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  • Alexandre Cohen : grandes lignes de la vie d’un autodidacte

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    Aperçu biographique

     

    Le nom d’Alexandre Cohen apparaît souvent dans les évocations en langue française du mouvement anarchiste de la fin du XIXe siècle sans que les auteurs apportent beaucoup de précisions sur ce rebelle. S’il n’a pas été l’une des figures les plus en vue, il a néanmoins occupé une place non négligeable, chaînon entre diverses personnes et divers pays, ami de F. Domela Nieuwenhuis, de Fénéon, accusé au Procès des Trente, côtoyant nombre d’activistes et d’artistes à propos desquels il a laissé un témoignage écrit. Entre 1888 et le milieu des années 1920, Alexander Cohen fut un témoin privilégié des tourmentes politiques et des manifestations artistiques dans son pays d’adoption (théâtre, romans, peinture, etc.). Le fougueux Frison a publié sous son nom et sous divers pseudonymes – Démophile, Demophilos, Demophilus, Kaya, Souvarine – dans un grand nombre de feuilles plus ou moins confidentielles comme dans des organes très lus. Chroniqueur et traducteur, celui que ses amis surnommaient Sander (et sa femme Sandro) a par ailleurs contribué à faire mieux connaître à Paris la littérature d’expression néerlandaise de son temps. Ayant obtenu la nationalité française, il a, par la suite, en tant que correspondant en France du plus grand quotidien néerlandais, joué un grand rôle dans le revirement de l’opinion publique hollandaise, très pro-allemande en 1914. Après un rappel bibliographique dans une première note sur ce blog (« Alexandre Cohen, de l’anarchisme au monarchisme ») et avant un exposé plus détaillé sur les années anarchistes du publiciste, voici une biographie sommaire – basée pour une bonne part sur celle que donne Ronald Spoor dans son édition des Lettres d’Alexandre Cohen (1997) ainsi que dans sa notice du Biografisch Woordenboek van het Socialisme en de Arbeidersbeweging.

     

    Portrait d'A. Cohen par Van Dongen, 1912

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    Naissance le 27 septembre 1864 de Jozef Alexander Cohen à Leeuwarden (capitale de la Frise), fils du juif orthodoxe Aron Heiman Cohen Jzoon et de sa deuxième épouse, Sara Jacobs. Alexander aura plusieurs (demi-)frères et (demi-)sœurs. Sa mère meurt en 1873 ; deux ans plus tard, son père se remarie. Très tôt, le jeune Alexander se rebelle contre l’autorité paternelle et celle de ses instituteurs et professeurs. Après une scolarité perturbée et une première expérience de la prison pour vagabondage, il s’engage dans l’armée comme « soldat-écrivain » (sorte de commis aux écritures) pour fuir son milieu familial.

    sept. 1882-fin 1886 : séjourne dans les Indes néerlandaises au sein de l’armée. Il passe une bonne partie de son temps au cachot pour insubordination. Apprend le Malais, lit beaucoup.

    février 1887-début mai 1888 : Débuts dans le journalisme : alors qu’il est de retour aux Pays-Bas, il est renvoyé de l’armée à cause de son comportement ; il commence à publier dans la presse d’extrême gauche (Het Groningen Weekblad) des articles sur les Indes néerlandaises qui dénoncent la politique du gouvernement hollandais. Devient correcteur de Recht voor Allen : les milieux socialistes, sous la houlette de F. Domela Nieuwenhuis, l’accueillent. Arrêté à La Haye pour majeisteitsschennis (insulte grave à l'égard de la personne du roi Guillaume III qu’il a traité de « Gorille ! »), il est condamné à six mois de prison, peine qu’il n’effectuera que des années plus tard. Un article écrit sous le pseudonyme de Souvarine lui vaut d’autres poursuites ; il décide de fuir la Hollande pour se réfugier à Gand où il trouve du travail au sein de la publication socialiste Vooruit. Indésirable en Belgique, il est expulsé vers la France.

    mai 1888-fin 1893 : correspondant de Recht voor Allen à Paris ; collaboration à plusieurs journaux (L’Attaque, La Revue d’évolution, Le Figaro…) ; traductions de Multatuli, Zola, Hauptmann, de brochures de Domela, etc. ; assure le lien entre l’anarchisme français et l’anarchisme néerlandais ; assiste comme observateur au Congrès international ouvrier socialiste (14-21 juillet 1889). Emmène Domela à l’Exposition Universelle où il travaille comme (piètre) vendeur de meubles ; interprète (malais), il dénonce la situation dans laquelle vivent les danseuses et musiciens javanais qui se produisent alors sur l'Esplanade des Invalides. Prend la parole à la Maison du Peuple le 10 juin 1890 pour dénoncer l’action du général Doods. Demande dès 1890 sa naturalisation. S’installe en octobre 1892 au 59, rue Lepic (après avoir vécu au 75, rue Saint-Louis dans une minuscule chambre de l'Hôtel Saint-Louis, puis dans un hôtel de la rue des Dames). Se lie d’amitié avec V. Barrucand, F. Fénéon, Emile Henry ou encore B. Kampffmeyer. 15 août 1893 : début de la vie commune avec Kaya Batut, née à Coubison (Aveyron) le 28 septembre 1871. À leur grand dépit, ils n’auront aucun enfant. Expulsé de France suite à l’attentat de Vaillant du 9 décembre. Octave Mirbeau et d'autres le défendent dans la presse et auprès des autorités.

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    Lettre d'A. Cohen à Zola

     

    début 1894-mai 1896 : période londonienne. Collabore à The Torch of anarchy. Moments de détresse et de solitude ; trouve du réconfort auprès de nouveaux amis : les sœurs Rossetti, Louise Michel, Kropotkine, etc. ; quelques articles marquants écrits en différentes langues (sur l'avortement, Oscar Wilde, Emile Henry, etc.). Rentré clandestinement en France, il se livre à la police : le jugement le condamnant à 20 ans de travaux forcés (Procès des Trente) est cassé, mais Cohen est de nouveau expulsé. Retour à Londres.

    mai 1896-juillet 1899 : Retour en Hollande, toujours avec Kaya. Activités politiques (International Socialist Workers and Trade Union Congress, 1896). Arrêté, il est contraint d’effectuer la peine à laquelle il a été condamné en 1888. Nombreuses lettres à Kaya. Commence sa collaboration à La Revue blanche. Lassitude de l’activisme politique. S’installe à La Haye avec Kaya. 6 novembre 1897 : parution du premier numéro de De Paradox. 27 août - 7 septembre 1898 : séjour des Fénéon chez les Cohen. 19 novembre 1898 : dernier numéro de De Paradox. Début 1899 : les Cohen s’installent sur l’île frisonne de Schiermonnikoog. Cohen prend ses distances par rapport à l’anarchisme et devient un « sceptique ».

    14 juillet 1899-mars 1904 : Retour clandestin à Paris, obtention d’un permis de séjour. Assure pendant quatre ans la rubrique « Lettres néerlandaises » du Mercure de France. Collabore au Petit Sou. 1901 : parution des Pages choisies de Multatuli. Rédacteur au service étranger du Figaro. Amitié avec Kees van Dongen.

    mars 1904-avril 1905 : séjour en Asie avec Kaya. Grâce aux relations qu’il entretient avec Henri de Jouvenel, Cohen est envoyé en mission par des ministères français pour comparer dans certains domaines les systèmes coloniaux français et néerlandais. Chargé par L’Illustration d’envoyer des articles.

    1905-1917 : rend son rapport aux ministères concernés : « Rapport sur l’organisation du Service de Santé civile et l’Assistance médicale aux Indigènes aux Indes Néerlandaises ». Lance en septembre 1905 une campagne dans la presse en faveur de la libération de F. Domela Nieuwenhuis, emprisonné en Allemagne. Du 15 septembre 1906 au 15 septembre 1917 : correspondant parisien du quotidien néerlandais De Telegraaf, une collaboration parfois houleuse, ponctuée de conflits avec des membres de l’Association syndicale de la presse étrangère. Publie de nombreux articles dans les deux pays et les deux langues sur la politique, l'Afrique du Sud, divers procès, les arts ainsi que des entretiens avec des hommes politiques. 10 novembre 1907 : naturalisé français. Rejoint le 3 août 1914 sa compagnie dans les Vosges. Réformé dix jours plus tard. Devient correspondant de guerre et publie dans De Telegraaf des pages de son « Journal d’un soldat français » ainsi que « L’affaire du Telegraaf : La presse et l’opinion publique en Hollande » (Revue hebdomadaire, 26 février 1916).

    août 1917-mai 1924 : vit à Courcelles-Tréloup. Cohen continue malgré tout, jusqu’en septembre 1922, de travailler pour De Telegraaf. Il collabore parfois aussi au Temps (nov-déc. 1918). Épouse Kaya le 23 mars 1918 à la mairie du XVIIIe. Son père meurt début 1919.

    1925-1932 : le couple vit à Marly-le-Roi. Cohen prépare son recueil d’articles : Uitingen van een reactionnair (1896-1926) qui paraît en 1929. Écrit durant la seconde moitié de 1931 le premier volume de ses mémoires In opstand, publié à l’automne 1932. Cohen est entre-temps devenu un lecteur assidu des grandes plumes de l’Action Française. Il restera profondément royaliste et dénoncera le communisme jusqu’à la fin de ses jours.

    1932-1961 : Installation à Toulon où la vie est moins chère. Écrit Van anarchist tot monarchist, la suite de ses mémoires (à partir de son expulsion de France fin 1893) ; le livre paraît en 1937. Place de temps à autre un article dans la presse néerlandaise. En 1941, vend en viager sa maison – qu’il a non sans humour baptisée Le Clos du Hérisson – qui sera touchée par des bombardements. Durant les années d’après-guerre, le couple vit dans une misère noire ; ils reçoivent de la nourriture de quelques amis hollandais ou encore du vieil anarchiste Rudolf Rocker. Un fonds est créé aux Pays-Bas pour leur venir en aide. Les Cohen revoient à quelques reprises les sœurs Rossetti. La presse néerlandaise reparle de Cohen à l’occasion de ses 90 ans. Un journaliste néerlandais se déplace à Toulon pour enregistrer un entretien avec Alexandre et Kaya (laquelle perd peu à peu la vue) qui est diffusé à la radio. En 1959, Cohen écrit un essai sur le style et la langue néerlandaise. Un choix de ses écrits paraît la même année, en format de poche, dans son pays d’origine. En octobre 1959, lors d’un séjour chez une nièce de Kaya, celle-ci chute en essayant d’empêcher son mari de tomber dans les escaliers du jardin. Ayant perdu conscience, elle est hospitalisée et meurt le 16 octobre. Trois jours plus tard, elle est enterrée à Nice. Avant la fin de la même année, Alexandre quitte pour de bon Le Clos du Hérisson. Il sera bientôt accueilli par les Petites sœurs des Pauvres de Toulon. Le 30 octobre 1961, il meurt dans leur hospice.           (Daniel Cunin)

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    Alexandre Cohen et Kaya lisant l'Action française, fin années 1930

     

    Liste non exhaustive des journaux et revues dans lesquels A. Cohen a publié : De Amsterdammer, L’Attaque, La Contemporaine : Revue Illustrée, Ons Eigen Tijdschrift, Eindhovensch Dagblad, L’Endehors, Entretiens Politiques et Littéraires, L'Européen, Le Figaro, De Groene Amsterdammer, Groninger Weekblad, Den Gulden Winckel, Haagse Post, (La Petite république), (L’Illustration), Mandril, Mercure de France, Morgenrood, De Nieuwe Eeuw, De Nieuwe Gids, Nieuws van den Dag voor Nederlandsch-Indië, La Nouvelle Revue, (La Patrie), De Paradox, Het Parool, Le Père Peinard, Le Petit Sou, Recht voor Allen, La Révolte, La Revue Anarchiste, La Revue Blanche, La Revue Bleue, La Revue d'Évolution, La Revue hebdomadaire, La Société Nouvelle, Soerabajasch-Handelsblad, De Telegraaf, Le Temps, The Torch of Anarchy, Vooruit, Vrij Nederland...

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    Début d'un article d'A. Cohen sur Toulon (1952 ?)

     

     

    On consultera en langue française sur Alexandre Cohen et l’anarchisme néerlandais les articles suivants publiés dans la revue Septentrion :

     

    Hendrik Brugmans, « Le témoignage d’un libertaire néerlandais », Septentrion, 1975, n° 2 (sur Ferdinand Domela Nieuwenhuis et réédition de : Ferdinand Domela Nieuwenhuis, Le Socialisme en danger, Payot, Paris).

    A.L. Constandse, « La naissance du socialisme aux Pays-Bas et F. Domela Nieuwenhuis », Septentrion, 1977, n° 3.

    Hendrik Brugmans, « Arthur Lehning : homme libre et libertaire », Septentrion, 1980, n° 3.

    A.L. Constandse, « L’anarchisme aux Pays-Bas et en Flandre », Septentrion, 1980, n° 1.

    Max Nord, « L’amour d’Alexander Cohen pour la France », Septentrion, 1981, n° 2.

    A.L. Constandse, « Anarchisme français et anarchisme néerlandais », Septentrion, 1983, n° 2.

    Annette Portegies, « Le garçon qui ne valut jamais rien : la correspondance d’Alexander Cohen », Septentrion, 1999, n° 1.

    Jo Tollebeek, « “Révolutionnaires de toutes tendances” : sur la mort d’Arthur Lehning », Septentrion, 2000, n° 2.

     

    Reproductions : le portrait de Cohen par Kees van Dongen a été publié en regard de la page de titre de Uitingen van een reactionnair (1896-1926). La lettre à Zola figure dans Alexander Cohen. Brieven 1888-1961 (Correspondance d’Alexandre Cohen), éd. Ronald Spoor, Amsterdam, Prometheus, 1997, p. 40. La photo de Cohen et de Kaya figure dans Uiterst links, jounalistiek werk 1887-1896 (Extrême gauche. Œuvre journalistique, 1887-1896), choix de textes et présentation Ronald Spoor, Amsterdam, De Engelbewaarder, 1980, p. 44.

     

     

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  • Place Clichy, rue de Douai, 1906

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    Alexandre Cohen :

    Un matin de mai à la mi-mars

     

    Dans le premier texte de son volume Uitingen van een reactionnair, Alexandre Cohen décrit sur un ton gai une traversée de Paris à la fin de l’hiver 1906. En voici les premiers paragraphes dans lesquels il évoque un quartier qu’il a bien connu.

    Suit une lettre envoyée peu après à Max Nettlau qu’il rencontrait apparemment de temps à autre à la Bibliothèque nationale. Cohen a peut-être pris froid sur l’omnibus à moins que les postillons du cocher… On constate que le publiciste s’était une nouvelle fois emporté au cours d’une discussion.

     

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    Im wunderschönen Monat Mai,

    Als alle Knospen sprangen...

    Heinrich Heine

     

    « Ewigkeit, wie bist du lang ! »

    Déjà cinquante années que Heine repose à Montmartre...

    « Aber ich, ich lebe ! »

     

    Et je grimpe sur l’impériale de l'omnibus Clichy-Odéon, la ligne qui coupe la moitié de la ville, du nord au sud, de Montmartre au Luxembourg.

    Une excursion bon marché ! Trois sous, c’est tout.

    Caisses hors du temps que ces omnibus, tirés par trois chevaux à la robe identique : trois alezans, trois blanc pommelé, trois noirs, trois à listes. Mais j’aime les moyens de transport démodés – préfère le voilier au vapeur ! – et ai en grippe les poussifs, puants et trépidants tramways à vapeur. À bas le progrès ! Aujourd’hui plus que jamais : le ciel est au soleil et mon humeur au beau fixe.

    Place Clichy ! Au centre de la place, un monument : la statue du Général Moncey, héros du Premier Empire. Le bonhomme, le menton défiant le vide, un imposant sabre courbé à la main, se tient à côté d’un canon qui pointe une bouche éclatée, comme le veut la tradition ancestrale de la statuaire militaire. Bonjour ! mon Général.

    Au pied du monument, un bouquet géant et qui en fait le tour ! Des montagnes de fleurs : des violettes couleur prune ; des violettes de Parme amarante ; des tulipes, rouge vif ou jaune criard ; des jacinthes rosées ; des giroflées odorantes jaune-roux ; des lilas vert et blanc.

    Tourbillons de gens. Masses compactes à dominante noire. De-ci de-là, une touche claire et colorée : le pantalon rouge et les guêtres blanches d’un fantassin ; les épaulettes jaunes d’un fusilier marin ; le corsage bleu d’une blonde ; le chapeau à doublure rouge d’une brunette ; les deux casques rutilants, rehaussés de plumes tricolores de deux colosses de cuirassiers dont les montures agitent des queues noires coruscantes. Une femme tenant une grappe de raisin aux énormes grains chahutée par le vent : ballons de baudruche rouge et bleu.

    Une paire de silhouettes sombres : deux croque-morts. Les rayons de soleil dansent sur leur chapeau laqué.

    Un moine vêtu d’une bure brune, tête nue et nu-pieds. Pieds nus dans ses sandales, cela va sans dire. Belle barbe !

    Les omnibus ont fait le plein de passagers. Les trams de même. Et le métro aspire d’un coup de langue un tas de gens par une de ses gueules et – cratère – en vomit autant de l’autre.

    « Allez ! roulez », crie le conducteur.

    J’occupe une place assise juste derrière le cocher. Qui chique. Et crache. Je reçois en pleine figure – revers de la médaille quand on trône à la place d’honneur – quelques postillons comme on appelle ces choses là en français. J’avance, avec la réserve qui s’impose, une remarque... une insinuation à propos de la direction du vent. Mais le cocher, convaincu de l’inaliénabilité de son droit à chiquer, réplique, avec une sécheresse déplacée : « Faut pourtant bien que j’crache ! »

    Rue de Douai ! Rue étroite. La partie supérieure de l’impériale est pratiquement à la même hauteur que les premiers étages dont les fenêtres sont ouvertes.

    Une claire silhouette se détache sur le fond sombre d’une chambre. Un tendre bout de femme devant le miroir d’une table de toilette, se tamponnant – le petit amour – les joues de poudre de riz.

    Dialogue, au passage de l’omnibus.

    Le voyageur assis derrière le cocher : « Comme vous êtes jolie ! »

    De la chambre, une voix tout sourire : « Vous trouvez ? »

    Place Saint-Georges ! À droite, la maison de feu Adolphe Thiers, le « bourgeois étroniforme » ainsi que Flaubert l’a dénommé. Ou était-ce quelqu’un d'autre ? Je ne m’en souviens pas avec une certitude absolue. La chose n’a pas grande importance ! On ne peut trouver qualificatif plus juste et plus pittoresque, c’est le principal.

    « Allez ! roulez. »

    (trad. D. C.)

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    « Lettre à Max Nettlau »,

    in Alexander Cohen. Brieven 1888-1961

    (Correspondance d’Alexandre Cohen),

    éd. Ronald Spoor, Amsterdam, Prometheus, 1997, p. 301-302.

     

     

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  • Alexandre Cohen : les années anarchistes (4)

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    ALEXANDRE COHEN

    LES ANNEES ANARCHISTES (4)

     

    Alexandre Cohen

    correspondant de Recht voor Allen à Paris

     

    Trait d’union, Cohen l’est aussi dans ces années entre les anarchistes parisiens et les sympathisants hollandais. Avant l’arrivée de Christian Cornelissen (1864-1946) qui fut appelé à jouer un grand rôle à la charnière des deux siècles dans l’essor de l’anarcho-syndicalisme, Alexandre Cohen assure le passage des nouvelles entre Paris et les principales villes néerlandaises. Certes, des journaux anarchistes français et autres pamphlets circulent dans le Royaume batave tout comme des traductions d’articles ou d’ouvrages des doctrinaires ; Proudhon, E. Reclus et Pelloutier par exemple exercent alors une influence certaine dans ces milieux aux Pays-Bas. (62) D’autres individus très actifs s’emploient aussi à diffuser nombre d’écrits comme J.C.Ph.H. Methöfer, H.J. van Steenis ou encore F.W.J. Drion. (63) Mais la présence de Cohen sur place permet à Recht voor Allen de diffuser une information de première main, alors même qu’on ne pouvait se permettre de passer par le circuit coûteux et déjà traditionnel des agences de presse. Cohen l’affirme lui-même, avec sa franchise habituelle : « Si les lecteurs de RvA sont un tant soit peu au courant de la vie politique et de la situation des différents partis en France, je crois y avoir contribué pour une grande part. » (64) Sa position facilite aussi la publication d’essais de F. Domela Nieuwenhuis en France.

    A. Cohen, 1894 (publié dans le journal Morgenrood)

    PortraitCohen1894.gifDurant son long séjour à Paris, Cohen expédie plus de 70 articles que F. Domela Nieuwenhuis place dans son journal devenu un quotidien en 1889. La plupart de ces textes figurent sous l’intitulé « Parijsche Brieven » (« Lettres parisiennes ») ; on devait à d’autres les rubriques « Amsterdamsche Brieven » (« Lettres amstellodamoises ») et « Rotterdamsche Brieven » (Lettres rotterdamoises). (65) Cohen est selon ses propres dires le seul correspondant rémunéré du journal (66), un « salarié » d’ailleurs en permanence débiteur de F. Domela Nieuwenhuis. Il publie ses papiers sous le pseudonyme de Souvarine, quelquefois sous celui de Demophilus ou Demophile et parfois sous son patronyme. Quelques articles portent un titre particulier et quatre sont des boekbeschouwing ou boekbeoordeling (compte rendu ou recension critique d’un ouvrage). Ses « Lettres » traitent bien entendu d’événements de fraîche date (bien qu’elles soient parfois publiées plusieurs semaines après leur rédaction) et de faits souvent très marquants : décapitation, explosion d’un puits de mine, grève, boulangisme, attentats, commémoration des victimes du coup d’État du 2 décembre 1851, colonisation, suicide de Boulanger, vie parlementaire... Pas une seule des multiples personnalités évoquées dans ses articles ne s’en tire sans égratignures. L’extrait suivant de la « Lettre parisienne » du 13 mai 1892 illustre assez bien la teneur de l’ensemble :

    Il n’est pas très compliqué de dresser le bilan des dernières escroqueries gouvernementales. Plus de 60 révolutionnaires étrangers, anarchistes ou non, ont été mir nichts, dir nichts expulsés sans qu’ils se soient rendu coupables d’autre chose que du refus de démordre de leurs idées. Les socialistes officiels (puisse feu monsieur G. me pardonner ce qualificatif) avec Guesde à leur tête, ont applaudi sans retenue cette mesure gouvernementale et ce dernier a même estimé utile de déclarer, à l’occasion d’une interview accordée au rédacteur du Figaro, que tous les anarchistes peuvent être classés en 3 catégories, à savoir : les menteurs, les idiots et les mouchards. Kropotkine est, toujours selon le ci-dessus nommé..., un hurluberlu, un fou sans la moindre valeur. Dans le même temps, tous les journaux commentaient – le plus réactionnaire en première ligne – l’exquis ouvrage de Kropotkine La Conquête du Pain dans les termes les plus favorables. Point n’est besoin d’ajouter à ce petit échantillon pour juger de la loyauté et de l'honnêteté de certains intrigants.

    Ajoutons que des arrestations se sont également produites sur tout le territoire, au total plus de 200.

    La meilleure preuve que ces arrestations n’étaient en rien justifiées réside certainement dans le fait que presque tous les prisonniers ont été remis en liberté après le 1er mai ; ils ont toutefois été traités au cours de leur détention de la plus vile des manières, comme des chiens. Plusieurs d’entre eux sont tombés malades suite au traitement alimentaire enduré. Ils doivent en partie ce traitement extrêmement brutal à ce qu’on les a considérés comme l’âme de la presse révolutionnaire. Le but recherché, entendez la disparition des journaux, n’a pas été atteint et ceux-ci paraissent aux dates prévues, avec un contenu plus révolutionnaire et plus violent que jamais. Les souscriptions ouvertes pour soutenir les épouses et les enfants des camarades emprisonnés ont rapporté infiniment plus qu’on ne l’avait espéré ; à la grande irritation et à la grande surprise des bourgeois, des dons de 5, 10 et même 20 francs figurent sur les listes. Parmi les souscripteurs, on relève les noms de personnalités des lettres très en vue à Paris. Le tirage de La Révolte a augmenté de 1000 exemplaires, celui du Père Peinard de 2500 et le journal L'Endehors, fondé il y a peu, qui prend un tour de plus en plus révolutionnaire et qui compte parmi ses collaborateurs les meilleures plumes de la nouvelle génération, voit le nombre de ses abonnés croître continuellement.

    Messieurs, c’est bien ainsi, continuez à taper dans le mille. Plus nous rallions de gens, mieux c’est !

    Ce sont nos ennemis qui nous font la meilleure propagande. Et les vieux grecs qui soutenaient que les dieux ont frappé de cécité ceux qui voulaient les corrompre avaient certainement eu à souffrir eux aussi de gouvernants aveugles.

    Ce n’est pas aujourd’hui qu’on pourra les guérir. Les gouvernants, j’entends ! (67)

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    Recht voor Allen, n° 105 (R. Spoor, Uiterst links, p. 70)

     

    La vie parisienne et mille activités absorbent Cohen mais les soucis d’argent se dissipent rarement, même s’il a touché un petit héritage. Et si le journal de Domela Nieuwenhuis ne représente l’assurance que d’une maigre rentrée d’argent, il ne faut pas en déduire pour autant qu’il bâcle les nombreux papiers qu’il expédie. Cohen est en effet un maniaque et « aucun de mes manuscrits n’est envoyé sans avoir été au préalable relu et encore relu, sans que les feuillets aient été comptés et numérotés etc. » (68) Ses articles sont hauts en couleur et d’une couleur qui tranche avec celle du S.D.B. Là n’est pas la moindre des contradictions. Il hait les sociaux-démocrates :

    Je demeure celui que j’ai toujours été : un révolutionn aire qui veut renverser l’ordre régnant, quelle que soit la manière utilisée et en recourant à tous les moyens possibles. Cependant, mes yeux se sont ouverts à beaucoup de choses qui m’étaient jusqu’alors cachées ; et s’il en est une dont je ne veux en aucun cas entendre parler, c’est de sacrifier un tant soit peu ce qui fait le propre de l’homme à l’idée de communauté. Pour parler en toute franchise, je choisis la société actuelle, que je hais comme la peste avec toute la haine dont je dispose – et elle n’est pas insignifiante ! – par-dessus l’État coercitif que nous propose la firme Liebknecht, Guesde et Cie. Ces gens là, je les poursuivrai jusqu’à ma mort de la dérision, de l’ironie et de la force probante qui sont miennes. Pour le reste, je suis et je combats aux côtés de ceux qui veulent mettre fin à l’oppression par la révolution, et peu me chaut que ceux-ci se disent communistes, socialistes ou anarchistes. (69)

    Cette même confession (moins la haine), Alexandre Cohen la renouvellera quelques années plus tard aux lecteurs de sa revue De Paradox : « Plus odieuse encore que la perspective d’un régime social-populacier est à mes yeux l’idée d’être gouverné par un sanhédrin de “savants” : des économistes, des psychologues, des anthropologues, des anthropométeurs, des criminologues, des concepteurs de matérialisme historique. Mais cela est rien moins que la social-démocratie, ni plus ni moins. (...) Pourquoi je m’en prends par prédilection à la social-démocratie et non aux autres partis politiques ? Non – comme le prétendent certains – par haine ou antipathie à l’égard de ces chefs d’orchestre d’une chapelle sans valeur artistique. Mais parce que la social-démocratie est le proche avenir, un avenir de fous. » (70)

    La particularité du socialisme hollandais et la personnalité de F. Domela Nieuwenhuis permettent de comprendre comment des individualistes comme Cohen ont pu publier leurs écrits dans les colonnes de Recht voor Allen : « Le S.D.B. existait depuis peu de temps, il était tout sauf très structuré et pouvait plutôt passer pour un mouvement tournant et fonctionnant autour de Recht voor Allen et de son rédacteur en chef Ferdinand Domela Nieuwenhuis. (...) Il est sûr que Domela Nieuwenhuis avait très tôt subi une influence libertaire qui se traduisait surtout par des prises de position tranchées et critiques à l’égard de l’autoritarisme des sociaux-démocrates allemands. » (71) Un F. Domela Nieuwenhuis assez compréhensif pour ne rien modifier à la prose de Cohen : « Bien que nous ne suivions pas Cohen dans toutes ses assertions et que nous estimions exagérés les qualificatifs qu’il emploie, nous ne souhaitons pas l’empêcher de dire pleinement ce qu’il entend dire, ce d’autant plus qu’étant sur place, il est peut-être mieux en mesure que nous de juger des événements. » (72) Et s’il arrive parfois au leader socialiste de refuser un papier de Cohen, il est sommé epistolairement par ce dernier de justifier sa décision.

    Si le socialisme en France se divise en courants derrière de fortes personnalités, le socialisme hollandais, par nature, éclate lui en tous sens. Seul F. Domela Nieuwenhuis draine alors derrière lui des fidèles qui l’imiteront en 1897-1898 lorsqu’il tournera le dos au socialisme autoritaire pour s’engager dans la voie du socialisme libre et devenir ainsi la grande figure historique de l’anarchisme.

    Les autres activistes, anarchistes de la première heure, pouvaient difficilement tirer leur épingle du jeu sans fréquenter un tant soit peu le cercle de Recht voor Allen. Avant 1885, il n’est guère question d’anarchisme aux Pays-Bas (73) et ce sont dans les années qui suivent des membres du S.D.B. et collaborateurs de Recht voor Allen qui tenteront tant bien que mal de diffuser les idées libertaires (B. van Ommeren : De Vrije Pers = La Presse Libre ; J. C. Ph. H. Methöfer : De Anarchist = L’Anarchiste ; J. J. Bersch : De Oproerkraaier = L’Agitateur). F. Domela Nieuwenhuis va jusqu’à leur avancer de l’argent, argent investi dans cette presse qui justement ne le ménage aucunement ! (74)

    F. Domela Nieuwenhuis (1846-1919)

    PortraitDomelaNieuwenhuis.jpgChacun défendant son église, le moindre prétexte alimente des querelles. Ces athées - pour beaucoup des vrijdenkers (75) - ouvraient les chapelles qui manquaient encore à la mosaïque confessionnelle qu’étaient les Pays-Bas. Bref, un joli tableau. Une touche barbouillée : « Si on désire retenir une caractéristique générale (...), on peut définir les anarchistes de Rotterdam comme étant ceux du refus de Dieu, les anarchistes de La Haye comme ceux du refus du gouvernement et les anarchistes d’Amsterdam comme ceux de l’acceptation de toutes les négligences possibles et imaginables. » Une touche couleur œil au beurre noir : « ...on tenait dans des salles à Amsterdam des réunions particulièrement animées durant lesquelles on s’emportait. Cela n’avait pas grand-chose à voir avec des débats purement théorico-historiques (...) : il était question d’en découdre sur l’existence politique des groupes qui s’opposaient à cette occasion et il n’était pas rare que des adversaires en vinssent aux mains. » Et une touche teintée d’encre sanguine: « Recht voor Allen était encore trop souvent en 1890 le terrain sur lequel divers socialistes livraient bataille pour des questions de principe ou de tactique. Souvent, cela tournait à des querelles d’hommes. Aussi, en vue du congrès de Heerenveen, on avait reçu des propositions visant à repousser tout débat sur les questions propices à faire naître de telles querelles. Clemens écrivit par exemple dans le numéro du 17 octobre 1890 de Recht voor Allen : “Le parti révolutionnaire néerlandais va-t-il péricliter entre les mains des chamailleurs ? ... Que nous ont encore apporté les derniers jours ? Le journal De Anarchist ne publie pas un seul numéro et pas un seul article qui ne contiennent des passages grossiers et offensants pour Domela Nieuwenhuis en particulier et le S.D.B. en général ; et Recht voor Allen ne fait que répondre par des remarques désobligeantes à l’égard de Croll et des anarchistes. Le pire est qu’il ne s’agit pas seulement d’un combat d’idées mais d’une polémique entre personnes qui met en jeu bien d’autres choses que les principes de chacun.” » (76) » Et pour couronner le tout, H.J. van Steenis en arrive à soupçonner un de ses compagnons nommé Van der Voo, traducteur de Jean Grave, de l’avoir vendu à la police : « Tout cet épisode est significatif du climat dans lequel les anarchistes opéraient alors. “Rendre la justice” dans son propre clan n’était pas non plus un phénomène inconnu dans les pays étrangers. Pour les anarchistes qui rejettent l’État et ses organes tels que la police et la justice, c’était là l’unique manière de résoudre les problèmes internes. » (77) En la matière, Cohen ne fait pas non plus exception à la règle, lui qui traite – pour ne retenir qu’un exemple – Christian Cornelissen de « bestiole limaceuse et toquée », de « sophiste et casuiste nauséeux ». (78)

    Il arrivait de temps à autre que ces révolutionnaires fissent le coup de poing hors de leurs rangs, en particulier avec les royalistes. Le soir du 19 février 1888 par exemple, Alexandre Cohen et son « ami » socialiste Vliegen tombent à La Haye sur des étudiants en goguette fêtant l’anniversaire de Guillaume III ; résultat : ils brûlent le drapeau orange. (79) Cohen affirme que lui et son compagnon étaient les seuls éléments agressifs de la section de La Haye ; mais l’article de Recht voor Allen du 26 février 1887 portant sur les événements survenus à Amsterdam à l’occasion du précédent anniversaire du roi, montre une fois de plus que l’on comptait d’autres « excités » dans les rangs anarchistes (80).

    Frank van der Goes (www.dbnl.org)

    FrankvanderGoesPortrait.gifSortis de prison ou hors de portée des orangistes, les révoltés se battaient et se dévoraient entre eux. À en croire l’essayiste F. van der Goes (1859-1939), le mouvement libertaire rassemblait pourtant des gens respectables et a priori peu portés au pugilat : « L’anarchie est dans les Pays-Bas d’aujourd’hui la forme de pensée qui recrute la plus grande partie de ses adeptes parmi les gens cultivés. Il est surprenant de voir à quel point l’anarchie touche les hommes de sciences, les gens de lettres et ceux qui ont acquis une spécialisation professionnelle ou technique. » (81)

     

    (62) D. Gevers souligne ce point dans son introduction à l’article « Anarchisme in Frankrijk en Nederland », in La France aux Pays-Bas: Invloeden in het verleden, Kwadraat, Vianen, 1985, p.201-239.

    (63) Voir par exemple à propos de textes de revues françaises repris dans la presse anarchiste néerlandaise, sur les contacts avec E. Reclus et sur un article de Van Steenis traduit en français : J.M. Welcker, Heren en Arbeiders in de vroege Nederlandse Arbeidersbewering 1870-1914, Van Gennep, Amsterdam, 1978, p. 397, 413, 461, 463, 464 et 488.

    (64) Lettre à F. Domela Nieuwenhuis, 30 août 1893.

    (65) B. Bymholt, op. cit., p. 258 et 395.

    (66) A. Cohen, op. cit., 1976, p. 146.

    (67) Recht voor Allen du 24-25 mai 1892, dans A. Cohen, op. cit., 1980, p. 146-147.

    (68) Lettre à F. Domela Nieuwenhuis, 6 août 1895. Ce soin porté à la rédaction et à l’envoi de ses écrits est souvent spécifié dans sa correspondance. Il cousait par exemple très soigneusement les feuillets. Toute sa vie, il est également resté attaché au mot juste, à la qualité stylistique. « Je choisis mes mots dans le souci d’être le plus compréhensible possible » (De Paradox, p. 55).

    (69) Lettre à F. Domela Nieuwenhuis, 30 août 1893.

    (70) A. Cohen. De Paradox, p. 105-106.

    (71) J. Moulaert, op. cit., p. 90.

    (72) Note de la rédaction sous l’article de Cohen publié dans Recht voor Allen du 24-12-1891 ; voir A. Cohen, op. cit., 1980, p. 143.

    (73) L. G. J. Verberne, De Nederlandse arbeidersbeweging in de negentiende eeuw, Het Spectrum, Utrecht-Antwerpen, 1959, p. 126.

    (74) J. M. Welcker, op. cit., p. 390-391.

    (75) L. G. J. Verberne, Gesciedenis van Nederland in de jaren 1850-1925, I, Het Spectrum, Utrecht-Antwerpen, 1957, p. 80-81. Les vrijdenkers ou « libres-penseurs » contribuèrent à répandre l’athéisme dans les rangs socialistes.

    (76) Successivement : J.M. Welcker, op. cit., p. 397 ; B.W. Schaper, « Anarchisme en Socialisme », in Anarchisme: Een miskende stroming?, Polak & Van Gennep, Amsterdam, 1967, p. 104 ; B. Bymholt, op. cit., p. 608.

    (77) J. M. Welcker, op. cit., p. 477.

    (78) Lettre à F. Domela Nieuwenhuis, 29 août 1897. Voir sur cet anarchiste qui passa également une grande partie de son existence en France : Tussen anarchisme en sociaal-democratie: « Het Revolutionaire Kommunisme » van Christiaan Cornelissen (1864-1943), ingeleid en geannoteerd door Bert Altena & Homme Wedman, Anarchistische Uitgaven, Bergen, 1985. En français : H. Wedman, « Christian Cornélissen 1864-1943 », Les Temps maudits, revue syndicaliste révolutionnaire éditée par la CNT-AIT, n° 5, mai 1999, p. 79-92. En anglais : H. Wedman, « Cristiaan Cornelissen. Marxism and Revolutionary Syndicalism », in M. van der Linden (réd.), Die Rezeption der Marxschen Theorie in den Niederlanden, Trier, 1992, p. 84-105 ; ou encore, en anglais : J. Stein, « Freedom and Industry. The Syndicalism of Cristian Cornelissen », Anarcho-Syndicalist Review, 28, printemps 2000, p. 13-19.

    (79) A. Cohen, op. cit., 1976, p. 135.

    (80) Voir B. Bymholt, op. cit., p. 430-431.

    (81) F. van der Goes, « Het Koningschap in Nederland » (1891), Uit het werk van Frank van der Goes, De Wereldbibliotheek, Amsterdam, 1939, p. 37.

     

     

  • Alexandre Cohen : les années anarchistes (3)

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    ALEXANDRE COHEN

    LES ANNEES ANARCHISTES (3)

     

    Alexandre Cohen dans les cercles anarchistes parisiens

     

    Si le jeune homme de moins de vingt-quatre ans qui s’établit dans « la capitale du XIXe siècle » a un corps déjà marqué par les épreuves, il n’en affiche pas moins une âme intacte. Sa naïveté, son côté enfant et son culot ont certainement surpris mais aussi séduit maints Parisiens. Les yeux rivés sur la Tour Eiffel qui sort tout juste ses jambes du sol, Cohen respire enfin la liberté à pleins poumons. Le jour même de son arrivée, jour de l’Ascension, il est déjà sur la Seine, à Suresnes puis au Bois de Boulogne, une promenade en compagnie d’un typographe allemand social-démocrate (pourtant, Cohen hait déjà à l’époque et les Allemands et la social-démocratie !), Paul Trapp et de l’épouse de ce dernier ; on lui a donné à Gand l’adresse de ce couple, ce sont les seules personnes qu’il connaît à Paris. Le lendemain, il s’installe dans une modeste chambre de l’Hôtel Saint-Louis, au 75 de la rue du même nom.

    Quand bien même il est contraint de vivre chichement, le monde lui appartient. Sur les berges de la Seine, il se sent comme un poisson dans l’eau. Lui qui se réclamera tant de la France trahit peut-être lors de ses premières virées parisiennes ses origines en se révélant « un homme qui voit » (36) : « Non ! Je ne m’étais pas fait une trop grande idée de Paris, où, le jour de mon arrivée, à chaque coude, à chaque tortillement de la Seine, j’ai vu surgir quelque chose de noble qui, par la grandeur et la gloire dégagées, m’a foudroyé et dont le charme, en même temps, m’a attendri. » (37)

    CohenDosBrieven.jpgLe Paris qu’il arpente, le Paris de ses premières mansardes et de ses premières pages écrites en français, c’est le Paris des congrès socialistes : « En 1889, les social-démocrates de divers pays décidèrent, à Paris, de ressusciter, après une longue éclipse, la pratique des congrès socialistes internationaux, ouvrant ainsi la voie à la Deuxième Internationale. Quelques anarchistes crurent devoir participer à cette réunion. Leur présence y donna lieu à de violents incidents. Les social-démocrates, ayant la force du nombre, étouffèrent toute contradiction de la part de leurs adversaires. » (38) Ce congrès fut d’ailleurs préparé chez F. Domela Nieuwenhuis qui tenta, en vain, de réduire les dissensions entre socialistes allemands et socialistes français. À la suite de quoi deux congrès s’ouvrirent le 14 juillet 1889 : celui des marxistes (F. Domela Nieuwenhuis, Fortuyn et Helsdingen représentaient le S.D.B.) et celui des possibilistes (les 2 représentants néerlandais quittèrent ce congrès après le rejet de la proposition de rejoindre les marxistes). (39) Cohen a assisté en tant qu’observateur au congrès tenu à la Salle Pétrelle du 14 au 21 juillet ; il n’en garda pas un très bon souvenir comme le laisse paraître, plus d’un demi-siècle plus tard, cette remarque: « À deux Congrès de l’Internationale, celui de Paris en 1889 – où le délégué-député au Reichstag, le camarade Von Vollmar, parut orné de la croix de Fer, que, officier de l’armée bavaroise, il avait gagnée pendant la guerre de 1870 ! – et à celui de Londres, en 1896, je fus témoin, en “observateur” attentif, des répugnantes manigances de la Sozial-demokratie, et de l’abjecte soumission des chefs de Partis non-allemands, aux chefs d’orchestre teutons. Pouah ! » (40) Sans doute fut-il aussi l’un des acteurs de cette belle cacophonie : « en 1889 à l’occasion de l’Exposition universelle, une “conférence internationale anarchiste” se tient à la salle du Commerce, 94 faubourg du Temple. Personne n’ayant prévu quoi que se soit (aucun bureau ne dirige les débats), la réunion se déroule dans un désordre indescriptible. » (41)

    Le Paris qu’il arpente, c’est donc également le Paris de l’Exposition Universelle de 1889 au cours de laquelle on l’embauche pour vendre des meubles ; ses compétences en malais lui permettent par ailleurs de prendre la défense d’Indonésiens exploités par un Belge. C’est aussi le Paris du Sacré-Cœur et des actions anticléricales, le Paris des cabarets, du café-concert et de la rénovation théâtrale, le Paris des écoles littéraires et des grands magasins, le Paris du boulangisme – il se rend en avril 1891 à Bruxelles pour interviewer, à la demande du journal Vooruit, le Général Boulanger mais ne lui pose en fait qu’une seule question ! – , le Paris du scandale de Panama et des premiers 1er mai, des manifestations (Cohen assiste à celle du 8 août 1888 lors des obsèques d’Émile Eudes, il sera aussi dans le cortège accompagnant un an plus tard Félix Pyat à sa dernière demeure), le Paris de la Bourse du Travail et des libres penseurs (tous ces Benoît, Jules, Eugène Clovis et autres Anatole qu’il ne peut souffrir) (42), sans oublier le Paris de la bombance anarchiste. Ce même Paris qui rebute son contemporain et grand esthète Louis Couperus : « Je me trouve dans le Berceau de la civilisation mais la vie m’apparaît ici totalement éculée, en rien appétissante, sans la moindre émanation de juvénile beauté. Paris me laisse l’image d’une ville vieille et sale, dans laquelle tout est vieux : les dorures des cafés et des théâtres, le chaos cosmopolite des boulevards, les fiacres et les cocottes ; un affligeant bazar dans lequel vivre est une torture. Oh ! bien sûr, l’Art et la Civilisation sont au rendez-vous, mon Dieu, bien sûr ! bien sûr que je sais cela, mais il faut y vivre,... et quelle déception on ressent alors en mettant à l’épreuve ses propres idées, ses illusions !... » (43)

    Durant ces années, l’anarchiste déterminé qu’est devenu Cohen participe de cette mouvance qui a résolument rejeté la sociale démocratie. Le premier anarchiste de renom qu’il rencontre, c’est Élisée Reclus à qui il rend visite, rue des Fontaines à Sèvres, en compagnie de Domela Nieuwenhuis (1890) ; puis, au 140 de la rue Mouffetard, il fera la connaissance de Jean Grave, vêtu « de son éternelle blouse noire de typographe » et c’est dans les locaux de La Révolte qu’il sympathise avec Frédéric Stackelberg, Russe fortuné, plus blanquiste qu’anarchiste. Les deux hommes habitant dans le même quartier, ils se retrouvent souvent. Alexandre dîne une ou deux fois par semaine chez les époux Stackelberg, où d’autres invités ont pour nom Alexandre Millerand, Stéphen Pichon ou encore Aristide Briand, que Cohen, devenu correspondant parisien du plus grand quotidien néerlandais retrouvera en 1910 et en 1916, lui soutirant même une interview factice.

    Jean Allemane (1843-1935)

    cohen,anarchisme,zola,rue lepic,domelaLe jeune Hollandais se débat tant et plus dans la « poussière de groupuscules », groupuscules qui donnent alors vie à l’anarchisme dans une capitale suintant encore des stigmates de la Commune. « Les groupes répondaient à un besoin : ils redonnaient identité à tous ceux que l’évolution en cours était en train de marginaliser. L’anarchie ne donnait pas naissance à une contre-société ni même à de micro-contre-sociétés, elle mémorisait simplement une nostalgie et un espoir. » (44) Paris compte alors – en 1889 – dix-neuf de ces cercles très hétéroclites et étanches dans lesquels évoluent environ cinq cents personnes, des hommes pour la plupart. Une centaine d’entre eux forment le noyau dur de la contestation libertaire. Selon une statistique policière de l’époque, à côtés des adeptes – le plus souvent des artisans – se manifestent en tant que propagandistes 25 typographes (peu après son arrivée à Paris, Cohen apprend ce métier auprès de Jean Allemane qu’il appréciera beaucoup et qu’il tutoyait malgré son peu de sympathie pour les socialistes), 2 correcteurs et une dizaine de journalistes. Alexandre Cohen est de ceux là. Qu’il écrive en néerlandais ou en français, sa plume déverse une bile mal digérée par les partisans de l’ordre social et les amis de W. Liebknecht.

    Manieur et manipulateur de mots, il fréquente le beau monde de l’avant-garde littéraire, une avant-garde qui précisément s’épanche volontiers dans les revues libertaires. « De Mirbeau au jeune Barrès, l’engouement des intellectuels pour l’anarchisme a marqué une génération entière. » (45) Dans ces temps où rares sont les écrivains qui ne s’engagent pas sur le terrain politique, le vers libre n’empêche personne de faire rimer symbolisme et anarchisme. « Ce n’est pas un hasard si, précisément durant cette période 1891-1895, les idées anarchistes étaient en vogue dans les milieux littéraires et artistiques. Non seulement leur individualisme et attachement à la liberté rapprochaient les symbolistes des romantiques ; mais ils en avaient aussi hérité l’amour des grandes figures, des individus d’exception et des actions d’éclat. » (46) Si on en croit les lignes qui suivent, publiées l’année même où le « parti » anarchiste s’affiche ouvertement contre les autres écoles socialistes, ces poètes étaient des héritiers de Théophile Gautier : « N’opprimer personne et s’affranchir de toute autorité en accomplissant sa tâche rigoureusement et même avec joie, telle était la morale de Théophile Gautier ; ainsi, n’admettant la tyrannie et le commandement ni pour lui ni pour les autres, il était essentiellement et dans le sens le plus absolu du mot : un anarchiste. » (47) Un auteur comme J.-K. Huysmans ne cache pas pour sa part – dans les lettres qu’il adresse à son ami néerlandais Arij Prins –, une certaine sympathie pour les anarchistes, qui résulte surtout de son dégoût de la société française et des scandales politiques : « Ici, Paris est terrifié par la dynamite. Les bourgeois foirent dans leurs choses ; c’est la seule chose qui m’égaie un peu », lui écrit-il par exemple le 30 mars 1892, ou encore, le 26 décembre 1893 : « L’infâme année fatidique 1893 prend fin. Elle n’a été, en France, du moins, qu’un tel amas d’immondices qu’elle a rendu sympathiques les anarchistes fichant des bombes dans ce Parlement qui est l’image avariée d’un pays, en décomposition, renommant les voleurs du Panama et Wilson, témoignant ainsi d’un état d’âme de filous qu’aucune ordure n’arrête. » (48) Alexandre Cohen n’omet pas de rappeler que Paul Adam a consacré plusieurs textes à Ravachol, Ravachol qui fut durant de nombreuses semaines au centre des conversations des « mardis du Mercure de France » dont le jeune hollandais était un des habitués. Rachilde ne dédicaçait-elle pas ses romans en signant Ra(va)childe ?

    Les plus romantiques de ces idéalistes anars prennent le message de 1789 au pied de la lettre et n’acceptent pas de laisser le sang des communards se coaguler : ils travaillent à essayer d’ouvrir les yeux du peuple sans pour autant oublier la joie qui est à la base de l’existence. Ils ne veulent pas encore croire que les paroles de l’irréductible révolté Georges Darien sont irrévocables : « Gueux des villes et gueux des champs, serfs de la glèbe et esclaves de l’atelier, sont comme autrefois taillables et corvéables à merci. Tout l’antique système de servitude continue à peser sur eux. Quatre-vingt-neuf a peint en rouge leurs chaînes, d’un rouge qui s’appelle le minimum et qui empêche le fer de se rouiller. » (49)

    Affiche de Jules Chéret

    ChéretMoulinRouge.jpgCohen, comme beaucoup de ses camarades qui œuvrent d’arrache-pied sous divers pseudonymes, noircit quantité de papier ; il se refait une santé dans les locaux exigus et enfumés qui abritent les publications de Zo d’Axa (L’Endehors), de Jean Grave (La Révolte) et d’Émile Pouget (Le Père Peinard) ou dans le restaurant du compagnon Constant Martin, un repaire d’anarchistes près de la place de la Bourse où l’on mange à la française (c’est-à-dire sans se soucier des estomacs végétariens), où l’on discute ferme doctrine, où l’on entonne Je suis le vieux Père la Purge, Dynamitons tous les gavés, Dame Dynamite Que l’on danse vite et où l’on séduit de jeunes couturières ! (50) « Qui désire faire (...) une étude – une étude sans prétention aucune – d’un milieu à 100% anarchiste, ne peut mieux choisir que cet endroit où s’exprime la conception a-cratique du monde dans toutes les nuances concevables : la philosophie de l’anarchisme communiste, de l’anarchisme individualiste, la philosophie humaniste et, dans toutes les bouches également, l’anarchisme mystique. Là se réunit une communauté hétérogène qui se renouvelle peu ; tout en mangeant – certains s’attablent deux fois par jour et d’autres plus irrégulièrement – on discute, dispute et refait le monde sur des bases inébranlables, monde auquel on a fait faire peau neuve. » (51)

    À côté des « étoiles de l’Anarchie », de ceux qui « tranchent par leur vivacité physique et intellectuelle » (52), « les hommes de base de l’anarchie, (...) aiment à se réunir entre amis chez l’un d’eux ou dans l’arrière boutique d’un marchand de vin pour discuter ensemble, commenter le journal et chanter Le Père la Purge, La Révolte de Sébastien Faure ou L’Internationale Noire de Louise Michel [que Cohen a vue et entendue la première fois lors d’une manifestation anarchistes au Mur des Fédérés]. André Salmon nous les montre fidèles aux réunions, ouvertes ou secrètes, se cotisant pour s’abonner au Père Peinard ou à La Révolte. Ils sont de toutes les manifestations, débordant d’ardeur contre la police, défendant éperdument le drapeau noir, quitte à le fouler ostensiblement aux pieds lorsque l’affrontement s’éteint, pour montrer que l’on se moque des symboles. Heureux souvent d’être arrêtés, de comparaître en procès, de faire de la prison, car c’est un certain prestige qui s’y gagne, une certaine supériorité sur les “intellectuels” du mouvement qui ne prennent pas toujours de tels risques. Parmi eux, quelques exaltés sans doute, mais aussi assurément un bon nombre de tendres, de doux, “l’anarchie au fond du cœur, sensibles à la magnificence de redoutables expressions”. Tendres et graves parfois, mais en même temps joyeux et provocateurs toujours, “mauvaises têtes”, amateurs de farce et de dérision, en attendant pire, contre l’ennemie autorité. » (53)

    Alexandre Cohen fait dans cet univers le trait d’union entre les dompteurs d’auditoires et les compagnons anonymes. Ses capacités intellectuelles, sa position d’étranger (il est l’un des rares Néerlandais à laisser son nom dans l’histoire du mouvement anarchiste en France) et sa grande gueule l’autorisent à côtoyer les grandes figures du mouvement et à jouer de temps à autre un rôle de premier plan. S’il écrit à Zola qu’il n’a pas mis les pieds dans une réunion publique entre le 2 mai 1892 et le 10 décembre 1893, il oublie en fait de dire qu’il a parfois pris la parole dans des réunions et meetings comme lors du 10 juin 1892 à la Maison du Peuple où il condamna sans détour l’intervention française au Dahomey en terminant son discours par un « À bas la patrie. Vive l’Anarchie ! » qui n’échappa pas aux oreilles des fliquadards. (54) Rares sont d’autre part les personnages marquants de l’anarchisme qu’il n’a pas côtoyés de près. D’un autre côté, son vécu et sa nature portée aux joies simples le conduisent à partager des moments graves et d’autres burlesques avec les inconnus de la bannière noire. Aux stériles congrès des théoriciens, il préfère ceux réunissant mineurs et autres ouvriers (55). Il est le premier à s’amuser, à faire des farces sur le dos de la police (56) ou des bourgeois en les réveillant et terrorisant en pleine nuit aux cris de « Ravachol ! Ravachol ! » (57) Durant l’hiver 1896, dans le froid d’une cellule, il se remémore quelques-unes de ces farces et les transcrit à l’attention de Kaya dans l’argot de Montmartre :

    gravure de Georges Rohner dans In Opstand

    CohenOpstandBombe.gifVoilà qu’une blague avec ce bon Bernard me revient dans le coco. J’avais à Pantin un aminche qui était... pipelet. Mais un chouette pipelet qui prenait dans sa turne une trifouillée de déchards sous condition qu’ils n’abouleraient jamais un radis au probloque. Sa gonzesse (du pipelet) était très mariolle aussi et plus d’une fois elle avait lavé les esgourdes au vautour d’une façon suiffarde. À la fin cette vache de probloque en avait plein le dos et il foutit ses huit jours au pipelet. Celui-ci devait décanailler au proc hain terme. J’ai oublié de te dire qu’il était gniaf. Étant déchard il se mit à la déniche d’un autre cordon. Et en même temps il tendit un piège à son probloque. Il était sûr que celui-ci aboulerait de très mauvais renseignos sur le compte de son ancien pipelet ! S’il pouvait en avoir la preuve, ce serait une affaire de dommages et intérêts à porter devant les enjuponnés à faux poids. Et un beau matin je me rendis, accompagné de Bernard chez le probloque. Bernard avait mis des frusques d’un noir intense, gibus noir (emprunté à Félix [Fénéon]) et des gants idem. Puis une petite cravate blanche. Il était grand proprio autrichien, à Pantin pour quelques jours seulement et venu exprès pour y dénicher un pipelet à la hauteur. Le gniaf lui avait offert ses services et il venait pour en savoir plus long sur son compte. Il lui fallait un pipelet énergique, dur aux locatos etc. etc. Et nous voilà en route. Malheureusement le probloque n’était pas à la turne, et nous n’y trouvâmes que sa ménagère. On nous fit entrer et assis sur le sofa j’accouchai de ma petite histoire. J’étais le traducteur pour Bernard qui ne jaspinait, disais-je, que le bulgare. Et voilà la commère à nous débagouliner des bourdes sur l’aminche. Oui, il était un bon zigue, mais pas énergique du tout. Les locatos ne casquaient pas et décanillent presque tous à la cloche de bois. Puis, elle croyait qu’il était entaché de marmitisme. Il lisait le P(ère) P(einard) et autres canetons casseroleux. Je disais que c’était fort mal et Bernard opinait dans ce sens en bulgare. Puis, voyant le trac de la donzelle de tout ce qui frisait de près ou de loin les marmites, je lui annonçai une grande entreprise avec à peu près quatre-vingt mille kilos de marchandise à la clé. Pantin ouvrirait la danse et puis Asnières (C’est là que le probloque perchait l’été). Bernard se tordait et de temps en temps seulement il disait : Oui, naturellement, en français. Il se tordait littéralement, car il ne pouvait pas s’esclaffer. Après une jaspinade d’à peu près une demi-plombe, nous partîmes et Bernard, dès qu’il était dehors, fut pris d’un éclat de rire en contradiction absolue avec son habillement solennel. Tout le monde le reluquait en pensant qu’il était saoul. J’en ris encore. Ensuite nous sommes allés raconter au père Simon, le pipelet gniaf, le résultat de nos démarches. Il en était bien content. – Autre blague. C’était dans la turne de Bernard qui habitait alors rue de Dunkerque. C’était après la glorieuse campagne du Dahomey. On ne parlait que de Bèhanzin et de Dodds, le brav’ général. Nous étions chez Bernard, Félix, Hélène et moi à prendre le thé et à rigoler. Tout à coup j’eus la riche idée de jouer au conquérant. Je dis un mot à Bernard et j’allai avec lui derrière le paravent. Là, B. se déshabillait tout à fait, je le passai au cirage – pas tout uni, mais tigré – et pour tout vêtement je lui mis autour des reins une large embrasse-rideau, et sur la tête le chapeau haut de forme de Félix. Sur le nez un lorgnon. Ensuite j’abandonnai un moment Bernard pour transformer Félix et Hélène en Mossieu et madame Carnot. Moi, je pris le rôle du brav’ général Dodds avec le poker en guise de « sabre vainqueur ». Puis j’introduisis Bernard. Bernard se prosternait profondément aux pieds du couple présidentiel et ensuite exécuta quelques danses dahoméennes sur la table. Nous étions tous malades de rire. Finalement, Félix et Hélène tenant Bernard entre eux deux se mirent au balcon et moi je commençai à crier dans la rue : Vive le général Dodds, Vive Carnot, Vive Béhanzin en montrant le balcon. Dans quelques minutes il y eut là au moins 500 personnes à regarder et à se montrer le trio au balcon. Félix saluait gravement et Bernard dansait. À la fin la police arrivait, mais le trio était déjà rentré et moi aussi. Mais le lendemain la patronne de l’hôtel donna congé à Bernard qui n’en était pas à son premier coup. C’est à dire que nous autres nous venions toujours faire du bruit chez lui jusqu’à des heures fort avancées de la nuit. (...) Quelquefois Souple comme un chat était de la partie. Il devait nous chanter : « Il était une bergère et tin tin tin, sonnons le tocsin » etc. Ou bien on lui faisait lire à haute voix quelque article très épicé du P.P. Une fois nous l’avons fait monter sur les épaules de Bernard pour arracher une affiche de Saxoléine, mais il avait le trac de tomber. et il n’a pas fait qu’arracher des affiches, une nuit, en décembre 1892, avec un froid terrible, il nous a aidés à en coller dans la rue des Abesses et à Montmartre. F.F. faisait le guet, Totor aussi, Souple comme un chat portait le pot à colle et moi je collais les flanches aux murs. (58)

    Cohen collectionnait en effet ces affiches – une nouveauté alors – et, bien que connaissant Lautrec et Jules Chéret, il préférait les chiper dans la rue et les monter dans sa mansarde, encore plus ou moins dégoulinantes de colle même s’il prenait soin de les rincer. Ce sont ces mêmes affiches qui décoreront quelques années plus tard les murs des premiers cabarets amstellodamois dans le quartier De Pijp. (59) Outre celles dessinées par les susnommés ou par Jean-Louis Forain et Adolphe Léon Willette, Cohen devait aussi en avoir de l’artiste franco-néerlandais Georges de Feure (1868-1943), de son vrai nom Georges Joseph van Sluÿters, qui vivait également à cette époque sur la butte Montmartre. (60) En plus d’en décoller, lui est ses amis en collaient donc parfois ; dans ses mémoires, il se souvient ainsi d’une nuit où lui et Félix Fénéon tirèrent de son lit son médecin, le docteur Sallazin – homme très respectable d’une soixantaine d’année et sympathisant anarchiste – pour aller coller des affiches portant la mention « Panama et dynamite » : Fénéon enduisait les affiches de colle, le docteur faisait office d’échelle, et Cohen, perché sur les épaules de ce dernier, les collait sur les murs.

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    Jean-Louis Forain, Les deux gommeux

     

    Toujours à propos de Cohen et de Kampffmeyer, de leur passion pour les dessins et les affiches, de la vie qu’ils menaient, de l’esprit qui les animait, lisons ce qu’écrit non sans verve un de leurs amis, Rudolf Rocker :

    C’est à l’Association des socialistes indépendants que je fis ma première rencontre avec Bernhard Kampffmeyer, qui, à cette époque, habitait à Paris. Lui et son frère Paul avaient participé à tout le mouvement des Jeunes ( olor: #000000;">Jungen) en Allemagne et connaissaient tous les camarades de Berlin. Wilhelm Werner m’avait recommandé dans une lettre et nous devînmes bientôt de véritables amis. Durant son séjour à Paris, Bernhard se familiarisa avec les théories anarchistes et consacra dès lors toute son énergie au mouvement libertaire. Lorsque je fis sa connaissance, il était en train de traduire en allemand La conquête du pain de Kropotkine, traduction qui devait paraître plus tard à Zürich sous le titre Wohlstand für alle. Kampffmeyer était un personnage extrêmement aimable et serviable, qui avait dépensé pour le mouvement une part non négligeable de sa modeste fortune. Comme il était toujours prodigue de son argent, il était sans cesse assailli par des « nécessiteux » de toute espèce qui profitaient ainsi de sa générosité.

    L’écrivain hollandais Alexander Cohen était alors un de ceux qui coûtait le plus cher au brave Bernhard. À force de fréquenter Kampffmeyer, je le connus bientôt très bien, car il était son inséparable compagnon à Paris. Ce Cohen mérite qu’on s’attarde sur son cas, parce que s’il s’entendait bien à couler aux dépends d’autrui une vie libre et sans attaches, il faut avouer que sa fréquentation remboursait largement les dépenses qu’il occasionnait. Alexandre Cohen était un homme doué et intelligent, qui maîtrisait la langue française aussi bien à l’oral qu’à l’écrit, ce qui est rare chez les étrangers. Il avait traduit en français les Einsame Menschen (Les Solitaires) de Gerhart Hauptmann et également, si je ne me trompe pas, Die Weber (Les Tisserands). La qualité de son travail lui avait permis de se faire un nom qui aurait pu lui permettre de gagner confortablement sa vie en tant qu’écrivain. Mais c’était un bohème de naissance, auquel manquait toute idée d’autodiscipline. Alors qu’en plus du français et de sa langue maternelle, le hollandais, il parlait aussi l’allemand, l’italien, l’espagnol et le malais, il ne faisait que rarement usage de ses connaissances et ne condescendait à travailler que s’il ne trouvait personne à taper. Il avait développé à partir de cet art de vivre toute une vision du monde et il était assez sincère pour ne pas s’en cacher.

    RavacholPortrait.jpgLorsque je fis sa connaissance, il avait environ trente ans. Tout jeune, il s’était engagé, contre la volonté de ses parents, dans l’armée coloniale hollandaise et avait servi comme soldat quelque part à Sumatra ou à Java jusqu’à ce qu’il commençât à en avoir assez et abandonnât son poste. Il n’oublia pas cependant d’emporter son fusil avec lui. Lorsque j’allai lui rendre visite dans son appartement de la rue Lepic, ce fusil était suspendu au-dessus de son lit comme un trophée et il attira tout de suite mon attention. Cet appartement méritait le détour. Il y régnait un étonnant désordre difficilement descriptible. Le bureau, les chaises, le lit, le sol, tout était recouvert de livres, de brochures et de journaux. Des vêtements émergeaient par endroit, des chemises sales, des chaussettes, des chaussures ainsi que toutes sortes d’objets domestiques. Sur les murs de cette chambre spacieuse, des portraits de Ravachol, Vaillant, Pallas étaient accrochés bien en évidence, avec à côté d’eux des affiches améliorées par quelques traits artistiques, ainsi que de précieux dessins originaux de Steinlen, Luce, Pissaro et d’autres, car Cohen avait des relations dans les milieux artistiques parisiens.

    De temps en temps, Kampffmeyer essayait de donner un peu de mesure à ce chaos que son amour germanique de l’ordre ne pouvait souffrir, mais le lendemain, on avait à nouveau l’impression que le déluge était passé par-là. Ni Cohen ni sa compagne française Kaya, aussi bohème que lui, ne comprenaient les efforts déployés par leur ami allemand. Ils se sentaient visiblement bien dans ce capharnaüm sans formes ni mesure. Cela dit, on ne pouvait pas dire que l’appartement était sale. J’avais surpris Kaya plusieurs fois en train de nettoyer les lieux. Sa façon de procéder était très particulière. Elle dégageait d’abord un coin de la pièce, le nettoyait, puis elle balançait tout ce qu’elle avait dégagé auparavant au même endroit, comme elle l’avait trouvé. Puis elle continuait jusqu’à ce que toute la pièce soit récurée sans que rien de ce fatras épouvantable ne fût changé.

    Après que Kampffmeyer eut soutenu à coups de sommes assez importantes son insouciant ami durant des mois, sans que celui-ci ne se sentît obligé de se mettre à faire les travaux que lui confiaient des éditeurs français, il lui fit gentiment des reproches et lui suggéra d’essayer enfin de subvenir seul à ses besoins. Ce à quoi Cohen lui répondit en toute quiétude : « Tu sais bien, mon cher Bernhard, que Bismarck a soutiré six milliards à la France après la guerre qu’elle avait perdu. Il est donc tout à fait normal que tu contribues, toi, en tant qu’Allemand, à réparer ce dommage et que tu me rendes ma part de cet argent volé. Quand ce sera fait, j’aurai toujours le temps de chercher du travail. »

    Cohen avait une répugnance absolue pour tout ce qui était allemand. L’Allemand était pour lui le Philistin dans toute sa splendeur, né avec un bonnet de nuit sur la tête. « Les Allemands ne feront jamais la révolution, disait-il, parce que le gouvernement l’a interdit. » Le mot verboten était pour lui la composante la plus importante du vocabulaire de la langue allemande et il affirmait que toute l’histoire allemande pouvait être résumée par ce seul mot. Il en avait en particulier aux Allemands pour leur respect de l’autorité qu’il prenait pour un signe de déficience mentale. « Parlez de liberté à un Allemand, disait-il, et il s’imagine aussitôt un enclos. » Naturellement, il n’estimait pas beaucoup le mouvement socialiste allemand et y voyait « du petit-bourgeois traduit en prolétarien ».

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    L’effrayant culte de la personnalité auquel on se livrait en Allemagne avec les vieux dirigeants et que des commerçants exploitaient sans vergogne à l’intérieur et à l’extérieur du mouvement donna à ce farceur de Cohen une idée singulière. Il organisa dans l’atelier d’un peintre connu du Quartier Latin une exposition de tous les objets fabriqués en Allemagne dont on faisait la réclame dans les journaux socialistes pour encourager ce culte rouge. C’était une riche collection de reliques, un trésor du socialisme en quelque sorte, dont l’étendue m’étonna moi-même et me permit de voir des choses que je n’avais jamais vues auparavant. On y trouvait des épingles à cravates et des boutons de manchettes avec les portraits de Bebel, Liebknecht ou Singer, des pantoufles, des bâtons de marche, des tasses à café, des chopes, des cruches, des boîtes à couture, des coffrets à bijoux, des médailles, des vases, des boucles de ceinture, des colifichets, des parapluies, des pipes, des fume-cigare, des brosses à vêtements, des couteaux de poche, des boîtes de tabac à priser, des abat-jour, des cornets à dés, des broches, des boîtes à musique, des mouchoirs, des carnets, des boîtes d’allumettes, des étuis à cigares, des maximes illustrées et une masse d’autres objets, tous décorés avec les portraits de Marx, Lassalle ou d’autres « Hommes du peuple » fameux. Tous ces objets étaient d’un kitsch effrayant de la plus pitoyable sorte. Parmi les plus charmants d’entre eux, il y avait une bouteille de schnaps sur laquelle était gravé en relief le portrait de Marx au-dessus de deux mains serrées l’une dans l’autre ; en dessous, on pouvait lire la devise « Prolétaires de tous pays, unissez-vous ! » Quelques-uns des fameux « chapeaux de démocrates », fabriqués à Halberstadt par l’entreprenant chapelier et député du Reichstag Heine, avec le portrait de socialistes contemporains célèbres sur la doublure, étaient aussi représentés dans cette collection. À côté de ça, on pouvait voir des images et des dessins extraits de la presse socialiste allemande ou tirés à part. La plupart de ces « produits artistiques » faisaient une impression effrayante. Il y avait là une image où Lassalle, renversant le Veau d’Or, faisait une telle grimace qu’on l’aurait crû atteint d’une rage de dents. Une carte postale originale présentait aussi Marx qui, moderne Moïse, descendait du Mont Sinaï pour porter à son peuple les deux tables des nouveaux Dix Commandements. Il y avait également deux imprimés particulièrement profonds qui illustraient l’opposition entre l’économie capitaliste contemporaine et l’ordre communiste à venir. Sur la première feuille, on voyait un troupeau de cochons à moitié morts de faim qui louchaient vers une auge remplie à laquelle ils ne pouvaient manger ; car quelques verrats bien gras les empêchaient d’y accéder, de telle sorte qu’ils devaient se contenter des maigres épluchures qui tombaient à côté. La deuxième feuille montrait une porcherie joliment ordonnée, où chaque cochon avait son propre espace et pouvait manger dans son auge personnelle - ce qui permit au Figaro de parler d’un « socialisme des cochons ». (61)

    Parmi ses meilleurs amis auxquels Alexandre Cohen consacre plusieurs pages, mentionnons encore Émile Henry, rencontré à la fin de l’été 1892 au restaurant de Constant Martin. Henry se rendait souvent à la rue Lepic où les deux hommes, qui partageaient les mêmes points de vue sur l’anarchisme, parlaient surtout littérature et peinture. Il leur arrivait de réciter de la poésie une partie de la nuit, Cohen optant pour Baudelaire, Henry, imprégné du « romantisme mortifère » des Misérables, pour Hugo.

    oeuvre de Georges de Feure

    GeorgedeFeure.jpg(36) Voir A. Romein-Verschoor, « Caractère et culture des hollandais », Septentrion, II, 1973, 3, p. 5-22. Dans cet article, l’historienne insiste en particulier sur la « prédominance du visuel chez le Hollandais ». Dans une lettre à Kaya datée du 1er février 1905, Cohen, fasciné par les paysages des Indes néerlandaises, écrit : « Que la terre est belle et la vie aussi. Et quelle horreur de devoir disparaître = de ne plus voir. »

    (37) A. Cohen, op. cit., 1976, p. 144.

    (38) D. Guérin, L’Anarchisme : de la doctrine à la pratique suivi de Anarchisme et Marxisme, Gallimard, Paris, 1981, p. 105.

    (39) Voir l’historique de ces activités du mouvement au niveau international pour l’année 1889 entre autres dans la section « De internationale beweging », in B. Bymholt, op. cit., p. 584-595.

    (40) Lettre en français à W. van Ravesteyn, 18 février-7 mars 1940. Cohen vomit la social-démocratie, symbole pour lui de tout ce qui est vulgaire et bas, il vomit Jules Guesde, « prophète hirsute du dieu Marx plus hirsute encore », qu’il a entendu dire de sa voix graillante : « L’Art ? Qu’est-ce que c’est que ça ? Nous n’avons pas besoin d’art ! La question sociale est une question de ventre et de bas-ventre ! » (In Opstand, p. 159). Ces aversions ne font que conforter l’individualiste invétéré qu’il est dans son attirance pour l’anarchisme.

    (41) A. Nataf, La Vie quotidienne des anarchistes en France 1880-1910, Hachette, Paris, 1986, p. 134-135.

    (42) Voir A. Cohen, « Van de mislijke vrijdenkerij », De Paradox, p. 74-75.

    (43) Extrait d’une lettre du romancier cité par F. Bastet, « Met Louis Couperus op reis », in Al die verloren paradijzen… Van & over Louis Couperus, Querido, Amsterdam, 2001, p.17.

    (44) A. Nataf, op. cit., p. 124.

    (45) M. Ragon, « Les chantres de l’anarchisme », Magazine Littéraire, dossier « Les énervés de la Belle-Époque », mai 1991.

    (46) J. Moulaert, De vervloekte staat: Anarchisme in Frankrijk, Nederland en België 1890-1914, Epo, Berchem, 1981, p. 77.

    (47) T. de Banville, Mes Souvenirs, Editions d’Aujourd'hui, 1980, p. 460-461.

    (48) J.-K. Huysmans, Lettres inédites à Arij Prins (1885-1907), publiées et annotées par Louis Gillet, Droz, Genève, 1977. Notons que Cohen évoque Huysmans dans In Opstand (p. 151), Huysmans fonctionnaire qui, au sein du ministère de l’Intérieur, nous dit-il, était chargé de contrôler le courrier de cœur du général Boulanger.

    (49) G. Darien, La Belle France, p.107, cité par F. Richard, L’Anarchisme de droite dans la littérature contemporaine, P.U.F., Paris, 1988, p.134.

    (50) Alexandre Cohen a rencontré la compagne de sa vie dans ce restaurant ; il évoque ces premières heures d’une longue relation dans sa lettre à Kaya du 4 octobre 1896. C’est aussi dans ce lieu qu’il a vu et entendu Sébastien Faure, son « lieutenant-adjudant » Armand Matha – la plus belle barbe au sein de l’anarchisme militant – qui évoquait les nombreuses conquêtes féminines de son chef, « la camarade Camille » – grande  partisane de la prostitution –, Mortinet – un employé de banque –, Georges Regard et Boriot, trois « anarcho-mouchards », sans oublier Émile Henry.

    (51) A. Cohen, op. cit., 1976, p. 206.

    (52) A. Pessin, La Rêverie anarchiste (1848-1914), Librairie des Méridiens, Paris, 1982, p. 52.

    (53) Ibid., p. 53.

    (54) Voir lettre à Émile Zola, 1er janvier 1894 et les notes correspondantes.

    (55) Voir lettre à F. Domela Nieuwenhuis, 15 juin 1893.

    (56) Voir par exemple ses aventures avec Bernhard Kampffmeyer dans A. Cohen, op. cit., 1976, p. 201-205. (Cohen écrit parfois Bernhard à la française et Kampffmeyer avec un seul f). Cohen parvient à sortir son ami du commissariat alors qu’il a été arrêté par la police pour vol d’une affiche.

    (57) A. Cohen, ibid., p. 194.

    (58) Lettre à Kaya, 6 décembre 1896.

    (59) Alexandre Cohen raconte sa passion pour les affiches dans In opstand, 1976, p. 198-201. Voir au sujet des cabarets et autres lieux de rencontre à Montmartre : R.D. Sonn. Anarchisme and Cultural Politics in Fin de Siècle France, University of Nebraska Press, Lincoln and London, 1989, p. 84-87. Voir au sujet de cet apport du monde parisien à la vie du cabaret néerlandais : P.J.A. Winkels e.a., Ten tijde van de Tachtigers. Rondom De Nieuwe Gids. 1880-1895, Nijgh en Van Ditmar, ’s-Gravenhage, 1985, p. 51-55.

    (60) Voir sur cet artiste Ian Millman, Georges De Feure, Maître du symbolisme et de l’art nouveau, ACR, Paris, 1992.

    (61) Rudolf Rocker, Aus den memoiren eines deutschen Anarchisten, éd. Magdalena Melnikow & Hans Peter Duerr, Francfort/Main, Suhrkamp, 1974, trad. Jérôme Anciberro et Gaël Cheptou (merci à ce dernier pour la caricature). Relevons que Cohen, lorsqu’il gagnera bien sa vie, saura de son côté se montrer généreux vis-à-vis de ses amis (voir par exemple le témoignage de son ami communiste H.P.L. Wiessing, Bewegend portret, Amsterdam, Moussault, 1960, p. 223).

     

     

  • Alexandre Cohen : les années anarchistes (5)

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    ALEXANDRE COHEN

    LES ANNEES ANARCHISTES (5)

     

    Cohen et la langue française :

    le journaliste et le traducteur

     

    Anarchisme intellectuel d’un côté, anarchisme pagaille de l’autre. Alexandre Cohen participe évidemment des deux, à La Haye comme à Paris ensuite. Mais alors qu’en France, les bombes commencent à faire trembler magistrats et politiciens, il livre de son côté une tout autre bataille. Une bataille sur le papier. Et la gagne au bout de deux ou trois ans, Le Matin étant le premier quotidien dans lequel il parvient à placer régulièrement sa prose. Comme il est sans le sou, il se rend, pour rédiger ses articles, dans un grand café des boulevards où la presse étrangère est disponible : sans stabilo, sans paire de ciseaux, sans scanner, il fait ce que font aujourd’hui tous les journalistes. La langue française lui est bientôt devenue une deuxième langue maternelle. Aussi publie-t-il, en plus du Matin, dans L’Endehors, le Père Peinard, La Revue Anarchiste, L’Attaque, et signe finalement son premier article sous son nom dans Le Figaro du 31 mai 1893 (sur 5 colonnes en page 3), article intitulé Les Social-Démocrates et leur propagande. Il ne gagne toujours pas des mille et des cents, mais il n’en est pas moins heureux : « Je me satisfais de deux ou trois cents francs par mois – que je ne gagne pas même tout le temps ! – et je ne voudrais pas échanger ma liberté, ma liberté de parole contre tous les trésors de Golconde. J’ose dire que je n’ai pas, en un peu plus de quarante années de journalisme, écrit un article ni même une ligne en songeant que c’était mon gagne pain et qu’il me fallait donc faire attention à ne pas le perdre ! Jamais je n’ai servi les opinions des journaux auxquels j’ai successivement collaboré et qui étaient de tendance ou de couleur politique très variées. J’ai toujours eu de la considération pour ces journaux et les ai utilisés dans la mesure du possible comme les véhicules de mes propres idées, de mes propres conceptions, de mes sympathies et antipathies personnelles. » (82) Cette volonté de ne pas trahir sa pensée distingue les écrits laissés par Cohen ; et elle l’a, on peut s’en douter, conduit à se faire des ennemis, notamment aux Pays-Bas et en Allemagne. (83)

     

    F. Fénéon, par Paul Signac, 1890, coll. privée

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    Sous la IIIe République, la presse française traverse son âge d’or et pour un polémiste aux coudées franches, la violence écrite ne connaît guère de limites. Les canards d’alors se prêtent à ce genre d’exercice d’autant plus que la politique intérieure occupe une place de premier choix dans leurs colonnes. (84) Un Alfred Jarry saura apprécier quelques années plus tard la prose française de « M. Alexandre Cohen ». (85) Le « non-conformiste » (86) hollandais se range à ce titre dans une tradition bien hexagonale et bien peu batave : « La littérature française est en majeure partie d’essence critique, parfois même en révolte ouverte contre la société à laquelle elle s’adresse. » (87) Il était d’ailleurs à très bonne école : « Nous étions de grands amis et vivions dans le même quartier. Je lui fus redevable de beaucoup, aussi bien pour ce qui a trait à la langue que pour ce qui touche à la littérature ; et c’est lui qui a éveillé le sentiment du beau qui jusqu’alors somnolait en moi. » (88) Cet ami dont il parle n’est autre que l’auteur décrit par Jean Paulhan en ces termes : « Nous n’avons peut-être eu en cent ans qu’un critique, et c’est Félix Fénéon. » (89) En Hollande, la polémique ne semble pas jouir d’un statut comparable. Rares sont en effet les auteurs qui affirment comme le poète et essayiste Gerrit Komrij : « Contrairement aux historiens et aux lecteurs affamés de faits divers, je considère la polémique comme le plus haut genre littéraire. » (90)

    À côté de son activité journalistique, Alexandre Cohen passe pas mal de temps à traduire toutes sortes de documents et d’articles, ceux de F. Domela Nieuwenhuis par exemple – dont la qualité stylistique n’égalait pas celle de son cadet. Mais il a également des occupations purement littéraires. On lui demande d’abord de traduire en néerlandais un des grands succès de l’époque :

    J’étais à Paris depuis peu de mois lorsque j’entrai en contact avec Zola. Je m’étais rendu chez lui pour obtenir l’autorisation de traduire Au Bonheur des Dames que le journal gantois Vooruit voulait publier sous forme de feuilletons. Il m’accueillit chaleureusement dans son appartement de la rue de Bruxelles qui était rempli du plancher au plafond d’un surprenant bric-à-brac de meubles et de sculptures en bois anciennes ou pseudo-anciennes. Un étalage que je devais retrouver ultérieurement chez Anatole France dont l’intérieur, à la villa Saïd, bien que témoignant d’un meilleur goût que celui de Zola, me parût un peu surchargé (91). Zola ne me donna pas seulement l’autorisation désirée mais il renonça, comme il se devait, aux droits d’auteur lui revenant, au profit de Vooruit. Il poussa l’amabilité jusqu’à m’honorer d’un exemplaire du livre que je devais traduire en y apposant la dédicace : « À Alexandre Cohen, son dévoué confrère Émile Zola ». Il s’agissait probablement de la formule qu’il utilisait habituellement à l’égard des journalistes à qui il n’avait rien de plus cordial à dire. Mais cette dédicace me remplit de fierté – pensez donc un peu : Émile Zola mon dévoué confrère ! – et me réconcilia pratiquement avec l’extrême modicité du montant dont je devais me contenter pour la traduction du roman, cent francs seulement ! (92)

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    début du premier article de Cohen publié dans Le Figaro, 31/05/1893

     

    Ultérieurement, le 11 juin 1890, Alexandre Cohen adresse au romancier une demande écrite : « Monsieur, J’ai l’honneur de vous prier, de bien vouloir m’accorder l'autorisation de traduire en Hollandais votre conte Le Sang des Contes à Ninon... » Cette traduction parut dans Recht voor Allen. L’admiration qu’il voue alors au chef de file du naturalisme est encore intacte. Pour remercier le romancier du soutien qu’il lui a prêté fin 1893 lors de ses démêlés avec la police – Zola lui avait entre autres fait parvenir 100 francs par l’intermédiaire de Fénéon, somme qu’avait aussi versée Francis Magnard, directeur du Figaro –, il n’hésitera pas à lui avouer : « ... je suis votre obligé à plus d’un titre. Germinal que je lus, il y a quelques années en captivité, aux Indes, a fait de moi le conscient et incurable révolté que je suis. Je vous en ai toujours aimé. » (93) À l’époque de l’affaire Dreyfus, sans soutenir inconditionnellement Zola, Cohen regrettera que les Pays-Bas ne connaissent personne de cette trempe pour élever la voix contre les escrocs patentés. (94)

    Affiche La Revue blanche, Toulouse Lautrec

    AfficheRevueBlanche.jpgEn 1893, il transpose en français sous le titre Âmes Solitaires la pièce de Gerhart Hauptmann Einsame Menschen que Lugné-Poë souhaite monter ; Alexandre connaissait le metteur en scène depuis un certain temps et a fait partie des figurants – « avec Fénéon, avec Barrucand, avec plus ou moins tous les collaborateurs de L’Endehors, et avec une équipe de fidèles du Père Peinard » – dans le quatrième acte de L’Ennemi du peuple d’Ibsen joué le 11 novembre de la même année. Durant l’été 1895, lors d’un séjour à la Conciergerie, il jonglera de nouveau avec les langues allemande et française : le petit homme traduit en effet des pages du Zarathustra derrière les barreaux. (95) Les Japansche Gesprekken de Multatuli deviendront sous sa main le Dialogue Japonais et il traduira quelques années plus tard, enfermé cette fois dans une prison hollandaise, un choix de textes de « ce philosophe néerlandais dont la pensée est si profonde et si puissante d’ironie ». (96) Dans la même cellule, il s’attellera à fondre dans sa langue maternelle des poèmes de Verlaine, un Verlaine qui avait laissé un souvenir mitigé dans les milieux artistiques lors de sa visite aux Pays-Bas en 1892. D’autres traductions paraîtront dans les années suivantes comme celles de textes d’un de ses auteurs favoris, H. Heine, ou encore des pièces du dramaturge néerlandais H. Heijermans. Entre 1900 et 1904, il rédigera des articles éclairant les lecteurs du Mercure de France sur la littérature néerlandaise. Alexandre Cohen poursuivra ainsi le travail entrepris par Xavier Marmier dans La Revue des Deux Mondes. (97)

     

    (82) A. Cohen, op. cit., 1976 p. 188. À propos de la lutte que Cohen a dû mener pour maîtriser la langue, relevons que Fénéon l’a beaucoup aidé et pour trouver des organes dans lesquels publier – entre autres par l’intermédiaire de Mirbeau – et pour améliorer sa maîtrise du français ; Fénéon corrigeait d’ailleurs les épreuves de L’Endehors. Certains ont pu se montrer sceptiques comme le directeur de L’Écho de Paris, Valentin Simond, avec lequel Cohen a eu une entrevue en octobre 1892 dans l’espoir de publier dans ce journal : « Cohen a été, le jour dit, chez Simond, qui a prononcé de vagues paroles, et l’a invité à formuler, séance tenante, dans une lettre, sa proposition de collaboration. Ce que fit notre candidat. “Je verrai, je vous écrirai”, a ajouté Simond. Un participe passé était mal accordé, ai-je constaté quand Cohen a reconstitué pour moi sa lettre à Simond. Cela avait-il choqué celui-ci ? Quoi qu’il en soit, nulle réponse n’est venue… » (Cf. Lettre de F. Fénéon à O. Mirbeau vers le 22 octobre 1892, citée dans : O. Mirbeau, Correspondance générale, T. 2. (éd.) Pierre Michel & Jean François Nivet, Paris, L’Âge d’Homme, 2005, p. 642.)

    (83) Certains articles de Cohen de même que sa présence lors de congrès conduisirent les sociaux-démocrates à le traiter sans aménité. Par la suite, ce sont essentiellement sa germanophobie exacerbée et son ralliement à la pensée de Charles Maurras qui lui vaudront d’essuyer le mépris et les acerbes critiques de nombreux intellectuels. Ses brochures De zaak Alexandre Cohen - Hankes Drielsma - Plemp van Duivenland, Amsterdam, 1912 et Taal en Stijl van een Eere-Doctor in de Nederlandsche Belletrie, 1959, Toulon, restituent le ton et le type d’attaques dont il fit usage pour dénigrer des confrères journalistes ou encore le critique Victor van Vriesland. Ce dernier, mais aussi d’autres auteurs néerlandais tels H. A. Gompers, J. Greshoff, J. de Kadt et E. Kummer ont laissé des articles qui témoignent de l’aversion qu’il est parvenu à susciter.

    (84) Voir par exemple P. Albert, Histoire de la presse, Que sais-je ?, n° 368, P.U.F., Paris, 1990, p. 65.

    (85) A. Jarry, La chandelle verte, Le livre de poche, Paris, 1969, p. 168.

    (86) « een andersdenkende » comme le définit Max Nord, dans A. Cohen. Geschriften van een andersdenkende, bloemlezing uit zijn werk samengesteld en ingeleid door Max Nord, Meulenhoff, Amsterdam, z.j.

    (87) J. F. Revel, Contrecensures, J. J. Pauvert, Paris, 1966, p. 56.

    (88) A. Cohen, op. cit., 1976, p. 187-188. Cohen trouvait beaucoup de qualités à Fénéon. La distance qui s’est créée entre eux au fil des années lui a causé beaucoup de peine ; la perte de cette amitié est celle qui lui a laissé le plus de regrets.

    (89) F. Fénéon, Œuvres, introduction de J. Paulhan, Gallimard, Paris, 1948, p. 14.

    (90) Propos cités par A. Gijselhart, De columm als vrijplaats, Stijhoff, Amsterdam, 1986, p. 18.

    (91) Zola n’avait apparemment pas eu plus de flair pour meubler sa demeure de Médan : Léon Bloy, passé par là le 14 juillet 1892 relève « l’odieuse vulgarité de son mobilier de camelot parvenu », L. Bloy. Œuvres Complètes, IX, Mercure de France, Paris, 1969, p. 345. Même son de cloche dans Henri Perruchot, La Vie de Cézanne, Hachette, Paris, 1956.

    (92) A. Cohen, op. cit., 1976, p. 147.

    (93) Lettre à Émile Zola, 1er janvier 1894.

    (94) A. Cohen, De Paradox, p. 22-24.

    (95) Traduction publiée dans De Paradox, p. 97-100. Des pages en traduction française de Nietzsche ont paru dans Le Mercure de France. À propos de la pièce de Hauptmann, relevons que Cohen en avait donné une traduction partielle dans la Revue Bleue en 1893. À cause de l’attentat de Vaillant et de l’arrestation de Cohen, la pièce d’Hauptmann est interdite : les autorités craignent en effet des manifestations anarchistes. La générale aura tout de même lieux devant un parterre d’amis et de critiques.

    (96) O. Mirbeau, cité par H. Juin, Lecture « Fins de siècles » (Préfaces 1975-1986), postface de François Boddaert, Bourgois, Paris, 1992, p. 258.

    couverture de la réédition du second volume des mémoires d'A. Cohen, 1961

    CouvAnarMonar.jpg(97) Voir G. de Vries-Feyens, « La Hollande à travers La Revue des Deux Mondes », Glanes, II, 1949, n° 8/9, p. 81-93. Signalons encore parmi les traductions faites par Cohen : Eduard Bernstein, Socialisme théorique et social-démocratie pratique, Paris, Stock, 1900, laquelle a eu des incidences sur la genèse du révisionnisme du socialisme français : « La correspondance de Georges Sorel, qui se fait l’intermédiaire entre l’éditeur français et Bernstein, ainsi que les comptes rendus publiés dans des revues théoriques (Notes critiques, La Revue socialiste), permettent d’affiner la chronologie. En mars 1899, le livre paraît en Allemagne. En septembre, Stock est toujours à la recherche d’un traducteur, avant de choisir Alexandre Cohen. La traduction est publiée en janvier 1900 au plus tard, puisque Notes critiques fournit un compte rendu de l’ouvrage dans son numéro du 10 janvier 1900. Cohen n’a donc disposé que de quatre mois pour réaliser son travail, ce qui explique les nombreuses erreurs qu’il contient. Trois sont déterminantes dans le processus de transfert du révisionnisme en France. Cohen omet d’abord fréquemment d’encadrer les citations par des guillemets, et le lecteur français ne sait plus si ces phrases sont à mettre au compte de Marx et d’Engels, ou doivent être attribuées à l’auteur. Dans la mesure où la référence aux Dioscures est une garantie de légitimité, ce simple défaut a des conséquences graves sur la manière dont les Français lisent Bernstein : il n’est plus possible pour eux de savoir exactement s’il critique le marxisme ou s’il l’élargit. Cohen, de plus, ne traduit que 25 des 85 notes infra paginales de l’édition originale, sous le prétexte qu’elles concernent la querelle allemande et ne peuvent intéresser le public français. Or, dans l’édition allemande, 16 d’entre elles appartiennent effectivement à cette catégorie. Mais 20 sont des précisions apportées par l’auteur pour nuancer son propos, 28 donnent les références des citations utilisées, 21 complètent les données chiffrées qui appuient ses arguments. Les notes conservées dans la traduction concernent majoritairement cette dernière catégorie. La version française est donc moins précise que l’original allemand. Enfin, la traduction du dernier chapitre donne à voir un écart important entre le texte original et sa traduction. Dans ce passage, Bernstein dénonce le primat accordé à la violence dans le processus révolutionnaire : dans un système démocratique ou de suffrage universel, la minorité des possédants ne peut réellement freiner le progrès social et, de ce fait, le recours à l’insurrection ne peut être accepté. Dans le texte allemand, le mot pour désigner cette tendance est “Gewalt” (violence), et lorsque Bernstein utilise des expressions comme “revolutionäre Aktion” ou “revolutionäre Katastrophe”, il précise toujours que le mot “révolution” doit être entendu comme signifiant “violence”. Il n’y a donc pas d’ambiguïté dans le texte allemand. Or, dans la traduction, toutes ces précautions disparaissent. Et Alexandre Cohen traduit systématiquement “Gewalt” par “action” ou par “mouvement”. Pour le lecteur français, Bernstein ne dénonce pas “la violence révolutionnaire”, mais le “mouvement révolutionnaire”, c’est-à-dire la révolution tout court. La traduction ne fait ainsi que confirmer les accusations des marxistes orthodoxes allemands, mais au prix de déformations considérables. Celles-ci pèsent très lourd dans le refus des socialistes français de se déclarer partisans de Bernstein. » (Cf. Emmanuel Jousse, « Du révisionnisme d’Eduard Bernstein au réformisme d’Albert Thomas (1896-1914) ». Au début du chapitre XV du le second tome de ses mémoires, Cohen revient brièvement sur cette traduction : même s’il glisse qu’il s’est montré consciencieux, il ne cache pas la répugnance avec laquelle il a mené cette besogne alimentaire, jurant tant contre l’auteur que contre sa prose pédante. Il venait en effet de revenir clandestinement en France et louait une chambre d’hôtel rue Rodier sous un faux nom André Blanc. Pour le punir de ses péchés, nous dit-il, Stock lui confia la traduction de Die Aufgaben der Sozialdemokratie, « évangile révisionniste ».