandelijksch Tijdschrift, mai 1898]), traduits du néerlandais et annotés par Jan Landuydt, Bulletin de la Société J.K. Huysmans, n° 100, 2007, p. 64-85, et, dans le même numéro : Jan Landuydt, « Huysmans lu par Lodewijk van Deyssel », p. 87-102.

    [19] L’expression est de Frans Erens, dans une nécrologie écrite à Locarno : « J.-K. Huymans », De Amsterdammer, 26 mai 1907, p. 6-7. Quant à Arij Prins, il est revenu sur son amitié avec l’écrivain dans un entretien documenté qu’il a accordé, dans son salon de Schiedam, à Herman Robbers : « Charles-Marie-Georges (dit : Joris-Karl) Huysmans, een gesprek met Ary Prins », Elseviers Geïllustreerd Maandschrift, 1908, p. 36-50. Voir en français : « Interview retrouvée : Herman Robbers, ‘‘J.‑K. Huysmans et Arij Prins’’, Amsterdam, Elseviers Geïllustreerd Maandschrift, juin 1908 (l’interview a eu lieu en 1907), traduction par Charles Gemmeke, avec des lettres de J.‑K. Huysmans, première partie, précédée d’une note préliminaire de Pierre Lambert », Bulletin de la Société J.K. Huysmans, n° 38, 1959, p. 417-430.

    [20] Ce que constate Marc Smeets par rapport à ce qu’avancent Jef van Kempen et Ed Schilders, « Estheet tussen vier muren. De bekering van Joris-Karl Huysmans », De Parelduiker, n° 5, 1996, p. 50-59.

    JKH - TOME 6.jpeg[21] Marc Smeets reprend pour l’essentiel son article néerlandais « ‘‘Ter verdediging van den Franschen bekeerling’’. De receptie van J.-K. Huysmans in De Katholiek », consacré à la réception de l’œuvre de Huysmans par la presse catholique des Pays-Bas. En voici le résumé anglais qu’il propose : « Until recently very little was known about the reception in the Netherlands of the French novelist J.-K. Huysmans (1848-1907), an “inexplicable amalgam of a Parisian aesthete and a Dutch painter” as he called himself. When scholars referred to this question, they did so in a very circumstantial way and hence created several misunderstandings : in the Dutch Catholic press for example, critics hardly showed any interest in J.-K. Huysmans’ later, post-conversion writings. This article seeks to rectify this impression and, to this end, uses a case study to clarify this issue : De Katholiek, one of the major Catholic journals in the Netherlands at the turn of the century, almost systematically reviewed the latter part of Huysmans’ oeuvre. »

    [22] Voir en français au sujet de ce prêtre amateur d’art : Jaap Goedegebuure, « Les relations néerlandaises de Joris-Karl Huysmans », Septentrion, n° 3, 1976, p. 53-62.

    [23] Sous le titre « Joris-Karl Huysmans, de kunstenaar en de bekeerling [l’artiste et le converti] ».

    [24] Quant aux artistes néerlandais (et belges) ayant vécu ou séjourné assez longuement à Paris entre 1850 et 1950, on se reportera à l’imposant et récent ouvrage de l’historien d’art Eric Min, Gare du Nord. Belgische en Nederlandse kunstenaars in Parijs (1850-1950), Pelckmans, Kalmthout, 2021.

    [25] Parmi les rares articles de Jan Verkade, relevons celui dans lequel il a consigné ses souvenirs portant sur Gauguin : « Erinerrungen an Paul Gauguin », Hochland, 1922, p. 7-27.

    VERKADE - COUV.jpeg[26] Verkade est revenu sur son parcours dans Van ongebondenheid en heilige banden, herinneringen van een schildermonnik (1919), livre traduit en français sous le titre Le Tourment de Dieu (1926). Les publications à son sujet ne son guère nombreuses. À l’occasion d’une exposition itinérante (Rijksmuseum d’Amsterdam, musée des Beaux-Arts de Quimper et Städtische Galerie d’Albstadt, ville proche de l’abbaye de Beuron), Caroline Boyle-Turner a donné un Jan Verkade, disciple Hollandais de Gauguin, avec des contributions de J.A. van Beers, Adolf Smitmans et Tim Huisman, Waanders/Musée des Beaux-Arts de Quimper, Zwolle/Quimper, 1989. Dans la conclusion de son essai, cette historienne de l’art, se reportant à Durtal, relève de surprenants parallèles entre la conversion de Huysmans et celle de Verkade, toutes deux advenues d’ailleurs au cours de l’été 1892.

     


     

     

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    Quatre conférences prononcées au Collège de France

     

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    Luuk van Middelaar, Le réveil géopolitique de lEurope,

    Paris, éditions du Collège de France, janvier 2022

     

     

    Né en 1973 à Eindhoven, Luuk van Middelaar est un historien et philosophe néerlandais. Il occupe la chaire « Fondements et pratique de l’Union européenne et de ses institutions » à l’Université de Leyde. Il est par ailleurs chroniqueur au principal quotidien néerlandais, le NRC. De 2010 à 2014, il a été la plume et l’un des conseillers du premier président du Conseil européen, Herman Van Rompuy. Politicide, son premier livre, propose une étude critique de la pensée philosophique française de l’après-guerre. En 2015, avec Philippe Van Parijs, il a edité After the Storm. How to save democracy in Europe. Deux des ouvrages de Luuk van Middelaar ont paru à ce jour en traduction française, aux éditions Gallimard : Le Passage à l’Europe. Histoire d’un commencement (2012 ; Socrates Prijs 2010, Prix du Livre européen 2012, Prix Louis Marin 2012 de l’Académie des Sciences morales et politiques) et Quand l’Europe improvise. Dix ans de crises politiques (2018).

    luuk van middelaar,europe,collège de france,conférences,traduction,pays-bas,géopolitiqueDans ses écrits, l’auteur néerlandais tente de cerner et d’analyser au plus près les plus récentes évolutions qui secouent nos sociétés tout en prenant la mesure de leurs répercussions sur l’Europe, c’est-à-dire tant sur les institutions bruxelloises que sur chaque gouvernement des pays membres. En ce printemps 2021, il a été invité par le Collège de France à inaugurer le « Cycle Europe » en prononçant quatre conférences sous l’intitulé « L’Europe géopolitique – actes et paroles ». L’occasion de s’interroger sur la place et l’action du Vieux continent sur la scène géopolitique qui a connu, ces dernières décennies, de véritables chamboulements. Comment se définir et se penser, dans le temps et dans l’espace, face à la Chine, face à la Russie, face aux États-Unis ou encore face à la Turquie alors que ces puissances conquérantes remélangent les cartes stratégiques ?

    Présentation : « Nous aborderons dans ce cycle Europe les aspirations de l’Union européenne, en tant qu’ensemble, à se montrer comme un acteur respecté sur la scène mondiale et à peser davantage sur le cours des événements. Ce vœu d’une Europe plus "géopolitique", plus ''stratégique", voire "souveraine", exprimé depuis quelques années par de nombreux dirigeants (dont le président français et la présidente de la Commission), ne se traduit que difficilement dans les actes. Afin de remédier à cette situation, la doctrine bruxelloise tend à regarder du côté des réformes institutionnelles ou d’une adaptation des politiques. Nous suggérons, au contraire, qu’il convient en premier lieu d’effectuer un changement d’ethos, de mentalité et de vision du monde. Afin de retrouver un rôle d’acteur, l’Europe doit sortir de la pensée universaliste et intemporelle où elle a trouvé refuge après 1945, tant sur le plan des valeurs que sur celui de l’économie. Elle doit assumer la finitude de l’espace et du temps, réapprendre le langage du pouvoir, entamer, en somme, une vraie métamorphose libératrice – aussi douloureuse soit-elle. L’expérience enseigne toutefois que seule la nécessité pourra faire sortir les Européens de leur place privilégiée dans les coulisses de l’Histoire ; choc après choc, pas à pas. Plutôt que d’ajouter au chœur des exhortations qui se font entendre régulièrement, nous examinerons comment les Européens réagissent depuis 2015 aux événements disruptifs et réorganisent leur Union en conséquence.

    luuk van middelaar,europe,collège de france,conférences,traduction,pays-bas,géopolitique» Quatre thèmes principaux illustrent ce réveil à contrecœur : découverte de la finitude territoriale, dans la reconnaissance d’une frontière extérieure commune, notamment à l’occasion des crises ukrainienne (2014-2015) et migratoire (2015-2016), et lors de l’intimidation turque en Méditerranée orientale (2020) ; découverte de la finitude économique, vivement ressentie sous le choc de la rareté médicale lors de la pandémie de la covid 19, et, plus largement, dans une nouvelle dépendance vis-à-vis de la Chine de Xi Jinping ; découverte de la finitude temporelle et de la solitude, enfin, qui se joue dans le lent abandon par les États-Unis de leur rôle de protecteur du continent européen. Ces découvertes, tâtonnements et pertes d’innocence successifs ne pourront déboucher sur une Europe actrice et maîtresse de son destin que s’ils sont accompagnés d’un récit. N’est-ce pas là la plus ancienne façon de s’inscrire dans le temps, le meilleur moyen de transformer la douleur de la finitude en une force ? Sans souveraineté narrative, pas d’autonomie stratégique. Ces quatre exercices de géopolitique seront reliés par quelques thèmes transversaux : nouvelle importance de la publicité et de l’espace public ; glissements de pouvoir entre États européens, notamment entre la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni ; réformes institutionnelles et rapport droit/politique au sein des instances de l’Union. »

     

    Une version légèrement revue de ces conférences, fruit de la collaboration entre l’auteur et son traducteur Daniel Cunin, a été éditée sous le titre Le réveil géopolitique de lEurope aux éditions du Collège de France (collection Conférences, janvier 2022).

     

     

    L'Europe face aux voisins russe et turc : la frontière (1)
     

    L'Europe face à la Chine : la rareté (2)

    L'Europe et les États-Unis : la solitude (3)

    L'Europe et l'entrée dans l'Histoire : le récit (4)

     

     

    RTBF - Le Grand Oral de Luuk van Middelaar

     

     

  • Gieser Wildeman

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    Un poème de Radna Fabias

    dit par Laurence Vielle

     

     

    extrait du recueil Habitus, éditions Caractères, 2019

     

     

     

  • LE DÉMON VANDERPYL

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    Fritz Vanderpyl à travers les yeux de Max Jacob

     

     

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    Parmi les nombreux artistes que Fritz Vanderpyl a côtoyé au cours des premières décennies du XXe siècle, il y eut ceux de l’entourage de Guillaume Apollinaire, par exemple Max Jacob. Le 23 décembre 1908, le Hollandais note dans son journal intime : « Chez Apollinaire : Blum [?], Halpert, Salmon, Max Jacob, Cremnitz, Stein et sa sœur, une autre dame, Mme Picasso, Picasso. » La compagnie se retrouvait aussi assez souvent chez le père Azon : « Je retrouvais Derain dans un petit restaurant, en haut de la rue de Ravignan, se souvient Maurice de Vlaminck dans Tournant dangereux. C’était un petit bistrot pour cochers ou maçons qui se trouvait en face de l’atelier où habitaient Picasso et Van Dongen. Venaient prendre leurs repas dans cet endroit beaucoup de camarades connus ou morts à l’heure actuelle : Picasso et Max Jacob qui ne se quittaient pas, Apollinaire et Derain, Braque et Ollin l’acteur, Dupuis, capitaine de frégate ès lettres, Fritz Vanderpyl, André Salmon. Tous étaient pauvres mais pleins d’enthousiasme, de jeunesse. Le patron faisait crédit, jouait ses portions sur l’avenir de ses clients. Pauvre Azon ! Comme il n’avait pas les fonds nécessaires pour attendre bien longtemps, une faillite banale vint fermer son établissement. À deux heures du matin, l’air de la salle était irrespirable. La fumée épaisse des pipes et des cigarettes, l’alcool et le vin blanc, l’énervement général rendaient délirants les esprits surchauffés. C'est dans cette salle que naquit le cubisme. »

    fritz vanderpyl,max jacob,poésie,diable,apollinaireOutre les repas et les conversations, on partage des lectures : « 7 août 1914 – Je viens de voir le peintre Halpert chez lui, Bd Saint-Jacques. Il me prête le livre de poèmes bretons de Max Jacob et me montre une carte postale venue de Fontarabie, sur laquelle Delaunay l’engage à passer en Espagne, où l’on peut attendre les événements sans crainte. » (Cf. « Pages du journal inédit de Vanderpyl », présentées par Henri Certigny, Que vlo-ve, janvier-mars 1993). On est alors au tout début de la guerre. À l’instar d’un Blaise Cendrars, Fritz ne va pas tarder à s’engager dans les rangs de la Légion étrangère. Ce que Max Jacob apprend. Dans une lettre du 22 septembre à Daniel-Henry Kahnweiler, il transmet au marchand des nouvelles de leurs amis communs : « Guillaume Apollinaire est (à Orléans) à la Légion Étrangère avec Serge et Galanis. Ils y souffrent de voisinages peu agréables. Vanderpyl y est aussi et, je crois, Canudo. Aucune nouvelle de Salmon ; Mac Orlan blessé au pied est revenu puis reparti. » (Béatrice Mousli, Max Jacob, 2005, p. 154).

    fritz vanderpyl,max jacob,Apollinaire,poésie,diableRelevons au passage que le premier livre que Kahnweiler publiera une fois le conflit terminé, dans sa nouvelle série aux éditions de la Galerie Simon, sera le recueil Voyages de Fritz rehaussé de dix-huit gravures sur bois de Maurice de Vlaminck. Il s’agit d’ailleurs du premier volume illustré par ce dernier. « L’ingénuité et la violence de Vanderpyl, l’auteur des poèmes, s’accordent à merveille avec le tempérament de Vlaminck », estime Claude Roger-Max (« Vlaminck illustrateur », in Plaisir de bibliophilie, 1927, p. 79).

    En quelques occasions, Max et Fritz publient dans la même revue. Leurs noms sont ainsi réunis sur la couverture de Nord-Sud n° 6-7 (août-septembre 1917) à côté de ceux de Soupault, Apollinaire, Reverdy, Breton, etc. Dans le n° 4 d’Action. Cahiers individualistes de philosophie et d’art (juillet 1920 p. 4), Jacob publie un poème en prose intitulé « Jamais plus ! ». À compter de 1924, cette page relèvera des Visions infernales, recueil paru aux éditions Gallimard, que l’auteur lui-même regardait comme un « Cornet à dés chrétien ». Il s’agit d’une « traversée du démoniaque dans une confusion entre rêve, vision et réalité ; une ‘‘ethnographie du démon’’, comme il le précise dans le poème liminaire. L’atmosphère onirique est résolument placée sous le signe du cauchemar qui envahit l’individu laissé sans défense dans la nuit. » (Antonio Rodriguez, in Max Jacob, Œuvres, Quarto, 2012, p. 641)

    Le visage du démon (portrait de F. Vanderpyl par Jean Marchand)

    fritz vanderpyl,max jacob,poésie,diable,apollinaireDans la deuxième partie du poème, Fritz René apparaît : un démon ricanant qui lui ressemble invite Max Jacob tourner le dos à Dieu et à ses anges pour sombrer dans la nuit éternelle qui n’offre plus aucun accès ni à la Terre ni au Ciel. Faut-il voir dans ces lignes une provocation à l’égard de l’ancien légionnaire ? une goguenardise ? une forme de représailles ? Il faut dire que Vanderpyl ne prenait pas toujours des gants : « Sa franchise d’accent bien connue, sa verve parfois un peu rude et qui n’hésite pas à bousculer au besoin ses amis eux-mêmes, nous incitent à le suivre. » (R.C., « Chronique. Bibliographie », Art et décoration, janvier 1931, p. VII)La pique se fonde-t-elle sur le « rire, insolemment dionysiaque » de Fritz ? Sur le diable qui s’emparait de lui et « le précipitait dans les abîmes de la fureur », ainsi que l’évoque son ami André Salmon dans Souvenirs sans fin (1903-1940) ?

    Ce qui est certain, c’est que la physionomie et la corpulence de Vanderpyl, sa barbe en bataille et sa pipe, ont marqué ses contemporains tout autant que sa faconde, sa jovialité, sa générosité ou encore ses emportements. Certains de ses amis l’affublaient du surnom Ratapouf. Un journaliste de La Petite République voyait en lui « un réjouissant Hollandais-méridional que tout le quartier Latin a connu. Le gros Fritz, comme on l’appelait familièrement, fut célèbre de la Closerie des Lilas aux Deux Magots. Il doit être même naturalisé petit Parisien. Ce qui lui donnerait du poids. » Le célèbre critique Louis Vauxcelles le décrit comme le « meilleur des garçons avec ses airs de sanglier » (« Souvenirs d’un vieux critique. Joachim Gasquet et le dîner des Tourelles », Beaux-Arts, 28 avril 1939, p. 5).

    Le 7 janvier 1933, un journaliste, descendant en flammes dans L’Œil de Paris le portrait de Fritz peint par Charles Blanc, souligne le contraste entre bonhomie et disgrâce physique chez Vanderpyl, « le plus charmant des hommes, [qui ] n’a rien d’un Apollon. Il est coquettement obèse et son visage est de ceux dont les artistes disent poliment qu’il a du ‘‘caractère’’ ». Un autre commentateur défend le même tableau en recourant à un qualificatif pas forcément très flatteur pour l’intéressé : « Le Vanderpyl de Charles Blanc mérite une mention particulière par sa ressemblance frappante. La lèvre, les yeux, le nez sont ceux d’un bourru, du bourru bienveillant qu’est le poète gastronome. » (H.F., « Une visite au Salon d’Automne. La contribution des artistes algériens », L’Écho d’Alger, 9 novembre 1933, p. 2.) De même, toujours à propos de cette toile, L. Vauxcelles relève les manières rudes de son confrère qu’il connaissait bien : « Son Vanderpyl est beau de vie intérieure et de vérité. Le caractère intime de notre confrère, cette douloureuse tendresse qui se cache sous les éclats de la brusquerie, est ici senti et restitué. » (« Les salons d’automne », Excelsior, 1er novembre 1933, p. 6.)

    F. Vanderpyl, par F. Desnos

    fritz vanderpyl,max jacob,poésie,diable,apollinaireEn une autre occasion, le même auteur livre l'un des portraits les plus précis de son confrère : « J’aime Vanderpyl parce qu’il est un des très rares artistes de notre corporation encombrée de cuistres ; artiste qui sent et s’exprime avec une libre violence ; personnel en ses opinions, injuste parfois, passionné, sectaire, mais artiste jusqu’aux moelles. Vanderpyl – célèbre par ailleurs en tant que gastronome et critique érudit des choses de gueule ; Vanderpyl avec qui l’on aime faire un bon repas, parce qu’il sait l’arôme des bourgognes et la saveur des daubes, chérit la peinture comme il aime les bons plats : j’entends sensuellement, en gourmet ; et c’est ainsi – non en théoricien – qu’on doit goûter les arts plastiques ; Gasquet aimait la peinture de cette manière, qui est la vraie. Vanderpyl adore les tempéraments généreux, un Segonzac, un Dufresne, un Vlaminck ; il est, ne l’oublions pas, de souche hollandaise ; le truculent, la matière onctueuse, la belle coulée des pâtes, voilà son affaire ; ne lui parlez pas des doctes cubistes hyper-constipés : son rire, insolemment dionysiaque, éclaterait et sa voix rauque (‘‘ma voix de vieille mouette écrit-il en ses délicieuses Gouttes dans l’eau) s’enflerait jusqu’à l’imprécation. Vanderpyl est un être malaisé à pénétrer, pour qui l’aborde ; on ne le comprend – on ne le devine – que si on l’a un peu pratiqué. Vous le jugeriez, à la première rencontre, paysan du Danube, ours mal léché, infumable ; sa tête ronde enfoncée en de costaudes épaules, son allure de vieux marin, ce je ne sais quoi d’abrupt, de rugueux, déconcerte, éloigne le raseur aimable. Mais que de finesse en ce regard triste ! Et quelle tendresse, qu’elle ferveur mêlées, dont il semble avoir honte ! Quel affectueux enthousiasme Vanderpyl dépense lorsqu’il est nécessaire de défendre les artistes qu’il apprécie, le poète Guy Charles Cros, le peintre Jean Marchand – décoré le même jour que lui – le céramiste catalan Durrio, des jeunes, tel Demeurisse… Ah ! le personnage étrange et paradoxal ! Il est lourd d’aspect, tangue en déambulant : or, Vanderpyl est un dandy (monocle, bagues, cravates amusantes) ; il affecte un langage haut en couleurs, dru, cynique, débraillé ; or, il est délicat, voire précieux ; grossier à l’occasion, coléreux en diable – et c’est un tendre… Il sera furieux, notez-le, que j’essaie de montrer au public le vrai Vanderpyl ; il me décochera un petit bleu d’engueulade : ‘‘Pourquoi dis-tu ça ? D’abord ce n’est pas vrai... Et puis, ça ne les regarde pas, etc… » (« Le Carnet des ateliers », Le Carnet de la semaine, 18 septembre 1927, p. 16.)

    Louis Vauxcelles, par Pierre Choumoff (INHA)

    fritz vanderpyl,max jacob,poésie,diable,apollinaireLa présence de Fritz dans le poème en prose de Max Jacob a été relevée par un critique des Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques (11 décembre 1926) qui compose avec humour sur le recueil du Haguenois Des gouttes dans l’eau : « Et je sais tous les sons, et j’ignore les mots. Nous voici avertis : ces gouttes dans l’eau sont des notes de musique. Aucune ne se perd, toutes sont pour le moins curieuses, quelques-unes très pures. En marge de ce petit livre, des mots indiquent et expliquent la façon de lire qui lui convient : alerte, digne, avec force, explicatif joyeusement, avec passion, très lentement. Pour l’acteur des soirées poétiques de l’Odéon ou de la Comédie-Française, très bien. Vanderpyl a inventé le poème - coquetail (selon l’orthographe de M. Eugène Marsan.) Quelques mots d’italien, deux ou trois vers en hollandais, deux strophes en anglais, un peu d’allemand, secouez fort et avalez d’un trait. La poésie vous monte à la tête. Ce qu’il faut dire aussi c’est que M. Vanderpyl n’est pas qu’un poète particulièrement original, c’est aussi un gourmet. Il sait cuisiner et le prouve, même, avec des gouttes d’eau. D’ailleurs Max Jacob a écrit que Vanderpyl, qui se révolte contre tant de choses, ressemblait au diable et c’est tout dire. »

    D. Cunin

     

     

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    JAMAIS PLUS !

     

    Tu as vécu en face de l’Église, dans des salles bien cirées où de chers vieillards t’enseignent la vertu sans lunettes et par l’exemple. Tu as vécu sous l’Arc de Triomphe avec des échelles et des jeunes gens blonds.

    Tu as vécu dans les hôtels meublés où les plantes des jardins sont artificielles et où tout sent le moisi même les conversations nocturnes.

    Tu as bu des nuits entières dans d’autres hôtels, avec des compagnies et des divans.

    Et tu n’as pas songé que ton Père Céleste te regardait, que tes frères célestes qui sont les anges te regardaient.

    Maintenant tu crois que la vie terrestre continue parce qu’un démon qui ressemble au poète Fritz Vanderpyl t’invite, t’a invité : il ouvre une soupente pour toi en ricanant et là, tu es dans une nuit sans lucarne et sans espoir. Serait-ce… ? Horreur ! quoi mon Dieu, mes larmes ne vous toucheront-elles pas ?

    Il est trop tard ! ma tête heurtera le toit et le mur et cela sera la nuit toujours. La terre, la chère terre, le soleil, le cher soleil, jamais plus !

      

    Max Jacob

     

     

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    Action. Cahiers individualistes de philosophie et d’art,

    n° 4, juillet 1920, p. 4.