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frans denissen

  • Premières pages d’André Baillon

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    Complainte du Fol

     

    Baillon3.pngL’Anversois André Baillon (1875-1932) a commencé sa carrière littéraire dans la revue belge Le Thyrse fondée le 1er mai 1899 (il n’avait jusque-là publié qu’un article sur F. Coppée dans La Libre Critique). Sa première prose, « La Complainte du Fol », a paru dans le n° 16 (15 décembre 1899). Il a à l’époque rompu avec sa maîtresse Rosine, après une relation plus que tumultueuse, une première tentative de suicide, la dilapidation de la fortune dont, orphelin, il avait hérité… et vit à Bruxelles. Un autre texte, publié six mois plus tard (1er juillet 1900), porte un titre quasiment identique « Complainte du Fol ». Ce sont ces deux petites proses que nous reproduisons. En tout, Baillon a publié de son vivant dans la revue bruxelloise – il appartenait dès le début au comité de rédaction, sa signature figure parmi quelques autres sur le tout premier contrat avec l’imprimeur – 25 contributions ; quelques autres paraîtront par la suite comme « Pouleke. Conte de fée », l’histoire, en période de guerre et de privations, de trois chats – Pouleke, Râw et Mina –, de leurs propriétaires et d’une drôle de fée. L’auteur a vécu un certain temps, « en sabots », dans la Campine avec son épouse Marie. Il passera les douze dernières années de sa vie en France où il tentera de vivre de sa plume.

    Gigolo1.jpgIl existe plusieurs biographies sur ce Flamand d’expression française, celle de son compatriote et traducteur Frans Denissen, faisant autorité : André Baillon. Le Gigolo d’Irma IdéalBruxelles, Labor, 2001 
(traduction du néerlandais par Charles Franken, édition originale : De Gigolo van Irma Ideaal. André Baillon, of een geschreven leven, Amsterdam, Prometheus, 1998).

     

     

     

    La Complainte du Fol

     

    Que ma main doucement enclose la tienne, mignonne ; que tes paupières mettent un voile de nuit rose entre le monde et tes yeux, afin que nul reflet n’en distraie, ni ternisse l’azur qui me regarde. Lors, par mes paroles, j’évoquerai pour eux une vision de rêve, le paradis lointain d’extase et d’amour où par couple les âmes se frôlent et se connaissent. Ferme les yeux, veux-tu ? Vois, en toi, ces fleurs mystérieuses, ces fleurs mobiles et grouillantes qui sortent de nous, qui deviennent nous-même et, mêlées, unissent nos substances. Respire-les, si grisantes qu’elles tueraient si la mort se pouvait encore en cette terre de bonheur, où je te convie, la terre du Silence et de l’Oubli.

    Tac… tac… tac… c’est le faucheur qui frappe sa faux, le faucheur qui fauche les fleurs et les moissons, la récolte d’Amour.

    *

    **

    Baillon5.pngViens, mignonne. Trop j’ai souffert du regard des hommes, comme des mains sur Celles que j’aimais avant toi. Je hais les yeux, les yeux qui fouillent, les yeux qui souillent, les yeux qui volent. Tout regard sur ta Beauté m’enlève une parcelle de toi : bientôt tu ne seras plus que l’ombre de toi-même, épar- pillée aux mille prunelles qui te brûlent, te fondent à leur flamme cupide. Viens là-bas, nous y serons si près de tous, si près que le bruit de leurs pas rythmera notre joie, et si loin cependant, si loin que nul ne tentera l’aventure de t’y chercher. Seuls ! Et mes baisers sur toi couleront comme une onde et nos chairs se confondront comme la pulpe molle de fruits trop mûrs.

    Tac… tac… tac… c’est le faucheur qui frappe sa faux, le faucheur qui fauche les fleurs et les moissons, la récolte d’Amour.

    *

    **

    Viens, mignonne. Tu trembles et sur ton front filtre une rosée froide, les perles de l’Effroi. Cependant là-bas, l’amour sera si doux et, pour le départ, coquette, je te fleurirai de larges coquelicots tout rouges, comme la couleur de ton sang. Toi-même, tu seras toute blanche, comme une fiancée, ma fiancée. Toute blanche, oui, avec des coquelicots et des rubis sur ta blancheur. Tu as peur ? Tu cries. Folle !

    Tac… tac… tac… c’est la Mort qui fait saigner, la Mort qui fauche les filles et les fleurs, la récolte d’Amour !

     

    (Le Thyrse, 1899, p. 124)

     

      

     

    Baillon1.png

     

    Complainte du Fol

     

    Cette nuit, je fis le rêve, mignonne, de n’être plus jaloux. Je t’avais voulue la plus belle. Celle de mes baisers et de mes songes, si belle que tes amants, ne comprenant plus leur amour, fuyaient comme des monstres devant une déesse.

    Le ciel était noir, comme le velours d’un masque d’où les étoiles nous regardaient. Oiseau craintif, tôt envolé, le sommeil s’était caché dans le nid d’azur de tes paupières. Elles frissonnaient, comme sous la vie d’une aile qui remue. Si lentement que tu ne cessas ton rêve, je les soulevai. Un peu de lumière filtra, grandissante, un peu de lumière, morceau d’étoiles, tes yeux d’amour. Ces yeux, je les fis sauter comme de petits brillants et, dans la double alvéole ainsi creusée en ta face, je sertis deux regards de là-haut. Lors, tes yeux lancés dans le ciel y tournèrent et brillèrent ; ils furent des étoiles et des étoiles furent tes yeux.

     

    Baillon6.pngContinuant la toilette jolie, à gestes mignards, je dévêtis ton corps. Tu fus, dans la nuit, toute blanche et plus tentante que le péché. Tu sentais la caresse de mes regards et la douceur de mes lèvres, courant en flamme sur le chemin de ta nudité. Ton désir hissait, aux lobes de tes seins, deux sourires de chair, et tes bras brûlaient autour de moi, solliciteurs de plus profonds baisers. D’une morsure à tes seins, si lente et si douce qu’elle te parût le prélude d’une volupté, j’en fis tomber les cimes fleuries, qui s’accrochèrent, toutes rouges, aux épines d’un églantier. Lors, je cueillis deux églantines closes et les posai pour toujours sur les meurtrissures des lobes, humides comme des fruits qui pleurent une sève rouge.

     

    D’autres avaient dit que tes mains étaient graciles et blanches comme de blanches et graciles fleurs, que tes doigts étaient des pétales de lys et tes bras des tigelles où germent les caressantes perversités… Je coupai tes mains, je cueillis des lys : et tes mains s’épanouirent aux tiges des lys, en même temps que des lys s’ouvrirent à la courbe de tes bras.

    T’ayant créée telle, tu fus mon œuvre, toute mienne. Trop belle, les amants te fuyaient, comme des monstres devant le Mystère. Moi, je te voyais et je t’aimais partout, dédoublée, dualité d’amour : tes yeux et ta chair dans la nature, des étoiles et des fleurs sous mes baisers.

    Mignonne, je voudrais recommencer le Rêve.

     

    (Le Thyrse, 1900, p. 45-46)

     

    André Baillon

     

     

    Lecture d'extraits du Perce-oreille du Luxembourg (1928)

     

    Le Perce-oreille du Luxembourg est l’autobiographie d’un jeune homme qu’on vient d’enfermer dans un asile. Comment démêler l’entrelacs des angoisses, des scrupules, des vertiges qui l’ont mené où il se trouve ? Est-il sans signification qu’un des symptômes de son mal consiste à s’enfoncer volontairement le doigt dans l’œil, au risque de se blesser ? Émotions adolescentes, études avortées, premières amours, amitiés ambivalentes, tout semble peu à peu s’organiser pour rendre inévitable le naufrage, en dépit de la lucidité et de l’ironie dont il peut faire preuve.