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  • LE JOUJOU ISLAMISME

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    Lale Gül, Ik ga leven (Je vais vivre),

    Amsterdam, éditions Prometheus, 2021

     

     

    Dans un papier précédent, nous avons attiré l’attention sur les menaces dont fait l’objet la jeune Lale Gül à la suite de la parution de son premier livre. Voici une présentation de ce roman Je vais vivre qui devrait paraître en traduction dans plusieurs pays au cours des années à venir.

     

     

    « L’irremplaçable valeur de la bêtise réside

    dans la capacité de celle-ci à unir

    des groupes considérables de gens. »

    L. Gül

     

     

    Lale Gül, littérature, pays-bas, hollande, Turquie, islam

     

    Quelques phrases du pétulant Léautaud peuvent venir à l’esprit du lecteur alors qu’il referme Ik ga leven de Lale Gül : « Combien y en a-t-il qui osent, qui osent être soi, avoir le goût de leurs idées, mêmes singulières, même choquantes ? Il est vrai qu’il faut pour cela se sentir vraiment quelqu’un. […] Tout ce qui est roman ne m’intéresse guère. J’aime avant tout les livres qui racontent un individu, ou qui peignent une époque, le plus directement possible, presque en style d’affaires, et tous les romanciers du monde, à l’exception de Balzac, ne valent pas pour moi les mémorialistes, les anecdotiers, un Retz, un Chamfort, un prince de Ligne, un Stendhal… Je songe à la fantaisie, au laisser-aller, à la négligence même… » L’autobiographie romancée de la jeune Néerlandaise, qui a paru en Hollande au début de cette année, raconte bien un individu qui, sans guère de détour, peint son époque.

    Ik ga leven (Je vais vivre) est dédié à la grand-mère de Lale, décédée, semble-t-il, entre la remise du manuscrit à l’éditeur et sa publication ainsi qu’à Defne, sa petite sœur. En guise d’épigraphe, l’autrice a placé une citation empruntée à Nietzsche et cinq à Multatuli, l’auteur du Max Havelaar, autant d’appels à se délivrer de ce qui entrave notre liberté. Suit, sur 340 pages, l’histoire d’inspiration fortement autobiographique narrée par Büsra (= la bonne nouvelle), divisée en 36 chapitres et se refermant sur un long « Adieu », poème qui se termine par ce vers : À suivre (probablement).

    Multatuli 

    lale gül,littérature,pays-bas,hollande,turquie,islamDepuis quelques années, Büsra, la narratrice et alter ego de Lale Gül, regimbe à se conformer au moule dans lequel veut à tout prix la corseter sa famille d’origine turque et l’oppressante communauté musulmane qui contrôle le quotidien de ses ouailles immigrées à Amsterdam. D’emblée, la jeune femme âgée d’environ 20 ans donne le ton en s’adressant à son lecteur : « Que n’ai-je suivi le mouvement ! Tout cela ne me serait pas arrivé et l’on ne m’aurait pas reléguée au rang des réprouvées. […] Je vous entraîne dans mon récit. Espérons qu’il me permettra de lancer un pavé dans la mare. »

    Büsra a obtenu de vivre chez sa grand-mère paternelle obèse, impotente, incontinente et atrabilaire, et non plus sous le même toit que ses parents. Ceux-ci, les « géniteurs », partagent à quelques pas de là un logement vétuste de 48 m² avec leur fils Halil (18 ans) et la benjamine Defne (8 ans). Même si sa mère ne cesse de la surveiller, de lui téléphoner pour contrôler ses allées et venues, Büsra jouit ainsi d’une certaine liberté, à condition de tout faire ou presque en cachette. Sa grand-mère, qui a vécu le pire du fait de son mari, est l’une des rares à la soutenir.

    Née en Hollande et ayant grandi dans l’un des quartiers les moins favorisés et les plus dangereux des Pays-Bas, la narratrice est parvenue à s’extirper, au moins mentalement, de son milieu d’analphabètes. Elle poursuit des études de lettres, a deux jobs et entretient depuis trois ans une liaison avec Freek, un jeune d’origine hollandaise. Tous deux évitent de se montrer ensemble à Amsterdam : si jamais un membre de la communauté turque venait à reconnaître Büsra en compagnie du jeune homme, la foudre s’abattrait sur elle. Il est d’ailleurs hors de question qu’elle évoque ne serait-ce que l’existence de son amant ; en revanche, elle a été rapidement accueillie au sein de sa famille dont le père est un soutien convaincu du PVV, le parti de Geert Wilders.

     

    Lale Gül en couverture de l’hebdomadaire Le Point (10 juin 2021)

     

    À l’adolescence, grâce à son téléphone portable et à l’accès à des sites d’information, Büsra a commencé à s’évader de la cloche de verre turque qui l’isolait presque totalement de la société hollandaise. Puis elle a découvert l’univers des lettres en empruntant en cachette des livres à la bibliothèque. Comme elle a eu la chance de fréquenter des établissements non religieux (ce qui n’est pas le cas de sa petite sœur), elle est parvenue à contrebalancer le bourrage de crâne auquel on l’a soumise hebdomadairement à l’école coranique. Ainsi, elle est parvenue à développer un esprit critique, en particulier quant aux innombrables préceptes religieux et aux traditions très répressives pour les femmes qu’impose son milieu. Tous les interdits qui pèsent sur les jeunes musulmanes amènent la narratrice à mener une double vie. Illustration : sa mère et l’imam lui interdisent d’effleurer la moindre bouteille d’alcool et d’être dehors le soir ; à l’insu de tous, elle travaille dans un restaurant où elle sert du vin aux clients et elle trouve souvent un prétexte pour rentrer tard. Ses fréquentes absences finissent toutefois par éveiller la suspicion de ses proches (mère, père, sœur, oncle, copines) qui s’en prennent violemment à elle ou lui tournent de plus en plus le dos. Quand sa mère – tyran qu’elle affuble des surnoms les plus dénigrants –, habituée à fouiller dans ses affaires, finit par découvrir qu’elle prend la pilule, les choses empirent encore. Büsra, qui a décidé de rompre avec Freek puisqu’ils ne peuvent vivre leur amour que sous la contrainte, fait un grand pas vers la liberté en renonçant pour de bon, et à tout moment de la journée, à porter le hidjab. Le point de non-retour est pour ainsi dire atteint. 

    lale gül,littérature,pays-bas,hollande,turquie,islamSi Lale Gül nous offre une chronique familiale dominée par les tensions et les non-dits, celle-ci se double d’une certaine façon d’une étude anthropologique : l’autrice ne délaisse absolument pas le contexte sociétal et médiatique d’un pays où l’immigration de populations musulmanes peu éduquées n’est pas sans poser maints problèmes. D’autant que certains pans de ces communautés refusent toute liberté à leurs membres « qui n’ont pas de zob entre les cuisses ». Le récit est entrelardé de réflexions plus ou moins longues inspirées à la narratrice par ses proches, des tiers ou encore quelques phénomènes de société. « Formuler des critiques est une question de savoir-vivre, de civilisation, cela n’a rien à voir avec une quelconque exigence de décence. La décence, c’est pour les cannibales qui, soucieux des bonnes manières de la table, mangent les personnes qui osent se livrer à la satire. »

    La romancière aborde sous de nombreux angles toutes les questions qui peuvent tourmenter une jeune fille : scolarité, sexualité (un tabou, mais aussi des pages entières réussies sur les parties de jambes en l’air de Büsra avec son premier amour), vie de famille, crimes d’honneur, mariages forcés, frustrations et interdits divers (elle ne peut jamais passer une soirée, encore moins une nuit, avec son copain ou avec des amies), désirs, contrôle social… Parallèlement, elle survole quelques sujets de politique internationale ou intérieure, par exemple l’influence de la culture occidentale sur les jeunes immigrés, le rôle des États-Unis et d’Israël, la présence de nombreuses personnes originaires du Maroc, de Turquie ou encore du Suriname dans certains quartiers hollandais (« La probabilité que les Turcs éprouvent un sentiment de loyauté vis-à-vis des Pays-Bas est plus petite encore que l’orifice anal d’une souris. »)

    À travers une prose enlevée, d’une grande richesse lexicale et regorgeant d’humour, qui mêle langage soutenu et langage familier, voire vulgaire, Lale Gül montre qu’elle a acquis une connaissance assez phénoménale de l’humain en même temps que de la société patriarcale d’où elle est issue et de la société occidentale dont elle sait percevoir nombre de facettes positives ainsi que bien des travers (le parti socialiste qui prône le progrès social tout en caressant dans le sens du poil Millî Görüs, organisation qui asservit les jeunes filles). Elle a pris assez tôt conscience de l’importance que représente la maîtrise d’une langue tant à l’oral qu’à l’écrit. Cela suffit à créer un gouffre irréversible entre son environnement et elle-même.

    lale gül,littérature,pays-bas,hollande,turquie,islamOn lit une critique féroce des mentalités archaïques que défendent bien des musulmans, certaines femmes plus encore que les hommes. Ce sont les femmes qui en prennent d’ailleurs pour leur grade – bien plus que les religieux –, d’autant que Büsra/Lale se différencie de la plupart d’entre elles, tant elle aspire à affirmer sa personnalité, tant elle goûte la solitude, le beau, tant elle refuse d’accepter que les garçons et les hommes jouissent d’un traitement de faveur.

    La France apparaît à quelques reprises dans le récit, soit à propos du positionnement des Turcs relativement aux attentats (Charlie Hebdo), soit au sujet du bras de fer auquel on assiste depuis un certain temps entre Macron et Erdoğan (appel au boycott des produits français dans les mosquées turques). Je vais vivre est un livre décapant qui pose le doigt sur nombre de réalités que l’on préfère ignorer ou masquer tant du côté des allochtones que des autochtones. Pressentant le trouble qu’allait susciter le livre, Büsra/Lale renvoie ses futurs détracteurs à leur étroitesse d’esprit, à leur aveuglement.

     

    Daniel Cunin

     

     

     

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