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Auteurs néerlandais

  • Discours de réception

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    Discours de réception de Daniel Cunin

    à l’Académie Royale de Langue

    et de Littérature néerlandaises (KANTL),

    prononcé par Frank Willaert à Gand le 15 mai 2024

     

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    KANTL, Gand, 15 mai 2024 (photo : Piet Verdonk) 

     

     

    Chers consœurs et confrères,

    Mesdames et messieurs,

    Chers amis et parents de Daniel,

    chère Anna,

    bien cher Daniel,

     

     

    Depuis 2018 et l’entrée en vigueur d’un nouveau décret, notre Académie (la KANTL) se trouve dans l’heureuse situation de pouvoir désormais nommer en son sein, comme membres « à plein titre » et non plus seulement comme membres « étrangers », des universitaires et des auteurs de nationalité étrangère, pour autant qu’ils sont – je cite l’article 8 du texte en question – « actifs en Belgique dans le domaine de la langue et de la littérature néerlandaises, par leur fonction ou leur présence dans le débat public ».

    Frank Willaert

    FRANK WILLAERT - PHOTO.jpegNous pouvons sincèrement nous réjouir de cette généreuse ouverture : en plus de mettre fin à un manque d’égards vis-à-vis de littérateurs et de chercheurs non moins méritants que leurs homologues belges, elle signifie un enrichissement pour l’Académie elle-même. En effet, les membres d’origine étrangère sont particulièrement bien placés pour attirer notre attention sur des évidences trompeuses ou des choses qui finissent par nous échapper, à nous Flamands de souche, dès lors que nous abordons notre langue et notre littérature.

    Hadewijch, Liederen, edition V. Fraeters, F. Willaert & L.P. Grijp

    LIEDEREN - HADEWIJCH - COUV NL.pngEt si quelqu’un possède les qualités en question, c’est bien toi, Daniel. En tant que traducteur français d’œuvres néerlandaises, tu poses manifestement un œil aiguisé sur des phénomènes qu’un néerlandophone ne perçoit plus parce que ceux-ci lui paraissent aller de soi. Il peut s’agir de choses en apparence banales, comme – pour reprendre un exemple que tu mentionnes dans un entretien – ces mots courts qui fourmillent dans notre langue : nog, wel, even, dan, al, ook ou maar, et qui, en français, ne peuvent, dans bien des cas, être restitués correctement que par un usage créatif de la syntaxe. Cela donne parfois un texte plus littéraire, plus élégant peut-être, mais aussi plus précieux et sans doute moins direct que l’original néerlandais. Ce n’est probablement pas un hasard si le français connaît l’expression : « C’est de la littérature » quand on cherche à qualifier un discours un peu trop nébuleux ou artificiel. Prenons encore – pour retenir cette fois un problème que nous avons rencontré alors que tu traduisais notre édition des Liederen (Chants) de Hadewijch – le simple fait que le désuet minne ainsi que liefde sont tous les deux féminins alors que le mot « amour », leur équivalent français, est un masculin. Comment dès lors traduire un vers comme Die minne es joncfrouwe ende coninghinne (L’Amour est damoiselle et reine) ? Mais, bien entendu, les défis que j’évoque ici dépassent la langue et la littérature ; ils couvrent la culture dans son ensemble. Les Pays-Bas, raconte-tu dans une interview, sont pour toi, comme pour Baudelaire dans son « Invitation au Voyage », la Chine de l’Europe. « Tout y est différent de ce que je connaissais. La langue, la culture, la mentalité, les paysages… » Cette affirmation m’amène à poser la question suivante : quelle est ta perception de la Flandre, de la Belgique, celles-ci si différentes des Pays-Bas ? Sans doute t’entendrons-nous un jour évoquer cela, et tu me vois curieux de savoir à quel pays exotique tu nous compareras.

    Hadewijch, Les Chants, (Albin Michel, 2022)

    CHANTS - HADEWIJCH - COUV.pngC’est précisément dans la fascination qu’entraîne la rencontre de l’Autre que peut naître l’amour, qui est toujours, après tout et en même temps, un désir de connaître cet Autre. Significatif à ce sujet est ce que tu m’as rapporté un jour à propos des prémices de ton amour pour le néerlandais : c’est la rencontre, pendant tes études à Aix-en-Provence, de deux ravissantes Hollandaises qui les ont déclenchés. De peur de paraître trop curieux, je n’ai pas osé te demander si ton engouement valait aussi pour ces jeunes filles, ou uniquement pour les Pays-Bas et pour le néerlandais. Je me plais à imaginer que c’était et pour ces derniers et pour elles deux. Après tout, quand on tombe amoureux, tout ce qui a trait à l’être aimé ne devient-il pas beau ? Certes, les amourettes passent, mais le véritable amour demeure. On ne peut l’étouffer ni le taire, il déborde sur les autres. Ainsi en est-il allé dans ton cas. Ton amour pour le nouveau monde que tu découvrais, tu n’as pu le garder pour toi, tu as brûlé de le communiquer à des proches et à des amis français. En conséquence, tes travaux de traduction sont – bien plus qu’un simple moyen de subsistance –, une œuvre d’amour, au sens propre du terme.

    Aix - place 4 dauphins.jpg

    Aix-en-Provence, place des Quatre-Dauphins

    Or, pareil amour ne se laisse pas apprivoiser. Quiconque consulte ton blog pour passer en revue les travaux en question ne peut qu’être épaté par leur abondance et leur variété. Le nombre d’auteurs que tu as transposés est pour ainsi dire illimité ; maints d’entre eux sont d’ailleurs membres de la KANTL. Pour ne pas tomber dans une trop longue énumération, je me contente de citer les romanciers et les poètes parmi nous : Annelies Verbeke, Stefan Hertmans, Anne Provoost, Koen Peeters, Willy Spillebeen, Patrick Lateur, Geert Buelens et Luc Devoldere. Mais tu ne te limites pas aux contemporains. Traducteur des Chants de Hadewijch (XIIIe siècle), que tu admires tant, tu es devenu un véritable ambassadeur en France de cette poétesse mystique. « Rares sont les pages, écris-tu, d’une telle perfection où l’écrit, le dit, le chant, le vécu intérieur sont en parfaite osmose. » Mais tu as également transposé des œuvres de classiques plus récents – cette fois, je ne cite que des écrivains qui figurent dans le « Canon de la littérature » établi par notre Académie : Louis Couperus, Cyriel Buysse, Martinus Nijhoff, M. Vasalis, Gerrit Achterberg, Lucebert, Willem Frederik Hermans, Gerard Reve et Harry Mulisch.

    G. Achterberg, L'Ovaire noir de la poésie

    GA-COUV1.pngEn même temps, tu te révèles un omnivore : tes traductions couvrent à peu près tous les genres : roman, nouvelle, journal intime, album pour enfants, livre jeunesse, théâtre, essai, B.D., roman graphique, ouvrage et article universitaires ou de vulgarisation, sans oublier, et c’est là sans doute que réside le plus grand défi : la poésie. Tout cela avec la plus grande qualité qui se puisse imaginer. Rien d’étonnant donc à ce que des prix viennent récompenser tes publications, certains décernés par des lecteurs reconnaissants : le Prix des Lecteurs de Cognac et le Prix littéraire des Lycéens de l’Euregio pour Le Faiseur d’anges de Stefan Brijs, un deuxième Prix Littéraire des Lycéens de l’Euregio, cette fois pour le roman autobiographique Je vais vivre de Lale Gül, ou encore le prestigieux prix biennal James Brockway (2018) pour tes traductions de poésie…

    Rimbaud, «Le Dormeur du Val » (autographe)

    rimbaud dormeur.pngMais d’où vient cette passion effrénée pour la littérature ? Parce que rien dans ton enfance et ton adolescence ne laissait présager que tu deviendrais un jour pensionnaire de la République des lettres et encore moins d’une Académie royale. En 1963, ton berceau se trouvait à Champdray, un minuscule village des Hautes-Vosges d’un peu plus de 200 habitants à l’époque et d’un peu moins de 200 aujourd’hui. Tes parents sont issus de deux familles de modestes agriculteurs qui habitaient, chacun, à l’une des extrémités de ce même village. Ils ne sont pas riches, chaque franc compte. Comme d’autres enfants du coin, tu gagnes un peu d’argent, par exemple en cueillant et vendant des myrtilles. En économisant, tu parviens ainsi à t’acheter, vers l’âge de dix ans, un vélo de course 10 vitesses ! Le monde agricole des parents et grands-parents est à des années-lumière du monde de la littérature, de l’art, de la musique classique, de la culture au sens général du terme. Et pourtant… Dans la petite école communale où les enfants de cinq à onze ans sont tous assis dans une même salle de classe, près du poêle, devant une institutrice qui semble tout droit sortie de la Troisième République, la graine originelle est semée : « Le dormeur du val », poème d’Arthur Rimbaud, éveille en toi la vague idée de l’existence d’un autre univers, en apparence inaccessible tant il est éloigné de cette campagne rude et pauvre.

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    Le Ventoux, vu depuis Beaumes-de-Venise (photo : Anna Veldhoven)

    Quelques années plus tard, tes parents ont fait ce que beaucoup de villageois étaient contraints de faire : partir pour trouver du travail. Ils ont déménagé, d’abord à Arbois, dans le Jura, et deux ans plus tard, beaucoup plus au sud, dans une autre commune vinicole, à savoir Beaumes-de-Venise, que beaucoup de Flamands connaissent parce qu’elle se trouve à l’ombre du Mont Ventoux, non loin de Carpentras, d’Orange, de Vaison-la-Romaine et d’Avignon. Ils sont alors gérants d’une petite épicerie pendant que tu poursuis et termine non sans mal tes études secondaires. Tu es loin d’être un élève brillant, aucun professeur ne parvient à briser ton indifférence, pas même les professeurs d’anglais et d’allemand. Pourtant, comme pour plus d’un collégien ou d’un lycéen, deux d’entre eux font la différence. Ta prof de français à Arbois qui t’incite à lire, car ta maîtrise de l’orthographe et de la grammaire françaises laisse énormément à désirer. La bibliothèque municipale offre une solution : pour quelques francs par an, tu peux emprunter quantité de livres. De même, à Carpentras, un autre professeur de français va parvenir à te captiver. Avec l’argent que tu gagnes en exerçant toutes sortes de petits boulots pendant les vacances, tu t’achètes un premier carton de livres, des classiques européens. Tes parents ne comprennent guère ce qui t’habite. « Tu vas finir aveugle à force de lire », relève ta mère. Et entre le père et le fils, un long silence s’instaure.

    F. Vanderpyl, par Lodewijk Schelfhout (vers 1910)

    PORTRAIT VANDERPYL PAR SCHELFHOUT - VERS 1910.pngQuiconque vit et lit dans de telles circonstances est à la fois gagnant et perdant. Il perd le contact simple avec son milieu d’origine et s’aventure dans un monde qui n’a, lui, absolument rien de naturel. Ce défi, tu l’as relevé avec une surprenante bravoure et avec une belle réussite. En témoignent non seulement le large éventail et la qualité des traductions que je viens de mentionner, mais aussi l’incroyable réseau d’écrivains, de poètes, d’éditeurs, de rédacteurs en chef, de consœurs et confrères francophones et néerlandophones – pour certains devenus des amis – que tu es parvenu à rassembler autour de toi au fil des ans. En témoignent également les innombrables articles et entretiens qui accompagnent ton travail, par lesquels tu places les auteurs que tu traduis et la littérature néerlandaise en général sous les feux de la rampe, non seulement dans le monde francophone, mais aussi chez nous. Nous attendons déjà avec impatience la biographie que tu prépares sur le fascinant Fritz Vanderpyl (1876-1965), cet écrivain haguenois totalement oublié, mais qui, dans la France de l’entre-deux-guerres a été « un grand seigneur » en contact étroit avec les avant-gardes littéraires et artistiques de son temps.

    D. Cunin devant la KANTL

    frank willaert,kantl,gand,académie,daniel cunin,hadewijch,vosges,rimbaudCher Daniel, la qualité et la diversité de tes traductions, ton engouement et ton amour sans faille pour le néerlandais et la littérature néerlandaise font que tu as, à juste titre, ta place au sein de notre compagnie. Au fond, l’Académie peut être reconnaissante aux deux jeunes anonymes beautés dont tu as fait la connaissance à Aix-en-Provence, car, sans elles, nous n’aurions probablement jamais pu saluer ta présence parmi nous. Et nos remerciements s’étendent à ton institutrice « vieille école » de Champdray, à tes profs de français d’Arbois et de Carpentras, et surtout à toutes celles et tous ceux qui t’ont aidé à découvrir le néerlandais de plus près – à ce sujet, je suis heureux de mentionner notre membre étranger Philippe Noble –, à la Taalunie (Union de la langue néerlandaise) qui t’a permis d’enseigner pendant dix ans la traduction littéraire à la Sorbonne ainsi qu’aux Fonds flamand et néerlandais pour la littérature qui, en donnant des aides aux éditeurs français, ont rendu et rendent encore possible l’accomplissement de ta vocation.

    Bienvenue donc en notre sein où nous attendons beaucoup de ton expertise, de tes vastes connaissances et, surtout, de ton engagement indéfectible en faveur de la langue et des lettres néerlandaises.

     

    Frank Willaert

    (version française de D. C.)

     

     

     

  • « C’est lui qui m’a mis le pied à l’étrier »

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    D’une rencontre et d’une amitié autour de Richard Anacréon

    Gérard Conoir (1933-2023) et Fritz Vanderpyl (1876-1965)

     

     

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     Richard Anacréon dans sa librairie (coll. Musée Richard Anacréon)

     

     

    Le libraire et collectionneur Richard Anacréon

     

    Né en milieu rural le 7 mai 1933 à Québriac (Bretagne), Gérard Conoir[1], « jeune garçon grandi ‘‘au cul des vaches’’ » comme il aimait le rappeler, fait, au milieu des années cinquante, la connaissance du citadin de toujours Fritz Vanderpyl[2]. Cette rencontre, qui se révèlera décisive, se produit à L’Originale, la librairie que Richard Anacréon (1907-1992), natif de Granville, a fondée à Paris, au 22, rue de Seine, pendant la Seconde Guerre mondiale. Un lieu assez intime, aux hauts rayonnages, qui abrite un salon où aiment se retrouver et converser des auteurs tels que Francis Carco[3] (1886-1958), Pierre Mac Orlan[4] (1882-1970), Marcel Aymé[5] (1902-1967), Jean Genet (1910-1986), Pierre Reverdy[6] (1889-1960), Marcel Jouhandeau (1888-1979), Léon-Paul Fargue[7] (1876-1947) ou encore les peintres Maurice Utrillo (1883-1955) et André Derain (1880-1954)[8]… Des photos de ces écrivains ornent les lieux de même que quelques œuvres d’art, dont une sculpture de Rodin. Auparavant, le bibliophile Anacréon avait travaillé au sein de l’administration du Petit Parisien où il s’est lié, on peut l’imaginer, avec Vanderpyl. De 1920 à 1940, ce dernier a en effet officié au sein de ce grand quotidien comme chroniqueur d’art et critique culinaire.

    Le musée Anacréon, Granville

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonGrand collectionneur, le Normand acquiert en particulier des manuscrits de ses amis Colette[9] (1873-1954) et Paul Valéry[10] (1871-1945) – la marraine et le parrain de la librairie, le second entreposant d’ailleurs dans ces locaux son costume d’académicien entre deux séances quai de Conti –, mais aussi maintes éditions rares, voire « truffées », et quelques centaines d’œuvres d’art. Tous ses trésors, il les léguera à sa ville natale, ceci malgré de fréquentes dénégations : il affirmait ne pas forcément porter cette cité dans son cœur. Créé en 1985, le musée Richard-Anacréon recèle entre autres quelques œuvres et documents ayant appartenu à cet autre collectionneur que Vanderpyl a été durant toute sa vie[11] : une aquarelle de 1916 réalisée par Guillaume Apollinaire[12] (1880-1918) et dédiée « À mon ami Fritz Vanderpyl », une Maternité (dessin) du Catalan Manolo[13] (1872-1945), la toile Auvers-sur-Oise de Maurice de Vlaminck (1876-1958), une photo de ce peintre portant la dédicace « À Fritz Vanderpyl / amicalement / Vlaminck », trente-neuf lettres de ce dernier adressées à « Vander »[14], une carte postale de la seconde épouse de l’artiste, Berthe Combe[15] (1891-1974), adressée à M. et Mme Vanderpyl, treize lettres d’Auguste Chabaud[16] (1882-1955), une de chacun de ces autres peintres : André Utter (1886-1948), Raoul Dufy[17] (1877-1953), André Dunoyer de Segonzac[18] (1884-1974), Jacques Villon (1875-1963) et, enfin, une du marchand d’art Paul Guillaume (1891-1934).

    Othon Friesz (archives Vanderpyl)

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonLe Journal qu’a tenu le Hollandais de naissance entre fin 1903 et début des années soixante nous apprend qu’il a également cédé, contre espèces sonnantes et trébuchantes, d’autres œuvres et documents à Anacréon : Poissons rouges, une huile sur carton de Robert Delaunay (1885-1941), Les Patineurs (huile sur panneau) d’Othon Friesz (1879-1949), ainsi qu’au moins une brève lettre de Paul Léautaud[19] (1872-1956), celle datée du vendredi 12 novembre 1948, qui a depuis changé de propriétaire. En voici le texte : Mon cher Vanderpyl, / J’ai reçu votre mot. / C’est un peu indécent (?) de m’appeler « monsieur » quand nous nous connaissons depuis si longtemps. / Cordialement à vous, / P. Léautaud. D’autre part, il est certain qu’Anacréon a acheté plus d’une toile, plus d’un dessin à l’instigation de Vanderpyl. Très proche de nombreux peintres depuis la première décennie du XXe siècle, celui-ci a en effet servi, pendant environ un demi-siècle, d’intermédiaire entre marchands, collectionneurs et artistes. Le Haguenois n’est donc pas totalement étranger au fait que des œuvres d’Auguste Chabaud, de Maurice de Vlaminck, du Catalan Manolo et d’autres artistes se trouvent de nos jours accrochées aux murs du musée d’art moderne de Granville ou conservées dans ses réserves[20].

     

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     La maison de Richard Anacréon à Saint-Jean-le-Thomas

     

    Rue de Seine : de la baie du Mont-Saint-Michel au Quartier Latin

     

    C’est au bord de l’océan, à Saint-Jean-le-Thomas (baie du Mont-Saint-Michel), que Gérard fait la connaissance de Richard Anacréon. À certaines périodes de l’année, ce dernier y occupe une demeure avec son compagnon, André Lecomte (1907-1982), à deux pas de la maison où s’est établie la famille Conoir. Le papa est boulanger. Après avoir fait office de mécanicien et de vacher, Gérard, qui a quitté l’école sans même le certificat d’études, effectue des travaux de jardinage dans plusieurs propriétés du village dont celle d’Anacréon. « Je jouais du râteau et de la binette sans me soucier du petit homme à l’œil vif, nez en bec d’aigle, flanqué de sa chienne, qui venait de temps à autre me voir travailler. Il n’obtenait que des monosyllabes en réponse à ses tentatives de dialogue. Comment aurais-je pu bavarder avec un libraire parisien, personnage lointain et mythique à mes yeux, même si j’ignorais qu’il portait le nom d’un poète grec antique ? »

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonC’est grâce à des numéros de L’Illustration, découverts dans le grenier d’une autre habitation, que Conoir a découvert peu avant l’existence des arts plastiques : « S’ouvrait à moi un monde nouveau qui me touchait profondément : la peinture et la sculpture des musées, évoquées dans quelques-uns des articles. N’ayant jamais eu l’occasion de voir des tableaux, je n’aurais pu les juger, mais certains m’attiraient plus que d’autres. Armé de ciseaux, je découpai plusieurs de ces reproductions dont la mise en page évoquait aussi des encadrements et les fixai au mur dans ce coin de la salle commune, chez mes parents, qui m’était réservé. Ce furent des portraits d’hommes, au crayon, par Clouet. » Parfois invité à prendre l’apéritif par Richard et André, qui vivent assez ouvertement leur homosexualité, l’adolescent découvre de vraies œuvres accrochées aux murs ; pour la première fois aussi, il entend la voix d’un chanteur d’opéra, celle du ténor Georges Till (1897-1984).

    Georges Thill

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonAnacréon persuade Gérard, pas encore âgé de dix-neuf ans – nous sommes en 1951 –, de ne pas se contenter de consacrer son temps et son existence à des travaux de journalier. Il téléphone à Henri Flammarion (1910-1985). Deux semaines plus tard, Conoir, qui ignore à vrai dire ce qu’est un éditeur, est embauché comme metteur à part au sein de cette célèbre maison parisienne, autrement dit plus ou moins comme magasinier. Il quitte la Normandie contre l’avis de ses parents. Dans la capitale, Richard et André lui achètent de quoi se vêtir car le garçon n’a emporté, dans sa valise, qu’un bleu de travail ! Les bureaux de Flammarion étant situés rue Racine, à une ou deux encablures de L’Originale, la librairie devient le point de ralliement du provincial. Ceci d’autant plus qu’il trouve bientôt, rue de Seine, un studio où se loger. Au cours de ces mêmes mois, il accède à la littérature grâce à une bibliothèque bien fournie que la maison d’édition met à la disposition de ses employés. Il lit du Carco, personnage avec lequel il s’entretient et qui lui offre même l’une de ses œuvres dédicacée et rehaussée d’une caricature de sa main. Dans ce quartier, véritable village d’artistes, le jeune Gérard croise Henry de Montherlant (1895-1972), les Jouhandeau ou encore Blaise Cendrars (1887-1961) en train de faire ses courses… Il lui arrive aussi de rendre visite à Mac Orlan et à sa femme Margueritte Luc (1886-1963) ; l’écrivain l’initie à l’art de fumer la pipe. Un jour, Conoir apporte à Fontenay-aux-Roses un paquet trop lourd pour le frêle Paul Léautaud. La puanteur de la maison du célèbre diariste le dissuade de s’attarder…

    Malheureusement, cet apprentissage de la ville se trouve brutalement interrompu : le Breton est en effet appelé sous les drapeaux. Après avoir fait ses classes, il participe, pendant plus de six mois, à des missions de maintien de l’ordre au Maroc, du côté de Boured. Blessé à la jambe lors d’une embuscade, il est hospitalisé à Fez puis dans l’Hexagone avant d’être libéré de ses obligations militaires. Ce sont ses amis parisiens qui l’accueillent à son retour de convalescence. D’ailleurs, Anacréon va lui proposer de dorénavant travailler pour L’Originale. C’est ainsi que le vacher-jardinier se retrouve bientôt à manier dans la boutique des éditions précieuses ou encore à dresser l’inventaire de la bibliothèque de la milliardaire Florence Gould, dans sa villa La Vigie à Juan-les-Pins où se presse le beau monde.

     

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    La rencontre du sosie de Henri Matisse et celle d’une demoiselle Durand

     

    Auprès des galeristes du Quartier Latin ou encore de Katia Granoff, Gérard a entrepris d’aiguiser son œil. Survient alors un coup de pouce du destin : « Les peintres commençaient à faire partie de ma vie, croyais-je, lorsque Fritz Vanderpyl surgit dans mon univers. » Lors d’une soirée où Anacréon reçoit l’accordéoniste V. Marceau (1902-1990) – un habitué des lieux, ami ou copain de plus ou moins tous les écrivains énumérés ci-dessus –, Conoir se tient debout dans l’assistance. Un homme âgé, « le sosie de Henri Matisse » rapporte-t-il, est assis sur une chaise à côté de lui. À un moment donné, ce chauve à la « barbe carrée impeccablement taillée » lui adresse la parole ; apprenant que son cadet de près de soixante ans n’a pas encore pris le temps de visiter le Louvre, il le traite de « jeune con ». Cependant, à la fin de la même soirée, le « grognard » invite le Breton à passer chez lui le samedi suivant à quatorze heures précises.

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonProfitant de cette journée où il ne travaille pas, Gérard se rend pour la première fois au 13, rue Gay-Lussac, l’adresse du couple Vanderpyl pendant plus d’une moitié de siècle. Fritz le conduit au Louvre. Une promenade à laquelle bien d’autres succèderont : « La première visite fut pour les Primitifs Italiens. Suivirent les Primitifs Flamands, la Renaissance, la Peinture Française, Espagnole et ce jusqu’à épuisement de toutes les salles. Semaine après semaine il se fit mon mentor. […] Après le Louvre, ce furent d’autres musées. […] Il émaillait ses causeries d’anecdotes qui faisaient de ces créateurs des êtres de chair ressemblant à ceux que je côtoyais rue de Seine. » L’élégant critique de quatre-vingts ans accorde toujours le même soin à sa toilette : nœud papillon, gants, guêtres blanches, canne à pommeau d’argent… Selon Conoir, Fritz n’était pas du tout un homme disgracieux, au contraire de ce qu’il a pu avancer dans certains de ses écrits. Par exemple, dans son Mémorial sans dates, mémoires en grande partie inédits rédigés peu après la Seconde Guerre mondiale, il prétend qu’il était, en 1918, « un des soldats les plus laids de l’armée française (honneur que je partageais avec Paul Léautaud) ». Il faut dire qu’à l’époque, Vanderpyl, avec ses « airs de sanglier[21] », le visage dévoré par une barbe hirsute, était presque aussi large que grand.

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonMalgré les générations qui les séparent, malgré le côté « brut de décoffrage » du Batave naturalisé français fin janvier 1915, Fritz et Gérard s’apprécient et vont se revoir pour ainsi dire chaque semaine, jusqu’au printemps 1960[22]. Bien que n’appréciant plus guère l’opéra[23], le premier a pu faire part de ses goûts de mélomane au second qui met justement à profit sa période parisienne pour acquérir, outre un robuste bagage pictural, une solide culture musicale et devenir un amateur d’art lyrique. Peu à peu, Vanderpyl se livre et évoque son passé tout en continuant d’« initier » son protégé. « C’est lui qui m’a mis le pied à l’étrier[24] », reconnaît Conoir, lequel se familiarise alors comme jamais avec le troisième art sans savoir qu’il ouvrira un jour, avec Luce Durand (1932-2018), sa future épouse, elle aussi d’origine bretonne, plusieurs galeries. C’est d’ailleurs dans ce milieu que celle-ci, passionnée par l’anglais et les arts décoratifs, travaille lorsque les jeunes gens font connaissance. Sortant sans doute de L’Originale ou s’y rendant, Gérard est appelé à la rescousse, à deux pas de là – au numéro 30 de la rue de Seine qui abritait la galerie Barreiro-Stiébel –, par deux sœurs en pleine discussion : Luce, qui occupait alors un emploi d’assistante dans ce lieu, ne se satisfait pas de son nez qu’elle souhaite soumettre à une opération esthétique. Elle sollicite l’avis de ce jeune homme qui vient à passer, lequel milite plutôt pour qu’elle ne touche pas à cet appendice. Comme on lui avait offert deux billets pour aller voir Les Enfants du paradis, Gérard s’empresse d’inviter Luce et son nez au cinéma. La légende familiale veut qu’à la sortie de la séance, il ait fait sa demande en mariage. Après une attente de deux ou trois semaines, un « oui » vint consacrer cette « rencontre amoureuse fulgurante ». Les formalités civiles une fois remplies à la mairie du VIe arrondissement de Paris, les tourtereaux se marient en septembre 1959 dans la petite église de Saint-Jean-le-Thomas. Ils passeront soixante ans ensemble.

    Fritz a donc chaperonné Conoir en lui faisant découvrir maintes œuvres et maints artistes. À l’époque, il était probablement difficile de trouver plus grand connaisseur que le bougon poète. N’avait-t-il pas été guide indépendant au Louvre pendant plus d’une dizaine d’années ? N’avait-il pas publié, en 1913, Six promenades au Louvre. De Giotto à Puvis de Chavannes puis, en 1931, Peintres de mon époque ? N’avait-il pas écrit, pendant un quart de siècle si ce n’est plus, dans une pléiade de périodiques, sur la peinture contemporaine comme sur celle du passé ? Enfin, n’avait-il pas côtoyé, depuis la première décennie du XXe siècle, tous les artistes en vue et visité l’atelier de centaines de plasticiens[25] ? Toutefois, il convient de reconnaître qu’indépendamment de ce maître, le jeune homme cultivait depuis un certain temps, et plutôt secrètement, un réel intérêt pour le dessin et la peinture. Il a en effet réalisé, au cours de ces mêmes années cinquante, « des peintures à l’huile de nature cubiste ». Les techniques liées à l’encre l’attiraient également. Par la suite, à l’instar de ses deux grands mentors, Gérard va se faire peu à peu collectionneur. C’est à Gen Paul qu’il achète sa première œuvre, un jour où il lui rend visite dans son atelier. Alors qu’il est de passage dans celui de feu André Derain, la veuve de l’artiste le laisse repartir avec « quatre dessins et une peinture au trait », pour le prix d’un seul !

     

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    Gérard Conoir & Luce Durand (vers 1959)

     

    Le 13, rue Gay-Lussac

     

    S’il a fallu à Gérard un solide estomac pour digérer tout le savoir que lui transmettait l’intarissable Vanderpyl, sa persévérance se trouvait largement récompensée à la table de l’ancien critique culinaire. À Paris, au milieu et à la fin des années cinquante, raconte-t-il, le dîner quasi hebdomadaire chez « le gourmet et gourmand », « le grand mangeur et buveur » Fritz, répondait à un rituel : c’est le maître des lieux qui cuisinait, presque toujours la même délicieuse recette de rognons de veau : « simplicité raffinée de la table, longs récits de Vander – ainsi le surnommait-on –, souvent ponctués du rituel : ‘‘Tu ne sais pas cela, tu es un con’’, maintenant énoncé avec affection ». Tant qu’il s’active aux casseroles, l’hôte interdit l’accès de la cuisine à quiconque, y compris à sa femme Hermine (1872-1966), née Augé. Celle-ci, aimable et souriante, le laisse passer à table avec les invités, préférant en général, pour sa part, vaquer à ses occupations dans son petit bureau situé côté rue – jusqu’à un âge très avancé, elle de fait a tenu à donner des cours de phonétique à des Anglo-Saxons. Dans Le Scribe qui venait de la mer, Conoir la décrit à travers la plume de Luce : « Hermine portait fort légèrement ses quatre-vingts ans. Elle affirmait être la conséquence du retour du combattant en 1871. Trotte-menu habillée d’une robe noire à col de dentelle blanche, elle tirait ses cheveux gris en un petit chignon strict. Excellente angliciste, elle donnait encore quelques cours à l’Institut Britannique. Cette Arlésienne exilée me prit sous son aile […]. Hermine parvenait parfois à se raconter. J’appris donc qu’en 1889, à l’âge de dix-sept ans, elle avait quitté seule sa Provence pour partir à Londres comme jeune-fille au pair. Cette date m’étourdissait. Rentrée en France, elle ‘‘acheta’’ une école et épousa le journaliste Fritz Vanderpyl[26]. À ce point du récit, ce dernier reprenait la parole pour ne plus la lâcher. Mais quel régal ! »

    Fritz & Hermine, vers 1960

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonAprès avoir fréquenté la rue Gay-Lussac en célibataire, Conoir, en 1959, présente sa conquête au vieux galant et à sa femme : « Fritz Vanderpyl et Hermine nous accueillirent ensemble avec la gentillesse des grands-parents. Une fois par semaine nous allions dans l’appartement feutré écouter Vander parler d’Apollinaire et des autres. Luce découvrait comme des personnages de chair et d’os ceux dont elle avait étudié abstraitement les œuvres. Quelquefois, la bonne chère et l’atmosphère douillette lui fermaient les yeux. Elle chaussait aussitôt ses lunettes teintées pour cacher sa honte. » Les deux couples ont pu évoquer Fontaine-de-Vaucluse, site auquel les Vanderpyl étaient attachés et où les jeunes mariés, peut-être à leur instigation, ont effectué, au printemps 1960, leur « première échappée » loin de Paris. Le quatuor y aurait-il partagé un bon repas au restaurant de La Colonne du chef A. Panza[27] ? Même s’ils ne vont pas se fréquenter très longtemps, Luce et Fritz s’entendent tout de suite très bien. Lui aime plaisanter avec elle des goûts « incompréhensibles » de son mari pour les artistes abstraits : « Votre mari n’y connaît rien en peinture ! » Le vieil érudit engueule Conoir lorsqu’il apprend que ce dernier montre un certain intérêt pour les œuvres non-figuratives qu’expose l’une ou l’autre des galeries de la rue de Seine : « Il n’y a que des Juifs là-bas ! » L’ancien légionnaire estimait « décadentes » les créations d’un Chagall (1887-1885), celles d’un Soutine (1893-1943). Malgré l’antisémitisme de Vanderpyl, il ne faut en aucun cas rapprocher ses conceptions esthétiques de l’Entartete Kunst[28].

    13, rue Gay-Lussac, appartement du 2e étage

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonLa rue Gay-Lussac offrait à Gérard, en plus des dîners hebdomadaires rognonesques, « les lundis de Vanderpyl ». Ce dernier, homme généreux et très disert, recevait en effet artistes et poètes le plus souvent possible le lundi soir, tradition qui remontait au moins au début de l’année 1905, en pleine époque de dèche ! et que le critique gastronomique a maintenue jusqu’au tout début des années soixante. Conoir n’a pas oublié ces réunions au cours desquelles Fritz prenait la parole « devant un auditoire admiratif de peintres et de poètes. Il glosait. Sa femme interrompait parfois la péroraison pour servir du café et repartait silencieusement ». À l’instar de leur protégé, il arrivait à Anacréon de se rendre rue Gay-Lussac. Lui et Conoir figurent sur une liste établie en 1958 par leur hôte à côté d’autres invités : les artistes Maurice de Vlaminck, Robert Lotiron (1886-1966), Ferdinand Desnos (1901-1958), André La Vernède (1899-1971), Pierre Jouffroy (1912-2000) et bien d’autres… Le dimanche 20 juin 2021, lorsque je l’ai rencontré chez lui en Provence, le peintre Jean-Marie Fage (1925-2024) a également évoqué ces lundis au cours desquels il a fait connaissance avec des dizaines de visiteurs dont, justement, Gérard Conoir. Durant plusieurs décennies du XXe siècle, une grande partie de ce que Paris a compté d’artistes et de poètes renommés, français comme étrangers, est passée, un lundi ou un autre, sous le toit, sous les toits de Fritz.

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonConoir se souvient encore du salon-bureau de Fritz auquel tentures, « meubles Louis XIII puissants, étains et poteries de Delft » conféraient un cachet ancien et feutré, salon que le jeune Fage a d’ailleurs peint (ci-contre)[29]. Vanderpyl y prenait place dans un fauteuil derrière lequel était accroché son puissant portrait au chapeau jaune et à la pipe réalisé par l’ami Vlaminck en 1918. Occasion pour le vieil homme de raconter qu’il avait été « l’un des premiers défenseurs des Fauves » et de revenir sur l’évolution et la dislocation de cette mouvance picturale. Autre œuvre magnifique de ce lieu : un oiseau sculpté par François Pompon (1855-1933). Gérard se rappelle aussi avoir vu un jour le maître des lieux faire un peu de rangement dans le tiroir trop plein de sa table d’écriture. Des lettres s’en échappèrent. « Les ramassant, il bougonna qu’il serait temps qu’il range cette correspondance d’Apollinaire ! Grace à cet incident, il revécut pour moi l’éclosion du cubisme et les joutes qui s’ensuivirent. » Où sont passées les lettres en question ? On sait que les deux poètes et gastronomes en ont échangées. Vanderpyl ne les a jamais, semble-t-il, vendues à Richard Anacréon.

    Paul Fort

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonPar l’intermédiaire de Fritz – « homme pas facile » mais « au grand cœur » –, Gérard rencontre donc maints artistes plus ou moins confirmés dont F. Desnos, ainsi qu’il en est fait mention plus haut. Un jour, ils vont voir dans un musée nombre de peintures de ce cousin du poète Robert Desnos (1900-1945). D’ailleurs, Conoir a conservé jusqu’à la fin de sa vie un petit tableau de Ferdinand, cadeau que ce dernier lui fit chez « Vander » pour le remercier de lui avoir offert, peu avant, une ou deux cartouches de troupes, ces cigarettes « infâmes » que l’artiste démuni appréciait. Tout comme les Vanderpyl, le peintre naïf a habité avec sa femme rue Gay-Lussac ; ce sont d’ailleurs les premiers qui ont trouvé aux seconds une place de concierges tout près de chez eux. Autre voisin en même temps que vieil ami de Fritz : le Prince des Poètes, Paul Fort (1872-1960)[30], que Gérard avait déjà vu à L’Originale et auquel il rendit visite un jour pour lui faire dédicacer L’Or suivi de Ruggieri. Chroniques de France : « À Gérard Conoir / ce qui nous manque le plus : l’Or, / toutefois je lui sors de mon escarcelle celui-ci – d’Or – ». Marie Dormoy (1886-1974), maîtresse de Léautaud à la forte et marquante personnalité, fait également partie des personnes que le futur galeriste se souvient avoir rencontrées au cours des années où il commerçait avec Fritz.

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    Tableau de F. Desnos offert à G. Conoir

     

    Galeristes à Montauban

     

    Neuf ans après l’arrivée du Breton rue de Seine, les Conoir, qui aspirent à quitter la métropole et Billancourt pour vivre plus près de la nature, partent en 1960 à bord de leur 2CV afin de s’établir dans les environs de Montauban où ils élèveront bientôt leurs deux enfants, Yvan et Ann. Le directeur des éditions et de la librairie Privat a invité Gérard, en fonction chez Vuibert depuis qu’Anacréon et Lecomte avaient pris leur retraite, à venir travailler pour lui à Toulouse. Tandis que Luce, titulaire d’une simple licence, est devenue professeur d’anglais et de dessin dans un collège de la préfecture du département de Tarn-et-Garonne – elle enseignera par la suite également au musée Ingres –, Gérard fonde en 1964, avec l’aide de son beau-frère, dans un ancien garage station-service de cette même ville, une librairie, Le Scribe – clin d’œil au « petit secrétaire pharaonique du Louvre ! », où il ajoute à son activité celle de galeriste ; inauguré une quinzaine d’années plus tard, le jour de la Saint-Apollinaire, un deuxième Scribe suivra dans des locaux plus spacieux du même faubourg Lacapelle où un grand rayon de disques se maintiendra plus d’une décennie. Bien plus tard, une fois la librairie-galerie vendue après environ trente ans d’existence, les époux Conoir persisteront à vouloir partager leur passion. Il faut que le Scribe, sans les livres, renaisse coûte que coûte de ses cendres. Aussi créent-ils, avec deux amis, Le Sphinx dans un village des environs ; contraint de quitter les lieux en question, ils font leur retour à Montauban, pour continuer cette aventure. Ils animeront cette galerie jusqu’en 2015.

    Vanderpyl, par F. Desnos

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonLe Haguenois ne vivra pas assez longtemps pour reprocher plus avant à Gérard son attrait pour des courants artistiques que lui-même, tout comme d’ailleurs Anacréon, combattait : « Le centre de ses passions [de Gérard] est toujours resté l’art contemporain, expose Jean Suzanne, et dans les deux galeries créées à Montauban ainsi qu’à Laville-Dieu-du-Temple, il a présenté et défendu avec exigence l’abstraction française, entre nuagistes comme Benrath, et l’abstraction lyrique comme Claude Georges, Claude Viseux, Serpan… Gérard et Luce Conoir, indissociables dans leurs choix, se passionnent pour ce créneau artistique peu développé en France et occulté par les courants artistiques d’outre-Atlantique. » Pour le couple, « l’évidence de la peinture pure indépendante de tout sujet » éclatera lors de la visite qu’ils firent d’une exposition Vermeer aux Pays-Bas, en 1966, à la Mauritshuis en compagnie de leurs enfants. Leur approche ne les empêchera pas d’exposer un coloriste exubérant et figuratif comme Guy Charon (1927-2021). Toutefois, « les souvenirs d’Anacréon et de Vanderpyl, ou de la Galerie Stiébel pour Luce », semblent toujours plus lointains à mesure que le couple, au fil des années soixante-dix, maintient le cap de l’abstraction, exposant par exemple Xavier Krebs (1923-2013) – homme aussi colérique que Vanderpyl – ou encore les blancs de Jean-Jacques Saignes (1932-2016).

    Luce & Gérard dans leur galerie (2011)

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonDécédé le 30 janvier 2023, Gérard Conoir aura, avec son épouse Luce, réalisé leur rêve né au contact du Granvillais et du Haguenois : avoir une librairie-galerie à eux. Entre 1965 et 2015, les deux éternels amoureux ont organisé plus de 300 expositions dont une consacrée à l’artiste local sans doute le plus célèbre, avec Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1867), à savoir Antoine Bourdelle (1861-1929). Bourdelle, Fritz l’a côtoyé à plusieurs reprises, avant la Grande Guerre, par exemple « autour du buffet » du Salon des Indépendants de 1913. De ce sculpteur, écrit-il en néerlandais dans son Journal au début de 1904, il a vu en décembre de l’année précédente, dans les locaux de la revue La Plume, une tête de Beethoven. Et il possédait de lui, depuis 1914, grâce à son ami Guy-Charles Cros, le buste de René, frère de ce dernier, réalisé en 1898 sur le lit de mort de ce fils du poète et inventeur Charles Cros (1842-1888). Sa correspondance recèle une lettre du 26 février 1931 de la veuve du sculpteur qui se dit « très touchée par le bel article que vous avez écrit sur l’exposition de mon mari »[31].

    Si Vanderpyl a bien mis l’étrier à son jeune ami, il n’aurait sans doute guère cautionné la plupart des manifestations montalbanaises en question, dont la première – heureusement, des œuvres contemporaines figuratives ! – eu lieu la même année que son décès. Il ne faut pas croire que Fritz rejetait en bloc l’art moderne ; tout simplement, le non-figuratif poussé trop loin ne pouvait le convaincre : il le rangeait le plus souvent dans le domaine relevant de la pure décoration. Ainsi de bien des œuvres d’un Henri Matisse[32] (1869-1954) ou d’un Dufy. Il n’a pas moins été un incitateur pour le couple Conoir-Durand en devenir, de même qu’il a joué un rôle de catalyseur pour bien des peintres en leur ouvrant la cimaise de galeries, en leur permettant d’exposer dans un des grands Salons parisiens ou en suivant d’un œil à la fois critique et bienveillant leur travail. L’un d’eux, Jean du Marboré (1896-1933), dans une lettre non datée – mais on pourrait en citer bien d’autres en puisant dans les innombrables courriers que Fritz a reçus –, lui écrit par exemple : « … Je vous aime tant et respecte tant, car vos actes sont toujours mus par un idéal, et dans les ‘‘milieux artistiques’’ c’est souvent le contraire. »

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    Gérard Conoir en 2022 (photo Camille Rouquet)

     

    De quelques mystifications

     

    En 1964, le couple Vanderpyl est trop âgé pour demeurer à Paris. Fritz n’a plus totalement conscience de ce qu’il fait. Ainsi se rend-il à la boulangerie du coin en payant sa baguette avec un louis d’or ! L’honnête boulangère prévient des neveux d’Hermine. Ceux-ci montent du Vaucluse en voiture pour rapatrier en urgence la nonagénaire et son mari octogénaire dans le petit village de Lagnes[33] où ils vont finir leurs jours, lui un an avant elle. Pour la famille, ce voyage du retour en 403 demeure un épisode épique. Tout au long du trajet, Fritz n’a cessé de déclamer l’un de ses poèmes, toujours le même :

     

    Dans l’ombre provinciale où dort Saint-Séverin

    une fille de Paris m’a pris pour un marin.

    Serait-ce dans mes yeux qu’elle aurait lu des lames ?

    Le soldat Vanderpyl se trouvait là, tout âme...

     

    De surcroît, quand la compagnie s’arrête pour déjeuner quelque part le long de la Nationale 7, le gastronome fait un scandale car, dans l’établissement où l’on s’est attablés, on ne sert pas d’entremets ! Une anecdote qui remet en mémoire une lettre de l’artiste Sonia Lewitska (1880-1937), écrite un demi-siècle plus tôt, pendant la Grande Guerre : « Cher Vanderpyl, je trouve dégoûtant de ta part de dire que tu ne veux pas dîner chez nous car ‘‘C’est mal servi’’. Comment, c’est mal servi ! Tu n’as donc pas vu les salières que j’ai achetées 4 sous (…) » Posant à contrecœur le pied dans le Vaucluse, le vieillard, resté en partie un homme du XIXe siècle bien qu’il se soit mêlé aux avant-gardes, demande un fiacre pour rentrer à Paris !

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonComme d’autres amis des Vanderpyl, Conoir n’apprend leur départ de la capitale qu’après coup. Un jour, un Fritz très affaibli lui téléphone pour lui annoncer qu’il ne vit plus rue Gay-Lussac. Ce sera le dernier signe de vie. La mémoire du poète et critique – qui avait grandement impressionné son interlocuteur – n’est plus que l’ombre de ce qu’elle avait été. Au début du XXe siècle, durant la bonne dizaine d’années qu’il avait passée à jouer au cicérone pour des voyageurs étrangers, aussi bien au Louvre que dans d’autres contrées françaises et européennes, il s’en était remis à elle pour guider ces derniers alors même qu’il ne maîtrisait pas forcément son sujet. Bien souvent, en effet, il se documentait au dernier moment et ressortait ces connaissances tout juste acquises de façon à en imposer à ses clients qu’il appelle d’ailleurs, dans ses écrits, « mes victimes ». Quelques passages cocasses du Guide égaré (1939), son roman autobiographique, rapportent de telles scènes. En la matière, Gérard n’est pas en reste. Il raconte que Fritz faisait merveille dans son rôle de guide et que « son sourire s’épanouissait lorsqu’il me racontait qu’il avait accompagné, dans leur tour des châteaux de la Loire, un grand-père milliardaire et ses deux petites-filles en voyage sur le continent. Installé dans la luxueuse chambre d’hôtel qui lui était allouée à l’étape, Vanderpyl travaillait une partie de la nuit à dévorer les guides touristiques. Au lendemain, il semblait avoir visité déjà cent fois le château dont il présentait l’architecture et l’histoire… » Relevons que Fritz n’était pas tendre avec les touristes américains qu’il considérait, pour la plupart, et non sans exagérer comme à son habitude, comme des êtres bien peu cultivés : « Ce qui me fait un immense plaisir, enfonce-t-il le clou dans son Journal le 7 septembre 1914, c’est que tous ceux des Yankees qui se sont baladés avec moi en Europe ont eu des expériences inattendues. Une fois, c’est des maladies étranges ; une autre fois, c’est leur fille qui s’amourache de moi à un tel point que je n’ai qu’à dire un mot pour la garder ; puis c’est une influence pathétique de ma part sur leur femme au point qu’ils ne savent plus où se tourner et qu’ils s’enfuient ; ou c’est la guerre, ou c’est la débâcle financière, ou c’est la destruction de San Francisco, ou c’est le naufrage du Transatlantique sur lesquels ils avaient pris les prochains passages… […] à chacun de ces fous curieux, il est toujours arrivé quelque chose sauf à ceux qui ont été exceptionnellement bons pour moi. »

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonIl est amusant de voir qu’à bien des années de distance, et malgré des conceptions esthétiques aux antipodes les unes des autres, Gérard et Fritz se sont finalement rejoints dans le même esprit d’honnêteté et de simplicité, sans oublier une identique fibre ludique qui ne revêtait pas moins un grand sérieux, pour ne pas dire une grande gravité. En 1931, dans Peintres de mon époque, Vanderpyl présente une suite d’essais sur quinze peintres majeurs : il les a tous vus, en chair et en os, émerger et s’affirmer, de Kisling à Rouault en passant par Dufy et Picasso. Mais il y en a un seizième, un illustre inconnu qui s’appelle tout bonnement Jean… Jean Durand[34], né en 1904. Son neveu par alliance – nous dit le critique d’art –, un garçon originaire de ce Comtat Venaissin où lui-même aime passer ses vacances auprès de la famille de son épouse. Ce Jean Durand, comprend-on bien vite, est un personnage fictif, lequel permet à Fritz d’exposer son point de vue sur le marché de l’art en critiquant l’augmentation sans frein du nombre de gens qui se disent et se veulent peintres dans le Paris des premières décennies du XXe siècle. Une forme de mystification, si l’on veut, ce chapitre[35].

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonOr, n’est-ce pas ce à quoi Gérard Conoir va se livrer pendant quelques décennies, avec grand sérieux pour ne pas dire avec une grande gravité – du moins dans le secret, secret bien gardé par ses proches – en exposant à plusieurs reprises sur ses cimaises des travaux de l’invisible Maxime Kiémalov – artiste russe né en 1905, détenu à une époque dans les geôles staliniennes – puis ceux d’Alberto Carli, admirateur vénitien du compositeur Arvo Pärt ? Autant d’œuvres qui sont en réalité les siennes, ainsi que va le révéler l’exposition posthume « Hommage à Gérard Conoir » organisée en novembre 2023 à la galerie Blandine-Roques, dans sa ville d’adoption où il a laissé une vive empreinte chez les amateurs de peinture. Le Scribe qui venait de la mer narre l’existence du premier de ces deux peintres qui n’ont jamais existé. Ainsi, dans ces pages, le dissident soviétique imaginaire confie-t-il à Gérard, pour son tout premier vernissage à Montauban, ses tableaux qui furent présentés au public en l’absence de l’artiste. « Nos visiteurs, habitués à rencontrer le peintre, le cherchaient dans l’assemblée. […]  La critique salua avec enthousiasme l’œuvre restée longtemps secrète et le succès des ventes conforta le solitaire resté dans ses bois. À plusieurs reprises, j’inclus tableaux ou collages dans des accrochages de groupe, mais Kiémalov ne se montra pas. Luce ne le vit jamais. » On ne peut s’empêcher de songer à Jusep Torres Campalans, cet artiste catalan contemporain de Vanderpyl, inventé de toutes pièces par l’écrivain d’expression espagnole Max Aub (1903-1972)[36].

    Une œuvre d’A. Carli

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonPrès de soixante ans après son dernier entretien avec le Hollando-provençal Vanderpyl, le Breton-occitan Conoir parlait toujours avec une grande affection de ce vieil ami plus qu’original, auprès duquel il avait fait ses premiers vrais pas dans le monde de l’art. À son tour, nous dit-il, il a éprouvé le plaisir de passer en quelque sorte le flambeau en faisant entrer le premier compagnon de sa fille Ann dans l’univers des plasticiens, ce garçon étant « le nouveau maillon de la chaîne qui me reliait à L’Originale et au cher vieux Fritz Vanderpyl ». Si ce dernier avait élevé certaines digues esthétiques au bord de la Seine, a-t-il pu, posthumément, en vouloir à Gérard d’avoir provoqué quelques crues, non du Tarn, mais de l’art abstrait à Montauban ? On ne veut pas le croire.

     

    Daniel CUNIN

     

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    Quelques œuvres de Gérard Conoir… ou de Kiémalov ?

     

    [1] L’idée de cet article est née à la suite de mes entretiens téléphoniques avec Gérard Conoir (26 mars et 1er avril 2022). Quelques autres données – par exemple la citation qui suit directement cette première note – proviennent de l’hommage que le sculpteur Jean Suzanne a rendu à son ami : « Montauban. Le galeriste Gérard Conoir s’en est allé », La Dépêche du midi, 3 mars 2023. Je me suis aussi reporté au texte écrit par Yvan et Ann Conoir (les deux enfants de Gérard et Luce) à l’occasion de l’exposition « Hommage à Gérard Conoir », organisée à la galerie Blandine-Roques de Montauban en novembre 2023. Enfin, je remercie Yvan Conoir de m’avoir fourni certaines précisions ainsi que maints documents. En particulier le récit que sa mère a écrit sur la vie de son père – le « je » du texte – à la fin du siècle dernier : Luce G. Conoir, Le Scribe qui venait de la mer, non publié. Les plus longues citations sont tirées de ces pages biographiques.

    [2] Né à La Haye, Vanderpyl a vécu dans cette ville jusqu’à son arrivée à Paris en septembre 1899. Il n’a jamais quitté la capitale française si ce n’est pour se rendre en vacances dans le Midi et effectuer nombre de voyages (la plupart des départements français dont l’Algérie, mais aussi Londres, la Belgique, les Pays-Bas, l’Allemagne, la Suisse…) et enfin pour passer les derniers mois de sa vie dans une petite commune du Vaucluse.

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmon[3] Gérard Conoir a sympathisé avec Carco. Vanderpyl connaissait assez bien cet auteur ainsi que ses écrits qui témoignent, selon lui, d’un certain talent. Mais il n’appréciait guère le bonhomme : dans son Journal (date non précisée), il le traite d’« horrible voyou ».

    [4] Pierre Mac Orlan faisait lui aussi partie des connaissances de Fritz. Les deux hommes passent par exemple du temps ensemble à Paris le 20 août 1920. Sans doute se sont-ils aussi vus trente ans plus tard, le vendredi 17 février 1950, à l’occasion d’un hommage rendu à Maurice de Vlaminck lors de l’une des soirées poétiques du Roméo et Juliette, 9 rue Quentin-Bauchart, au cours de laquelle l’auteur du Quai des Brumes devait prendre la parole ainsi que Carco, Dorgelès, Salmon, Maurice Delamain, Genevoix, Queneau, Marcel Sauvage et Lucienne Delforge. Fritz était convié à cet évènement.

    [5] Uniquement deux allusions à Marcel Aymé dans le Journal de Vanderpyl, ceci en octobre 1949 : Fritz lit le livre dont tout le monde parle, à savoir Le Confort intellectuel. Cet essai lui rappelle Le Neveu de Rameau (« une imitation » ?), mais en plus littéraire.

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmon[6] Vanderpyl et Reverdy figurent au sommaire du numéro de janvier 1917 de la revue Sic et, à côté d’Apollinaire, d’André Breton, de Philippe Soupault ou encore de Max Jacob, de celui des numéros 6-7 (août-septembre 1917) de la revue Nord-Sud. À ce poète, qu’il cite dans ses mémoires, Fritz emprunte l’épigraphe du premier chapitre de ceux-ci : « Qui ne rayonne pas, qui ne se projette pas dans les autres n’est pas. » Les deux hommes ont eu l’occasion de se croiser, par exemple le dimanche 26 novembre 1916 ; Fritz avait reçu une invitation pour assister à une performance d’avant-garde « Lyre et Palette » de la salle Huyghens à laquelle participaient Apollinaire, Cendrars, Cocteau, Max Jacob, André Salmon et donc Reverdy.

    [7] « Fameux article de L.-P. Fargue (dans Paris) sur la liberté de s’exprimer. J’ai horreur de ce bonhomme cabotin et vaniteux. Mais quel papier ! » (F. Vanderpyl, Journal, 19 février 1946). Il ne lui emprunte pas moins une citation en guise d’épigraphe au chapitre X de ses mémoires : « Nous entrons dans une ère d’arrivisme forcené, dans un caviar pressé d’individualismes qui se prennent pour des forces collectives, dans un tunnel où le cerveau, devenu fou, se croit Dieu ! »

    Utrillo, par S. Valadon (1921)

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmon[8] Vanderpyl a côtoyé à bien des reprises les peintres Utrillo (il passe par exemple l’après-midi du 11 mars 1951 cher lui) et Derain (dès l’époque du bistrot du père Azon et probablement cinquante ans plus tard à la librairie L’Originale). Il goûtait le travail des deux et admirait même celui du second. Il a consacré à chacun un chapitre de son ouvrage Peintres de mon époque (1931). À propos du premier, il écrit dans son Journal le 18 décembre 1949 : « Un nommé Bauër qui signe Guermantes a été en visite chez Utrillo : le pauvre ne savait pas se reculotter en sortant des cabinets au cours d’un déjeuner auquel j’assistais en 1943 ! Il est emmerdé par les journalistes, emmerdé par l’horrible mercante Pétridès, emmerdé par sa ridicule épouse née Pauwels, par ses domestiques et infirmières… Quel sort, celui de ce pauvre imagier qui n’est point aussi grand peintre qu’on le croit, mais habile plus qu’on le sache, un brave petit voyou parisien béatifiable. » Vanderpyl pose pour le second en avril 1914 : « Derain (André) depuis quelque temps a entrepris mon portrait. Tous ces peintres veulent me peindre, me sculpter, etc. Les résultats sont toujours mauvais. Ma gueule, dit Hermine, est trop grande pour eux. Depuis huit jours, Derain ne me fait plus poser. Cela a commencé par un lapin… puis il ne fait plus rien entendre, ni de lui, ni de sa peinture. Bizarre. » (25 avril 1914). Il semble que ce portrait ait été terminé en mai. D’ailleurs, Vanderpyl évoque ces séances de pose dans le poème « En posant… », qu’il dédie initialement au peintre : Je pose pour le visage heureux : / le peintre a les yeux sur la toile, / je le vois mélanger du bleu et du blanc : me met-il de célestes voiles ?

    Lettre de Colette à Vanderpyl

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmon[9] Une lettre de Colette, non datée (vers 1920-1921) et adressée à Madame/Monsieur Vanderpyl, figure dans les « archives Vanderpyl » : le refus d’un des contes de ce dernier pour la rubrique les « Mille et un Matins » du quotidien Le Matin. Dans ces mêmes archives, on trouve une signature autographe de Colette qui figure sur sa préface à « Peintures-Sculptures et Dessins de Bêtes », exposition organisée en février 1927 à la galerie Briant-Robert, 7 rue d’Argenteuil, Paris. Fin 1924, Vanderpyl a fait parvenir à Colette – qu’il n’a fait que croiser en quelques occasions et de laquelle il n’a jamais été proche – le texte de l’un de ses romans en espérant qu’elle puisse lui trouver un éditeur. Sans succès. Habitué à émettre des avis tranchés sur tout le monde, le Parisien d’adoption écrit dans son Journal (le 28 novembre 1956), non sans faire allusion à son excommunication des milieux littéraires : « On ne parle encore que de Colette, sans jamais citer Willy, son instituteur : sans lui, elle n’aurait peut-être jamais écrit que des fadaises, ces fadaises qui se trouvent au fond de tous ses bouquins sauf les tout premiers qu’elle composait sous la haute direction de son mari, son premier mari, bien entendu : c’était une grue intéressée, une gousse, intéressée aussi ; une cabotine non moins intéressée : seul Salmon dans le deuxième volume de ses Mémoires (où il a supprimé mon nom, même là où il s’imposait formellement), seul Salmon en passant promet des révélations à ce sujet dans un prochain tome de souvenirs. Je ne lui en veux pas de m’avoir vidé : il n’y est pour rien et doit obéir aux sommations d’Israël à travers Paulhan et autres honnêtes gens. » Dans ses Souvenirs sans fin (1903-1940), Salmon a intitulé un chapitre « Ici, Colette ».

    [10] Paul Valéry, du moins son Monsieur Teste, n’avait pas non plus l’heur de plaire à Vanderpyl : « Quel abus de mots, de mots, de mots arrangés inusuellement pour dire des vérités premières : Faust, les Évangiles et saint Augustin sont déjà pleins de ces idées sur l’impondérable. Et quelle prétention ! Faut-il que le public distingué soit Kon (sic) pour faire un succès à pareil bavardage de bachelier. » (Journal, 16 novembre 1951) Mais le 15 décembre de la même année, il ne manque pas de relever la citation suivante de feu l’académicien : « Je n’aime pas les Juifs, car ils n’ont pas d’art. Ils ont tout pillé en fait d’architecture, etc… aux races voisines. » Anacréon possédait un exemplaire de Monsieur Teste illustré par l’auteur.

    Un des Nus de la collection Vanderpyl, signé André Favory

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmon[11] Dans son Journal, Vanderpyl laisse entendre qu’il avait déjà, dans ses jeunes années en Hollande, un cabinet plein de bibelots. Dès qu’il a un toit à Paris, il se met à accumuler reproductions, dessins, gravures et autres objets, dont il dresse à l’occasion des listes… Ainsi, le 28 octobre 1956, il énumère une part des œuvres d’art qui peuplent son intérieur avant de conclure : « Même dans mon cabinet de toilettes, il y a des fleurs, des sculptures, des bibelots, des Nus sur un fond bleu clair. Je n’ai plus ni Derain, ni Raoul Dufy, ni paysages de Vlaminck, ni Friesz, etc… tout cela vendu pour manger pendant l’Occupation ! »

    [12] Voir Daniel Cunin, « Apollinaire, Durand et Dupont », http://flandres-hollande.hautetfort.com/archive/2021/06/04/apollinaire-dupont-durand-6320082.html. Les liens entre les deux hommes méritent un véritable exposé. Dans un passage non daté de son Journal (sans doute vers la fin des années quarante), Vanderpyl mentionne cette aquarelle de 1916 comme étant une « nature morte ». La dédicace de l’auteur d’Alcools pour son ami commence par : « Le pot de fleurs de la rue de la Montagne Sainte-Geneviève et tout ce qui s’ensuit… »

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonIl s’agit probablement d’une allusion à un épisode de la vie amoureuse de Fritz et au pot de réséda qu’il souhaitait offrir à l’une de ses compagnes – un souhait exprimé dans l’un de ses poèmes, justement intitulé « Avril sur la Montagne Sainte-Geneviève » (publié dans Vers et Prose, juin-juillet-août 1908, p. 115, repris dans plusieurs recueils). Le réséda resurgit dans une carte postale que lui adresse son ami le poète Guy-Charles Cros le 17 février 1913. Vanderpyl tenait à avoir en permanence des fleurs autour de lui. Ce n’est pas un hasard si, début 1962, depuis sa résidence de Sanary, André Salmon écrit aux Vanderpyl qui fêtent leurs noces d’or, ces mots qui renvoient aux trois adresses principales où a vécu le poète à Paris : « Je suspens, tel qu’en songe, une branche fleurie de mon amandier au balcon de la rue Gay-Lussac en me souvenant des bouquet printaniers de la rue des Écoles et de la rue Princesse. »

    Manolo, par Picasso (1904)

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmon[13] Vanderpyl a souvent vu Manolo – « qui, dans mon premier roman : Marsden Stanton à Paris, porte le nom de Majados » (Cf. Mémorial sans dates, les mémoires de Vanderpyl) – avant la Grande Guerre, en particulier à la Closerie des Lilas. Le roman Marsden Stanton à Paris a paru en feuilletons, fin 1916, dans le Mercure de France, avant d’être tiré à seulement quelques exemplaires par Grasset, en 1923, sous le titre L’Américain. De Manolo, le critique a également possédé une aquarelle : Rue à Montmartre (1913). Écoutons G. Conoir rapporter une anecdote à propos des deux compères : « Secoué d'un énorme rire, Vanderpyl évoqua un banquet auquel le sculpteur Manolo avait convié ses amis poètes, peintres et sculpteurs accourus de Montparnasse et descendus de Montmartre. La chère était maigre alors. La journée se déroulait souvent avec un pain et une once de saucisson. Survenait un acheteur pour l’un d’entre eux, lequel invitait ses amis, ce que fit Manolo. Le dîner fut somptueux. Au dessert, il avoua qu’il n’avait pas un sou vaillant. Consternation… puis rires. Il promit que, dans l’heure, il pourrait régler l’addition et s’éclipsa. Brandissant à bout de bras les billets indispensables, il revint très vite et s’expliqua. Dans un salon voisin, une assemblée bourgeoise festoyait à l’occasion d’un mariage. Manolo leur avait proposé une tombola : un dessin tracé séance tenante devant son public en serait le gros lot. Il emplit un chapeau de morceaux de papiers numérotés qu’il distribua moyennant finance, agrémentant la quête de facéties et de boniments. Le dessin fut attribué au gagnant. L’argent récolté, Manolo disparut sous les applaudissements. »

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmon[14] Abréviation et surnom de Vanderpyl. Avec l’auteur André Salmon ou encore les poètes Paul Fort et Guy-Charles Cros, Vlaminck sera, durant plus d’un demi-siècle, l’un des grands copains de Vanderpyl. Ce dernier a consacré de nombreux articles à cet artiste ainsi que le premier chapitre de Peintres de mon époque. Dans quelques ouvrages de teneur autobiographique de Vlaminck, par exemple Tournant dangereux (1929) et Portrait avant décès (1943), Vanderpyl apparaît, mais plutôt furtivement. Le propriétaire de la mythique Tourillière a illustré de magnifiques bois gravés (ci-contre) le recueil de Fritz intitulé Voyages (1920) et d’un autre bois sa petite anthologie Poèmes 1899-1950 (1950).

    [15] Les « archives Vanderpyl » en possession de ses ayants droit contiennent nombre de lettres pleines d’affection de Berthe aux Vanderpyl. Celle-ci prenait bien plus souvent la plume que son mari, parfois sous sa dictée.

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmon[16] À partir de leur rencontre à Graveson, localité proche du département du Vaucluse, au cours de l’été 1926 (voir « Auguste Chabaud », L’Europe nouvelle, 8 janvier 1927, p. 56-57), les deux hommes vont devenir de francs camarades, s’écrire de temps à autre et se retrouver dès que le critique reviendra en vacances dans le Midi où vit une partie de la famille de son épouse Hermine. À lui aussi, il consacre un chapitre dans Peintres de mon époque. Quant à Chabaud, qui a beaucoup écrit – non sans talent – en plus de peindre et de sculpter, il a dédié des poèmes à Fritz, écrit des vers sur lui et l’a portraituré à plusieurs reprises. L’un de ces portraits, une huile sur carton, est en possession des héritiers du peintre Pierre Jouffroy. Un autre, des héritiers de Jean-Marie Fage. Pour ce qui est des vers, en voici quelques-uns, certes des vers, pourrait-on dire, de mirliton : « Critique d’art et gastronome / Et amateur du sex-appil / Est-il besoin qu’on vous le nomme / C’est le poëte Vanderpyl. // Je sais bien, on écrit appeal / C’est vrai, mais l’on prononce appil. / Ça tombe à pic, ce n’est pas mal / Car ça rime avec Vanderpyl. » Il convient de les resituer dans les années trente, époque où Vanderpyl (on prononce en effet le « y » à la française et non à la néerlandaise) a publié de brèves nouvelles dans des revues érotiques rehaussées de photos de pin-up. Pour les tableaux de Chabaud conservés au musée Anacréon, voir : https://collections.musees-normandie.fr/search/b6c38f8b-fa06-4d7d-8b21-784cb1b140f1.

    Numéro de Sélection contenant un essai de Vanderpyl sur Dufy

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmon[17] Vanderpyl et Dufy – dont le Hollandais a possédé à une époque au moins quatre œuvres, l’artiste ayant d’ailleurs, à son tour, fait son portrait – se sont souvent côtoyés dans les années vingt du siècle passé, de temps à autre en compagnie d’un autre peintre de qualité, André Favory, lui aussi, comme son confrère, gratifié d’un chapitre dans Peintres de mon époque. Voir par exemple la lettre de Dufy du 7 décembre 1924 à Vanderpyl conservée au musée Anacréon, institution qui possède d’ailleurs un Nu étendu signé Favory. D’après le Journal du Haguenois, le 11 août 1920, Dufy rend visite à Fritz avec Vlaminck ; Raoul lui « apporte un bois – épreuve – d’un livre de Duhamel qu’il illustre ». Le lendemain, le nouveau critique d’art du Petit Parisien passe « l’après-midi chez Raoul Dufy : me donne une toile avec une vague mécanique ! et une belle lithographie ». Un jour, Fritz se rend à l’atelier du peintre avec son ami T.S. Eliot, lequel achète à ce dernier un dessin (lettre en anglais de Vanderpyl à Ezra Pound, 15 décembre 1951 : « Since years and years what I know about Eliot comes to me by the press. Since I went with him in the studio of Raoul Dufy where he bought a charming drauwing, I never saw him anymore. »).

    [18] Autre ami fidèle de Fritz auquel ce dernier réserve également un chapitre dans Peintres de mon époque. Le peintre a illustré le recueil de Fritz intitulé Mon chant de guerre (1917).

    F. Desnos & F. Vanderpyl chez P. Léautaud buvant du champagne (tableau de Desnos)

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmon[19] Pour ce qui est de Paul Léautaud, nous espérons présenter dans le futur une contribution sur ses liens avec Fritz Vanderpyl. Les deux hommes se sont certainement croisés la toute première fois dans les locaux du Mercure de France, avant 1914 ; la première collaboration de Fritz à la revue éponyme date de 1911. Il apparaît pour la première fois dans le célèbre Journal Littéraire à la date du dimanche 17 septembre 1916 : « Dîner et café avec Billy, Mme Faure-Favier, Morisse, Vanderpyl et Dehorne. » Le peintre Ferdinand Desnos, dont il est question un peu plus loin, a laissé des portraits des deux hommes. Il a d’ailleurs immortalisé l’une de leurs rencontres chez Léautaud. Vanderpyl avait rencontré ce peintre encore inconnu dans les bureaux du quotidien auquel il était rattaché : « J’ai connu Desnos entre 1920 et 30. Il fonctionnait à ce moment comme électricien au Petit Parisien, le journal au plus fort tirage d’Europe. Un beau jour, je trouvai dans mon casier de collaborateur du dit quotidien un mot d’un des chefs d’administration chez lequel je me rendis pour savoir de quoi il s’agissait. En entrant dans son bureau, je vis, appuyées sur le parquet et contre les bouts de mur, des toiles non encadrées représentant des paysages. Elles étaient le travail d’un Tourangeau relativement jeune, marié et ayant plusieurs filles. Je m’occupai à le faire admettre au Salon des Indépendants. » (feuille volante non datée dans les « archives Vanderpyl »). À Ivry-sur-Seine, la tombe de Desnos porte, semble-t-il, une épitaphe composée de vers de Vanderpyl.

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmon[20] Relevons au passage que le musée abrite un portrait de l’écrivain André Salmon (ci-contre) réalisé en 1942 par Marie Laurencin, ainsi que d’autres œuvres et documents de cette dernière. Vanderpyl connaissait Marie Laurencin depuis au moins 1909 (le 8 septembre 1909, écrit-il dans son Journal, il dîne chez Apollinaire en présence de la peintre, de Salmon et de quelques autres convives). Même s’il a possédé l’une de ses œuvres, il n’appréciait guère son art qui se résumait, selon lui, à des « chichis ». Il la considérait même comme « la mère Humbert de la peinture », en référence à l’escroc française Thérèse Humbert. Il s’offusque des prix « rembrandtesques » qu’atteignent ses toiles, elle qui l’emmerde et l’énerve de la même façon que Proust peut le faire quand il s’efforce de lire le romancier. Il considérait que la peintre avait été créée plus ou moins de toutes pièces par Apollinaire. Le musée Anacréon détient une carte postale d’Apollinaire à Salmon en date du 21 décembre 1903, l’exemplaire d’Alcools dédicacé à ce dernier, plusieurs lettres et livres du même.

    [21] Louis Vauxcelles, « Souvenirs d’un vieux critique. Joachim Gasquet et le dîner des Tourelles », Beaux-Arts, 28 avril 1939, p. 5.

    [22] Une dizaine d’années plus tôt, Vanderpyl avait un autre « protégé », que lui et Hermine ont d’ailleurs hébergé, en la personne de Georges Vergnes (1922-2000), lequel fera carrière comme écrivain en montrant entre autres un réel attrait, ô hasard ! et pour Apollinaire et pour la gastronomie.

    Rose Elsie

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmon[23] C’est ce qu’il confie à son Journal le 15 septembre 1915. Vanderpyl s’est souvent rendu à l’opéra, en particulier pour accompagner des touristes étrangers qu’il guidait ou encore pour aller écouter sa belle-sœur, la soprano Rose Elsie. Mais au bout d’un certain temps, le milieu lui a inspiré du dégoût.

    [24] Ce que confirme la mention « le petit Gérard Conoir qui débute », autrement dit qui débute dans le monde des arts (Journal de Vanderpyl, 11 novembre 1956).

    [25] Le galeriste Gérard Conoir devait l’imiter, non en vue d’écrire des comptes rendus, mais d’organiser des expositions. À travers la plume de son épouse, il évoque ce plaisir : « Joie qui ne se démentit jamais : la visite d’un atelier en vue, peut-être, d’une exposition. Scénario qui se renouvelle toujours. Entrée dans l'antre du peintre. Odeur forte de peinture, fouillis ou rigueur du rangement – allant parfois jusqu’à l’alignement des pinceaux par taille –, les toiles, nez au mur, sont à découvrir. Émerveillement des accords de couleurs, d’un rythme ou d’un graphisme. Entrebâillement sur un monde inimaginé et soudaine adhésion qui saisit le ‘‘voyeur’’ d’une violente émotion. Ni Luce ni moi ne bougeons. Puis l’un s’avance pour ‘‘flairer’’ de plus près, l’autre s’approche aussi. Quelques mots presque inaudibles sont échangés. Un signe de tête. Nous savons que nous aimons. Commence alors la discussion, les projets d’expos, le choix des œuvres. »

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmon[26] Vanderpyl ne devint à proprement parler journaliste qu’en 1920. Cependant, avant même sa rencontre avec Hermine au printemps 1911, il faisait imprimer des cartes de visite en se déclarant « Publiciste », résidant 43, rue des Écoles.

    [27] Dans le Journal de Vanderpyl, on trouve, au printemps 1960, sans mention de date, la facture d’un repas pour 4 à une table de ce restaurant. Les jeunes mariés ont apprécié la cuisine locale : « les truites aux amandes et l’agneau piqué d’ail ».

    [28] On verra par exemple son article « L’art dégénéré selon les Allemands d’aujourd’hui », Le Petit Parisien, 8 mai 1939, p. 8. Marc Chagall n’en a pas moins droit, lui aussi, à un chapitre, certes pas forcément très élogieux, du volume Peintres de mon époque. L’antisémitisme de Vanderpyl devra faire l’objet d’une étude approfondie. En attendant, on pourra se reporter à : Daniel Cunin, « Fritz Vanderpyl, un infréquentable bon vivant parmi la bohème artistique parisienne », https://www.les-plats-pays.com/article/fritz-vanderpyl-un-infrequentable-bon-vivant-parmi-la-boheme-artistique-parisienne et, du même, à « Een ongenietbare levensgenieter », De parelduiker, mai 2024. Ainsi, par exemple, qu’à l’ouvrage d’Alessandro Gallicchio, Nationalismes, antisémitismes et les débats autour de l’art juif. De quelques critiques d’art au temps de l’École de Paris (1925-1933), traduction de Katia Bienvenu, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme/Centre allemand d’histoire de l’art/Deutsches Forum für Kunstgeschichte (DFK Paris), 2023 (en ligne : https://books.openedition.org/editionsmsh/55423?lang=fr).

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmon[29] Voir sur cet artiste de l’Isle-sur-la-Sorgue, ami de René Char : Jean-Marie Fage. Tracer la lumière, Lyon/L’Isle-sur-la-Sorgue, Fage/Campredon, 2020. Alors sans le sou, Fage s’invitait assez souvent à déjeuner chez les Vanderpyl. Il a mis de tels passages à profit pour peindre l’intérieur du 13, rue Gay-Lussac. Fage a réalisé quatre portraits à l’huile (sur isorel, sur carton ou sur toile : 1951, 1957, 1960 et 1966) du poète Fritz Vanderpyl et sans doute aussi des dessins représentant ce dernier (informations transmises par Luc-Henri Fage). Notons encore que, le 2 avril 1955, Vanderpyl a été le témoin de mariage de Fage, lequel conservait dans son atelier vauclusien un portrait de Fritz, réalisé par Auguste Chabaud, sans doute le cadeau de mariage offert par le critique.

    [30] Paul Fort et Vanderpyl, c’est une amitié, avec ses hauts et ses bas, d’environ cinquante-cinq ans.

    [31] Il s’agit de l’article « La rétrospective de l’œuvre d’Antoine Bourdelle au musée de l’Orangerie », Le Petit Parisien, 13 février 1931, p. 6.

    [32] Lequel fait lui aussi l’objet d’un chapitre de Peintres de mon époque. Relevons que plusieurs chapitres de ce livre ont été réédités en 1949 en Argentine sans l’accord, semble-t-il, de leur auteur.

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmon[33] Il est peu probable que Vanderpyl y ait rencontré le peintre Nicolas de Staël qui a séjourné quelques semaines dans ce village en juin-juillet 1953 (Cf. Laurent Greilsamer, Le Prince foudroyé. La vie de Nicolas de Staël, Paris, Fayard, 1998, réédition Le Livre de Poche, n° 31449, novembre 2019, p. 315-317). Si Hermine a gagné le Midi le 21 juillet de cette année-là, Fritz ne l’a fait, semble-t-il, qu’en septembre. Aurait-il apprécié la peinture du natif de Saint-Pétersbourg ? Probablement quelques-unes de ses toiles les plus récentes, lesquelles se faisaient un peu plus figuratives que les précédentes.

    [34] À propos de ce patronyme, voir notre article mentionné à la note 12 : « Apollinaire, Durand et Dupont ». Il est certain que Vanderpyl a rappelé son échange épistolaire avec Apollinaire lorsque Gérard Conoir lui a présenté sa future épouse, Luce Durand.

    [35] Quelques commentateurs sont d’ailleurs tombés dans le panneau ou, du moins, dans leur hâte de pondre leur papier, ils n’ont pas relevé la supercherie. Voir par exemple : Georges Charensol, « Les livres d’art », Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques, 9 mai 1931, p. 8 ; Louis Léon-Martin, « L’art en France… et à l’étranger. Coups de Bichon. Peintre de mon époque, par Vanderpyl », Paris-Soir, 9 octobre 1931, p. 2 ; Claude Blanchard, « Un livre de critique. Peintres de mon époque par Vanderpyl », Le Petit Parisien, 12 mars 1931, p. 6. René Chavance a été plus inspiré : « Aux quinze peintres susnommés, M. Vanderpyl en ajoute un seizième : Jean Durand. Ne cherchez pas. Vous ignorez Jean Durand et, pourtant, vous le connaissez tous. Jean Durand est Monsieur-tout-le-monde, qui se mêle ou se mêlera demain de prendre un pinceau et d’exposer dans un Salon. Car, pour finir, ce livre prophétise l’immanquable et totale diffusion de la peinture. » (« Les Lettres et les Arts. Peintre de mon temps », La Liberté, 12 août 1931, p. 2).

    [36] Max Aub, Jusep Torres Campalans, traduction de l’espagnol par Alice et Pierre Gascar, révisée par Lise Belperron, Gallimard, Paris, 2021.

     

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    Les Lotus, maison des Conoir à Saint-Jean-le-Thomas

     

     

  • Longue vie à Je vais vivre

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    Texte prononcé à loccasion de la remise du Prix littéraire des lycéens de l’Euregio le 24 mai 2023 à Heerlen

     

    Longue vie à Je vais vivre

     

    Lale Gûl, roman, pays-bas, prix littéraire, heerlen

     

     

    D’une certaine façon, traduire Ik ga leven de Lale Gül a constitué pour moi une expérience un peu inédite. Non tant en raison du passage du néerlandais au français – même si le grand écart, dans l’original, entre les différents registres de langue a certes représenté un véritable défi –, que des circonstances qui ont précédé ce travail. J’ai pris connaissance du roman peu après sa parution, y ai consacré une recension et, dès mars 2021, écrit en collaboration avec un ami journaliste un long article sur la polémique que le livre suscitait aux Pays-Bas. Ceci parce que les rares médias francophones qui évoquaient la question s’en tenaient à des données très approximatives, voire erronées – ce qui est malheureusement souvent le cas, je dois dire, lorsqu’une actualité porte sur la Hollande.

    Traducteur de Marieke Lucas Rijneveld, j’avais pris quelques semaines plus tôt la parole – par écrit et à la radio – au sujet d’une autre polémique qui secouait le landerneau littéraire batave et celui des traducteurs européens : l’« interdiction » faite à la jeune poète et romancière blanche de traduire le poème d’une Noire américaine.

    On dit souvent que le traducteur d’un livre donné en est le meilleur lecteur. On pourrait ajouter que le traducteur, dans son aire linguistique, est souvent la personne la mieux informée au sujet de ce qui se dit et s’écrit à propos d’un écrivain étranger qu’il traduit ou qu’il suit de près. Vous l’aurez compris, la maîtrise de pareils sujets me pousse à l’occasion à m’exprimer sur un auteur donné. C’est d’ailleurs ma prise de parole au sujet de Lale Gül qui a incité les éditions Fayard, maison au sein de laquelle je ne connaissais personne, à me demander de traduire Ik ga leven. Auparavant, des journalistes m’avaient contacté pour obtenir d’autres précisions sur le roman et son autrice ; peu après, Lale Gül figurait en couverture de l’hebdomadaire Le Point.

    Ce bref propos pour illustrer le fait que le rôle du traducteur ne se limite pas toujours à un simple travail d’écriture et de réécriture. Il arrive qu’on défende un écrivain auprès d’un éditeur ; il arrive aussi qu’on éprouve le besoin de prendre la défense d’un écrivain devant l’opinion publique.

    Avant même d’avoir échangé le moindre mot avec Lale Gül, j’avais donc déjà rompu une lance pour elle. Vous, lycéens de ces contrées frontalières, en lui décernant ce prix de l’Euregio, vous venez de rompre une lance pour son roman, ceci avant même que la traduction française ne soit parue ! Lale serait-elle pressée de vivre en français ?

     

     

    Daniel Cunin

     

     

  • Westerbork à travers le regard de Philip Mechanicus

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    Conférence donnée lors du colloque des Amis d’Etty Hillesum, Paris, 26 novembre 2023

     

     

    Westerbork à travers le regard de Philip Mechanicus

     

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    Philip Mechanicus, Cadavres en sursis. Journal du camp de Westerbork

     

     

    Le camp de Westerbork : bref historique

     

    Westerbork est le nom d’une petite localité de la province de la Drenthe, dans le nord-est des Pays-Bas, à une bonne vingtaine de kilomètre de l’Allemagne. Wester renvoie à « ouest », le point cardinal, tandis que bork est un terme régional peu usité qui désigne la partie rugueuse et croûteuse de l’écorce d’un arbre, plus particulièrement l’écorce du chêne, broyée ou non, que les tanneurs utilisaient pour faire du feu. Est-ce bien là l’étymologie de Westerbork ? Si l’apparition de ce village remonte au Moyen Âge, son nom revêt depuis les années quarante du siècle passé une charge particulière. À environ douze kilomètres de ce lieu se trouvait en effet un camp de réfugiés éponyme, devenu camp de transit policier, par lequel sont passés des dizaines de milliers de personnes, dans leur très grande majorité des Juifs, avant d’être déportées dans les camps de la mort.

    Ph. Mechanicus

    mechanicus,etty hillesum,westerbork,guerre 39-45,pays-bas,diaristeSi nombre de Juifs fuyant l’Allemagne et l’Autriche nazies ont été accueillis, au fil des années, à Amsterdam et ailleurs à l’initiative d’associations et de particuliers, devant l’afflux de ceux entrés en Hollande légalement ou non en 1939, les autorités néerlandaises décident de construire un camp sur des terres sablonneuses incultes, au milieu de landes peu hospitalières où ne poussent guère que de la bruyère et, aux beaux jours, des lupins. On promet à ces réfugiés des baraques en bois équipées du chauffage central et de sanitaires de qualité. On leur fait miroiter la possibilité de cultiver des terres, de développer certains artisanats, de construire une synagogue, une école, etc. En août 1939, les travaux commencent, financés par… la communauté juive ; en octobre, les premières personnes s’installent dans le camp.

    Quand l’Allemagne envahit les Pays-Bas le 10 mai 1940 et que la capitulation est effective à l’aube du 15, le camp de Westerbork, encore loin de répondre à toutes les promesses d’aménagement gouvernementales, compte environ 750 résidents. Au fil des mois, on va y regrouper la plupart des réfugiés du pays. Le ministère de la Justice prend le contrôle des lieux. Cela se traduit par de premières restrictions quant à la liberté d’aller et venir, par deux appels quotidiens, par le début de la censure sur le courrier, etc. En charge de la discipline et de l’administration de Westerbork, l’officier Schol, un homme qui n’éprouve aucune sympathie pour les nazis, pense qu’une organisation militaire des lieux est le meilleur moyen de tenir l’occupant à l’écart – un espoir qui, on le sait, se révèlera vain. Parallèlement, il améliore l’enseignement ainsi que les conditions de travail. Si Schol reste en poste jusqu’à début 1943, Westerbork est en réalité devenu à compter de juillet 1942 un camp de transit policier (Polizeiliches Judendurchgangslager), ceci pour répondre aux exigences de la politique de déportation et d’extermination nazie. Ainsi que le rappelle sa biographe – Judith Koelemeijer, Etty Hillesum. Het verhaal van haar lerven, Amsterdam, Balans, 2022, à paraître en traduction française en 2024 –, avant le printemps 1942, Etty Hillesum semblait avoir d’autres préoccupations que ce camp perdu dans la Drenthe.

    mechanicus,etty hillesum,westerbork,guerre 39-45,pays-bas,diaristeÀ partir d’octobre 1942, c’est le SS-Obersturmführer Albert Konrad Gemmeker qui dicte sa loi à Westerbork. Barbelés et tours de guet délimitent dès lors les lieux. Le maintien de l’ordre est confié à des membres de la « maréchaussée » (gendarmerie) néerlandaise et surtout au Service d’ordre juif (Joodse Ordedienst), autrement dit à des Juifs qui pour beaucoup comptaient parmi les plus anciens résidents. Faisant patte de velours, Gemmeker actionne la machine pénitentiaire en divisant pour mieux régner. Écoutons Philip Mechanicus : « Les serviteurs du Führer jouent avec les Juifs comme le chat avec la souris : ils les chassent d’un côté puis de l’autre et s’amusent à les voir le trouillomètre à zéro, à les voir s’épuiser peu à peu. » Le commandant délègue à des Juifs allemands et autrichiens qui occupent des postes privilégiés le soin de gérer l’afflux des nouveaux arrivants, pour l’essentiel des Juifs hollandais raflés qui ne tarderont pas à être désignés pour monter dans les trains à destination d’Auschwitz ou encore de Sobibor.

    Ce contraste entre ce qu’on a appelé « l’aristocratie du camp » et « le bétail » destiné au transport – « de la pure et simple matière à convoyer », dixit Mechanicus – se double d’une forme de trompe-l’œil. Pour les nazis, il s’agit de donner l’impression que le camp revêt les caractéristiques d’une ville ordinaire, tout ceci alors même que les conditions d’existence ne vont cesser de se dégrader en raison de problèmes d’hygiène et d’approvisionnements, ainsi que de la surpopulation des baraquements. Si pour Mechanicus « l’atmosphère de Westerbork est celle d’un studio de cinéma : une ville artificielle, un ersatz de ville », le commandant Gemmeker tient à faire passer le camp pour une ville « normale » ; à cette fin, en mars 1944, il demande au cameraman juif Rudolf Breslauer d’en filmer le quotidien. Les images en question, si elles restituent une réalité tronquée et idéalisée, ne constituent pas moins un document unique sur cette antichambre de l’enfer, très peu de temps après que Philip Mechanicus avait été déporté à Bergen-Belsen. Le film d’une heure quarante-cinq minutes qui en a été tiré montre des situations et des personnages dont il est question dans le témoignage écrit que ce même Mechanicus a laissé.

    Rudolf Breslauer

    mechanicus,etty hillesum,westerbork,guerre 39-45,pays-bas,diaristeDans ce que d’aucuns ont baptisé la « capitale juive des Pays-Bas », scindée par le Boulevard des Misères et où arrivait une voie ferrée, on trouvait des entreprises (Phillips, une fabrique de chaussures, une usine de métallurgie…), un grand magasin, un crématorium, un atelier de photographie qui produisait à l’occasion des clichés d’Hitler, un atelier de sculpture, un atelier de menuiserie, un atelier de serrurerie, un atelier de couture, un atelier de confection, une forge, un café avec un petit ensemble de jazz, des crèches, des écoles, une aire de jeu pour les enfants (« L’aire de jeu est prête : quatre tape-culs, deux barres fixes, un bac à sable. J’ai l’impression de loger dans un petit meublé primitif, quelque part loin de la ville, un lieu où l’on aurait eu l’idée de faire un effort pour les enfants. À longueur de journée, la maréchaussée observe depuis les tours de guet des enfants en train de jouer dans leur bac à sable. Il ne fait point de doute que l’un de ces gendarmes écrira dans un avenir plus ou moins proche un livre intitulé : Moi et les petits Juifs dans leur bac à sable. »), des cantines, une prison, une chambre nuptiale pour les jeunes mariés, un bureau de change ; on s’y livrait à des activités sportives (Toujours Mechanicus : « Cet après-midi, ai suivi les compétitions qui se sont déroulées sur la place d’appel. Course, relais, tir à la corde pour les seniors et les juniors. Haie fournie de spectateurs, parmi eux tous les pontes de Westerbork. Ironiques, d’aucuns criaient à ceux à la traîne : ‘‘Accrochez le bon wagon !’’ »). On y assistait à d’autres distractions comme des tournois d’échecs, des concerts, des pièces de théâtre, des spectacles de variétés – les meilleurs spectacles de cabaret de l’époque en Hollande, mais payants, une somme certes très modique ! – ; on y trouvait aussi et surtout un hôpital de pointe qui a compté à un moment donné 1 725 lits, 120 médecins et chirurgiens et 1 000 autres membres du personnel… L’historien Jacques Presser n’a pas manqué de souligner « l’insondable absurdité » de Westerbork, machine destinée à envoyer les gens à la mort alors que le système hospitalier comprenait « des bâtiments abritant (…) des chambres d’isolement, un département pour les aliénés, une somptueuse pharmacie, une cuisine dédiée aux menus diététiques, toutes sortes de magasins, des dessinateurs, des orthopédistes, des coiffeurs, des photographes, des laboratoires, un service d’aide sociale, un service pastoral, des postes de premiers secours, un service d’hygiène, des cliniques dentaires, des estafettes, des portiers, un service postal, une salle d’opération, une polyclinique aux heures de consultation immuables, des bureaux fournissant des informations sur la tuberculose, sur la vaccination contre le typhus et le paratyphus, et déterminant les groupes sanguins. Des bâtiments aussi où les médecins se réunissaient hebdomadairement pour traiter de questions scientifiques et clinique… » Toutes ces installations formaient un camp à l’intérieur du camp.

    Jacques Presser

    mechanicus,etty hillesum,westerbork,guerre 39-45,pays-bas,diaristeEnviron 107 000 personnes sont passées par cette ville concentration- naire ; seules 5 000 ont survécu à la guerre. Par moments, le camp regroupait plus de 10 000 détenus, une population pour le moins hétéroclite : « une très large palette de Juifs : pieux et athées – et toutes les nuances qu’il peut y avoir entre les deux – ; de nombreux types de baptisés, y compris des moines et des moniales portant l’étoile jaune » – on pense à la philosophe Edith Stein passée brièvement par Westerbork – ; « il y avait des sionistes » – entre autres ces jeunes, dont parle Philip Mechanicus, qui souhaitaient gagner la Palestine –, « des assimilés », des membres du parti national-socialiste néerlandais –, « des antisémites », des résistants, quelques aviateurs alliés ; « de très nombreuses nationalités » (Juifs turcs, hongrois, espagnols, roumains, italiens et sud-américains), « même des Libériens et des Honduriens, ainsi que des personnes ayant la double nationalité » ou encore des apatrides et des tziganes ; « il y avait des gens de droite et des gens de gauche. Des catholiques, des antirévolutionnaires, des chrétiens historiques, des libéraux, des socialistes, des communistes ; il y avait des notables et des artisans, des petits commerçants et des paysans, des prolétaires à col blanc ou à col bleu, mais aussi des intellectuels, des artistes ou encore des représentants des professions libérales ; il y avait des gens très âgés (une femme de plus de cent ans) et des nourrissons… »

    On l’a dit, une hiérarchie régnait au sein de cette population : occuper un emploi en vue ou au sein du service d’ordre vous prémunissait en principe contre une déportation prochaine vers l’Est, déportation que tout un chacun craignait car on se doutait que les conditions de vie seraient pires encore qu’à Westerbork. Pour ceux qui, comme Mechanicus, étaient passés par l’un des autres camps de travail ou de concentration hollandais, Westerbork faisait cependant figure de « paradis ». Nombre de détenus se raccrochaient, non à un emploi privilégié, mais au fait qu’ils figuraient sur une liste qui, croyaient-ils, les mettait à l’abri de la déportation en raison de leurs fonctions dans le processus de travail ou d’un quelconque mérite. Par exemple la « liste Palestine » qui était censée permettre un échange de Juifs désireux de faire leur aliyah contre des citoyens allemands (« cinq Allemands, d’après ce que l’on dit, contre un Juif. Un Juif vaut donc cinq Allemands ! ») ou la « liste Calmeyer » censée protéger les Juifs pouvant prouver des origines aryennes ou portugaises.

    À Westerbork, les plus mal lotis étaient les cas « S », le S renvoyant au substantif allemand Strafe, c’est-à-dire « sanction », « punition ». Considérées comme des délinquants, ces personnes, parquées dans une zone distincte du camp dans des « baraques disciplinaires » ou « baraques pénitentiaires », figuraient en première ligne pour être déportées. Dans ce domaine aussi, l’absurde du système mis en place par l’occupant se manifestait : « On ne rigole pas avec le droit. Voici peu, on a amené un bébé de neuf mois étiqueté ‘‘cas S’’. Il a été admis à l’hôpital. Il y a deux ou trois jours, quand on a sorti les enfants de l’hôpital pour qu’ils prennent un peu l’air et le soleil, le bébé est resté confiné dans la salle. Parce qu’en tant que ‘‘cas S’’, il risquait de s’évader. On ne rigole pas avec le droit, et la prudence est mère de la sûreté. » Beaucoup des « délinquants » étaient des Juifs arrêtés alors qu’ils avaient choisi de vivre cachés ou des personnes qui cachaient des Juifs ; on appelait « Juifs blancs » les chrétiens internés à Westerbork qui avaient aidé des Juifs à opter pour la clandestinité.

     

    les images tournées par R. Breslauer, colorisées (1944)

     

     

    Les seize mois de Philip Mechanicus à Westerbork

     

    Le 25 septembre 1942, Philip Mechanicus est contrôlé dans une rue d’Amsterdam alors qu’il ne porte pas l’étoile jaune. Après un mois passé derrière les barreaux, il est transféré dans le terrible camp d’Amersfoort, près d’Utrecht, où il est maltraité. Deux semaines plus tard, le 7 novembre, il arrive en très mauvais état à Westerbork où il est hospitalisé. « Délinquant » ou « cas S » (strafgeval) puisqu’il avait enfreint l’obligation de porter l’étoile, Philip courrait le risque d’être déporté à Auschwitz dès son arrivée dans ce camp. Mais grâce à des protections au sein des services médicaux, il passe deux mois à l’hôpital et près de sept dans les services de rééducation. Neuf mois après son arrivée à Westerbork, le journaliste, qui a repris le dessus tant physiquement que moralement, a l’occasion d’arpenter plus facilement le camp proprement dit, soit une superficie d’environ 500 mètres sur 500 mètres.

    Né en 1889 dans un famille juive du prolétariat de la capitale, Mechanicus s’est formé tout seul, sans pouvoir suivre une véritable scolarité. Petit commis dans un quotidien à l’adolescence, il gravit les échelons pour devenir l’un des journalistes les plus talentueux de sa génération, un intellectuel polyglotte spécialiste de politique étrangère. En raison des mesures prises par l’occupant, il est licencié de son journal durant l’été 1941, mais jusqu’à son arrestation, il donnera clandestinement des papiers « littéraires » et non plus politiques.

    première page du journal de Mechanicus

    mechanicus,etty hillesum,westerbork,guerre 39-45,pays-bas,diaristeÀ Westerbork, Philip Mechanicus se considère comme un « un reporter accrédité aux fins de rendre compte d’un naufrage ». Dans le Journal qu’il tient – ce qui est en principe interdit –, il ne s’épanche pour ainsi dire pas sur sa vie privée. Il tente plutôt de rester le correspondant qu’il a toujours été. Sortis clandestinement du camp, les treize cahiers qui nous sont parvenus ont été édités pour la première fois en 1964 sous le titre In Dépôt (En dépôt) ; il nous manque les deux premiers et le(s) dernier(s). In Dépôt renvoie à la condition de « marchandise » des déportés. Couvrant une période d’exactement neuf mois, ces cahiers conservés ont été noircis dans les conditions précaires que l’on imagine, au fil de la plume, le journaliste étant le plus souvent perché en haut des lits superposés, au « troisième étage », selon sa formule, ou assis dehors dans une brouette. Offrant l’une des meilleures sources sur ce camp de transit, ils sont nourris des réflexions et considérations d’un homme au fait de la situation politique et militaire, un homme qui, de surcroît, n’a rien perdu de sa veine humoristique. Des confrères qu’il a côtoyés en captivité n’ont pas manqué d’exprimer leur étonnement devant sa persévérance et sa capacité à écrire dans pareilles conditions. Un véritable tour de force. Quand il n’écrit pas, Philip s’adonne à son autre passion, les échecs. Il lui arrive aussi de jouer au bridge et de poser pour une peintre qui le portraiture au crayon à papier. Durant la plus grande partie de sa captivité, Mechanicus parvient à se soustraire à l’obligation de travailler – prouesse qui lui vaut, de la part de certains de ses compagnons d’infortune, le surnom de « champion des tire-au-flanc ».

    mechanicus,etty hillesum,westerbork,guerre 39-45,pays-bas,diaristeHabitué à manier la plume, Philip Mechanicus nous a sans doute laissé le témoignage le plus captivant et le mieux écrit sur le quotidien à Westerbork. À l’époque, il côtoie entre autres Etty Hillesum, laquelle l’admire ; dès qu’ils le peuvent, tous deux s’entretiennent longuement et Philip lui lit ce qu’il consigne dans son Journal. La jeune femme et les membres de sa famille apparaissent d’ailleurs à quelques reprises dans les pages en question – certains de ces passages font écho aux lignes qu’elle a elle-même laissées. Souvent, Mechanicus documente son Journal en interviewant les gens qu’il croise, en explorant les arcanes administratifs peu ragoûtants du camp ; il décrypte au mieux les journaux auxquels il a accès en essayant de faire la part des fausses nouvelles que répand ce qu’il appelle « l’Agence de Presse Juive », autrement dit les rumeurs qui circulent à Westerbork. De nouveaux arrivants le mettent au courant de ce qui se passe à Amsterdam ou dans les autres camps hollandais. En dépit de ses défauts – Mechanicus est en effet d’un tempérament atrabilaire, il s’enfonce facilement dans la déprime –, il exploite un réel talent d’observateur et croque sans concession ou au contraire avec mansuétude bien des personnages qui s’attardent dans son voisinage. Par moments, la lucidité qui l’habite nous fait presque froid dans le dos ; il faut dire que la maladie et la mort sont omniprésentes dans ces pages en même temps que les choses les plus prosaïques du quotidien, les scènes les plus loufoques, les situations les plus absurdes ou, comme l’auteur le dit lui-même, les situations d’« une teneur humoristique acerbe ». « Ici, à Westerbork, on désapprend ce qui écœure », ajoute-t-il.

    Ce qui écœure, c’est la puanteur tant dehors que dans les baraquements (les latrines, les gens qui ne se lavent pas – Mechanicus a pu prendre une douche neuf mois après son arrivée !). Ce qui écœure, ce sont les mouches (on demande aux gens d’en capturer cinquante par jour et de les remettre au poste de quarantaine, enveloppées dans un bout de papier alors qu’elles pullulent près des tas d’immondices, à proximité du camp, ou encore dans les « tinettes infectes, sources de contamination qu’on n’essaie pas d’éliminer. ») Ce qui écœure, ce sont les poux, les puces (« Westerbork ou un grand numéro de dressage de puces ! »). Ce qui écœure, c’est la boue partout à la mauvaise saison, la poussière, le poussier et le sable qui s’incrustent partout, sous les ongles, dans les narines, lorsqu’il fait sec. Ce qui écœure, ce sont les salles surpeuplées et bruyantes (« Dans les baraques, il y a toujours plus de bruit : si l’homme est, comme on le dit, le produit des circonstances, alors je ne serais pas surpris de quitter Westerbork pourvu de quatre oreilles. »). Ce qui écœure, ce sont les baraquements et les lits encombrées de bagages, de vêtements et de colis, les chefs de baraque acariâtres, la promiscuité sexuelle, la quarantaine observée anarchiquement à l’automne 1943… Tout ceci sans oublier la lutte contre l’abrutissement et le dégoût qui résultent de cette vie en communauté, la recrudescence des maladies contagieuses (poliomyélite…), sans oublier les prouesses qu’il faut réaliser chaque nuit pour descendre du lit afin de gagner les latrines dans le noir en marchant dans la boue quand ce n’est pas dans les excréments.

    le Journal de Mechanicus (réédition 2024)

    mechanicus,etty hillesum,westerbork,guerre 39-45,pays-bas,diaristeQuelques consolations tout de même dans ce quotidien : le spectacle fascinant, dans le ciel, des escadrilles alliées qui s’apprêtent à bombarder l’ennemi ; les envoûtants coucher du soleil sur la lande ; le plaisir de fêter avec quelques connaissances la Saint-Nicolas ; les retrouvailles avec un ou deux amis depuis longtemps perdus de vue ; l’annonce d’une grande victoire : « L’annonce de la capitulation sans conditions de l’Italie a provoqué un grand enthousiasme : les Juifs se sont souhaités bonne chance, se sont serrés dans les bras les uns des autres, tant à l’intérieur des locaux que dehors ; dans certaines baraques, on s’est amusé à se déguiser. Partout des débats animés au sujet de l’influence de cette capitulation sur la suite de la guerre. On caresse l’espoir d’assister à un coup d’arrêt des convois déjà prévus, on déplore les plus récents. Tumulte enchanteur au moment du coucher : visages enjoués, plaisanteries à propos du régime hitlérien. »

    On l’aura compris, dans son Journal – dont le titre de la traduction française retenu par l’éditrice Fabian Gastellier, Cadavres en sursis, reprend une expression chère à… Goebbels –, des pages empreintes d’une certaine ironie alternent avec des pages dramatiques. Ironie amère par exemple à propos du choix devant lequel on place les hommes juifs mariés à une chrétienne : « Dimanche de Pentecôte. Effusion de l’Esprit Saint. La question de la stérilisation est entrée dans une nouvelle phase : un membre du Conseil juif est passé de châlit en châlit ce matin pour transmettre aux Juifs mariés à une Aryenne et n’ayant pas d’enfants le message du commandant : ‘‘Êtes-vous prêt à vous faire stériliser de votre propre gré ?’’ Quelle prévenance dans la tournure ! Le messager a oublié de préciser que ceux qui refusent de leur propre gré s’exposent à être déportés en Pologne, à l’instar de ceux ayant des enfants. Ce qu’il n’a en revanche pas manqué d’ajouter, c’est que les volontaires devaient signer un petit formulaire relatif à l’opération : histoire que leur propre gré figure noir sur blanc sur un papier – pour la postérité. »

    Camp de Westerbork

    mechanicus,etty hillesum,westerbork,guerre 39-45,pays-bas,diaristePages dramatiques que celles rédigées le 1er juin 1943 qui décrivent le départ de plus de 3 000 détenus dans des wagons à bestiaux, ce train que Mechanicus appelle « le serpent galeux ». « Ici, écrit-il plus loin, plus personne ne peut voir un train sans jurer, sans dégoût ou encore sans sangloter. Le train, supplice et torture récurrents : jamais en retard, jamais touché par un obus. Pourquoi la Providence nous abandonne-t-elle ? » Ailleurs, le journaliste transcrit des scènes de misère qu’on lui a rapportées, ainsi de l’arrivée d’une dizaine de milliers de personnes raflées début octobre 1942, alors que lui-même n’était pas encore à Westerbork, puis celle de centaines de personnes âgées arrachées à leur maison de retraite : « Un cortège macabre de boiteux, d’aveugles, d’hommes et de femmes ossifiés entra dans le camp en chancelant, soutenu par des membres de l’Ordnungsdienst. Les témoins en eurent le cœur brisé : au tragique de ces décrépits, de ces exténués, s’ajoutait le spectacle de leur impuissance et de leur vulnérabilité. Quelque temps plus tard, le train a conduit leurs semblables au beau milieu du camp. Tels des rats, ces vieillards déracinés sont morts sur place. Tels des rebuts de chiffons, leurs restes ont été brûlés au crématorium. » Terrible et criant contraste avec la fin du même paragraphe où l’auteur évoque l’arrivée d’un autre convoi, cette fois des bourgeois bien habillés et en bonne santé que l’on dirait en route vers leur villégiature thermale : « Non pas, cette fois, la douleur muette ni la commisération silencieuse de gens qui voient leurs frères et leurs sœurs pénétrer dans une prison et un lieu de malheur, mais les cris enthousiastes par lesquels on se salue et on exprime ce que l’on a partagé. Westerbork-les-Bains, ainsi qu’un homme d’esprit a pu baptiser le camp. »

    À un moment donné, Mechanicus tire une conclusion qui illustre plutôt bien son état d’esprit : « En tant que phénomène, que réalité, ce camp est une chose monstrueuse, mais ce qui s’y passe est tellement haut en couleur, tellement sujet aux changements, tellement empreint d’humour, qu’on en écarquille les yeux et qu’on oublie souvent le lieu au profit des événements. » L’humour noir, il le relève dès qu’il le peut : « Hier soir, cabaret pour des officiers SS venus visiter le camp. Ehrlich, le chansonnier, a eu ce trait d’esprit : ‘‘Meine Herren, nous descendons Tous d’Abraham. Pardon ! Seulement à partir de la troisième rangée.’’ Aux deux premiers rangs, rien que des Aryens. Derrière, les Juifs. » De même, la sournoise monstruosité des nazis n’échappe pas au journaliste : « L’occupant a fait preuve d’un grand souci de noblesse : une rafle à la veille de Roch Hachana, fête du Nouvel An juif, tout comme l’année dernière, tout comme à l’occasion d’autres célébrations juives. Sous le porche des baraques, on avait pourtant annoncé avec affabilité aux Juifs qu’ils pouvaient envoyer leurs vœux à des membres de leur famille non internés. »

    Westerbork, les châlits

    mechanicus,etty hillesum,westerbork,guerre 39-45,pays-bas,diaristeAilleurs encore, Mechanicus fait état du durcissement du régime et du moral en berne en raison de « l’accélération du rythme des déportations » : « Depuis qu’on expédie les Juifs comme des malpropres, la Pologne inspire une méfiance et une peur croissantes. Parmi les rares intellectuels qui se trouvent à ce jour à Westerbork, une conviction prévaut : la Pologne signifie la fin de tout, les Juifs ne vont pas survivre au supplice si la guerre s’éternise. On trouve même des Juifs pour douter de la défaite de l’Allemagne et de la victoire des Alliés. » L’auteur ne manque pas de relever la part factice des activités que les chefs des baraques ou l’administration imposent : ramasser des cailloux, faire semblant d’éplucher des pommes de terre… À propos de jeunes femmes qui transportent du sable et de la tourbe, il écrit : « L’ensemble revêt plus l’aspect d’une mascarade ou d’une scène d’opéra que d’une forme d’esclavage ou de travail forcé. »

    Au passage, il note le grand nombre de suicides ainsi que la mortalité infantile élevée. Il mentionne des naissances : « En dépit des intentions explicites des nationaux-socialistes d’empêcher les Juifs de vivre en société et de se reproduire, de nombreux enfants naissent dans le camp. Les femmes enceintes, de tous les âges, pullulent à Westerbork. ». Il mentionne la célébration d’un mariage, de noces d’or ou de diamant, d’un anniversaire… À plusieurs reprises, il parle des évasions ou tentatives d’évasions qui se traduisent par des représailles sur d’autres prisonniers. À mesure que le risque d’être déporté se précise, lui-même songe à s’évader, la garde sur les internés se relâchant d’ailleurs à l’automne 1943. Mais il hésite : « Quelle sensation singulière, se retrouver tout près de la liberté et la repousser ! C’est comme se détourner d’une femme attrayante. Quoique cette liberté ne soit qu’un maigre gain. Tenir le coup à Westerbork, échapper aux convois, c’est être mieux à même de tirer profit de sa captivité que le Juif qui jouit d’une liberté toute relative à Amsterdam ou que le Juif qui, dans sa planque, court à tout instant le risque de se faire alpaguer. » Malgré ces considérations, il aura le tort de ne pas avoir tenté sa chance.

    Les tensions qui règnent au sein du camp ne lui échappent pas non plus, en particulier celles entre Juifs allemands et Juifs hollandais, les premiers jouissant pendant longtemps d’une réelle prééminence sur les seconds et jouant « les petits chefs prussiens avec eux ». Au cours de l’été 1943, on dénombrait 6 000 Juifs hollandais et 4 000 Juifs allemands. Ces tensions se doublaient d’une rivalité linguistique, la langue allemande prenant le dessus sur le néerlandais dans les documents officiels comme dans les échanges oraux. Les accrochages en question inspirent à Mechanicus la tournure : « Chambard dans le poulailler ». Il s’est d’ailleurs employé en vue de contrarier toute escalade entre les deux groupes.

    Une réelle animosité existe aussi entre les Juifs de confession mosaïque et les convertis. Autre opposition à laquelle le journaliste assiste un soir : une représentation de cabaret dans une aile de la salle des malades, et dans l’aile opposée la célébration d’« un culte par des vieux aux barbes grises » : « Loin du babil enjoué et vide, le marmonnement presque inaudible de la parole du Talmud. » Un autre soir, il assiste à « des frictions entre Juifs orthodoxes, hommes pieux » qui célèbrent le shabbat, « et jeunes libéraux », ces derniers préférant la cigarette à la prière. Le tabac étant « le stimulant majeur du camp », la pénurie de cigarettes, l’un des rares moyens de paiement ou pots-de-vin, inspire à Mechanicus cette disgression : « Tout un chacun conserve ses mégots (recueille éventuellement ceux des autres). Avec dix cigarettes fumées – dernière plaisanterie à la mode –, on peut en tirer trois nouvelles grâce aux mégots. Tout en en gardant un en réserve. Les trois nouvelles cigarettes donnent trois mégots, soit quatre avec celui mis de côté. Il en faut trois pour faire une nouvelle cigarette. Celle-ci donne un mégot, soit deux mégots restants. Il en manque un pour obtenir une nouvelle cigarette. Il suffit d’en emprunter un à un ami. Ces trois mégots permettent de rouler une nouvelle cigarette. Celle-ci fumée, il convient de restituer le mégot à l’ami en question. »

    mechanicus,etty hillesum,westerbork,guerre 39-45,pays-bas,diaristeToujours sur le ton de la raillerie, Mechanicus dépeint une autre soirée, celle où le commandant du camp, son épouse et cinq cents Juifs bien habillés écoutent religieusement un orchestre symphonique au complet interpréter de la musique aryenne dans la salle même où l’on enregistre, dans la journée, non des concertos, mais les Juifs raflés qui arrivent à Westerbork. Le lendemain, dimanche 13 juin 1943, Mechanicus fait une « grande promenade en bordure du camp avec une jeune fille intelligente, qui est ici de son propre chef ». On aura reconnu Etty Hillesum. Pour ce qui est de l’orchestre, le commandant lui interdira peu après « de jouer de la musique classique : une tâche trop épuisante pour des hommes et des femmes qui travaillent toute la journée. Désormais, l’ensemble donnera de la musique d’opérette, légère, frivole ». Et la musique aryenne sera « interdite au profit de la seule musique juive ». Une des multiples concessions faites par le commandant pour mieux amadouer « ses » Juifs. Un spectacle d’opérette tire à Mechanicus cette réflexion : « Ici, nous sommes tous dans la merde jusqu’au cou, et pourtant, nous gazouillons. Énigme psychologique. Musique d’opérette au bord d’une tombe béante. On aurait préféré de la musique classique avec, en guise d’épilogue, la Marche funèbre de Chopin. Ou : une danse macabre, par exemple la Pavane de Ravel. »

    Certains jours, Mechanicus rapporte les conversations à la fois pathétiques et loufoques, ou encore ubuesques, qu’il entend autour de lui, dans la grande salle où il passe sa convalescence ou à un autre endroit de l’hôpital. Avec humour, il narre en une occasion sa journée de « gentleman » alors qu’il bénéficie des services du barbier puis de la pédicure. Au fur et à mesure des semaines, il brosse une série de portraits savoureux de certains de ses compagnons d’infortune, ainsi de quelques vieillards ou de certains de ses voisins de chambrée dont l’un qu’il compare à un chimpanzé. Lui même se décrit d’ailleurs comme un singe qui ne cesse de monter et descendre de son lit. Alors qu’il patiente dans une salle d’attente, il portraiture une cocotte qui va lui griller la priorité : « Une grande poule maigre d’un noir d’encre arrive en battant des ailes : toilette à la mode, chapeau chic, talons hauts, maquillée à outrance, joues rouge minium, deux raisins de Corinthe en guise d’yeux, candide, d’une innocence de colombe, sous les hautes arcades des sourcils un nez délicat qui saille à peine des joues. On la considère comme la plus jolie fille de Westerbork. Tout le monde la suit du regard, d’un regard éloquent : en raison de sa grande beauté, les plus hauts cercles la protègent. »

    Mechanicus égrène des considérations sur la mort, sur l’attente interminable, sur la bassesse généralisée des gens (les gens n’ont pas de conscience : « La conscience, en effet, est une plante plutôt rare. » « Un Juif, qui habite la Waverstraat à Amsterdam, a écrit une lettre à l’Obersturmführer : il demande à être exempté du transport en Pologne au motif qu’il a, dans ses fonctions de policier, dénoncé plusieurs Juifs à la Gestapo. Il a été déporté sans délai. »), sur le fameux Conseil juif (« Pourquoi des membres éminents du Conseil juif, qui n’ont songé qu’à sauver leur propre peau, devraient-ils échapper à la déportation en Pologne alors qu’avec leur concours, ou du moins du fait de leur servilité, des milliers et des milliers d’autres, pour la plupart de petite condition, ont été envoyés dans ce pays ? » Ou encore, à propos des membres les plus en vue du Conseil juif ramenés à Westerbork : « Les voilà qui paient leur premier tribut : jetés à même la masse au-dessus de laquelle ils s’élevaient. Eux aussi vont probablement passer par la fournaise de la servitude et devoir accepter cette occasion de se purifier. Il leur faudra par ailleurs affronter la fournaise des railleries de leurs compagnons d’infortune. Bien assez sans doute pour expier les fautes qu’on pourrait leur imputer. »).

    Alors qu’il entame souvent son propos par des considérations sur le temps qu’il fait, l’auteur le conclut à l’occasion en notant ce qu’il a reçu dans la journée : un œuf dur, une tomate ou encore un morceau de fromage…

    F. aus der Fünten, lors de son procès

    mechanicus,etty hillesum,westerbork,guerre 39-45,pays-bas,diariste« Tous les chemins mènent à Westerbork », dixit aus der Fünten, l’officier allemand en charge de la déportation des Juifs de Hollande. Mais après Westerbork, le pire attendait ces derniers. La peur de figurer sur la liste du prochain convoi est prégnante dans les pages du Journal de Mechanicus. Parfois à travers une blague glauque : « Une maman et sa fille en train de dîner. La gamine fait une grimace en voyant le pudding. La mère : ‘‘Écoute, si tu finis pas ton pudding, t’iras dans le train sans maman.’’ » Parfois à travers une anecdote sinistre : « Chaque convoi s’accompagne d’aléas qui provoquent des haut-le-coeur. Cette fois-ci, alors que les gens montaient dans le train et au moment où le train démarrait, on a assisté à des danses. Oui, je dis bien, à des danses. Depuis un certain temps, on prépare une revue, un spectacle de variétés. Comme si Westerbork n’était pas en soi un spectacle de variétés se suffisant à lui-même. » Parfois à travers une description insoutenable : « Le train se met en branle. Derrière les baies d’aération oblongues pratiquées en haut des wagons, apparaissent des têtes de Juifs et de Juives, alignées comme dans un théâtre de marionnettes. Elles défilent pareilles aux pages d’un livre illustré de personnages vivants. Par les ouvertures, mains et avant-bras nus se glissent et s’agitent, tels les membres autonomes de gens enterrés, qui adressent un dernier signe de vie. Lugubre. Le film muet est terminé. »

    Lui-même redoute à bien des reprises d’être déporté : « Bien qu’il ne soit pas question, du moins à ce jour, que je parte à bord d’un convoi ordinaire, je ne suis jamais rassuré : une simple erreur et je serai emporté par le maelstrom. J’ai l’impression d’être perché sur un plongeoir, les pieds sur le rebord, et d’attendre, avec la plupart des occupants du camp, l’injonction : Sautez ! Tout en bas, l’eau glacée, et tandis que je vacille tout au bout de la planche qui vibre, je vois les autres à mes côtés ou en face de moi, chanceler, dans l’étau de l’angoisse, pour beaucoup à l’agonie. L’ordre retentit : j’apprends alors s’il me faut plonger dans l’eau glacée ou si je peux faire demi-tour avant de revenir dans une semaine. Une semaine, ça passe vite. On s’en retourne en se disant que ceux qui ont disparu dans l’eau, pataugent dans le malheur, membres roides, aux prises avec la mort. »

    mechanicus,etty hillesum,westerbork,guerre 39-45,pays-bas,diaristeDébut juillet 1943, avec l’aide d’Etty Hillesum, il va obtenir un sursis, ceci grâce à ce qu’il appelle « la vitamine P », le « P » de piston. En la matière, son compte rendu donne une idée des rouages kafkaïens et de la bureaucratie versatile de l’administration du camp. Le mardi 7 septembre 1943, il évoque la déportation de la famille Hillesum. Six mois plus tard, c’est lui qui ne peut échapper au « serpent galeux » qui quitte Westerbork. Le 15 mars 1944, il est déporté à Bergen-Belsen. Avant d’être transféré par la suite à Auschwitz où il sera fusillé peu après son arrivée. Une écorce broyée et brûlée, laquelle ne nous a pas moins laissé du papier, autant de pages remarquables échappées à la barbarie.

     

    En avril 1945, le camp de Westerbork est délivré par les Canadiens. Environ 850 détenus y vivaient, y survivaient, les seuls à ne pas avoir connu la déportation. Nombre d’entre eux vont rester encore des mois sur place, cette fois pour garder les nouveaux internés, à savoir des soldats allemands et des collaborateurs arrêtés en attente de leur jugement. Une « cohabitation » que l’on imagine plutôt douloureuse et compliquée en même temps qu’un énième exemple de l’absurde qui a prédominé durant toute l’existence de ce camp.

     

    Daniel Cunin

     

    Toutes les citations sont empruntées à l’ouvrage : Philip Mechanicus, Cadavres en sursis. Journal du camp de Westerbork, traduit du néerlandais par Daniel Cunin, Paris, Notes de Nuit, avril 2016.

     


    émission consacrée à Etty Hillesum (KTO, 2019)

     

     

  • Célébrons le vin

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    Un poème de Jan Vos (1610-1667)

      

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    Jan Vos, par Arnoud van Halen 

     

    La confrérie du Clos de Clamart m’ayant approché pour traduire des vers néerlandais du XVIIe siècle, voici l’original (extrait du second volume des Œuvres complètes, vol. 2, 1671, du poète-vitrier Jan Vos, personnalité importante de son temps à Amsterdam) et la transposition en alexandrins.

     

     

    Wijns gebruik en misbruik

     

     

    Zang.

     

    Wie ’t nat van Bacchus wraakt betoont zich zonder reeden:

    De wijn is wetsteen van het dof en stomp verstandt. 

    De disch der wijzen ziet men staâg met wijn bekleeden.

    De wijnstok wordt tot hulp van lijf en geest geplant.

     

     

    Teegenzang.

     

    Wie wijn tot noodtdruft drinkt wordt reedelijk gevonden:

    Maar d’overdaadt betoont hoe Lot door wijn verviel.

    Het gulzig zwelgen is de moeder aller zonden.

    In overmaat verdrenkt men wijsheidt, lijf en ziel. 

     

     

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     chapitre de la confrérie du Clos de Clamart, 29 avril 2023

     

     

    Usage et mésusage du vin

     

     

    Chant.

     

    Insensé qui bannit le verre de Bacchus :

    Le vin stimule la paresse mordicus.

    De vin accompagnons sans fin le mets des sages.

    Étai de l’esprit et du corps, ô toi cépage !

     

     

    Contre-chant.

     

    D’aucuns trouvent sensé qui boit par appétence :

    Or, d’un abus de vin, Loth sombra sans défense.

    Est mère du péché la soif qu’on ne contient.

    Dans la mesure, esprit et corps ont un soutien.

     

     Daniel Cunin

     

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    Portrait de Jan Vos par Karel Dujardin, qui illustre le volume 2 de sa poésie

     

    Merci à Marc Lesk, maître de chai, et aux autres membres de la confrérie pour leur accueil.

     

    page de titre des Œuvres complètes, vol. 1, 1662