Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

heine

  • Place Clichy, rue de Douai, 1906

    Pin it!

     

    Alexandre Cohen :

    Un matin de mai à la mi-mars

     

    Dans le premier texte de son volume Uitingen van een reactionnair, Alexandre Cohen décrit sur un ton gai une traversée de Paris à la fin de l’hiver 1906. En voici les premiers paragraphes dans lesquels il évoque un quartier qu’il a bien connu.

    Suit une lettre envoyée peu après à Max Nettlau qu’il rencontrait apparemment de temps à autre à la Bibliothèque nationale. Cohen a peut-être pris froid sur l’omnibus à moins que les postillons du cocher… On constate que le publiciste s’était une nouvelle fois emporté au cours d’une discussion.

     

    cohen,nettlau,heine


    Im wunderschönen Monat Mai,

    Als alle Knospen sprangen...

    Heinrich Heine

     

    « Ewigkeit, wie bist du lang ! »

    Déjà cinquante années que Heine repose à Montmartre...

    « Aber ich, ich lebe ! »

     

    Et je grimpe sur l’impériale de l'omnibus Clichy-Odéon, la ligne qui coupe la moitié de la ville, du nord au sud, de Montmartre au Luxembourg.

    Une excursion bon marché ! Trois sous, c’est tout.

    Caisses hors du temps que ces omnibus, tirés par trois chevaux à la robe identique : trois alezans, trois blanc pommelé, trois noirs, trois à listes. Mais j’aime les moyens de transport démodés – préfère le voilier au vapeur ! – et ai en grippe les poussifs, puants et trépidants tramways à vapeur. À bas le progrès ! Aujourd’hui plus que jamais : le ciel est au soleil et mon humeur au beau fixe.

    Place Clichy ! Au centre de la place, un monument : la statue du Général Moncey, héros du Premier Empire. Le bonhomme, le menton défiant le vide, un imposant sabre courbé à la main, se tient à côté d’un canon qui pointe une bouche éclatée, comme le veut la tradition ancestrale de la statuaire militaire. Bonjour ! mon Général.

    Au pied du monument, un bouquet géant et qui en fait le tour ! Des montagnes de fleurs : des violettes couleur prune ; des violettes de Parme amarante ; des tulipes, rouge vif ou jaune criard ; des jacinthes rosées ; des giroflées odorantes jaune-roux ; des lilas vert et blanc.

    Tourbillons de gens. Masses compactes à dominante noire. De-ci de-là, une touche claire et colorée : le pantalon rouge et les guêtres blanches d’un fantassin ; les épaulettes jaunes d’un fusilier marin ; le corsage bleu d’une blonde ; le chapeau à doublure rouge d’une brunette ; les deux casques rutilants, rehaussés de plumes tricolores de deux colosses de cuirassiers dont les montures agitent des queues noires coruscantes. Une femme tenant une grappe de raisin aux énormes grains chahutée par le vent : ballons de baudruche rouge et bleu.

    Une paire de silhouettes sombres : deux croque-morts. Les rayons de soleil dansent sur leur chapeau laqué.

    Un moine vêtu d’une bure brune, tête nue et nu-pieds. Pieds nus dans ses sandales, cela va sans dire. Belle barbe !

    Les omnibus ont fait le plein de passagers. Les trams de même. Et le métro aspire d’un coup de langue un tas de gens par une de ses gueules et – cratère – en vomit autant de l’autre.

    « Allez ! roulez », crie le conducteur.

    J’occupe une place assise juste derrière le cocher. Qui chique. Et crache. Je reçois en pleine figure – revers de la médaille quand on trône à la place d’honneur – quelques postillons comme on appelle ces choses là en français. J’avance, avec la réserve qui s’impose, une remarque... une insinuation à propos de la direction du vent. Mais le cocher, convaincu de l’inaliénabilité de son droit à chiquer, réplique, avec une sécheresse déplacée : « Faut pourtant bien que j’crache ! »

    Rue de Douai ! Rue étroite. La partie supérieure de l’impériale est pratiquement à la même hauteur que les premiers étages dont les fenêtres sont ouvertes.

    Une claire silhouette se détache sur le fond sombre d’une chambre. Un tendre bout de femme devant le miroir d’une table de toilette, se tamponnant – le petit amour – les joues de poudre de riz.

    Dialogue, au passage de l’omnibus.

    Le voyageur assis derrière le cocher : « Comme vous êtes jolie ! »

    De la chambre, une voix tout sourire : « Vous trouvez ? »

    Place Saint-Georges ! À droite, la maison de feu Adolphe Thiers, le « bourgeois étroniforme » ainsi que Flaubert l’a dénommé. Ou était-ce quelqu’un d'autre ? Je ne m’en souviens pas avec une certitude absolue. La chose n’a pas grande importance ! On ne peut trouver qualificatif plus juste et plus pittoresque, c’est le principal.

    « Allez ! roulez. »

    (trad. D. C.)

    cohen,nettlau,heine

    « Lettre à Max Nettlau »,

    in Alexander Cohen. Brieven 1888-1961

    (Correspondance d’Alexandre Cohen),

    éd. Ronald Spoor, Amsterdam, Prometheus, 1997, p. 301-302.

     

     

    Lien permanent Imprimer Catégories : Alexandre Cohen Anarchisme Monarchisme 0 commentaire