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le thyrse

  • Toupie hollandaise

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    Conte hollandais de Charles Van Lerberghe

     

     

    Lerberghe1.png

      

    Au cours de ses années de formation, l’auteur de La Chanson d’Ève a écrit des contes restés longtemps confidentiels. « Si j’étais Dieu ou comment je devins écrivain » ne présente pas la même composante merveilleuse et féérique que les autres textes regroupés dans les Contes hors du temps. Il privilégie plutôt l’enchantement propre à l’enfance.


    « Issu de cette bourgeoisie gantoise francophone dont proviennent aussi Grégoire Le Roy et Maurice Maeterlinck, Charles Van Lerberghe s’impose rapidement dans le milieu littéraire national. Comme ses amis d’enfance, il publie des poèmes dans les revues de l’avant-garde : La Jeune Belgique, Le Réveil, La Wallonie. Avec Les Flaireurs, il montre sa capacité de rompre avec les genres en vogue. Cette pièce dépourvue d’intrigue et tout entière vouée à la suggestion de l’indicible est la première leçon du drame symboliste auquel l’auteur de Pelléas et Mélissande donnera bientôt une forme pleinement aboutie. » 

    Paul Aron, « Lecture », Contes hors du temps, Espace Nord, Labor, 1992, p. 147-148.

     

    Charles Van Lerberghe, Le Thyrse, Contes hors du temps, flandre, littérature de belgique


     

    Si j’étais Dieu ou comment je devins écrivain

     

    J’ai été élevé dans une petite ville de la Hollande, non loin de la mer. (Moulins à vent. Canaux. Ponts. Tulipes. Jacinthes, etc.). Nous étions calmes, d’une quiétude de ruminants ; mais autant nos corps étaient tranquilles, autant nos esprits s’agitaient intérieurement, comme si, là aussi, des moulins avaient tourné sous un ciel nuageux.

    L’enseignement pratique qu’on nous donnait, suivant les sages traditions, subissait, dans nos têtes, les plus étranges métamorphoses. Rien de plus pondéré, de plus positif, et quels résultats inattendus !

    Il n’y avait pas au monde d’écoliers plus attentifs et plus tranquilles. D’ailleurs tout était si tranquille dans cette petite ville ! À peine un hanneton en mai, une carriole, une sirène au large, un âne qui brait, le vent ou le bruit lointain de la mer.

    Charles Van Lerberghe, Le Thyrse, Contes hors du temps, flandre, littérature de belgiqueNotre professeur était un vieux prêtre, fort savant et pratique. Il aimait les lettres, avait lu Jansénius, Descartes, et savait réciter Boileau par cœur. Par contre il était d’une ignorance crasse, énorme, fabuleuse en mathématiques, et c’était un saint homme. Il prisait, avait de grandes lunettes et un air doux et rêveur à la Spinoza.

    Un jour de composition il nous donna, suivant son habitude, un beau sujet. Nous restions le bec en l’air, mordant nos plumes d’oie, car on écrivait encore avec des plumes d’oie en ma jeunesse.

    - Vous traiterez, dit-il, – et c’était pour le prix, on était en juin, – ce sujet-ci :

    « Que feriez-vous si vous étiez Dieu ? »

    Ce sujet me surprend un peu, aujourd’hui, quand j’y songe, mais en ce temps il ne me surprenait guère, ni moi, ni personne.

    Dieu, dans notre éducation religieuse, était une personne aussi familière – quoique plus mystérieuse, – que le bourgmestre, le curé, le meunier ou le barbier du village, et la question n’avait pas plus d’importance que si on nous avait demandé ce que nous ferions si nous étions ces personnes-là. Peut-être aurions-nous même été plus embarrassés ?

    Charles Van Lerberghe, Le Thyrse, Contes hors du temps, flandre, littérature de belgiqueC’était d’ailleurs la manie de notre vénérable maître de nous proposer ce genre de questions si à la portée d’imaginations enfantines. C’est ainsi que nous avions déjà eu, cette même année, à répondre à la question : que feriez-vous si vous étiez un tigre ? Que feriez-vous si vous étiez le vent ?

    Invariablement certains d’entre nous, traitaient moralement la question, sans efforts d’imagination excessifs. Étaient-ils tigres, ils se faisaient doux comme des agneaux, ne dévoraient personne, enseignaient, par leur exemple, la douceur à toute leur espèce. Etaient-ils vent, ils faisaient tourner doucement les ailes ou les voiles des bons meuniers et des bons marins et s’obstinaient à ne pas souffler sur celles des méchants. Ils ne renversaient jamais une cheminée honnête et se promenaient au milieu des jupons avec une hollandaise modestie. Le professeur approuvait cette moralité dans l’art, mais ne l’encourageait pas littérairement. Ces vues lui semblaient courtes ; il préférait les imaginatifs, les vents ou les tigres qui y allaient rondement de leur métier de tigre ou de vent et à qui arrivaient des aventures étranges que lui-même n’avait pas prévues. J’étais de ceux-là et – pourquoi y mettrais-je une fausse modestie ? – le premier de ceux-là.

    Donc, ce beau jour-là, je commençai par écrire en grands caractères, sur ma feuille de papier :

    Ce que je ferais si j’étais Dieu ! puis je mis ma plume en bouche et réfléchis en regardant le ciel bleu par la fenêtre.

    Ce que je ferais ? Pas quelque chose de banal, bien sûr, sans quoi je ne décrocherais certes pas le premier prix d’amplification française.

    Charles Van Lerberghe, Le Thyrse, Contes hors du temps, flandre, littérature de belgiqueIl faut faire, me dis-je, quelque chose de rare, de surhumain, d’absolument divin. Étant Dieu je dois agir en conséquence... et je me creusai la tête comme on creuse un grand trou avant d’y jeter l’humble gland qui doit devenir un chêne.

    Que diable ferais-je si j’étais Dieu, me dis-je ?... Du bien, beaucoup de bien ?... Ah ! Zut ! C’est ça qui serait peu drôle et peu nouveau ; ça se trouve déjà dans le catéchisme ; il ne fait que ça du matin au soir, quand il ne dort pas !...

    Du mal, alors ? Non, j’avais trop bon cœur ; je n’aurais pas tiré la patte à une mouche. Mais que ferais-je donc ?... Je devenais nerveux. Sur l’horloge, au-dessus du maître, la grande aiguille avançait. Il me semblait que le maître me regardait d’un œil narquois qui voulait dire : Il ne trouve pas ; je l’ai attrapé ! Il ne sait pas ce qu’il ferait s’il était Dieu et mord son porte-plume.

    Et en effet je cherchais vainement. J’avais pensé : ne plus être Dieu, devenir homme ?... Il l’a déjà fait... Une bête ? Il l’a fait aussi... Que n’a-t-il fait déjà ? Devenir le diable ? J’avais peur de blasphémer....

    Je regardai de nouveau le ciel ; puis mes regards tombèrent dans la rue et je fus distrait par des gamins qui y faisaient l’école buissonnière, presque sous nos fenêtres, et y jouaient à la toupie.

    J’ai toujours aimé jouer à la toupie. En Hollande et surtout dans notre ville, le pavé de petites briques est lisse comme un tapis de billard. Puis, il faisait si beau ! Que je voudrais jouer à la toupie, pensais-je, au lieu de me creuser ainsi la tête ! Voilà qui serait divin !

    Charles Van Lerberghe, Le Thyrse, Contes hors du temps, flandre, littérature de belgiqueHein ? Quoi ? Si je mettais tout bonnement ça ? C’est déjà pas banal, pour sûr ! J’exultais et me frottais les mains ; le maître pensa : il a trouvé ! Et pendant deux heures ma plume grinça sur le papier, dans son style naïf et fruste. D’ailleurs, je le savais, l’idée pour notre maître était tout, la forme peu de chose, pourvu qu’elle fût du genre sublime.

    Donc, j’écrivis : Si j’étais Dieu, je voudrais jouer à la toupie ; c’est ce qu’il y a de plus amusant au monde !

    Cette proposition émise, je réfléchis de nouveau. Avec quelle toupie ? La toupie hollandaise ?...

    Une idée sublime me traversa l’esprit. Je prendrais le monde dans une main et un long fil dans l’autre, puis frrrt !... tourne ! Elle serait lancée dans l’espace et bourdonnerait ! Je courrais derrière avec un fouet et taperais dessus. Tourne, vieille toupie, tourne ! Puis, je la lèverais entre deux doigts et la ferais tourner dans ma main ; puis je la laisserais tomber de nouveau dans l’espace et fouette !... Tout à coup, je m’arrêtai d’écrire, bouleversé. Une idée me traversait la tête : Est-ce bien nouveau ? Que diable ! Dieu sait si ce n’est pas ça qu’il fait de toute éternité ?

    Ce qu’en dit le curé y ressemble dans tous les cas beaucoup!

     

    Charles Van Lerberghe

     

    (conte publié en 1910, réédité en 1931 dans les Contes hors du temps)

     

     

    Lerberghe.png

    poème autographe (fac-similé), Le Thyrse, 1921, p. 77

     

     


  • La fidélité, ça suffit !

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    Roman-feuilleton

    des poètes-traducteurs

     

     

    « L’intraduisible n’est pas une donnée empirique,

    c’est un effet de théorie. »

     

    Henri Meschonnic, Poétique du traduire 

     

     

    Prologue

     

    Sarah2.pngTout a commencé à cause d’une femme. Une américaine maladive qui a cru bon d’écrire un cycle intitulé « In a Hospital » inséré dans le recueil Flame and Shadow. Le plus stupide dans cette histoire, c’est que cette Sarah Teasdale étant morte depuis déjà trois décennies, on aurait pu la laisser tranquille. On aurait pu faire comme si elle n’avait jamais existé, comme si elle avait toujours été invisible, invue, non vue, inaperçue… Mais Robert Goffin, poète lui aussi – qui a d’ailleurs eu les honneurs de la collection « Poètes d’Aujourd’hui » de Seghers – a cru bon d’exhumer un poème de cette suicidée dans une étude « consciencieuse » (1) que tout le monde pourra lire dans le Bulletin de l’Académie de Langue et de Littérature Françaises (traduction : de Langue française et de Littérature belge d’expression française). Dans les pages en question, R. Goffin formule un point de vue peu original sur la traduction de la poésie : « sa pensée maîtresse revient à ceci : que, face aux secrets d’une langue, il y a ce qui s’avère aisément traduisible (le jeu des images, la pensée ou l’atmosphère poétique) et ce qui reste rétif à tout effort (le génie même des mots: leur richesse de sens, leur musique). » (2) Autrement dit, le traducteur en est Sarah16.pngsouvent réduit à des adaptations plutôt ap- proximatives quand elles ne sont pas trompeuses. Et ce passionné de jazz d’étayer sa thèse sur plusieurs exemples, c’est-à-dire des poèmes dans la langue originale et des transpositions assez littérales, dont le poème hospitalier de Sarah Teasdale The Unseen :

     

     

    the unseen

     

     

    Death went up the hall

    Unseen by every one,

    Trailing twilight robes

    Past the nurse and the nun.

     

    He paused at every door

    And listened to the breath

    Of those who did not know

    How near they were to Death.

     

    Death went up the hall

    Unseen by nurse and nun;

    He passed by many a door -

    But he entered one. 

     

     

     

    Premier épisode : tastatsat

     

    Marcel Hennart

    Sarah7.pngDans la chronique qu’il tient pour la revue Le Thyrse, le poète belge Marcel Hennart (né en France peu avant la fin de la Grande Guerre), traducteur lui aussi, s’intéresse au travail de son confrère wallon. Avec courtoisie, il salue l’extrême soin avec lequel Robert Goffin situe le problème tout en reprochant une certaine rugosité à la traduction qu’il propose de The Unseen. « Scrupuleusement, Robert Goffin n’a même pas osé traduire le titre ; en effet, il hésitait entre le trop littéral et inacceptable L’Invue (ou La non vue) et L’Invisible, qui apporte une nuance (de plus, il eût aimé employer le masculin, Death étant ce genre en anglais). » (3) Le choix opéré pour restituer nurse et nun ne le satisfait pas non plus. En effet, on est en droit d’émettre bien des réserves au sujet de cette tastatsat (Traduction / Adaptation / Substitution / Transposition / Acclimatation / Transformation / Soumission / Appropriation / Trahison) poétique :

     

    La mort monta dans le hall

    Sans être vue de personne

    Traînant ses robes de couchant

    Au delà de la nurse et de la nonne

     

    Elle s’arrêta à chaque porte

    Surveillant la respiration

    De tous ceux qui ne connaissaient pas

    La proximité de la mort

     

    La Mort monta dans le hall

    Sans être vue par l’infirmière et la nonne

    Elle passa le long de nombreuses portes

    Mais elle en ouvrit une.

     

     

    Ne se doutant en rien de l'avalanche de traductions qu’il va déclencher, Marcel Hennart y va lui aussi de la sienne :

     

     

    l’inaperçue

    (ce mot ajoute-il tellement ?)

     

    La Mort monta dans la grande salle

    nul ne l’a vue

    traînant ses robes de couchant

    outre l’infirmière et la religieuse

     

    Elle s’arrêta devant chaque porte

    elle écouta le souffle

    de tous ceux qui ne savaient pas

    combien ils étaient près de la mort

     

    La Mort monta dans la grande sallei

    inaperçue de l’infirmière et de la religieuse

    Elle passa devant bien des portes

     

    et en ouvrit une seule. 

      

     

    Deuxième épisode : du tac au tac

     

    Sarah8.pngLe temps passe. Sarah se rendort dans son linceul. Le Thyrse publie un numéro double consacré à O.V. de L. Milosz à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de sa disparition : « Il m’accompagne ainsi, je pense qu’il m’ensemence à mon insu, sans que je le visite bien souvent, comme un arbre pour lequel je serais un biotope favorable. Ils étaient quelques-uns de ce caractère dans mon verger privé, pas du tout de la même espèce. Et si l’on me demande pourquoi, je réponds comme Montaigne : Parce que c’est moi, parce que c’est eux. » (Patrice de La Tour du Pin). Paraît alors le numéro du mois de mai 1964 de la « revue d’art et de littérature » bruxelloise. Entre autres : deux pages consacrées à Quintes, premier roman de Marcel Moreau, un poème vraiment de circonstance intitulé Créer l’invisible, et les nouvelles munitions que sort Robert Goffin. Dans « L’éternel problème de la fidélité (suite) », il estime « la traduction du poème de Sarah Teasdale par Hennart […] meilleure que la [s]ienne » ; malgré tout, il en propose deux nouvelles. La première lui a été remise par le poète ardennais Elie Willaime :

     

    celle qu’on ne voit pas

     

    La Mort longea le couloir

    Inaperçue de tous

    Traînant des voiles crépusculaires

    Plus loin que la nurse et la nonne

     

    Elle hésita devant chaque porte

    À l’écoute de la respiration

    De ceux qui ne savaient pas

    Comme de la Mort ils étaient proches

     

    La Mort avança dans le couloir

    Invisible à la nurse et à la nonne

    Elle dépassa plus d’une porte

    Hormis celle par où elle entra.

     

     

    Sarah4.pngLa seconde est de sa propre main : « Les traductions de Hennart et de Willaime sont bonnes, mais, à mon humble sens, elles ne laissent pas l’impression d’un poème original et n’apportent pas de solution aux subtilités de la métrique et des rimes, qui me paraissent pourtant importantes, c’est-à-dire que la traduction devrait atteindre la perfection d’un poème original dont plus un mot ne peut-être changé » (4).

     

    l’inaperçue

     

    La mort monta dans le couloir

    Sans être observée par personne

    Traînant ses parures de soie

    Par delà la nurse et la nonne

     

    À chaque chambre elle écouta

    La respiration d’abord

    De ceux qui ne connaissaient pas

    La proximité de la mort

     

    Puis la mort au long du couloir

    Toujours invisible à chacune

    Longea plus d’une porte car,

    Pour finir, elle en ouvrir une.

     

     

    Sarah19.pngMais le traducteur d’immédiatement s’exclamer : « Hélas ! ce n’est pas parfait ! » Il n’est satisfait ni de l’emploi de nurse, ni du recours à certaines rimes - mais pourquoi chercher à tout prix des rimes ? - ni de la présence de mots su- perflus (car, puis, pour finir). « Cela prouve, comme mon article tendait à le démontrer, qu’une traduction parfaite est impossible. Ma traduction peut-elle laisser l’impression d’un poème non traduit ? C’est-à-dire, oserais-je publier cette traduction à côté d’un des poèmes de mon prochain livre ? » Serait-on moins doué en Belgique qu’aux Pays-Bas où quelques-uns des plus grands poètes du XXe siècle ont incorporé dans leurs Œuvres complètes nombre de traductions, à commencer par Martinus Nijhoff qui a donné son nom au prix le plus prestigieux récompensant les traducteurs ? En désespoir de cause, Robert Goffin – soutenu en cela par la rédaction de la revue – lance un appel aux lecteurs du Thyrse afin qu’ils donnent leur avis et éventuellement améliorent la version française du poème de la séduisante défunte. Était-ce bien sage ?

     

     

    Troisième épisode : taratata

     
    Sarah15.pngLes lecteurs ne s’étant pas fait prier, Le Thryse publie le mois suivant quelques réactions. Mais d’abord, Marcel Hennart tient à donner son avis. Une nouvelle fois, il souligne poliment la qualité de la réflexion de Robert Goffin avant de s’empresser de reconnaître les limites de sa seconde version : « l’apparence même d’échec de sa tentative confirme l’excellence de son étude pénétrante et bien pensée ». Que les choses sont bien dites en bien peu de mots ! Pour le chroniqueur, on est devant un problème insoluble en raison des géométries, des couleurs, des sonorités différentes des langues. On ne peut réussir « la quadrature du cercle ». Seule solution pour le traducteur : « présenter le mieux possible un travail épineux qu’il sait condamné d’avance à l’imperfection. Il peut rejoindre en cela l’angoisse du vrai créateur » (5). Imperfection, angoisse, créateur postiche : excusez du peu.

    C’est ensuite au chantre de Bruxelles, Louis Quiévreux, « diplômé de Cambridge, professeur d’anglais et d’espagnol », ainsi qu’il le rappelle lui-même, de s’exprimer sur le sujet. À la différence des autres, il se refuse à donner une traduction du poème. Les traductions, il n’y croit plus : « ne perdons pas nos efforts et notre temps à essayer de changer les couleurs, les sons, les pensées. Étudions les langues et lisons dans le texte ! » (6). On est sauvé : plus d’imperfection, plus d’angoisse, plus que des vrais créateurs. Son argumentation repose sur la catégorisation tainienne des langues (l’anglais étant celle de la poésie, le français celle de la prose, le papiamento celle de... de quoi au juste ?) ou encore sur le fait que les accents toniques « tombent, en français, immanquablement sur la dernière syllabe sonore ».

    Heureusement pour notre feuilleton, d’autres vont se montrer moins radicaux. L’auteur Raymond Deschamps est le premier à proposer un début d’analyse relativement à la thématique de l’invisibilité et à l’élément charnière constitué par unseen et nurse and nun : « Le poème est basée idéologiquement sur un rapport verbal interne ; il importe donc de maintenir ce rapport étroit d’expression à l’intérieur du poème traduit, mais faut-il absolument le laisser subsister dans les traductions entre les mêmes termes, alors que nurse and nun, même traduits par infirmière et religieuse, n’a pas en français la portée, la force de frappe et d’évocation poétique, qu’il a en anglais. » (7) En conséquence, il suggère de retenir comme mots-clés invisible et porte et se propose de rester fidèle à l’esprit du poème en privilégiant « l’idée de souveraineté de la Mort due à son invisibilité » et en maintenant le symbole essentiel même si ce n’est plus la vigilance de la nurse et de la nonne qui est trompée, mais celle, matérielle, de la porte. On a fait un pas en avant. Raymond Deschamps est aussi le premier à dire que Sarah20.pngla question de la fidélité est mal posée, mais il ne pousse pas sa réflexion assez loin : « le problème de la traduction du poème est bien un problème de fidélité, mais de fidélité à quoi ? à qui ? […] la fidélité au poète compte plus que la fidélité au poème ». (8)

    Sarah de profil

    Voici sa traduction, la cinquième de la confrérie de nos poètes-traducteurs :

     

    l’invisible

     

    La Mort invisible de tous

    Monta dans le couloir

    Traînant ses voiles de crépuscule

    Outre l’infirmière et la religieuse

     

    S’arrêta devant chaque porte

    Pour entendre respirer

    Ceux qui ne savaient pas

    Que la Mort était à leur porte

     

    Invisible et de porte en porte

    La Mort rôda dans le couloir

    Pour ouvrir enfin sans qu’on l’aperçut

    La porte choisie.

     

     

    Sarah12.jpgLa dernière voix qui s’élève dans cette livraison du Thyrse est celle du poète qu’abhorre le plus Amélie Nothomb, à savoir Maurice Carême. Mais peut-être la Métaphysique des tubes aura-t-elle fait long feu qu’on lira encore papi Maurice dans les écoles. Carême fait partie des rares écrivains belges d’expression française qui ont pris la peine de traduire certains de leurs confrères flamands. En la matière, son crédo a toujours été semble-t-il de restituer « le chant, l’enchantement, le mystère qui sont à la base de toute poésie valable » ; il estime qu’une « traduction littérale n’est jamais qu’une mauvaise prose ». Il préfère d’ailleurs réserver le terme de traduction à la prose et retient celui d’adaptation pour la poésie. Plutôt que de proposer à son tour une traduction de The Unseen, il donne une adaptation du ’t er viel ’ne keer (9), poème de Guido Gezelle, en guise d’illustration de sa méthode de travail :

     

    il tomba une fois

     

    Un jour, une feuille tomba

    sur l’eau.

    Un jour, il y eut une feuille

    sur l’eau.

    Et sur cette feuille, cette eau

    glissa.

    Et sur la feuille, cette eau-là

    glissa.

    La feuille se mit à tourner

    dans l’eau.

    La feuille était toute semblable

    à l’eau,

    Aussi souple et aussi pliable

    que l’eau,

    Aussi gaie, aussi indolente

    que l’eau,

    Aussi rapide, aussi mouvante

    que l’eau,

    Aussi ridée, aussi courante

    que l’eau.

    Ainsi, cette feuille gisait

    sur l’eau.

    Et l’on eût dit que cette feuille

    et l’eau

    N’étaient plus l’une, cette feuille

    et l’autre,

    l’eau, mais que la feuille était l’eau

    et l’eau,

    La feuille qui tomba un jour

    sur l’eau.

    Quand l’eau courait, la feuille aussi

    courait.

    Si l’eau stagnait, la feuille aussi

    stagnait ;

    Quand l’eau montait, la feuille aussi

    montait

    Et descendait quand descendait

    cette eau

    Et s’arrêtait quand s’arrêtait

    cette eau.

    Ainsi, sur l’eau, tomba un jour

    la feuille.

    Et le ciel était bleu et bleue,

    cette eau

    et blanche et verte et bleue était

    cette eau,

    Et la feuille riait quand l’eau

    riait,

    Mais l’eau était devenue comme

    la feuille

    Et la feuille était devenue comme

    de l’eau.

    Mon âme était cette feuille et

    cette eau,

    Tintant comme deux harpes (10), et

    sur l’eau

    Sur le bleu brillant et tranquille

    de l’eau,

    Je flottais comme dans un ciel

    bleu d’eau,

    Le bleu du ciel joyeux, du ciel

    de l’eau.

    Un jour, une feuille tomba

    sur l’eau,

    Il y eut, un jour, une feuille

    sur l’eau. (11)

     

     

    Quatrième épisode : Tacatacatac !

     

    Sarah17.pngC’est l’été. Après la lecture des essais « Montesquieu, Sylla et la dictature » et « Angoisse et liberté » (sur Kafka et Kierkegaard) ou encore d’une page de Pol Vandromme sur le dramaturge Michel de Ghelderode, les abonnés du Thyrse retrouvent Marcel Hennart et une nouvelle équipe de fleurettistes. La rédaction a dû opérer un choix parmi le nombreux courrier reçu. Elle retient cinq tastatsat accompagnées des commentaires de leurs auteurs. L’homme de lettres Ernest Degrange ouvre les hostilités : « Je crois être d’autant plus indiqué pour traduire The Unseen que je ne connais pas l’anglais, – ou si peu, […] je ne cours pas le risque d’être rivé scolairement, si je puis dire, au texte original ». Le Wallon a tout de même l’honnêteté de préciser que son épouse, qui « possède fort bien la langue des sœurs Brontë » l’a assisté. Refusant le mot à mot, « le superfétatoire alignement prosodique », il nous propose la version suivante du « lugubre » poème :

     

    l’inaperçue

     

    Inaperçue de tous, et dépassant la nurse et la nonne, la Mort, traînant ses atours crépusculaires, gagne le grand couloir.

    Elle s’arrêta devant chaque porte, prêtant l’oreille à la respiration de ceux qui ne se doutaient pas que la Mort fût aussi près d’eux.

    Inaperçue de la nurse et de la nonne, la Mort a gagné le grand couloir. Elle est passée devant bien des portes, – à l’exception d’une seule, par laquelle elle entra.

     

    La palette s’enrichit donc d’une version « en prose ». Un autre poète, le biblio- thécaire Roger Brucher va tenter pour sa part de préserver « l’accent, l’incantation et l’étroitesse de tracé du poème original » tout en flamandisant celui-ci avec sa « béguine » :

     

    l’insue

     

    La Mort glissa par le couloir

    sans que quiconque la devine

    tirant à soi ses draps de soir

    en négligeant nurse et béguine.

     

    Elle fit le guet à chaque porte,

    prêtant l’oreille au souffle court

    de ceux-là ignorant toujours

    cette très imminente voisine.

     

    La Mort glissa par le couloir,

    sans déranger nurse et béguine.

    Elle laissa là plus d’une porte,

    mais finit pourtant par en franchir une.

     

    Le traducteur défend le néologisme pour le titre « dans la mesure où la Mort n’est pas seulement inaperçue, mais insoupçonnée, non devinée ». Puis il explique brièvement quelques-uns de ses choix :

    Sarah6.png 

    Vient alors le tour d’un certain Jean Guimaud. Ne croyant guère aux notions de « fidélité » et d’« infidélité », il se contente, avance-t-il, de proposer de simples équivalences qui ne prétendent « à autre chose qu’à m’avoir un instant amusé ». La rengaine du traducteur plein de modestie. Peut-être le lecteur a-t-il lui aussi de quoi s’amuser entre ombre en rase-mottes et jolie fée :

     

    l’inaperçue

     

    Entre les femmes

    qui, soignant l’âme,

    veillent aux corps,

    rôde la mort.

     

    Emmitouflée

    de voiles noirs,

    elle est montée

    dans le couloir.

     

    Elle y écoute,

    s’y faufilant

    sans qu’on s’en doute,

    battre le temps.

     

    De porte en porte,

    son ombre basse,

    en rase-mottes,

    passe et repasse.

     

    Par l’une d’elles,

    elle est entrée

    furtive et belle

    comme une fée.

     

    Qui la craignait,

    l’aurait-il vue ?

    qui l’espérait,

    l’aurait-il eue ?

     

    Entre les femmes

    qui veillant l’âme,

    soignent les corps,

    rôde la Mort.

     

    Sarah au chapeau

    Sarah21.png

     

    G. Van der Straeten, traducteur, va s’efforcer pour sa part « de trouver un équivalent à l’allitération “nurse” et “nun” » :

     

     

    l’invisible

     

    Invisible pour tous

    En ses robes de crépuscule

    Glissant derrière la bonne et la nonne

    La Mort remonta le hall

     

    À chaque porte elle s’arrêta

    Écoutant le souffle

    De ceux qui ne savaient pas

    Combien près d’eux était la Mort

     

    Invisible à la bonne et la nonne

    La Mort remonta le hall

    Dont elle dépassa plus d’une porte.

    Mais par l’une d’elles elle entra. 

     

     

    Enfin, pour conclure la série, une dame, Marie Nohant. S’en sort-elle mieux ?

     

    l’inaperçue

     

    En longs voiles couleur de soir

    Sans être vue de personne,

    La Mort monta dans le couloir,

    Dépassa la nurse et la nonne.

     

    Aux portes, elle s’arrêta,

    De tous les souffles, à l’écoute.

    Derrière, nul ne soupçonna

    La Mort si proche sur sa route.

     

    Cachée à la nurse, à la nonne,

    La Mort arpenta le couloir,

    Choisit une porte – la bonne ! –

    Et l’ouvrit sans bruit dans le noir… 

     

     

     Épilogue

     

    Sarah18.png« Je serais heureux si plusieurs lecteurs […] s’essayaient eux-mêmes à ce petit jeu si difficile, pouvaient améliorer ce que nous avons fait à plusieurs et dire ce qu’ ils en pensent. » (12) À moins qu’il n’existe dans une anthologie ou un recueil une traduction de The Unseen de la main d’une personne qui n’a cure de la fidélité. « La fidélité a les meilleurs intentions du monde. Mais elle est elle-même la première dupe involontaire de son application et de sa bonne conscience. Rien de ce qu’elle entreprend ne saurait lui réussir. Elle pense étreindre un texte, et n’embrasse qu’un énoncé. » (13) Remplacez-nous les nonnes par de belles mignonnes.

     

     

     

    (1) Une version revue et corrigée de cette étude a semble-t-il paru dans Fil d’Ariane pour la poésie, Paris, Nizet, 1964.

    (2) Marcel Hennart, « L’éternel problème de la fidélité », Le Thyrse, n° 1, 1964, p. 27.

     (3) Ibid., p. 28.

    (4) « L’éternel problème de la fidélité (suite) », Le Thyrse, n° 5, 1964, p. 232.

    (5) « L’éternel problème de la fidélité (suite) », Le Thyrse, n° 6, 1964, p. 290.

    (6) Ibid., p. 291.

    (7) Ibid.

    (8) Ibid., p. 291-292.

    (9) Guido Gezelle, Dichtwerken, vol. 10, Amsterdam, L.J. Veen, 1951, p. 16-17. Il s’agit de la onzième édition revue des Laatste Verzen (Derniers poèmes). Le poème, ainsi que l’indique le sous-titre entre parenthèse, se veut une manière de souvenir du septuor de Beethoven ; il date de 1859.

    (10) Dans son anthologie Les Étoiles de la Flandre. Guido Gezelle, Karel van de Woestijne, Jan van Nijlen, Paul van Ostaijen, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1973, Maurice Carême a remplacé ces mots par : « deux accords se répondant ».

    (11) En voici la version originale :

    Sarah13.png

    Sarah14.png

    (12) Robert Goffin, Le Thyrse, n° 5, 1964, p. 232.

    (13) Henri Meschonnic, Poétique du traduire, Lagrasse, Verdier, 1999, p. 26.

     

     

  • Le rêve de Berlage

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    La Maison de Beethoven

     

     

    Berlage1.png

     

     

    Berlage6.pngDans sa « Lettre de Hollande » publiée en février 1909 (p. 189-192), le chroniqueur du Thyrse Fernand Vellut évoque l’architecture des Pays-Bas. Comme dans celle qu’il a consacrée à l’écrivain Herman Heyermans (1864-1924) deux mois plus tôt (déc. 1908, p. 125-126), il émet bien des critiques sur les artistes néerlandais (cette fois sur les bâtisseurs et non plus sur les dramaturges et les comédiens) tout en leur reconnaissant certaines qualités qui peuvent être goûtées par les seuls autochtones ou par l’étranger qui a une connaissance approfondie de la culture batave : « Il faut visiter le pays à fond, et surtout connaître les besoins matériels et moraux du paysan néerlandais, pour apprécier la valeur d’un art [l’architecture rurale] aussi complet et aussi équilibré. Il y a là un démenti à ceux qui prétendent ennemis (en architecture) le Beau et l’Utile. » Puis il en vient à s’intéresser aux architectes modernes dont certains font preuve d’« une savoureuse originalité », en particulier Hendrik Petrus Berlage (1856-1934) :

     

    JanTooropBeursvanBerlageHetVerleden.jpg

    Jan Toorop, Het Verleden (Le Passé), Bourse de Berlage 

     

     

    « Le plus saillant de ces novateurs, M. Berlage, est l’auteur de la Bourse d’Amsterdam, monument sobre, en matériaux du pays, avec l’aspect sérieux qui convient aux affaires.  – (Pourquoi toujours ces temples grecs pour le Veau d’or ?) - La tour-horloge, massive, est surmontée d’un campanile ne manquant pas de grâce, et la décoration discrète obtient tous les effets voulus. Le sol marécageux de la ville a causé, il est vrai, quelques déboires aux bâtisseurs, la Bourse s’est lézardée à la joie du “bourgeois” hostile aux innovations. Il n’en reste pas moins établi que l’école hollandaise nouvelle a prouvé là sa vitalité et donné l’espoir d’une renaissance. »

     aperçu de l’extérieur de l’édifice (vidéo en anglais sauce batave) 

     

    Après ce rappel au sujet de cette œuvre d’art total terminée en 1903 - Berlage a reçu l’aide de plusieurs artistes dont le poète Albert Verwey, les peintres Jan Toorop, Richard Roland Holst et Antoon Derkinderen ainsi que les sculpteurs Lambertus Zijl et Joseph Mendes da Costa -, F. Vellut termine sa chronique, non sans une note d’humour, en abordant un projet que H.P. Berlage ne réalisera jamais :

    « Le nom de M. Berlage s’attache à une tentative curieuse que je ne puis taire. Un enthousiaste de musique, M. Hutschenmuyter*, a conçu le projet d’élever un local destiné exclusivement à l’audition des symphonies de Beethoven et dont M. Berlage a établi les plans. Le temple à la gloire du génial musicien se dresserait loin de toute agglomération, en pleine nature, dans les dunes voisines de Haarlem, et la salle de concerts - le sanctuaire - serait disposée de façon à ce que l’auditeur, par dessus l’orchestre invisible, aperçoive, par de larges baies ouvertes devant lui, l’immensité de la mer. Négligeons les détails : cette maison de Beethoven comprendrait une bibliothèque, une chambre pour quatuors, etc. Il s’agit de placer le fidèle de ce culte dans une disposition d’esprit et de sentiment que ne peut éveiller la salle de concert profane.

     

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    Coupole de la Maison Beethoven, intérieur, 1908 (source : ici)

     

     

    « Et c’est en ceci que ce beau rêve me paraît pécher. Jusqu’où ira ce souci du milieu, du décor ? Ne devra-t-on point tenir compte, par exemple, des conditions atmosphériques et se garder de jouer la symphonie pastorale un jour de tempête et “l’Héroïque” par un de ces après-midi de printemps où la mer du Nord sait se faire souriante et charmeuse comme la Méditerranée la plus amène ?

    Berlage4.png« Quoi qu’il en soit, il est toujours beau, parmi les laideurs quotidiennes, de voir des hommes épris d’idéal tendre à réaliser la perfection qui les hantes et il ne faut jamais laisser passer leur effort sans le saluer d’un applaudissement, ni sans l’encourager d’un souhait… » Au final, un bel hommage à une époque où beaucoup s’opposaient aux idées de l’architecte amstellodamois, idées qu’il a d’ailleurs formulées dans nombre d’essais.

     

     * Il s’agit en réalité du corniste Willem Hutschenruyter (1863-1950).

     

    Les deux couvertures  

    Sergio Polano & Vincent Van Rossem, Hendrik Petrus Berlage. Complete Works, Phaidon Press, 2002. 

    Kees Broos, Pieter Singelenberg & Manfred Bock, Berlage 1856-1934, La Haye, Haags Gemeentemuseum, 1975.

     

    Berlage a dessiné des couverture de livres, par exemple celle

    de Hooge Troeven, un court roman de Louis Couperus (1896) 

    Berlage8.png

     

     

    autre réalisation de H.P. Berlage, le superbe « pavillon » de chasse

    Saint-Hubert édifié entre 1915 et 1920 dans le parc De Hoge-Veluwe 

     

     

     

    Berlage0.png

    Portrait de Berlage figurant dans un ouvrage collectif intitulé

    H.P. Berlage en zijn werk (1916)

     

  • Le dernier vers du dernier poème

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    À l’article de la Vie

     

     

    La rubrique « Escapades » de ce blogue s’arrête de temps à autre sur des écrivains qui n’ont en principe rien à faire ici : ni Bataves, ni Flamands de Belgique, ni Flamands de France, ni flamingants – rien de tout ça. Cette fois, il va être question – ô sacrilège ! – d’un Wallon. Poète presqu’oublié, auteur de chants oubliés. Un parmi tant d’autres. « Qui se souviendra de lui ? – de toi ou de moi qui se souviendra ? ». Aucune rue, aucune avenue, aucun boulevard ne porte son nom. Tout juste un petit sentier, à Namur, sa ville d’adoption.

    SaintongePortrait.pngCet homme né dans la nuit de Noël 1921 a savouré la nature comme un flot d’ambroisie, cherché son reflet dans la Meuse comme dans le corps de la femme, a fui les mondanités, communié avec le créé. C’est à lui que Gaston Bachelard adressait ces belles phrases : « Vous me rendez tout ce que j’ai aimé. Que n’ai-je connu, quand j’écrivais mes derniers livres, vos poèmes ! Quels arguments ils m’eussent donné ! […] Écrivez bien vite de nouveaux poèmes. La poésie a besoin de vous. »

    Il écrira, ne publiant que par intermittences, s’essaiera au roman avant de disparaître en 1966, la veille de l’Assomption. « Il aimait la Meuse, plus et mieux que tout autre. Mais c’est loin du fleuve wallon que la mort l’a terrassé à quarante-quatre ans, soudainement, brusque- ment, traîtreusement. Il s’était rendu dans une petite ville de la vallée de l’Ourthe. Et c’est là qu’il s’est effondré par un des rares jours ensoleillés de cet été pourri, le dimanche 14 août ! » (Joseph Delmelle). Dès lors, lui aussi peut nous dire : 

     

    Comme j’aimais alors les bois et les prairies,

             Le ciel, tableau changeant,

    Les oiseaux veloutés, les fleurs de pierreries,

             Les rivières d’argent ! 

     

    Mon rêve était partout. Je disais : Je t’adore !

             À l’aubépine en fleurs ;

    Au feuillage : Sens-moi tressaillir. À l’Aurore

             Humide : Vois mes pleurs !

     

    Car l’Amour Heureux, la célébration des « noces de l’homme et de l’univers » par laquelle s’ouvre Toucher Terre, le plaisir que procurent mots exhumés et Visages remémorés, l’effusion poétique, n’empêchent ni les angoisses du Tenter de Vivre, ni la tristesse, ni l’effroi. Ses recueils sont, de fait, « autant de variations mozartiennes sur l’allégresse menacée de ce qui vit », ainsi que le dit l’essayiste Roger Brucher.

    Deblue0.pngIl ne lui aura été donné ni d’écrire des Poèmes de la mort prochaine ni de dicter des sonnets de l’agonie. Il a eu beau prendre « garde de ne pas mourir / en mourant sans cesse », la mort a pris les devants pour le laisser « incorruptible enfin, sans absence et sans poids ». Mais quelques jours avant de quitter le doux « bruit de l’eau qui s’égoutte sur l’eau », d’être arraché au « flot de la dérive humaine », il a griffonné un poème qui devait être le dernier, un vers qu’il ne savait pas être le dernier, dernier poème et dernier vers qui ont merveilleusement devancé la mort :

     

    Règne de la chaleur mauve et jaune, éclat

    Du bonheur dans l’oubli de tout ce qui n’est pas

    Lui-même et dont la force est comme une blessure,

    Et la blessure une très intime capture ;

    Suspens du temps dans l’espace transfiguré.

    Infini descendu dans la fugacité,

    Fusion de l’évidence et du profond mystère,

    Instant de fête au faîte d’or de la lumière,

    Noces de mouvement et d’immobilité

    Dans l’éblouissement de l’éternel été.

     

     

    Saintonge0.png

       manuscrit du dernier poème, Le Thyrse, juillet-août 1967 

     

       

    « À travers les heurts de la vie, la poésie de Jacques-André Saintonge conserva une ferveur dionysiaque. Résolument classique, mais ondulante, répétitive, obstinée comme un fleuve, elle semble porter les rythmes et les courbes de la Meuse dans son écriture. Avec ce que Françoise Gonsalez-Rousseaux appelle le “mot-germe”, Saintonge bâtit des célébrations lyriques qui prennent le lecteur dans ses filets sonores. Songe-t-on à Péguy, à Verhaeren ? Le poète vous détrompe. Il creuse moins son sujet qu’il ne l’appelle à la surface du dire. Il évoque et invoque. Il fait voir ce qu’il crée. La femme n’existe, semble-t-il, que par rapport à lui. Sa démarche exploratoire est cent fois reprise. Il ne craint pas les détails les plus précis. Mais comme tout cela est exorcisé de la pesanteur ! Dans son érotique, court un sang qui la transfigure. C’est Félicien Rops, avec la joie en plus, et l’équivoque en moins. Tout est pur aux purs dans la sauvagerie raisonnée du poète. »

    Luc Norin, La Libre Belgique, 22 janvier 1987

       

     

    La photo de Jacques-André de Saintonge figure sur la couverture de la revue de littérature et d’art Le Thyrse, juillet-août 1967.

    La couverture reproduite est celle du livre de proses et de poèmes de François Debluë De la mort prochaine, Trocy-en-Multien, Éditions de la revue Conférence, 2010, œuvre dont sont tirés deux brefs passages.

     

     

  • Hommage à Verhaeren

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    Francis Vielé-Griffin

    sur « le Grand Flamand »

     

     

    Mais je suis né, là-bas, dans les brumes de Flandre,

    En un petit village où des murs goudronnés

    Abritent des marins pauvres mais obstinés,

    Sous des cieux d’ouragan, de fumée et de cendre. 

     

    Émile Verhaeren, « Épilogue », Toute la Flandre

     

     

    Et qu’importe d’où sont venus ceux qui s’en vont,

    S’ils entendent toujours un cri profond

    Au carrefour des doutes !

    Mon corps est lourd, mon corps est las,

    Je veux rester, je ne peux pas ;

    L’âpre univers est un tissu de routes

    Tramé de vent et de lumière ;

    Mieux vaut partir, sans aboutir,

    Que de s’asseoir, même vainqueur, le soir,

    Devant son œuvre coutumière,

    Avec, en son cœur morne, une vie

    Qui cesse de bondir au-delà de la vie.

     

    Émile Verhaeren, « Au bord du quai », Les Visages de la vie

     (recueil dédié à Vielé-Griffin)

     

     

    Quelles heures, d’entre les mortes, furent nôtres ?

     

    F. Vielé-Griffin, « Ronde des cloches du Nord », Joies

     

     

     

    Vielé-Griffin par T. van Rysselberghe (détail)

    VieléGriffinTheo.pngPoète de nationalité américaine, poète surtout du vers libre, Francis Vielé-Griffin (1864-1937) a compté plusieurs amis flamands dont le peintre gantois Théo Van Rysselberghe - qui, heureusement, ne suivra pas l’exemple de lauteur de La Partenza, lequel a détruit un jour toutes ses toiles ! - et Émile Verhaeren. À l’occasion du dixième anniversaire de la disparition de ce dernier, plusieurs écrivains et personnalités se retrouvent à Bruxelles (28 novembre 1926) pour célébrer la mémoire de l’auteur des Flamandes, une manifestation agrémentée de pièces musicales de César Franck. La revue Le Thyrse a consacré son numéro du 5 décembre 1926 à cet évènement en imprimant les trois allocutions (du poète belge d’expression française Albert Mockel, de l’essayiste flamand August Vermeylen et de F. Vielé-Griffin), un poème en prose du Wallon Louis Piérard, grand connaisseur de la Hollande, ainsi qu’un texte du peintre et auteur français Paul-Napoléon Roinard, qui, en son absence, fut lu lors du banquet offert à Vielé-Griffin après la séance commémorative.

     

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    Le symboliste A. Mockel, à qui l’on doit un Émile Verhaeren, poète de l’énergie, se félicite, en tant que « Wallon jusqu’aux moelles » que Verhaeren soit « Flamand avant tout, Flamand par toutes ses fibres ». Grande figure du renouveau culturel flamand à la charnière des XIXe et XXe siècles, August Vermeylen (photo AMVC, détail), après avoir rappelé l’aversion qu’éprouvait le disparu pour les oraisons funèbres, souligne de son côté que « l’étude la plus pénétrante, la plus “fraternelle” » consacrée au natif de Saint-Amand « est d’un poète flamand, Karel van de Woestyne ». IlVieléVermeylen.png poursuit : « […] certains blâment Verhaeren de n’avoir pas écrit en flamand, d’autres le louent d’avoir écrit en français. Vaine querelle ! Qu’on se dise une fois pour toutes qu’un poète, qui a le respect de son art, ne choisit pas sa langue. C’est bien simple : Verhaeren a écrit dans la langue qui lui était la plus naturelle, le français, de même que Gezelle a écrit dans la langue qui lui était la plus naturelle, le flamand. Cela ne regarde que l’artiste qui crée son œuvre ». Puis le Bruxellois bilingue suggère qu’on trouve à la fois en Verhaeren deux poètes, nombre de ses pièces parmi celles qu’on cite le moins permettant de le ranger dans la première catégorie : « Je vois deux espèces de poètes, très différentes et qu’on ne peut comparer : ceux qui ne vivent que leur rêve intérieur, en dehors du temps, et dont l’œuvre est transposée dans l’éther spirituel, le plan éternel de l’âme. […] Mais l’ensemble de son œuvre le classe plutôt dans cette autre catégorie, les poètes dont l’esprit est tourné vers le monde de l’action ». Il le considère comme « le type le plus admirable du poète » qui, depuis Walt Whitman, « embrasse le monde, l’absorbe tout entier et le fait vibrer d’une pulsation large et profonde. ». Pour ceux qui ont eu le bonheur de connaître Verhaeren, nous dit-il encore, un seul mot le résume : « ferveur ! » Après avoir rappelé un souvenir (voir ci-dessous), il conclut, toujours devant Albert Ier et la reine Élisabeth, en évoquant la lutte que doit livrer celui qui regarde la vie en face « et qui trouve sa rédemption dans la lutte », autrement dit en comparant le vrai poète à un Christ anarchiste : « […] car il devait aimer la vie avec rage, pour se crucifier sur elle comme il l’a fait là. Et il lui fallait souffrir cette passion et cette agonie pour pouvoir ensuite, brûlé, purifié, renouvelé, s’élever vers un hymne aussi clair que la Multiple Splendeur ».

     

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    Quant à Louis Piérard, il donne une évocation de la tentaculaire Londres où il se trouvait au moment où il apprit, en lisant le journal, la mort tragique de Verhaeren « the well known belgian poet. Tué ! Broyé par un train à Rouen ! » La suite de son texte condense quelques souvenirs du « grand berger de l’horizon, des bois roux, des labours violets, du ciel pâle où tremblotent les premières étoiles ». Paul-Napoléon Roinard nous confie lui aussi, outre l’expression de sa « pieuse admiration », quelques souvenirs de moments partagés avec le grand poète.

    Sous la plume de Francis Vielé-Griffin – qui a dédié à Verhaeren, dont il n’avait sans doute pas « les audaces sublimes » (Thierry Gillybœuf), son En Arcadie (1897)* –, l’hommage prend un peu plus l’aspect d’une analyse de l’art poétique : il y est question de « Pur Poète », « du mystique que ravit la grâce ». Malgré une ligne manquante dans la dernière partie du texte (p. 463-465), nous le reproduisons dans son intégralité.

     

     

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    * Voici le poème « Dédicace » qui ouvre

    En Arcadie (dans le recueil La Clarté de Vie)

     

    Ton art

    Est comme un gonfanon, beau chevalier

    Debout dans l’étrier,

    Et face au jour émerveillé ;

    Et l’ombre de ta grande lance noire

    Ondule derrière toi sur l’ornière crayeuse ;

    Il monte comme un rêve d’encensoir

    Des foins que nous fanons parmi les peupliers,

    Chantant la vie joyeuse

    Et son espoir.

     

    Mais tu sais bien notre âme et tu l’as dite

    En un grand cri de pitié farouche :

    Appuyés sur la fourche en l’ombre qui médite

    Nous avons écouté nos rêves de ta bouche :

    Ta voix dure est si tendre

    Que les faneurs groupés dans l’ombre pour l’entendre

    Vont murmurant déjà des hymnes désapprises

    Et jonchent ton chemin des fleurs de nos prairies

    Et s’émerveillent et disent :

    « C’est notre saint Martin qui chevauche et qui prie ! »

    Car ta bonté est douce et claire comme la brise.

     

    Francis Vielé-Griffin

     

     

    VieléGriffinVerhaerenparTHéo.png

    Émile Verhaeren écrivant (détail), 1915

    par Théo van Rysselberghe