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Alexandre Cohen Anarchisme Monarchisme

  • i’ m’a foutu son pied au cul

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    UN CONTE D’ALEXANDRE COHEN

     

     

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    Le 31 décembre 1926 et les 1er, 2, 3 et 4 janvier 1927, le quotidien L’Avenir publie trois « contes » écrits en français par Alexandre Cohen. Le premier paraît en plusieurs livraisons : « Cricri, petite paysanne », dédié au vieil ami Félix Fénéon (photos + portrait par Signac ci-dessous) ; le deuxième, intitulé « Jojo, petit franco-boche », l’est à une certaine Marie Godefroy dont on ne sait pour le reste rien ; le dernier, enfin, « Roudoudou, petit citadin », que nous reproduisons, vient remercier Léon Treich (1889-1974), journaliste et écrivain, rédacteur en chef à l’époque du journal dirigé par Émile Buré, ce même Léon Treich qui, le 31 décembre 1926, publie un petit papier pour présenter l’auteur de ces courtes proses (voir ci-dessous).

    Émile Buré

    conte,alexandre cohen,léon treich,roudoudouDans ces trois textes, on retrouve quelques caractéristiques de l’esprit de Cohen : une prédilection pour le parler populaire et l’argot, un amour bien peu marqué pour l’Allemagne, une tendresse réelle pour les enfants – d’autant plus grande que le couple Sandro-Kaya n’a pu en avoir. À l’époque où ces « anecdotes » paraissent, le publiciste et sa femme vivent à Marly-le-Roi. Cohen prépare alors son recueil d’articles Uitingen van een reactionnair (1896-1926) (Manifeste d’un réactionnaire) qui verra le jour en 1929.

    Le 19 mai 1928, Alexandre Cohen publiera dans L’Avenir un bref article : « Raden Mas Yodyana. Mime et danseur javanais ». Il ne semble pas avoir donné d’autres contributions à ce périodique.

     

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    Alexandre Cohen – dont l’Avenir commence aujourd’hui la publication de trois charmantes nouvelles : Trois Enfants – est né aux environs de 1864 dans les Pays-Bas. Il était venu à nous depuis de longues années, quand il se fit naturaliser – formalité ! – en 1907. Tour à tour rédacteur de politique étrangère (avec André Tardieu) au Figaro, au Temps (sous le règne d’Adrien Hébrard), chargé de la rubrique néerlandaise au Mercure de France, enfin correspondant du Telegraaf d’Amsterdam, Alexandre Cohen est un journaliste de la vieille roche – celle que rien n’effrite. De 1906 à 1922, il a réussi à réunir au Telegraaf, tout d’abord fortement teinté de germanophilie, l’important noyau de lecteurs francophiles qui, en 1914, décidèrent le grand journal à se ranger aux côtés des Alliés et à entreprendre les belles campagnes que l’on n’a pas oubliées. Il ne quitta le Telegraaf qu’en 1922, à un moment où les influences trop spécialement lloyd-georgienne et wilsonienne ne lui permirent plus de défendre avec assez de liberté les thèses françaises.

    En 1900, Alexandre Cohen a publié des Pages choisies de Multatuli, qui parurent au Mercure de France, préfacées par Anatole France. C’est grâce à cet excellent volume que Multatuli n’est pas incomplètement inconnu chez nous.

    conte,alexandre cohen,léon treich,roudoudouAjoutons qu’Alexandre Cohen fut, au temps de sa jeunesse, anarchiste déterminé et qu’il connut alors des années assez mouvementées. Une anecdote : anarchiste donc, il avait maintes fois pris fort vivement à partie le docteur Kuyper, président du Conseil des ministres de Hollande, et ultra conservateur. Il n’hésita pas cependant, lors de la guerre du Transvaal, à aller demander à M. Kuyper une lettre d’introduction auprès des généraux boers, qu’il désirait aller interviewer (car Alexandre Cohen a beaucoup voyagé). Le président du Conseil n’hésita pas d’avantage à donner à son farouche ennemi une de ses cartes de visite, avec ces mots : « Journaliste de bonne foi absolue ».

    - Jamais, nous a confié Alexandre Cohen, jamais éloge ne me fit plus de plaisir.

    D’une bonne foi absolue : Cohen ne croit plus à l’anarchie ; il est aujourd’hui passé de l’autre côté de la barricade ; mais il est resté derrière une barricade ; il n’a pas chaussé ses pantoufles, il ne s’est pas retiré au coin de son feu. Il appartient toujours à une organisation de combat et est resté prêt à se battre pour son idéal. Un homme dangereux, comme vous voyez, mais un homme de cœur. Et, après tout, peut-être, en 1926, est-ce la même chose !

    Léon TREICH, « Courrier des lettres »,

    L’Avenir, 31 décembre 1926, p. 2.

     

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    ROUDOUDOU, PETIT CITADIN

     

    Pour Léon Treich.

     

     

    Il a six ans, Édouard, et il mesure soixante-dix centimètres de la plante des pieds aux extrémités piquantes de ses cheveux jaunes, qui, effleurant le bord de ma table, figurent une brosse où je suis tenté d’essuyer ma plume.

    Ses camardes le désignent par le sobriquet de Bamboula… « parce que je suis le plus p’tit de l’impasse, élucide Édouard, acquiesçant. Et si moi – dans l’intimité – je l’appelle Roudoudou, c’est à cause de sa passion pour la friandise do ce nom : substance sucrée et gluante, qui se débite en disques minces, cerclés d’un copeau.

    Au premier sou que je lui donnai, il me fit part de ses projets d’acquisition :

    - J’va acheter un roudoudou !

    - Un quoi ?

    - Un roudoudou.

    - Qu’est-ce que c’est ?

    - Ben ! cè un roudoudou.

    - Ça se mange ?

    - Non, ça s’ suce !

    Roudoudou est un enfant négligé, futé et précoce comme le sont beaucoup d’enfants négligés. Son père lui donne des gifles… « parce que je tousse tout l’temps et ça agace papa ». Et sa mère, qui l’habille mal et jamais ne le débarbouille, l’envoie jouer dans la rue dont les distractions ne l’attirent pas. Car les grands gamins le battent, comme de juste, puisqu’il est souffreteux. Et quant aux petites filles… « Faut tout l’temps que je leur y mont’ mon derrière. (Je gaze.) Ça m’dégoûte et ça m’ fatigue ! » me confie-t-il d’un ton immensément blasé.

    Léon Treich

    conte,alexandre cohen,léon treich,roudoudouComme, le plus souvent, il rode dans l’impasse, sous mes fenêtres, il m’arrive de le charger de quelque commission : chez le laitier, le boulanger, la marchande de journaux. Et les sous, gros ou petits, que lui vaut sa complaisance, sont invariablement convertis en roudoudous, jaunes, rouges ou verts, que l’enfant suce avec gravité après m’en avoir offert l’étrenne.

    Roudoudou ne rit jamais et il ignore le sourire. De la vie, il ne connaît que l’amertume qui a durci le regard de ses yeux incolores, et creusé, profonds, les contours sceptiques de sa bouche, de sa bouche d’enfant qui parle le langage rugueux du peuple.

    Il me fait part de ses petites joies et de ses gros chagrins. Mais les tristesses dominent, submergeant les félicités.

    Il me dit :

    - Hier soir, papa il était en rogne…

    Il s’arrête, suivant son habitude, et attend que je le questionne.

    - Ah ? Et pourquoi donc ?

    - Comme ça !... On mangeait la soupe. Alors ma p’tite sœur elle s’a mise à pleurer. Alors papa il a dit à maman : « Mais fous-la donc à l’égout, c’te vermine ! » Alors moi j’y ai dit : « C’était pas la peine alors d’l’acheter, pour foute ta galette par la f’nête !... » Alors papa i’ s’est l’vé et i’ m’a foutu une baffe. "

    - Et ta maman, qu’est-ce qu’elle a dit ?

    - Maman ? Elle a dit : « Faut qu’i s’mêle d’tout, c’merdeux-là ! » Et pi’, elle m’a foutu une au’ gife… Mais vous savez pas c’que j’ai fait ?

    - Non ! Qu’est-ce que tu as fait ?

    - J’ai ben r’gardé maman et pis j’y ai dit : « Sale gueule ! » Et pis…

    - Et puis…

    Et pis j’m’ai trotté.

    Je lui demande :

    - On te bat souvent, chez toi ?

    - Tout l’temps ! Mais j’m’en fous !... Et vous savez pas ? J’pleure jamais. Ça les fait râler.

    - Voyons, mon petit Roudoudou, ils ne sont jamais gentils avec toi, tes parents ? Jamais, jamais ?

    - Peuh ! pas souvent. Puis, après une seconde de réflexion : Dimanche matin, j’ai mangé du chocolat dans le lit à maman.

    - Tu vois bien qu’elle n’est pas jours méchante avec toi, ta maman. Pour le coup, tu l’as embrassée au moins, la remercier…

    - Embrasser maman ? Vous m’avez pas r’gardé !

    - Pourtant, si elle t’achète du chocolat…

    - Elle l’achète pas ! C’est papa qui l’barbote à l’usine.

    - Dis-moi ! Roudoudou, tu es peut-être méchant à la maison, que tes parents ne t’aiment pas. Pourquoi, sans cela, te battraient-ils ?

    - J’sais pas ! Papa il dit que je l’dégoûte. I’ veut seulement pas que j’mange à table.

    - Pourquoi donc ?

    - Parce que j’tousse tout l’temps, qu’il dit… Si j’ suis pas couché quand c’est qui rentre, i’ s’engueule avec maman. Mais ça, c’est rigolo, alors.

    - Comment ! tu trouves cela rigolo ?

    conte,alexandre cohen,léon treich,roudoudou- Pour sûr !... Samedi, papa il est rentré à six heures. J’mangeais ma soupe. Alors il a dit comme ça à maman : « Pourquoi qu’il est pas couché ? » Alors maman elle a dit : « Mais il est pas six heures ! » Alors papa i’a dit : « J’ m’en fous ! Qu’ça soye c’q’ça veut, qu’ça soye six heures ou quatre heures, j’veux pas l’voir, que j’te dis, i’ m’dégoûte !... Couche-le, qu’j’te dis, et p’us vite que ça ! » Alors maman y a dit : « Tu m’emmerdes à la fin avec c’t avorton ! Couche-le toi-même ! » Pi’ i’s’ sont engueulés et pi’ papa il a foutu un pain d’sus la gueule à maman et maman elle a j’té le lite à la tète à papa. Et pis…

    - Eh bien ! et puis ?

    - Et pis papa i’ m’a foutu son pied au cul.

     

    ***

     

    Une seule fois, une seule, j’ai vu l’enthousiasme animer le regard ordinairement éteint de Roudoudou.

    Sur la rampe qui longe l’impasse, un lourd fardier, chargé d’un cube de granit, avançait péniblement, en zigzag. Et sous l’effort, stimulé par des « hue ! », des « dia ! » et des claquements de fouet, l’un des chevaux émit une longue et retentissante pétarade.

    Roudoudou est là. Comme, justement, je sors, il se précipite, me saisit la main, et, transporté, s’exclame :

    - Vous avez entendu, monsieur ?

    - Quoi donc, mon petit ?

    - Mais le pet, donc ! Quel pet ! Mince de pet ! Vache de pet !

    Puis, m’abandonnant, il s’en retourne à son poste d’écoute, et s’adressant, par-dessus le talus, au percheron, objet de son extase, il lui crie : « Ah ! ben, mon vieux, tu sai’ y faire ! ».

     

    ***

     A. Cohen, 1906

    conte,alexandre cohen,léon treich,roudoudouL’enfant, ce jour-là, est venu me rendre visite à une heure indûment matinale.

    Il avait l’air important d’un ressasser de nouvelles graves.

    - Vous savez pas, monsieur, ma p’tite sœur ? Eh ben ! elle est morte !

    - Elle est morte ? Pauvre petite sœur ! Et tu as de la peine, n’est-ce pas ? mon petit Roudoudou

    - D’la peine ? Moi ? J’m’en fou’ un peu !... C’est bien fait pour maman ! J’pouvais seulement pas l’embrasser. Maman voulait pas !... J’ai pas pleuré, aussi ! Maman elle a pleuré, et ma sœur Henriette. Mais papa il a pas pleuré. Et moi non plus… Les hommes, ça pleure pas !

    Puis il entame un autre sujet, l’invariable sujet de ses préoccupations :

    - Quand i’ m’battent, j’dis rien. I’ sont trop forts ! Mais j’les r’garde bien et pis j’m’assis dans mon p’tit coin, et pis j’m’parle à moi, tout seul. Alors j’dis : « Cochons ! Salauds ! Sales gueules. » I’ entendent pas c’qu’j’dis, monsieur, mais i’ crient : « Quoi c’est qu’il â encore à râler dans son coin, c’ui-là ? » Mais, monsieur, qu’est-ce que ça peut bien leurs foute à eusses, que j’m’parle à moi tout seul ?

    Je n’ai pas le loisir de formuler un avis. Car une voix rogue retentit sous ma fenêtre :

    - Édouard ! Où es-tu ? Veux-tu venir ici ! Tout d’suite !

    L’enfant tressaute. Mais sa mince figure est impassible quand il dit :

    - C’est papa ! Faut rentrer… Au r’voir monsieur !

    - Au revoir, mon petit l À demain !

    Épilogue

    Roudoudou est mort à huit ans.

    Que vouliez-vous qu’il fît contre tous ?

     

     

    Kaya Cohen-Batut, 1957 (photo : Chr. Kuijper)

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  • Âmes solitaires

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    Alexandre Cohen

    Nouveaux textes et témoignages

     

    Alexandre Cogen, Lugné-Poe, Gerhart Hauptmann, théâtre, prison, police, journalisme, anarchisme,

     

    L’arrestation d’Alexandre Cohen, « le raté de la littérature anarchiste » selon un journaliste de l’époque (« Réveil anarchiste. L’organisation révolutionnaire à Londres », Le Matin, 29 juin 1894), le 10 décembre 1893 va placer ce petit Juif hollandais sous les feux de l’actualité. L’attentat d’Auguste Vaillant commit la veille à la Chambre des députés explique la répression qui s’abat sur certaines figures de la mouvance libertaire et qui se traduira par le fameux procès des Trente, les trente au nombre desquels on compte justement le publiciste né en Frise en 1864. Âmes solitaires, la pièce de Gerhart Hauptmann qu’il venait de traduire, devant être jouée le jour même, la préfecture de police décide d’interdire cette représentation. Bien qu’ils contiennent quelques approximations, les documents qui suivent illustrent l’agitation que suscitèrent ces décisions. Commençons par un article paru justement le 9 décembre en page 2 du quotidien Le Matin : pour en savoir plus sur cette pièce de théâtre et sur son auteur, le journaliste anonyme s’est adressé à un Cohen encore bien insouciant.


     

     

     

    GERHART HAUPTMANN

    Âmes solitaires – Une représentation unique - Aperçu sur l’œuvre

     

     

     affiche signée Édouard Vuillard, 1893

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeÀ la veille de la première et unique représentation, au théâtre de l’Œuvre, d’Âmes solitaires (Einsame Menschen), drame de Gerhart Hauptmann, nous sommes allés demander à M. Alexandre Cohen quelques détails sur la pièce qu’il a traduite (son nom figure sur l’affiche ci-contre), ainsi que des renseignements biographiques et littéraires sur Hauptmann.

    M. Cohen, qui vient d’écrire pour sa traduction une notice sur l’œuvre de Hauptmann, a bien voulu nous en communiquer quelques extraits, outre une brève analyse d’Âmes solitaires.

    Ce drame a pour théâtre la petite ville de Friedrichshagen, près de Berlin. Le docteur Johannès Vockerat et Katherine, âme très douce, mais intelligence peu compréhensive, sont mariés depuis un an lorsque le peintre Braun, un ami de la maison, les met en relations avec Anna Mahr, une jeune Russe, étudiante à l’Université de Zurich, de passage à Berlin.

    Johannès, très impressionné par le savoir et l’indépendance de la jeune tille, lui offre l’hospitalité. Sans que leur union cesse d’être chaste, mille affinités lient bientôt ces deux êtres d’élection. Par contraste, Johannès trouve sa femme de plus en plus insignifiante et, involontairement, le lui fait sentir parfois.

    Page de titre de l’édition des Âmes solitaires

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeMme Vockerat mère, en visite chez son fils depuis les couches de Katherine, se désespère de voir celle-ci s’étioler. Elle morigène son fils, demande impérieusement le départ d’Anna. Mais Johannès ne peut plus vivre sans Mlle Mahr. Déjà, une fois, qu’elle était sur le point de partir et qu’elle avait fait ses adieux, Johannès, qui l’accompagnait à la gare, l’avait ramenée à la maison.

    Mme Vockerat, affolée, appelle, par dépêche, son mari. Il arrive à l’insu de Johannès qu’il essaie de détourner du chemin « qui conduit à la perdition ». Entre temps, Anna Mahr, sur les instances de Mme Vockerat mère, se décide à partir. Johannès, désespéré et trop las pour vaincre le dégoût que lui inspire désormais l’existence, se jette à l’eau. Les quatrième et cinquième actes surtout sont d’une puissante action dramatique, et la pièce, jouée d’abord par la Freie Buehne, reprise ensuite par le Deutsche Theater, a obtenu un grand succès à Berlin.

    Ajoutons qu’elle est le premier drame de Gerhart Hauptmann, par ordre chronologique.

    Les autres pièces de Hauptmann sont la Fête de la Réconciliation (Das Friedensfest), les Tisserands (Die Weber), joués au Théâtre-Libre l’hiver dernier ; puis Confrère Crampton (College Crampton) et la Fourrure de Castor (Der Biberpelz), deux comédies, et enfin Hannele.

    Écrivain fécond

    Voici, sur Hauptmann, les détails que nous a donnés notre interlocuteur : M. Gerhart Hauptmann est né le 15 novembre 1862, à Salzbrunn, dans la Silésie prussienne ; il a donc 31 ans et une œuvre déjà considérable à son actif. Après avoir terminé ses études au lycée, il suivit les cours des universités d’Iéna et de Berlin et s’occupa quelque peu de sculpture. De 1883 à 1885, il habita la Suisse et l’Italie, où, en 1885, il composait un poème mythique : Sort de Prométides (Prometidenlos).

    Une des pages de la traduction de Cohen

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeDès lors, il se voua définitivement aux lettres, et, après avoir recueilli ses nouvelles et vers de jeunesse dans un volume intitulé le Livre bariolé (Das bunte Buch), il entreprit son œuvre dramatique, de prime abord par : Avant le lever du Soleil (Vor Sonnenaufgang), que la Freie Buehne joua le 26 octobre 1889 sur le Lessing-Theater de Berlin. – Hauptmann s’y manifesta l’un des protagonistes de l’école réaliste naissante, rebellée contre les défaillants détenteurs de l’idéalisme schillérien.

    Mais le réalisme un peu médanien de Vor Sonnenaufgang n’a plus guère le suffrage de Hauptmann, soucieux aujourd’hui de restituer des conflits intellectuels ou de vastes phénomènes sociaux.

    Hauptmann est aujourd’hui une des personnalités les plus accentuées, une des intelligences les plus fécondes d’une littérature qui peut se targuer haut d’écrivains comme Max Halbe, Otto Erich Hartleben, Johannès Schlaf, Bruno Wille, Julius et Heinrich Hart, Wilhelm Bolxhe, etc.

    Indemnes de la manie de la démonstration, pures de toute emphase, fortes de réalité, les pièces de Gerhart Hauptmann sont pénétrées d’un esprit libertaire jusqu’à l’anarchisme, et un espoir de meilleur et proche avenir émane de toute cette œuvre dont la première manifestation porte ce titre augural : Avant le lever du Soleil.

     

    Gerhart Hauptmann par Lovis Corinth (1900)

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    PAROLE À LUGNÉ-POE

     

    Lugné-Poe, le célèbre metteur en scène, revient dans ses mémoires sur ces journées mouvementées : La parade. Acrobaties, souvenirs et impressions de théâtre. 1894-1902 (Paris, Gallimard, 1931, p. 64-65, les notes sont de lui). Notons que Cohen ne fut pas expulsé tout de suite. S’il avait effectivement déjà traduit à l’époque quelques pages de Multatuli, le volume des Pages choisies ne verra le jour qu’en 1901. Quant à son ami Émile Henry, il commit son attentat au café Terminus seulement le 12 février 1894. Alexandre Cohen connaissait Lugné-Poe depuis un certain temps ; il avait fait partie des figurants – « avec Fénéon, avec Barrucand, avec plus ou moins tous les collaborateurs de L’En-dehors, et avec une équipe de fidèles du Père Peinard » – dans le quatrième acte de L’Ennemi du peuple d’Ibsen joué le 11 novembre de la même année.

     

    [… ] La troupe rentra à Paris préparer Âmes solitaires, de Gerhardt Hauptmann (traduction d’Alexandre Cohen). Vingt-quatre heures, je m’absentai à Rotterdam voir Mlle Sara de Swart (1), l’amie qui s’était révélée et avait promis de nous aider à tourner en Hollande le mois suivant.

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeÂmes solitaires fut le troisième spectacle en 1893. Le traducteur, Alexandre Cohen, était réputé anarchiste et les événements s’étaient précipités. Non seulement il y avait eu la bombe d’Émile Henry, mais les arrestations s’étaient multipliées et on expulsait les libertaires étrangers. Alexandre Cohen, Hollandais, déjà pas très en odeur nationale chez lui – n’avait-il pas traduit Multatuli ? – fut expulsé le matin même de la répétition générale d’Âmes solitaires, et la pièce (de Gerhardt Hauptmann, l’auteur des Tisserands) fut interdite par ordre de la police. Pour la première fois de ma vie, je dus me débrouiller dans les bureaux de la préfecture pour obtenir l’autorisation de jouer au moins en répétition générale. Malheureusement, Lépine, préfet, « Mossieu Lépine, si j’ose m’exprimer ainsi » (comme disait Rodolphe Salis), ne montra jamais de goût pour les lettres ou les arts. Il en résulta une première ratée à Paris, mais combien mouvementée à Bruxelles, où elle resta le lendemain. Rien cependant de très révolutionnaire dans cette bonne pièce de Gerhardt Hauptmann écrite en marge de Rosmersholm.

    Mais Âmes solitaires avait été interdite parce que le gouvernement ayant expulsé son traducteur, il « redoutait les manifestations de sympathie que cela pouvait entraîner ! »

    La pièce ne valait certainement pas Les Tisserands. Elle nous servit cependant pour la première tournée de l’« Œuvre ». Nous jouâmes Âmes solitaires à Bruxelles, puis à Amsterdam, avec Rosmersholm et Un Ennemi du Peuple. Cette fois, ce fut Roland de Marès, l’écrivain belge, qui, avec peut-être plus d’éloquence que de poésie, défendit la cause sacrée de l’internationalisme devant un public parfaitement indifférent.

    De Rotterdam ensuite, ou furent joués La Dame de la Mer et Pelléas et Mélisande, nous revînmes à Bruxelles, à Liège, à La Haye, grâce toujours à la protection de Sara de Swart. Finalement à Rotterdam, Maeterlinck étant présent, on donna Pelléas. À La Haye, le professeur Van Hamel, le champion des lettres françaises en Hollande (2), prit la parole en l’honneur de l’auteur.

    S. de Swart, par G.H. Breitner

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchisme(1) La figure de Sara de Swart reste attachée à l’histoire de l’Art et de la littérature symboliste française en Hollande : certainement autant que Philippe Zilcken, l’ami de Verlaine, le critique connu, Sara de Swart ne doit pas être oubliée. Sara de Swart, de ses deniers, aida non seulement L'Œuvre, mais particulièrement le Théâtre de Maeterlinck, comme elle aida les poëtes à être traduits et imprimés. C’est elle qui nous mit en rapport avec la petite équipe des critiques de poëtes hollandais (dont J. de Meester), qui cherchaient à se rapprocher des nôtres. Il y avait là C.F. Van der Horst, Jolles – esprit charmant et paradoxal –, le peintre Toorop, Jan Wet, Franz Mynssen, le docteur Van Horn, qui se multiplièrent pour nous.

    (2) Le même qui servit d’interprète au président Kruger à Paris, après la guerre des Boers, lors du pèlerinage de Kruger eu Europe.

     

     

     

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    RUE LEPIC : ARRESTATION DE COHEN 

     

    C'est sous ce titre que le Journal des débats politiques et littéraire rend compte, le 11 décembre 1893, en page 2, des récents événements qui vont changer la vie du publiciste hollandais. Relevons que plusieurs hommes de lettres et artistes ont vécu au 59 de la rue Lepic peu avant 1900 (le peintre et graveur Louis Monziès, l’auteur Paul Brulat...) - mais sans doute pas, pour leur part, au rez-de-chaussée des moineaux.

     

    Sur mandat du préfet de police, M. Archer, commissaire de police, s’est rendu, hier après-midi, 59, rue Lepic, au domicile d’un nommé Alexandre Cohen, âgé de trente-cinq ans, sujet hollandais, qui était, à Paris, le correspondant de plusieurs journaux anarchistes allemands et rédacteur à l’En-Dehors et au Père Peinard.

    Il avait été arrêté hier matin avant d’avoir pu faire disparaître les pièces écrites dont il était possesseur.

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeOn a trouvé, au cours de la perquisition faite à son domicile, un revolver de 7 millimètres chargé, quelques tubes en métal paraissant devoir servir de douilles et une correspondance très volumineuse – plus d’un millier de lettres – émanant d’anarchistes militants.

    C’est dans cette partie de la rue Lepic qui est au-delà de la rue des Abbesses et qui serpente tout autour de la butte Montmartre que se trouve la maison où habitait Cohen.

    Il avait là, au sixième, un petit logement, c’est-à-dire une chambre et une cuisine aux proportions exiguës, qu’il payait 200 fr. par an. Nous avons vu son intérieur, encore encombré, dérangé, mis sens dessus dessous par les perquisitions qui y ont été faites dans l’après-midi d’hier. Au mur, sont collées de grandes affiches dont les tons crus et les couleurs voyantes mettent une note de gaieté sur l’ensemble pauvre et terne. Un lit vaste mais tout en désordre occupe une alcôve ; en face, un bureau ; de-ci de-là, deux ou trois chaises, une malle en bois, noire, quelques meubles de mince apparence. Par l’entrebâillement d’une porte apparaît la cuisine sombre et étroite.

    Il occupait ce logement depuis un an environ, et rien, d’après ce que nous dit son concierge, rien ne pouvait faire prévoir qu’il dût un jour être arrêté comme anarchiste. Petit, blond, la barbe en collier, habillé sans élégance, mais fort proprement : tel était l’homme au physique. Au moral, il paraissait d’un tempérament nerveux et, parfois, il avait des moments d’exaltation durant lesquels il se livrait à des déclamations emphatiques.

    Son genre de vie n’aurait offert aucune particularité digne d’être notée s’il n’avait eu l’habitude de recevoir nuitamment la visite de quelques amis, qui parfois, en montant, faisaient du tapage dans l’escalier. Il y a quelque temps, le concierge lui fit, à ce sujet, des représentations et, à dater de ce jour, les visites nocturnes se firent plus rares. Il travaillait beaucoup la nuit et souvent même sans trop respecter le sommeil du voisin.

    Kaya Batut

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeDepuis deux mois, à peu près, il vivait maritalement avec une jeune femme du nom de Battu (sic). C’est à elle-même que nous nous sommes adressés pour avoir un complément d’information.

    « C’est vers six heures du matin, nous dit-elle, que les agents sont venus nous arrêter, car, moi aussi, j’ai été conduite et enfermée au Dépôt. Après avoir frappé à la porte, l’un d’eux – ils étaient quatre – a crié : ‘‘C’est le facteur !’’ Cohen est alors allé ouvrir la porte ; une fois entrés, ils ont exhibé un mandat et nous ont fait habiller. Puis, après avoir examiné partout, ils nous ont emmenés en voiture. En chemin. Cohen a demandé : ‘‘Pourquoi m’arrête-t-on ?’’ On lui a répondu : ‘‘Le juge d’instruction veut vous avoir à sa disposition.’’

    » Arrivés au Dépôt, on nous a séparés. À une heure, je suis revenue ici avec les agents. Ils ont tout scruté, tout fouillé. Ayant trouvé une copie que j’avais faite du Mercure de France, ils m'ont demandé si je me mêlais de politique. Sur ma réponse négative, ils ont écrit au procès-verbal : ‘‘Dit ne pas s’occuper de politique.’’ À cinq heures, ils sont partis, me laissant en liberté.

    » Maintenant, pourquoi a-t-on arrêté Cohen ? Je me le demande, et je ne puis trouver à cette question une réponse satisfaisante. Cohen était très libertaire ? Mais est-ce la une raison suffisante pour emprisonner les gens ? Il n’allait jamais aux réunions. Le soir, ou nous promenions ou bien nous allions au café où Cohen retrouvait ses amis.

    » Cohen est journaliste. Correspondant du Recht voor Allen, d’Amsterdam, il collabore aussi à un journal du matin. Dernièrement encore, il y avait donné un article sur Gerardt Hauptmann, dont il vient de traduire, pour l’Œuvre, les Âmes solitaires. La répétition générale devait même avoir lieu demain. De plus, en juillet dernier, il avait écrit au Figaro un article sur le socialisme allemand.

    Sandro et Kaya, soixante ans plus tard (à Toulon)

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeEn sa qualité d'homme de lettres, il recevait beaucoup de journaux et de brochures. Tenez, voici, par exemple, les Entretiens politiques et littéraires dont on lui faisait régulièrement le service. Voici encore le Mercure de France dont il était un des collaborateurs. Est-ce donc pour cela qu’il a été arrêté ? Cohen est avant tout un littérateur, il n’a jamais considéré la politique qu’en homme de lettres. »

    Contrairement aux affirmations de Mme Battu, nous sommes en mesure d’établir qu’Alexandre Cohen « ne considérait pas seulement la politique en homme de lettres ».

    Non pas que son talent d’écrivain et surtout de traducteur ne fût très réel. Outre sa traduction des Âmes solitaires, d’Hautpmann, il a, en effet, traduit en hollandais et en allemand toutes les œuvres de Zola.

    Mais s’il consacrait la majeure partie de son temps à ces traductions et à ces travaux littéraires, il assistait assez fréquemment aux réunions publiques du parti socialiste et même du parti anarchiste.

    L’an dernier, il prit la parole le 1er mai au meeting de la salle Favié, se disant délégué du parti ouvrier hollandais.

    En termes très violents, il déclara qu’à son avis, la « journée de huit heures » ne devait être qu’un prétexte.

    « Nous voulons, déclara-t-il, la révolution pour en finir avec ces bourgeois qui nous oppriment depuis cent ans ; nous les égorgerons et nous obtiendrons ainsi l’égalité et la fraternité. »

     

     

     

    Paul Reclus (1858-1941), ami de Cohen

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    PAROLE À PAUL RECLUS

    LES ANARCHISTES.

    PERQUISITIONS & PIÈCE INTERDITE

     

    Le Pays républicain libéral traite lui aussi, le 15 décembre 1893 (aux pages 1-2) des perquisitions menées chez les anarchistes et de l’interdiction de la pièce de théâtre.

    La presse s’est adressée à Paul Reclus.

     

    La perquisition pratiquée chez Alexandre Cohen a amené la découverte de papiers tellement importants qu’au lieu d’expulser l’anarchiste hollandais, on s’est empressé de le garder en prison.

    Une instruction toute spéciale va être ouverte contre Cohen, sur lequel pèseraient de très graves accusations. M. Paul Reclus, le neveu du célèbre géographe Élisée Reclus dont on connait les opinions anarchistes, est un grand ami d’Alexandre Cohen, et dans les papiers saisis chez celui-ci on a retrouvé beaucoup de pièces le concernant.

    Aussi, une perquisition a-t-elle été pratiquée hier matin par M. Bernard, commissaire aux délégations judiciaires, et M. Fédée, officier de paix de la 2e brigade de recherches, au domicile de M. Reclus, 107, rue Lemercier.

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeElle a amené la découverte et la saisie d’une assez grande quantité de papiers, dont l’importance sera vérifiée. M. Paul Reclus a été laissé en liberté. Interviewé au sujet de ces perquisitions par un rédacteur du Temps, M. Paul Reclus lui a dit :

    « En effet, une perquisition a été opérée chez moi ce matin. On a saisi des brochures, des journaux, et surtout une nombreuse correspondance échangée entre ma femme et moi ; je crois même que le commissaire a emporté un livret de caisse d'’épargne, car je le cherche en vain depuis son départ.

    - À quoi attribuez-vous cette perquisition ?

    - Je présume que c’est à la suite de la récente explosion qui a eu lieu à la Chambre des députés.

    - Croyez-vous, demandons-nous à M. Reclus, que les papiers saisis chez vous ce matin puissent vous faire inquiéter ?

    - Vous savez, nous répond notre interlocuteur, qu’on peut toujours inquiéter les gens quand on le veut. J’ai promis de présenter prochainement au juge d'instruction, M. Meyer, une pièce qu’il veut connaître et que je n’ai pas ici.

    - Quelle est cette pièce ?

    M. Reclus refuse de répondre à cette question. M. Reclus déclare ensuite qu’il exerce la profession d’ingénieur et qu’il est le neveu de M. Élisée Reclus, l’inspirateur du journal anarchiste la Révolte.

    - Faites-vous partie d’un groupe anarchiste ?

    - Je n’appartiens à aucun groupe, mais j'ai des idées anarchistes. »

    La correspondance saisie chez M. Paul Reclus est très volumineuse. La perquisition a été opérée sur commission rogatoire de M. Meyer, juge d’instruction. Tous les papiers saisis ont été transportés au cabinet du juge d’instruction, ou ils vont être examinés.

    M. Paul Reclus est le fils de M. Élie Reclus, l’aîné des cinq frères Reclus. Élisée Reclus, son oncle, et lui sont les deux seuls membres de sa famille qui professent des théories anarchistes.

    La pièce recherchée serait une lettre que Vaillant, avec qui M. Paul Reclus était en relations, avait adressé à celui-ci. Vaillant avant déclaré à ce juge qu’il avait, quelques jours avant l’attentat du Palais-Bourbon, écrit à M. Paul Reclus, le juge a voulu avoir connaissance de cette lettre, de là la perquisition chez M. Reclus.

    Cette perquisition n’aurait d’ailleurs pas amené la découverte de la lettre de Vaillant, mise en lieu sûr par M. Reclus mais que celui-ci aurait promis de remettre au juge.

    La préfecture de police vient d’interdire la représentation de Âmes solitaires, de Gerhart Hauptmann, pièce traduite de l’allemand par Alexandre Cohen, l’anarchiste hollandais dont nous avons annoncé l’arrestation.

    La représentation devait avoir lieu hier soir, aux Bouffes-du-Nord. On sait que cette représentation, donnée par « l’Œuvre », la société dramatique que dirige M. Lugné-Poe, est privée comme celles qui l’ont précédée.

    La préfecture de police a pensé néanmoins, qu’en raison d’événements récents et à cause de la personnalité du traducteur, des manifestations pouvaient se produire, analogues d’ailleurs à celles auxquelles avait donné lieu au même théâtre, la représentation d’Un ennemi du peuple d’Ibsen.

     

    Les lettres de Cohen éditées par Ronald Spoor en 1997

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    PAROLE À GEORGES DOCQUOIS

     

    Le 12 décembre 1893, le futur auteur des Bêtes et gens de lettres, autrement dit Georges Docquois, revient à la deuxième page du Journal sur cette arrestation.

    Il a eu la possibilité de sentretenir avec Lugné-Poe.

    Cohen a traduit des œuvres de Zola en néerlandais, pas en allemand.

     

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeL’anarchiste Alexandre Cohen, à l’arrestation duquel M. Archer, commissaire de police, avait procédé avant-hier à minuit (ainsi que, dans notre dernier numéro, nous l’avons annoncé), sera, prochainement, reconduit à la frontière.

    Alexandre Cohen est né en Hollande, en 1863, de parents israélites.

    De bonne heure acquis aux idées libertaires, le jeune Cohen entra au Recht voor Allen et devint le secrétaire du socialiste Domela Nieuwenhuis, qui rédige encore ce journal à Amsterdam.

    Vers la fin de 1888, Alexandre Cohen insulta dans la rue le vieux roi Guillaume et fut arrêté pour crime de lèse-majesté. Mais il réussit à s’échapper. Après un court séjour en Belgique, il vint à Paris.

    Un matin, le directeur de l’En-Dehors vit entrer dans ses bureaux un tout petit bout d’homme ; aux cheveux et à la barbe rouges, abritant derrière un binocle l’inquiète agilité d’un regard nettement intelligent.

    Ce petit homme à la mise négligée, portant chemise de flanelle et large chapeau mou, c’était Alexandre Cohen. On le vit bientôt aussi aux bureaux du Père Peinard et de la Révolte.

    À cette époque, il donna dans ces trois journaux quelques articles écrits en un français encore balbutiant. Mais Cohen, qui, déjà, savait l’allemand, s’assimila notre langue avec une rapidité tout à fait extraordinaire.

    Lugné-Poë, directeur de l’Œuvre, me disait, hier :

    - Je ne sais pas, parmi tous vos confrères qui s’occupent de traduire les dramaturges étrangers, je n’en sais pas un qui plus que Cohen possédât « le mot propre ». Vous savez que c’est Cohen qui a traduit la pièce d’Hauptmann, Âmes solitaires, que l’Œuvre va donner demain aux Bouffes-du-Nord.

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeLugné-Poë possède, encore, de Cohen, la traduction d’une pièce de Bjornson (portrait ci-contre) qu'il montera prochainement. C’est, paraît-il, une traduction admirable.

    Je le veux bien. Ce que je sais, dans tous les cas, c’est que Cohen fit pour un de nos grands journaux du matin deux articles sur les socialistes allemands et les anarchistes de Chicago, dont l’écriture et les idées furent remarquées.

    Cohen collabora aussi à l’Idée nouvelle, aux côtés des citoyens Lafargue et Chirac. Il a traduit en allemand les œuvres de Zola. On lui doit la traduction en français de Multatuli.

    L’expulsé de demain avait obtenu son admission à domicile et il faisait, depuis longtemps déjà, des démarches pour la naturalisation. Cette préoccupation l’avait quelque peu assagi, dans ces temps derniers. Il s’abstenait de violence en ses écrits ; mais, dans les cafés, il s’amusait trop à prendre les attitudes d’un propagandiste par le fait.

    Alexandre Cohen vivait au rez-de-chaussée des moineaux (lisez : au sixième) d’une maison portant le numéro 59, dans la rue Lepic.

    Un lit de palissandre dans une alcôve ; devant ce lit, une grande peau de chèvre ; une table toujours chargée de journaux français, allemands et hollandais ; quelques livres sur trois planches ; aux murs, une épreuve du fameux portrait de Ravachol, par Maurin ; une photographie de Domela Nieuwenhuis, des affiches de Chéret et celle que fit Toulouse-Lautrec pour la Reine de joie de Victor Joze. Tel était le mobilier, tel était le décor.

     

    Alexandre Cohen, par Kees van Dongen

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    PAROLE À JULES CARDANE

    L’INTERDICTION D’HIER

     

    À son tour, le journaliste Jules Cardane (Le Figaro, 14 décembre 1893, p. 1-2) porte son attention sur la censure policière.

    Compte rendu de ces heures mouvementées pour Lugné-Poe.

     

    La première représentation de la pièce de Gerhardt Hauptmann, Âmes solitaires, traduite de l’allemand par l’anarchiste Alexandre Cohen, arrêté comme suspect au lendemain de l’attentat du Palais-Bourbon, devait être donnée hier soir, au théâtre des Bouffes-du-Nord, sous les auspices de la société l’Œuvre que dirige M. Lugné-Poe. Cette représentation a été frappée d’interdiction par la préfecture de police.

    Mais la répétition générale, quoique retardée de deux heures par les démarches des organisateurs, a été autorisée.

    À l’heure fixée – une heure – les invités trouvent portes closes. La pièce, disent les uns, a été interdite par ordre du ministère de l’Intérieur. C’est M. Ballet, directeur des Bouffes-du-Nord, disent les autres, qui, craignant pour sa salle, a fermé ses portes.

    Jules Cardane

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeOn ne tardera pas, en tout cas, à être exactement renseigné ; M. Lugné-Poe vient, en effet, de partir pour le ministère de l’Inférieur et la préfecture de police afin d’obtenir, sinon l’autorisation de jouer, du moins des explications.

    En attendant son retour, des conversations très animées s’engagent chez les marchands de vins ou même, malgré la pluie battante, sur le trottoir, devant le théâtre. Beaucoup de jeunes littérateurs – les mêmes qui figurèrent dans l’Ennemi du peuple – manifestent hautement leur indignation contre l’arrestation d’Alexandre Cohen, qui n’est, affirment-ils, qu’un anarchiste d’opinion « comme tout le monde » !!! mais tout à fait incapable de manipuler des poudres vertes ou de lancer des bombes. Ces messieurs ne se montrent pas moins indignés des procédés du gouvernement qui les oblige à poser, là, les pieds dans la boue et les livre, sans défense, aux attentats du rhume et de la bronchite.

    Aussi bien, l’idée d’une protestation, émise on ne sait par qui, est-elle accueillie avec enthousiasme. Les jeunes littérateurs exposent ainsi leurs griefs :

    « Nous, soussignés, nous sommes présentés au théâtre des Bouffes-du-Nord, pour assister à la représentation d’Âmes solitaires, pièce de Gerhardt Hauptmann, traduite par notre confrère expulsé – pour nous ne savons quelle raison – Alexandre Cohen ; et, à notre grande surprise, nous nous sommes heurtés à porte close. Nous avons appris que répétition et représentation étaient interdites par ordre ministériel. Nous protestons hautement contre un acte aussi arbitraire, qui n’est justifié ni par les tendances de la pièce, ni par les intentions injustement prêtées au public qui devait y assister, public littéraire et d’invités. »

    Les signatures recueillies couvrent bientôt deux feuillets de papier blanc.

    Le retour de M. Lugné-Poe, qui a obtenu de la préfecture de police l'autorisation de répéter, rend la protestation sans objet ; mais qu’importe ! on continue de signer…

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeLe public pénètre bientôt dans la salle et s’installe très sagement. Il est trois heures, mais le temps a passé vite à discuter passionnément et l’attente ne semble avoir énervé personne. Le rideau se lève. M. Georges Vanor, le jeune et sympathique conférencier qui doit nous parler d’Hauptmann et expliquer son œuvre, est salué par de longs et vigoureux applaudissements.

    La chaleur même de cet accueil permettait de juger l’état d'esprit de la salle. Évidemment, la première parole imprudente, le premier mot un peu vif à l’adresse du gouvernement serviraient de prétexte à une de ces manifestations spontanées qui, généralement, finissent en désordre. M. Vanor a très bien senti le péril et s’en est tiré avec beaucoup d’esprit. Il a présenté au public les excuses qui lui étaient dues pour le retard apporté à la représentation, non seulement en son nom personnel et au nom de l’Œuvre, mais aussi au nom du gouvernement et du préfet de police.

    Cet heureux début a fait rire et calmé les colères qui ne demandaient qu’à éclater. À peine des applaudissements un peu vifs ont-ils souligné, au passage, les mots… social, socialisme, misère humaine… lorsqu’ils se trouvaient employés par hasard dans des phrases dont le sens était d’ailleurs absolument pacifique.

    Toutefois, lorsque, à la fin de sa conférence, M. Vanor a nommé le traducteur, un cri s’est fait entendre à l'orchestre :

    « Qu’ils arrêtent Élisée Reclus, s’ils l’osent ! »

    Cette apostrophe a été accueillie par des applaudissements frénétiques.

    Mlle Reclus, qui se trouvait dans salle avec Mme Cladel, ne s’est associée à cette manifestation.

    Quant à la pièce qui semble plutôt luthérienne que révolutionnaire, elle a passé sans encombre et, en raison de ses mérites, a paru généralement ennuyeuse.

    Pourquoi la représentation de la pièce de Gerhardt Hauptmann a-t-elle été interdite ? C’est ce que ne s’explique pas très bien M. Lugné-Poe, auprès duquel nous sommes allé nous renseigner durant un entr’acte.

    « Je devais d’autant moins m’attendre à cette interdiction, nous a-t-il dit, que, hier même, à quatre heures du soir, la censure me délivrait son visa et que la Préfecture de police autorisait la représentation de la pièce, laquelle d’ailleurs, soit dit entre parenthèses, ne soulève aucunes théories subversives. Alors, quoi ? c’est parce que les Âmes solitaires ont été traduites par M. Cohen, considéré comme anarchiste et arrêté. Mais cette raison existait aussi bien hier qu’aujourd'hui et je ne comprends pas pourquoi on m’a laissé lancer mes invitations et annoncer dans tous les journaux que la pièce passait ce soir.

    Lugné-Poe

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchisme» Je n’ai même été prévenu qu’indirectement. L’interdiction a été signifiée, non à moi, mais au directeur du théâtre, M. Ballet. Je n’ai connu la nouvelle que vers midi et j’ai dû faire immédiatement les démarches nécessaires pour en avoir la confirmation et connaître les motifs de cette mesure. L’interdiction est une simple mesure de police qui ne vise en rien la pièce, mais seulement le nom du traducteur. Je me suis incliné, mais comme la répétition générale a été autorisée, j’ai fait placer dans la salle un huissier chargé de dresser un procès-verbal de constat sur les incidents de la représentation.

    » En tout cas, si cette interdiction, bien inutile à mon avis, fait perdre une recette assez importante à la société de l’Œuvre, elle ne touche en rien celle-ci dans son existence. Je n’ai pas monté Âmes solitaires pour faire de la politique. Lorsque j’ai reçu cette pièce, la Revue bleue en avait publié tout un acte, et M. Alexandre Cohen, le traducteur, était considéré partout comme littérateur et non comme anarchiste. L’Œuvre, vous pouvez le dire, va poursuivre sa marche en avant. Le prochain spectacle se composera d’une pièce de Bjornstœrn Bjornson, Au dessus des forces humaines, adaptée par l’auteur, en collaboration avec M. Prozor, son traducteur ; et d’une pièce en un acte, Intérieur, de Maeterlinck, spécialement écrite pour nous. »

    Le directeur du théâtre des Bouffes-du-Nord, M. Abel Ballet, nous a confirmé les renseignements de M. Lugné- Poe :

    « Hier soir, à minuit, nous a-t-il dit, j’ai reçu une convocation du commissaire de police pour ce matin. Je m’y suis rendu. Le commissaire m’a déclaré que la Préfecture de police ne connaissait que moi pour tout ce qui concernait le théâtre des Bouffes-du-Nord et qu’en conséquence j’étais invité à ne pas laisser représenter ce soir, sur ma scène, la pièce de M. Gerhardt Hauptmann. L'interdiction m’a été communiquée verbalement et le commissaire de police ne m’en a pas fait connaître les motifs. La pièce n’étant nullement subversive, il est à supposer que la Préfecture de police a redouté une manifestation anarchiste sur le nom du traducteur, arrêté, comme vous le savez, depuis quelques jours.

    Julia Mullem, compositrice et veuve de Léon Cladel

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchisme» Je dois convenir que les incidents qui se sont produits lors de la représentation de l’Ennemi du peuple, d’Ibsen, au cours de la singulière conférence faite par M. Laurent Tailhade, donnaient une certaine base aux craintes de la préfecture de police. Vous savez que, dans cette pièce, un acte se passait dans une réunion publique. Au lieu de prendre la figuration de cet acte parmi le personnel spécial et, d’ailleurs, peu coûteux des théâtres, les membres de la Société l’Œuvre avaient recruté cette figuration dans le vrai monde des cercles d’études politiques, dans le clan de ceux que nous appelons les ‘‘chevelus’’. Or, qu’est-il arrivé ? Durant les actes où ils ne figuraient pas, les chevelus étaient dans la salle ; ce sont eux qui ont applaudi à outrance les théories émises par le conférencier Laurent Tailhade sur l’entente franco-russe, et porté le tapage à son comble.

    » En mettant mon théâtre à la disposition de M. Lugné-Poe et de ses amis, j’ai entendu seulement faire œuvre artistique et nullement œuvre politique. Je me suis donc incliné devant la décision de la Préfecture de police, interdisant la représentation de ce soir et autorisant la répétition. J’ai prévenu immédiatement M. Lugné-Poe, afin qu’il pût sans retard contremander ses invitations. »

    Voici les faits. La Préfecture de police, en somme, n’est pas sortie de son rôle en retirant à quelques dilettantes de l’anarchie doctrinaire l’occasion de faire une manifestation en faveur de l’anarchiste Cohen. Tout ce qu’on peut reprocher à l’administration, c’est une certaine incohérence. Il était au moins inutile d’autoriser le mardi ce qu’on devait interdire le mercredi.

     

     

     Biographie consacrée au célèbre préfet inventeur Louis Lépine

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    PAROLE À ALBERT DUCHESNE

    UNE PIÈCE INTERDITE

     

    Le politicien et magistrat Albert Duchesne (1851-1921) estime lui aussi devoir donner son avis relativement à une telle censure (Le Pays républicain libéral, 15 décembre 1893, p. 1). Il la justifie en raison du risque que représentent l’anarchisme et les dynamiteurs de la trempe de Cohen.

     

    Je trouve ce matin dans l’Éclair, sous la rubrique « La Politique », quelques lignes de notre distingué confrère M. Humbert, député de Paris, relatives à l’interdiction par le ministère de l’Intérieur de la pièce Âmes solitaires traduite de l’allemand par l’anarchiste Alexandre Cohen. — Elles m’ont vivement frappé. Elles intéressent tous ceux qui, comme lui et moi, placent au-dessus de nos querelles la liberté de la pensée et les droits de l’écrivain.

    Je suis sans pitié pour les fantaisies de la censure officielle qui sont généralement aussi inexplicables que ridicules et inutiles. Pourtant je demande à répondre.

    A. Duchesne (© Assemblée nationale)

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeNotre confrère s’écrie : « Alexandre Cohen est un révolutionnaire hollandais. Si cet étranger est mêlé au mouvement anarchiste, qu’on l'expulse !... Mais pourquoi toucher à la pièce d’Hauptmann !... » Parce qu’il en est le traducteur ? C’est pure folie !

    Eh bien, je veux le suivre sur le terrain où il se place. « La raison de l’interdiction ne pouvant être trouvée dans l’œuvre elle-même, dit il, il faut bien la chercher où elle est, dans la personnalité du traducteur. Alors ce sont les procès de tendances qui commencent ! » 

    Cette conclusion est excessive. Mais je vous dirai avec une très grande franchise que je suis très disposé à accorder la faveur de sévérités exceptionnelles, pour tous les actes de leur vie, aux bandits de l’anarchisme. Interdire il y a 30 ans les pièces do Victor Hugo, c’était grave, et l’Empire a eu pour elles des rigueurs assez injustifiables. Mais, en vérité, les dynamiteurs sont-ils bien fondés à venir solliciter pour eux la protection de nos lois et à parler très haut de liberté ?

    D’autre part, il y a, à mon sens, une raison qui domine toutes les autres considérations. Il faut à tout prix que l’ordre soit maintenu à Paris et en France ; le gouvernement a besoin de prendre toutes les mesures de police qui sont de nature à le maintenir. Il n’est pas douteux que les représentations d’une pièce due à un anarchiste connu eussent, à l’heure actuelle, produit de la part des amis de cet homme ou de ceux — nombreux en France — qui se vantent de ne point l’être, des manifestations bruyantes.

    D. Raynal, ministre de l’Intérieur de l’époque

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeLe gouvernement a prévu. Il a fait un acte de gouvernement, sous prétexte de liberté, il ne faut pas tout permettre, et surtout il ne faut pas ne rien prévenir.

    Quand la Comédie-Française donna Thermidor il y a 2 ans, il n’y eût qu’un cri parmi les radicaux contre l’interdiction qui suivit la deuxième représentation. Certes, la pièce n’avait en elle-même rien de dangereux pour nos institutions et l’auteur est un de ceux dont on aime en France à acclamer le nom et les œuvres ! Quelle raison a-t-on donné de l’interdiction ? Le danger des manifestations dont elle avait été et pouvait être la cause !

    Le droit de police du gouvernement, en toutes matières, peut, assurément, quelquefois, porter ombrage à beaucoup de nos sentiments personnels et heurter quelques principes qui nous sont chers!

    Mais nous devons, à l’heure où nous sommes, réfléchir à la nécessité qu’il y a de laisser le gouvernement agir avec autorité et prévoyance ! — Cela n'est pas arbitraire !

     

    Les costumes de Thermidor, pièce de de Victor Sardou

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    PAROLE AUX DÉFENSEURS D'ALEXANDRE COHEN

    L’ATTENTAT DU PALAIS-BOURBON

     

    Avec ardeur, mais non sans énoncer un certain nombre d’erreurs sur le passé d’Alexandre Cohen, Le Radical prend sa défense le 16 décembre 1893.

     

    L’instruction ouverte sur l’attentat commis par Vaillant à la Chambre des députés continue, M. Meyer, juge d’instruction, a rédigé un questionnaire pour les interrogatoires qu’il doit faire subir à l’inculpé et dont la série a commencé hier. […]

    Nous avons dit, hier, que la perquisition faite chez M. Paul Reclus avait pour objet de saisir une lettre de Vaillant. Dans une lettre, très courte, Vaillant priait M. Paul Reclus de faire éditer plusieurs pages qui y étaient jointes et qui forment une sorte de testament littéraire. La lettre d’envoi se terminait par une phrase ambiguë et qui laissait entendre que Vaillant se préparait à faire un acte sur la nature duquel il n’entrait dans aucune explication. La lettre et les papiers avaient été envoyés en Angleterre par M. Paul Reclus, qui s’occupe de les faire revenir pour les remettre au juge d'instruction.

    Auguste Vaillant

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeVoici sur Alexandre Cohen, le traducteur des Âmes solitaires, qui a été arrêté et est encore au Dépôt de la préfecture, des renseignements très complets, qui nous ont été fournis par un de ses amis, et qui montreront exactement qui est celui que la police a arrêté comme anarchiste : « Alexandre Cohen est né en 1863 à Leuwarden (Frise). Envoyé à 18 ans dans l’armée coloniale hollandaise, il séjourna deux ans à Java et à Sumatra. Il en profita pour donner carrière à ses instincts de polyglotte, et apprit tous les dialectes usités dans l'archipel indo-océanien. Il attrapa les fièvres et, un jour que, très souffrant, il était sous les armes, un officier lui adressa une observation grossière et le frappa. Cohen gifla l’officier et fut condamné à une peine légère par le conseil de guerre et renvoyé en Hollande. À la Haye, où il résidait, Cohen professait, comme beaucoup d’autres, des opinions socialistes. Un jour sur le passage du cortège royal, il se livra à quelques plaisanteries. Il trouvait que le roi de son pays ressemblait à un singe et il prononça ces mots : ‘‘Vive le roi gorille !’’

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchisme» Poursuivi pour le crime de lèse-majesté (ci-contre, un pamphlet contre le roi gorille, 1887), il fut condamné à trois ans de prison, mais, comme il était prévenu en liberté, aussitôt après sa condamnation, il passa la frontière et s’en fut en Belgique où, pendant deux ou trois ans, il exerça le métier de correcteur d'imprimerie. Il écrivit aussi dans les journaux. Obligé de quitter la Belgique, à la suite d’un délit de presse, il séjourna quelque temps en Catalogne, puis à Nice, et enfin, il y a cinq ans, vint se fixer à Paris. Il y fut bientôt assez connu comme traducteur ; outre le malais, il parlait six langues européennes : l’anglais, l’allemand, le français, le hollandais, l’italien et l’espagnol. Resté en relations avec son pays natal, il devint bientôt le correspondant du journal dirigé par le socialiste bien connu Domela Nieuwenhuis, le Recht voor Allen (le droit pour tous), publié à La Haye. Les articles qu'il y envoyait étaient exclusivement réservés à la critique des nouveaux ouvrages français ; car Cohen, très versé dans les questions d’art et de littérature, était un fervent admirateur des lettres françaises et surtout des nouvelles écoles : il collaborait assidûment au Mercure de France, à la Société nouvelle, à la Revue Bleue, etc., et fréquemment il envoyait des articles au Matin et au Figaro. C'est d’ailleurs uniquement de cette collaboration qu’il tirait ses ressources.

    » Arrivé en France avec des idées socialistes, il avait commencé naturellement par se répandre dans les milieux politiques ; mais à mesure qu’il s'affirmait de plus en plus dans les lettres il délaissait d’autant les théories sociales. C’est ainsi que depuis deux ans il s'était dégagé complètement de la politique pour se donner tout entier aux préoccupations artistiques. Il se livrait ardemment à l’étude des littératures différentes de l’Europe, et s’efforçait de les diffuser et de les répandre par delà leurs frontières naturelles ; il avait traduit en hollandais presque tout Zola ; inversement il avait traduit en français le Hollandais Multatuli, il se proposait de nous donner une traduction du philosophe allemand Nietzche, de la pièce de Max Stirner, l’Individu et son individualité, et enfin de plusieurs légendes javanaises qu’il avait recueillies dans ses voyages océaniens. Il n'avait rien d’anarchiste, sauf cette tendance métaphysique commune à tous les jeunes littérateurs contemporains, mais qui est fort éloignée des bombes et des explosifs.

    Domela Nieuwenhuis

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchisme» Il ne s’était d'ailleurs jamais affiché en France, soit dans les réunions publiques, soit dans des journaux révolutionnaires : un seul article portant sa signature a été publié dans l’En-dehors ; encore faut-il observer que c’est vers la fin de 1891, époque à laquelle l’En-dehors était un journal surtout littéraire sans préoccupations sociales ; l’article par lui-même, intitulé ‘‘Filles et Souteneurs’’, n'avait absolument rien de subversif et eut pu tout aussi bien être publié dans un journal quelconque.

    » Quant au discours incendiaire qu’on lui prête et qui daterait de 1891, tous ses amis déclarent que ce n’est pas lui mais un autre Cohen, qui l’aurait prononcé. Alexandre Cohen venait, en effet, d’obtenir son admission à domicile, voulant se faire naturaliser français après le stage obligatoire, et par conséquent, il est peu vraisemblable qu’il ait cherché à attirer sur lui l’attention.

    » D’ailleurs, la perquisition opérée chez lui n’a amené la découverte d’aucun papier compromettant ; des lettres de Domela Nieuwenhuis, de ses parents, des collections de journaux étrangers tels que Der Socialist, Vorbote, Sempre Avanti, ou français, parmi lesquels la Révolte et l’En-Dehors, et des coupures relatives aux questions politiques et sociales. C'est en somme ce que l’on peut trouver chez n’importe quel journaliste. Quant aux racontars fantaisistes de plusieurs journaux, ils ne reposent sur rien. On a représenté Cohen comme un loqueteux malpropre et mal élevé, et tous ses voisins affirment au contraire qu’il avait une tenue fort correcte et a toujours montré une grande politesse. On a dit qu’il recevait la nuit chez lui des bandes d’anarchistes, c’est encore inexact. Cohen a pour voisins plusieurs jeunes gens assez bruyants et ce sont eux qui, la nuit, descendent ou montent assez tard. Cohen recevait au contraire fort peu de visites. On a parlé encore d'une petite bombe qui aurait éclaté pendant la perquisition faite à son domicile. Voilà l’histoire : Cohen avait chez lui comme beaucoup de Parisiens un revolver chargé, le commissaire en fouillant les meubles trouva l’arme, voulut la décharger et laissa tomber une cartouche qui fit explosion. Enfin, en fait de démêlés, il n’en a jamais eu qu’en 1889, pendant l’Exposition, avec le directeur du Kampong javanais : comme il parlait la langue des sveltes petites danseuses malaises, il avait appris d’elles que leur barnum les maltraitait et les tyrannisait ; il fit plusieurs articles à ce sujet, et le barnum, outré, lui interdit l’entrée de son établissement : Cohen dut revêtir plusieurs déguisements pour retourner voir ses protégées, et l’affaire faillit se terminer par un duel.

    » Voilà quel est celui que la police considère comme un anarchiste dangereux et que l’on veut expulser de France à la veille de la naturalisation qu’il sollicitait et qu’il allait obtenir ! Nous prions ceux de nos souscripteurs dont l’abonnement expire le 15 décembre de nous envoyer aussi vite que possible leur renouvellement, s'ils ne veulent éprouver aucun retard dans l'envoi de leur journal.

     

    A. Cohen en 1907

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     PAROLE À GEORGES COCHET

    ÂMES SOLITAIRES

    THÉATRE DE L’ŒUVRE

     

    Dans L’Œuvre d’art du 25 décembre 1893, le tout jeune Georges Cochet (1872-1962, photo ci-dessous à un âge beaucoup plus avancé) - déjà devin ? - y va de se remarque désinvolte.

     

    L’Œuvre devait jouer Âmes solitaires, de Gerhardt Hauptmann, traduction Alexandre Cohen. La représentation n’a pu avoir lieu, par suite d’interdiction survenue à la dernière heure. Toute la jeunesse littéraire s’est associée pour signer une protestation énergique contre cet inexplicable Veto.

    Âmes solitaires, le lendemain, remportait un éclatant succès à Bruxelles.

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeMais voici pour faire réfléchir.

    Quelques jours plus tard, après la représentation de la pièce de Gerhardt Hauptmann à Amsterdam, la jeune reine Wilhelmine venait féliciter M. Lugné-Poe et ses camarades.

    Et cependant Cohen est Hollandais.

    Serait-on plus libéral à la cour de Hollande que dans les hautes sphères gouvernementales de la République française ??

     

     

     

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    PAROLE À EDMOND STOULLIG

     

    Dans Le Monde artiste (17 décembre 1893, p. 810), le critique musical et dramatique Edmond Stoullig (1845-1918) - on lui doit, non une bombe mais une mine dinformations, à savoir le périodique Les Annales du théâtre et de la musique (1875-1916) - se prononce pour sa part sur le sujet en tant que connaisseur du monde de la scène. Les Âmes solitaires ne le séduisent guère.

     

    M. Lugné-Poe continue à jouer les Antoine. Tout comme le directeur du Théâtre-Libre, le directeur de l’Œuvre revient de Bruxelles, où Âmes solitaires ont obtenu un vif succès. Tout comme M. Antoine, il peut se poser en victime d'une interdiction : celle de ces Âmes solitaires, de Gerhart Hauptmann, traduites de l’allemand par M. Alexandre Cohen. Non certes que la nouvelle pièce du puissant auteur des Tisserands eût rien de subversif ; mais on a pu craindre que de maladroits amis ne se servissent pour « faire du potin », du nom de son traducteur, Alexandre Cohen expulsé comme anarchiste étranger, et il a semblé plus prudent, au lendemain de la belle action du sympathique Vaillant, de laisser les bons esprits se calmer et de donner aux revendications de toute sorte le temps de se calmer.

    In Opstand, vol. 1 des mémoires de Cohen

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeUne répétition générale : c’est tout ce que voulaient bien permettre la police et le ministère, dont M. Lugné-Poe, l’ardent directeur de l’Œuvre, attendait encore la décision, jeudi après-midi, au moment où, sous la pluie battante, nous attendions nous-mêmes que s’ouvrissent les portes des Bouffes-du-Nord, hermétiquement fermées à ses invités des deux sexes : jeunes gens aux cheveux longs, jeunes femmes aux cheveux courts… Vous pourrez, si le cœur vous dit de connaître ces Âmes solitaires, vous procurer la brochure parue chez Grasilier, successeur de Savine. Vous y verrez que, cette fois, l’auteur des Tisserands ne s’est point érigé en apôtre du socialisme. Âmes solitaires est un drame « ibsénien », assez ennuyeux, du reste, et très proche parent de Romersholm, qui fut le début du théâtre que dirige M. Lugné-Poe.

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeRomersholm nous avait révélé M. de Max, qui s’est fait, depuis lors, très vivement apprécier à la Renaissance dans les Rois de M. Jules Lemaître. Âmes solitaires (dont la répétition a eu lieu dans les plus déplorables conditions) nous eussent montré les évidents progrès de Mlle Bady, qui a très artistiquement composé le rôle de Khaete, — et eussent produit une actrice, Mme Renée de Pontry qui, faisant abnégation de toute coquetterie pour s’affubler d’une perruque de vieille, a joué avec une vivante émotion et une réelle autorité le rôle de Mme Vockerat. Donnons-lui du moins l’assurance que son travail n’est point perdu, — pas plus d’ailleurs que le morceau délicatement et finement écrit — causerie sur Gerhart Hauptmann — qui eût valu un mérité succès à notre jeune et distingué confrère George Vanor.

     

     

    Sadi Carnot, le président de l'époque, assassiné peu après

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    PAROLE À LA GAZETTE PARLEMENTAIRE

    CHAMBRE DES DÉPUTÉS, samedi 20 janvier

     

    Larrestation et lexpulsion dAlexandre Cohen donnent lieu à des questions au Palais Bourbon, ce dont rend compte le périodique La Liberté, le 21 janvier 1894 (p. 3).

     

    À cinq heures vingt commence l’interpellation de M. Vigné d’Octon sur l’interdiction des Âmes solitaires. C’est un début. La voix est vibrante, quelque peu emphatique, la phrase voudrait être simple, elle est ampoulée. Il y a des aperçus sur la liberté de la pensée humaine qui échappent à l’analyse. Il parle des amours cérébrales purement métaphysiques. Suit le récit de la pièce. À cette heure où le socialisme a fait dans le Parlement une trouée si vigoureuse, faut-il s’étonner qu’il ait trouvé place dans la pièce ? Le traducteur, M. Alexandre Cohen, avait été arrêté la veille ; l’orateur ne recherche pas ses opinions, mais il y a là une question de liberté littéraire. Au nom de la liberté et de l’indépendance, l'orateur prie le ministre de revenir sur sa mesure.

    A. Cohen en 1894

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeM. Raynal répond que le préfet de police a usé des droits que lui confère la loi en vertu de ses pouvoirs municipaux. Il a interdit la représentation du 13 décembre comme l’aurait fait tout maire de province. Il ajoute que M. Cohen ayant été arrêté le matin, comme anarchiste, il était difficile de le faire applaudir le soir. Quel était Alexandre Cohen ?

    Comme on interrompt à l’extrême gauche et plus principalement M. Pelletan, un rappel à l’ordre fond sur lui. Le passage est à citer, ainsi que la conclusion :

    M. LE MINISTRE. - Il est bon de faire connaitre au pays l’homme auquel nous avons donné l’hospitalité, qui était sur le point d’obtenir sa naturalisation, puisque quelques jours après les cinq ans de rigueur auraient été écoulés. Il est bon de faire connaître cet homme-là au pays ; c’est mon devoir, et je le remplirai.

    Voix à gauche. - Ce n’est pas la question !

    M. LE MINISTRE. - Voici donc ce qu’écrivait M. Cohen :

    « Je commence à comprendre ce que c’est que la haine en voyant ici des milliers de misérables qui se traînent dans les rues comme autant d’accusations contre cette atroce société.

    » Eh bien, va pour le déluge, va pour le balayage ; mais pour Dieu ! que cela vienne vite.

    » Je commence à m’impatienter, et cette impatience me dévore… »

    Voici ce que M. Cohen écrivait le 10 octobre 1893 à un de ses compagnons, dont je ne veux pas prononcer le nom, quelques-uns de nos collègues savent bien pourquoi. (Interruptions à l’extrême-gauche.)

    M. LE PRÉSIDENT. - Je serai obligé de rappeler à l’ordre avec inscription au procès-verbal quiconque interrompra. Il y a une limite à tout !

    M. LE MINISTRE. - Je tairai ce nom pour ne pas compromettre quelqu’un qui n’est pas ici.

    M. CAMILLE PELLETAN. - Et M. Cohen, est-ce qu’il est ici ?

    M. LE PRÉSIDENT. - Monsieur Pelletan, je vous rappelle à l’ordre (Très bien !)

    M. CAMILLE PELLETAN. - C’est la première fois que cela m’arrive.

    M. LE PRÉSIDENT. - Je le regrette ; j’aurais voulu ne pas avoir à le faire ; mais mon devoir m'y contraint. (Très bien ! très bien !)

    M. LE MINISTRE. - Je poursuis ma lecture :

    C. Pelletan, par Louis Welden Hawkins

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchisme« Des coups, mes chers, des coups de pied, de poing, et si besoin est des coups de matraque ! Vous parlez de la volupté des vengeances. Alors, étranglez ! À mon avis, nulle vengeance n’est davantage voluptueuse que de sentir ses doigts serrer et serrer encore la misérable gargamelle des bourgeois et des aristos. » (Exclamations et bruit à gauche.)

    M. CAMILLE PELLETAN. - Qu’est-ce que ces papiers que vous lisez ?

    M. LE MINISTRE. - Ce sont des lettres de M. Cohen dont je tiens l’original à votre disposition.

    M. CAMILLE PELLETAN. – Où les avez-vous eues ?

    M. LE MINISTRE. - Dans les perquisitions, monsieur Pelletan. (Interruptions à l’extrême-gauche.)

    M. CAMILLE PELLETAN. - On saisit les lettres en vue de poursuites judiciaires ; on n’a pas le droit de s’en faire des arguments de tribune.

    M. CHAUTEMPS. - C’est indigne !

    M. LE HÉRISSÉ. - Ces lettres ne vous appartiennent pas.

    M. ALPHONSE HUMBERT. - Elles appartiennent à la justice. (Bruit.)

    M. LE MINISTRE. - Messieurs, vous ne m’empêcherez pas de faire mon devoir, vous pouvez en être sûrs. (Nouveau bruit.)

    M. LE PRÉSIDENT. - Messieurs, je vous invite au silence.

    M. CHAUVIN. - Ce sont des lettres volées.

    M. LE PRÉSIDENT. - Monsieur Chauvin, je vous rappelle à l’ordre.

    M. LE MINISTRE. - Voici encore ce qu'écrivait M. Cohen :

    « Nous voilà débarrassés de la saloperie russe. Enfin, on pourra peut-être respirer… (Rumeurs sur plusieurs bancs.)

    » Vous savez, quant aux Français, l’ombre de sympathie qui me restait encore, en dépit de cinq ans et demi de séjour parmi la grande nation, a radicalement disparu. Extirpé ! Quelle ordure ! Je voudrais avoir assez de crachats pour lancer à la trogne de tous ces misérables. » (Nouvelles rumeurs sur les mêmes bancs.)

    Voilà en quels termes les Français étaient traités par M. Cohen sur lequel vous étendez votre sollicitude.

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeEh bien ! nous avons cru qu’il était absolument indécent de laisser jouer une pièce dont le traducteur, celui qu’il s’agissait de fêter, écrivait ce qui précède. (Interruptions à l’extrême-gauche.)

    M. PIERRE RICHARD. - Le gouvernement a fait rosser par sa police 20 000 Français et en a fait coffrer 20 000 pour imposer à l’Opéra une œuvre de Wagner qui avait tenu à l’égard de la France des propos non moins outrageants.

    M. LE MINISTRE. - M. Cohen ajoute :

    « Si je vous dis en outre que tout Paris assistait l’œil humide à l’enfouissement du vieil équarrisseur Mac-Mahon, et qu’aucun cri discordant ne s’est fait entendre sur le passage de sa charogne… »

    Sur plusieurs bancs à gauche. - Assez ! assez !

    M. LE MINISTRE. - Voilà M. Cohen. Je crois en avoir assez dit pour édifier la Chambre.

    M. Vigné demande si l'’nterdiction de la pièce est levée.

    M. Denys Cochin estime que le ministre a très bien fait d’interdire la France à M. Cohen ; mais le préfet a-t-il usé d'un droit incontestable ? Très spirituellement l’orateur analyse la pièce et dit qu’en France on ne trompe pas sa femme pour cause de physique ou de chimie. Voici la conclusion :

    M. DENYS COCHIN. — Dans Âmes solitaires, le système philosophique est passé sous silence. Mais, comme je vous le disais, à côté de ce jeune docteur qui finit par se jeter à l’eau on ne sait trop pourquoi, il y a des personnages dont on n'a pas parlé, une famille de braves gens qu’il désespère, et qui, eux, ont continué à penser comme leurs parents ; il y a un vieux pasteur, ami de la famille, qui, j’en conviens, est représenté sous des traits un peu communs : il aime un peu sa tasse de thé, sa tranche de saucisson et son cigare ; mais, au demeurant, le meilleur homme du monde ; il y a un père et une mère, il y a une pauvre femme dont la douleur est touchante. « Quand j'étais jeune fille, dit-elle, je parlais gaiement de tout, mais maintenant je n’ose plus, car j’ai peur d’un si grand génie. » Tous sont au désespoir et tous sont les personnages sympathiques et sensés de la pièce.

    La conclusion, c’est la vieille mère qui la donne :

    « La voyez-vous maintenant, s’écrie-t-elle, cette maison d’où l’on a chassé Dieu, la voyez-vous s’écrouler dans la nuit ? »

    Oui, c’est la conclusion du drame, et cela me suffit, monsieur le ministre, pour regretter de n’avoir pu aller l’applaudir. Je la soumets à vos réflexions.

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeMais je conclus à mon tour. À mon avis, tout cela n’avait pas une bien grande importance ; et s’il y avait une manifestation à craindre, le préfet de police était bien armé pour la prévenir sans prendre une grave mesure contre la liberté du théâtre.

    La pièce, fort remarquable pour les gens qui lisent et qui suivent ces études psychologiques, n’aurait pas, je crois, occupé le public bien longtemps. Et il est probable qu'’en somme, au bout de quelques représentations, les « âmes solitaires » auraient été celles des quelques spectateurs éparpillés sur les banquettes.

    M. Camille Pelletan vient protester contre la théorie du ministre. On a apporté des lettres saisies, mais il n’est pas permis de les apporter ici. En outre, le préfet de police est responsable devant son chef, le ministre de l’intérieur.

    Voici la réplique de M. Raynal :

    M. LE MINISTRE DE L’INTÉRIEUR. - Deux mots seulement. Je prétends avoir établi que le préfet de police avait agi en vertu de ses pouvoirs propres et en vertu des droits que lui donne la loi ; mais j’ai immédiatement ajouté que je le couvrais complètement dans l’exercice de ces droits. (Interruptions à l’extrême-gauche.)

    Je l’ai dit et répété. J’ajoute que j’ai également dit que le préfet de police, qui garantit la sécurité dans l’intérieur et au dehors des théâtres, avait pensé que, le 13 décembre, il y avait une mesure préservatrice à prendre ; il l’a prise, et, contrairement à ce qu’a dit l’honorable M. Vigné, jamais, ni le lendemain, ni plus tard, aucune demande n’a été renouvelée au préfet de police pour savoir si l’interdiction qu’il avait prononcée dans des conditions déterminées était maintenue.

    Je prétends que j’avais le droit, lorsque plusieurs journaux m’avaient imputé la responsabilité de l’expulsion de M. Cohen, d’établir que nous l’avions décidée parce qu’il y avait des faits et un langage intolérables.

    Je prétends enfin que, dans ces conditions, j’ai contribué à faire connaître au pays ce que sont certains hommes qui viennent en France pour y insulter les Français et provoquer les bons citoyens. Voilà tout ce que j’avais à dire.

    L’incident est clos sans ordre du jour, et la séance levée à 6 heures 20 minutes.

     

     

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    PAROLE À COMŒDIA

    SUR UN CHEF D’ŒUVRE.

    ÂMES SOLITAIRES, DE GERHART HAUPTMANN

     

    Le retentissement des événements de 1893 fait que le chroniqueur Louis Nozzi éprouve la nécessité d'en parler bien plus tard, à savoir le 11 décembre 1912, dans Comœdia (p. 3), alors que son propos est en réalité d’encenser le drame de G. Hauptmann.

     

    […] L’honneur d’avoir accueilli Âmes solitaires revient à M. Lugné-Poe, directeur de l’Œuvre. Il fit représenter cette pièce, le 13 décembre 1893, et la répétition générale se passa sans le moindre incident. Mais la représentation publique, qui devait avoir lieu le soir même, fut interdite par ordre de la police.

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeCette brutale interdiction produisit une vive émotion dans les milieux artistiques et souleva les protestations de la presse et de la littérature. Âmes solitaires est un drame de famille, d’une émouvante simplicité, et ne renferme aucune idée subversive. L’œuvre, l’une des plus désenchantées qui soient, n’est rien moins que révolutionnaire. Elle n’est qu’un long appel à la méditation aimante et à l’humaine pitié. Elle est plus avide de larmes que de sang.

    Pour expliquer son intrusion dans le domaine littéraire, le gouvernement donna officiellement deux raisons : la première, c’est que la pièce d’Hauptmann avait été traduite par M. Alexandre Cohen, un jeune Hollandais qu’on venait d’arrêter comme anarchiste ; la seconde, c’est la crainte que les révolutionnaires ne profitassent de la circonstance pour se livrer à des manifestations. C’était le temps des lois scélérates.

    Une protestation, signée le jour même par un groupe d’étudiants et d’hommes de lettres, ne put faire lever l’interdiction, et la presse, même la plus favorable aux actes du gouvernement, réprouva cet ordre draconien exercé contre une œuvre de pensée et de beauté.

    « En interdisant Âmes solitaires, disait Le Journal, le gouvernement ne s’est pas proposé de protéger la société, qui n’était pas en cause dans cette comédie psychologique, mais d’embêter un anarchiste qui espérait gagner là un petit salaire de traduction. »

    « Il ne m’est pas permis, déclarait l’Écho de Paris, et ce n’est pas l’endroit d’apprécier un procédé qui atteint par le traducteur l'œuvre originale… Rien dans la pièce d’Hauptmann ne saurait motiver une interdiction. »

    « La censure et la Préfecture de police avaient déjà donné leur visa quand un ordre supérieur est venu empêcher la représentation, disait la Justice. Le ministre avait remarqué que, le traducteur étant ce M. Cohen arrêté comme anarchiste, la traduction pourrait bien contenir des contresens subversifs ; et, une fois de plus, il a supérieurement affirmé son sang-froid sauveur. »

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchisme« Je ne sais, disait le Voltaire, qui, dans les conseils du gouvernement, s’est donné le ridicule d’interdire la représentation de ce drame intime qui n’avait, je le jure, rien à voir avec l’anarchie. Mais, à coup sûr, comme le disait spirituellement Georges Vanor, le plus interdit, c’est le public. La censure aurait mis un beau jour son veto aux représentations de Miss Helyett que sa décision n’eût pas été plus stupéfiante. »

    J’ai tenu à citer ces extraits de la presse d’alors, qui montrent bien l’indignation des esprits les moins exaltés contre une mesure de basse vengeance. Pour mieux frapper un malheureux, on supprima, d’un trait de plume, l’œuvre admirable, qu’il avait traduite avec ferveur et qui représentait son juste salaire. Afin d’atteindre un homme libre, on étouffa Âmes solitaires.

    Ne vous semble-t-il pas que nous avons une lourde obligation envers ce drame, qui attend, depuis vingt années, l’épreuve d’une représentation publique, qui lui est due et dont il a été honteusement frustré ?

    Je jure bien qu’aucun intérêt grossier ne me pousse à demander justice, en faveur d’une œuvre que j’admire entre toutes. Je ne connais pas M. Alexandre Cohen, je n’ai reçu aucun chèque de M. Gerhart Hauptmann. En ces temps de nationalisme littéraire exaspéré, on dira peut-être que je suis vendu à l’Allemagne et que je suis chargé par elle d’écouler sa production dramatique : ce n’est pas vrai. Je crois à l’existence réelle de l’œuvre d'art, et je voudrais que fût représenté un drame qui est une des plus frémissantes affirmations de l’inquiétude moderne, qui est tout amour et toute douleur, et qui doit vaincre. […]

     

    Exemplaire des Âmes solitaires dédicacé par Sandro (= Alexandre Cohen)

    à sa compagne Kaya Batut alors qu'il est emprisonné à Paris

    avant d'être expulsé en Angleterre :

    À ma Kaya, être de rêve, âme d’élite, mon cœur et ma pensée,

    Sandro, 18.12.1893. Intra muros.

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  • Le Juif et les révolutionnaires

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    Alexandre Cohen passe à l’attaque

     

     

    Cohen1868.png

    Alexandre Cohen et sa mère Sara Jacobs, 1868

     

    Il y a 150 ans, jour pour jour, naissait Jozef Alexander Cohen – plus connu sous le nom d’Alexandre Cohen – à Leeuwarden, en Frise. À cette occasion, nous reproduisons quelques documents dont l’un des premiers textes que l’anarchiste a publié en français un peu plus de six mois après son installation à Paris, alors qu’il avait fui son pays natal et qu’il avait été expulsé de Belgique.

    Attaque2.pngPublié le 5 janvier 1889 dans L’Attaque. Organe Socialiste Révolutionnaire, l’article dénonce, avec la fougue que l’on connaît au Néerlandais, l’antisémitisme de la gauche radicale française ; il est dirigé contre un fidèle collaborateur de ce même hebdomadaire. Émile Violard, qui devait donner l’ouvrage Le banditisme en Kabylie (1895) puis plusieurs études sur la Tunisie, avait en effet, une semaine plus tôt, fourni une contribution intitulée « En Algérie. Le Juif » (L’Attaque, 29 décembre 1888) qui commençait par ces lignes « C’est là la vraie plaie de l’Algérie. Partout on rencontre le Juif, on le sent dans tous les coins ; ça grouille, ça remue, ça foisonne ; ça vend son vote, ses complaisances, comme Esaü vendait son droit d’aînesse », se poursuivait en enfonçant le clou : « Étonnez-vous, après cela, des émeutes périodiques dirigées contre les marchands de lorgnettes. Mais ce qui nous surprend, nous, c’est que tous ceux qui ont dans les veines autre chose que de l’orgeat, Français ou Arabes, n’aient pas encore jeté à la mer ces fils d’Israël, ces accapareurs du commerce et de la finance, ces crapuleux mendiants qui s’approprient au moyen de complaisances coupables, les plus belles propriétés de l’Algérie ! », avant de se terminer par des invectives empruntées à La Juiverie algérienne (1888), livre d’un autre socialiste anarchiste, Fernand Grégoire : « Mort aux Juifs ! Arrière le peuple de Jéhovah ! »

     

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    LE JUIF ET LES RÉVOLUTIONNAIRES

     

    L’Attaque est véritablement révolutionnaire, c’est-à-dire essentiellement indépendante : je puis donc y écrire quelques lignes en réponse à une étude sur le Juif en Algérie du citoyen Émile Violard paru dans le dernier numéro du journal.

    Pourquoi pousser un cri de haine contre le Juif et vouloir l’extermination de sa race ?

    Athée et socialiste révolutionnaire, d’origine israélite, — juive si vous voulez, – je déteste et hais dans n’importe quel peuple, n’importe quelle race, n’importe quelle classe, la rapacité, l’usure et le vol, bref tous les vices dont la pourriture de la société actuelle est la seule et unique cause. Mais de là à exiger la mort d’une race, d’un peuple entier, il y a loin. Supprimez la propriété individuelle — qui est la cause — et les conséquences disparaîtront forcément avec elle.

    Nous autres, révolutionnaires, nous luttons journellement contre les maux de la société, et c’est là notre devoir, mais nous n’avons pas le droit, — et moins que n’importe qui, humanitaires que nous sommes — de poursuivre de notre haine, de notre mépris, les victimes des institutions sociales.

    A. Cohen (1894, à Londres)

    attaque3.pngPour les Juifs, qui, pendant de longs siècles ont été persécutés, humiliés, chassés de partout, enfermés comme des pestiférés dans les ghettos et de force séparés des autres peuples, et qui, dans ce dix-neuvième siècle, sont encore contemplés comme une race inférieure, la seule revanche, la seule compensation dans le Moyen Âge, a été : amasser de l’or, dominer par les richesses acquises leurs impitoyables persécuteurs, les voir à leurs pieds.

    Aux Indes Néerlandaises, les Chinois jouent encore aujourd’hui le même rôle envers les pauvres Javanais, que le gouvernement de rastaquouères des Pays-Bas leur livre corps et âme, pour les voler et les empoisonner avec de l’opium. Le trésor néerlandais se trouve très bien de ces libéralités et les fonctionnaires du dit gouvernement aussi. Mais est-ce que cela nous autorise à demander l’extermination des Chinois et à vouer à l’anéantissement toute la race jaune ?

    Dans cette époque de putréfaction bourgeoise et de vomissure boulangiste, les consciences se troublent. Certains socialistes, oubliant les juifs Spinoza, Heine, Marx et Lassalle, semblent revenir à des idées et des théories victorieusement réfutées, même par les précurseurs de la bourgeoisie du siècle dernier. La conception esclavagiste « des races supérieures et des races inférieures » est irrévocablement condamnée par les socialistes. Elle ne saurait donc être émise aujourd’hui, vingt-quatre ans après la fondation de l’Internationale, où les paroles inaugurales de cette association de travailleurs furent qu’on poursuivrait l’égalité de tous les êtres humains, sans distinction de race, de couleur et de sexe.

     

    ALEXANDRE COHEN

    L’Attaque, 5 janvier 1889

     

     

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    gravure sur bois de Georges Rohner illustrant l’édition originale de

    In opstand (1932), premier volume des souvenirs de Cohen    

     

     

     Dans la tourmente :

    A. Cohen salué en tant que traducteur

      

    En 1893, A. Cohen a transposé en français sous le titre Âmes Solitaires la pièce de Gerhart Hauptmann Einsame Menschen que Lugné-Poë souhaitait monter ; le Hollandais connaissait le metteur en scène depuis un certain temps et faisait partie des figurants – « avec Fénéon, avec Barrucand, avec plus ou moins tous les collaborateurs de L’En-dehors, et avec une équipe de fidèles du Père Peinard » – du quatrième acte de L’Ennemi du peuple d’Ibsen joué le 11 novembre de la même année. Au moment de la « première » dont parle le jeune critique bruxellois Hippolyte Fierens-Gevaert (1870-1926) dans la chronique ci-dessous, Cohen venait d’être arrêté dans le cadre de la répression des menées anarchistes qui, à la suite de l’attentat de Vaillant du 9 décembre 1893 au Palais Bourbon, devait déboucher sur le retentissant procès des Trente ; qui plus est, le Préfet de police n’allait pas tarder à interdire la représentation d’Âmes Solitaires. Dans un volume de ses souvenirs (In Opstand), le publiciste précise, non sans se tromper légèrement sur la date : « L’interdiction portait moins d’ailleurs sur la pièce que j’avais traduite que sur la personnalité du traducteur qui, le soir de la générale, le 15 ou le 16 décembre, était sous les verrous. » Des auteurs, dont Paul-Napoléon Roinard et Zola, allaient s’employer en faveur du Hollandais.

    alexander cohen,alexandre cohen,anarchisme,antisémitisme,emile violard,algérie,l'attaque,frise,leeuwarden,anniversaire,pays-basToute cette affaire a occupé un certain temps les parlementaires français. Plusieurs périodiques – entre autres Les Annales politiques et littéraires du 28 janvier 1894 – rapportent que « sans une histoire de lettres saisies par la police chez M. Alexandre Cohen, et contre la lecture desquelles les socialistes et l’extrême gauche ont vivement protesté », la prise de parole par le député, médecin et écrivain Paul Vigné d’Octon (1859-1943), n’eût probablement pas fait beaucoup de bruit. « L’auteur de Chaire noire et d’Eternelle blessée a raconté, non sans esprit d’ailleurs, la pièce de Gerhart Hauptmann. C’est une espèce de drame bourgeois, où les personnages échangent des vues sur l’amour immatériel, et qui met en scène l’éternelle lutte du devoir et de la passion. Elle n’a rien de bien subversif en soi ; elle est peu dangereuse et comme l’a très spirituellement dit M. Denys Cochin : ‘‘mieux valait la laisser jouer, elle ne l’eût pas été longtemps ; au bout de quelques représentations les âmes solitaires auraient été celles des spectateurs’’. » Ces mêmes journaux de caricaturer les opinions du Hollandais, inconditionnel de toujours de la France : «  Ce que l’on a voulu surtout, en l’interdisant, c’est empêcher une manifestation des anarchistes, prévenir une apothéose que nous aurions à regretter. En effet, M. Alexandre Cohen professe à l’égard de la France, cette France si généreuse pourtant, si accueillante aux étrangers, des sentiments profondément hostiles. Dans les lettres de lui qui ont été lues par le ministre de l'intérieur, il dit ‘‘qu’il n’a pas assez de crachats pour elle’’, il bafoue l’alliance russe, il traite le maréchal de Mac-Mahon, de ‘‘vieil équarrisseur’’ et ces injures ne sont pas les moindres ; il en est dans sa correspondance, de plus grossières, de plus odieuses : nous les passons, par respect pour le lecteur. »

     

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     Le Journal des débats politiques et littéraires, 14 décembre 1893

     

     

     

    A. Cohen détenu à Amsterdam

     

    L’article suivant évoque le séjour en prison qu’a effectué Cohen à Amsterdam en 1896-1897, après son exil londonien et l’annulation de sa condamnation à 20 ans de travaux forcés : « M. Alexandre Cohen, ce jeune homme de lettres hollandais, traducteur des œuvres de Gérardt (sic) Hauptmann, qui fut expulsé comme anarchiste, puis compris dans le fameux procès des Trente et condamné par défaut à vingt ans de travaux forcés, était revenu récemment en France pour se faire juger sérieusement. Avant-hier, il comparaissait devant la cour d’assises et était acquitté sans grands débats. Mais si M. Cohen a été absous par les jurés, il ne l’a pas été par la police… » (« Expulsion d’Alexandre Cohen. Après l’acquittement, ré-expulsé », Le Radical, 2 septembre 1895).

    Multatuli, par F. Vallotton, La Revue Blanche, 1896

    alexander cohen,alexandre cohen,anarchisme,antisémitisme,emile violard,algérie,l'attaque,frise,leeuwarden,anniversaire,pays-basLa plaidoirie de Me Georges Desplas ainsi que les explications par forcément sincères du prévenu (« Interrogé par le président, il s’est exprimé à peu près en ces termes : ‘‘Je suis Hollandais. Condamné à six mois de prison pour crime de lèse-majesté envers le roi des Pays-Bas, j’ai passé en Belgique, puis je suis venu en France, j’ai collaboré à l’En-dehors, toutefois je n’y ai écrit qu’un seul article. J’ai connu intimement Fénéon et Kampffmeyer, mais dans mes entretiens avec eux il n’a jamais été question d’anarchie. Au moment du procès des XXX, j’étais expulsé de France, j’habitais Londres, j’ai vainement demandé un sauf-conduit pour venir me défendre à côté de mes camarades, que vous avez acquittés. Aujourd’hui, je fais appel à votre justice.’’ » [« L’un des Trente », Le Radical, 1er septembre 1895]) l’emportèrent donc sur le réquisitoire de l’avocat général qui n’avait pourtant pas omis de rappeler l’amitié qui liait Cohen à Émile Henry.

    En novembre 1887, arrêté à La Haye pour majesteitsschennis (insulte à l’égard de la personne du roi Guillaume III qu’il avait traité de « Gorille ! »), l’anarchiste avait été condamné à six mois de prison, peine qu’il n’effectua donc que près de dix ans plus tard puisqu’il avait, à l’époque des poursuites, fui la Hollande. Le chroniqueur salue l’action de Cohen en faveur des lettres bataves ; il allait bientôt donner des pages de Multatuli à la Revue blanche

     

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    Le Radical, 1er septembre 1896 / 15 Fructidor an 105

     

     

     

  • Forces occultes aux Indes néerlandaises

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    Un roman de Louis Couperus

    lu par Alexandre Cohen

     

     

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    S’il existait un concours pour « récompenser » la couverture la plus hideuse de l’histoire de l’édition française, celle de La Force des ténèbres (1) – roman « indonésien » de Louis Couperus (1863-1923) – entrerait en lice avec à coup sûr, à la clé, un premier ou un deuxième accessit. À n’en pas douter, elle aurait affligé l’auteur, homme raffiné extrêmement soucieux de l’aspect que revêtaient ses publications : une bonne part de la correspondance qu’il a échangée avec son éditeur porte sur ces questions esthétiques.

    Stille0.pngLe volume qu’a tenu entre ses mains le critique Alexandre Cohen, paru sous le titre De stille kracht à Amsterdam chez L.J. Veen en novembre 1900, ressemblait sans doute à la reproduction ci-contre (de cette première édition que l’on doit à Chr. Lebeau, il existe différentes reliures). Quand il le reçoit à Paris où il est de retour depuis peu après son exil londonien et un séjour forcé en Hollande, il a déjà eu l’occasion de lire l’œuvre grâce à la prépublication offerte par le périodique De Gids (prépublication qu’il annonce dans la livraison du Mercure de France de juillet 1900 en traduisant le titre par « Les Forces Mystérieuses »). Cohen ne semble pas avoir réellement goûté les romans de Louis Couperus. Un style trop précieux, trop melliflue sans doute pour ce rebelle qui, marqué par la lecture des œuvres de Multatuli, préférait une veine plus caustique.

    Louis Couperus

    Louis Couperus, Alexander Cohen, Alexandre Cohen, De stille kracht, La force des ténèbres, Indonésie, Java, Insulinde, littérature, Mercure de France, Pays-Bas  Il exprime plusieurs réserves auxquelles H. Messet – qui a tenu après lui la chronique des lettres néerlandaises pour le Mercure de France – viendra en ajouter quelques-unes. Ce dernier reconnaît certes à l’écrivain haguenois « richesse de l’imagination », « éclat et velouté de la langue » ainsi qu’« une assez grande virtuosité ». À ses yeux, Couperus « possède à un haut degré l’art de la composition, et c’est bien quelque chose. Il ne manque pas non plus d’un certain talent épique, je veux dire que, dans un même roman, il sait, comme Tolstoï, faire vivre un assez grand nombre de personnages, chacun dans sa propre sphère. Il l’a prouvé jadis dans Eline Vere et récemment encore dans les Livres des petites âmes. On pourrait lui reprocher d’abuser de ce don, mettant quelquefois dans un seul roman autant de personnages que d’autres, et de plus vraiment épiques, en mettent dans tout un cycle. » Mais le chroniqueur – qui porte son admiration sur Israël Querido – lui reproche son emphase, son clinquant, une absence « de profondeur philosophique » : « C’est brillant, oh ! très brillant ; mais souvent cela ressemble étrangement à un beau feu d’artifice ; tant qu’on voit ces soleils tournants et ces lumineuses fusées on admire, on est ébloui parfois ; mais l’impression n’est pas durable ; on s’en revient un peu désillusionné, les sens seuls ont joui, l’âme à peine a été effleurée. » (H. Messet, « La littérature néerlandaise après 1880 (suite) », Mercure de France, 1er décembre 1905, pp. 357 et 358). H. Messet admet toutefois que Louis Couperus a été l’un « des premiers à parler en artiste ému des Indes et de leurs habitants » (« Lettres néerlandaises », Mercure de France, 1er mai 1906, p. 153). (2)

    une des nombreuses rééditions

    louis couperus,alexander cohen,alexandre cohen,de stille kracht,la force des ténèbres,indonésie,java,insulinde,littérature,mercure de france,pays-basOn ne sera pas trop surpris de voir Alexandre Cohen proposer une lecture essentiellement politique de De stille kracht – les passages qu’il donne en traduction sont assez révélateurs (3) –, histoire qui privilégie pourtant la belle langue et dont le vrai sujet, ainsi que le rappelle Jamie James (4), est « la mystique des choses concrètes sur cette île de mystère qu’est Java ». À l’époque, Cohen a en grande partie renoncé à ses convictions anarchistes pour défendre un individualisme forcené. Bien qu’il soit à la veille d’entrer au service du Figaro, il demeure profondément révolté par bien des injustices ; pour ce qui est de la politique coloniale menée par son pays d’origine en Insulinde, son indignation dépasse celle de son maître à penser Multatuli (5).

    Cohen rentrant des Indes, avril 1905

    louis couperus,alexander cohen,alexandre cohen,de stille kracht,la force des ténèbres,indonésie,java,insulinde,littérature,mercure de france,pays-basSes prises de position tiennent pour une part au traitement que lui ont réservé la justice française (Procès des Trente) et la justice hollandaise (six mois de prison pour outrage à la personne du roi Guillaume III), mais elles ont surtout leurs sources dans ce qu’il a vécu en Indonésie : « L’expérience fondamentale à la base de son choix de l’anti-autoritarisme fut son séjour, entre 1882 et 1887, dans l’armée royale des Indes néerlandaises (Koninklijk Nederlandsch-Indisch Leger, KNIL). En raison de ses manquements à la discipline – savoureusement décrits dans ses souvenirs –, Cohen passa trois de ces cinq années dans des prisons militaires. » (6) Les épreuves en question et l’impétuosité de sa nature (7) expliquent sans doute le ton de sa recension du roman de Couperus. Si ce livre revêt une certaine valeur, nous dit-il en quelque sorte, c’est parce qu’il prophétise la fin de la période coloniale. Alexandre Cohen a vécu suffisamment longtemps pour célébrer, près d’un demi-siècle plus tard, depuis Toulon, la fin de la domination batave sur l’archipel indonésien. À moins qu’il n’ait opéré entre-temps un revirement sur cette question comme il a pu le faire sur bien d’autres.

    une des traductions en anglais

    louis couperus,alexander cohen,alexandre cohen,de stille kracht,la force des ténèbres,indonésie,java,insulinde,littérature,mercure de france,pays-basLa stille kracht ou « force silencieuse », « traduc- tion du malais guna-guna, désigne les pratiques de magie noire qui sont au centre d’une intrigue où transparaissent les inquiétudes coloniales hollandaises […] Le protagoniste, Van Oudijck, consciencieux résident de la région de Labuwangi, à Java, va déchaîner la ‘‘force silencieuse’’ en demandant la destitution d’un haut fonctionnaire javanais corrompu. Aussitôt, des phénomènes inexplicables vont accabler sa famille. Il parviendra un moment à les juguler, mais son épouse Léonie va alors se livrer à la débauche. Son inconduite va finalement provoquer le démembrement et le déshonneur de sa famille. En butte à l’hostilité javanaise et à la corruption de son propre milieu familial, Van Oudijck renonce à ses idéaux. Il finit par démissionner pour se retirer dans un village de Java en compagnie d’une jeune métisse ». (8)

    D.C.

     

    (1) Louis Couperus, La Force des ténèbres, traduit du néerlandais par Selinde Margueron, préface de Philippe Noble, Paris, Le Sorbier, 1986. Il existe une nouvelle traduction anglaise de la main de Paul Vincent : The Hidden force, Pushkin Press, 2012. Paul Ver- hoeven projette de porter le roman à lécran.

    louis couperus,alexander cohen,alexandre cohen,de stille kracht,la force des ténèbres,indonésie,java,insulinde,littérature,mercure de france,pays-bas(2) Il faudra semble-t-il attendre un J.-L. Walch pour entendre une voix vraiment enthousiaste dans le Mercure de France : « J’ai déjà précédemment parlé de la grande diversité de cet écrivain : Herakles en est un nouveau témoignage. C’est un récit dans lequel l’auteur nous fait pénétrer à sa suite dans le monde mythologique. Toute l’Antiquité revit dans sa grâce, sa clarté, sa beauté puissante et consciente d’elle-même. C’est le monde mythique dans toute sa joie, dans sa splendide candeur. Toute grandiloquence est évitée ; le sujet est traité d’une façon réaliste. L’auteur y donne libre cours à la joie que lui-même il éprouve à créer ces fables, et l’élan qui l’anime nous fait oublier la longueur de son récit. La langue si fine et si sensible de Couperus maniée avec la plus grande souplesse détaille toutes les nuancés de sa pensée. Des livres comme Dionysos et Herakles représentent des spécimens tout à fait isolés dans notre littérature ; aucune œuvre ne peut leur être comparée. » (« Lettres néerlandaises », Mercure de France, 16 novembre 1914, p. 869.)

    Couperus en Indonésie (1899)

    louis couperus,alexander cohen,alexandre cohen,de stille kracht,la force des ténèbres,indonésie,java,insulinde,littérature,mercure de france,pays-bas(3) Alexander Cohen traduit  quelques phrases de la section 2 du chapitre 4 : « En het is alsof de overheerschte het weet en maar laat gaan de stuwkracht der dingen en afwacht het heilige oogenblik, dat komen zal, als waar zijn de geheimzinnige berekeningen. Hij, hij kent den overheerscher met eén enkelen blik van peildiepte; hij, hij ziet hem in die illuzie van beschaving en humaniteit, en hij weet, dat ze niet zijn. Terwijl hij hem geeft den titel van heer en de hormat van meester, kent hij hem diep in zijn democratische koopmansnatuur, en minacht hem stil en oordeelt hem met een glimlach, begrijpelijk voor zijn broeder, die glimlacht als hij. Nooit vergrijpt hij zich tegen den vorm van de slaafsche knechtschap, en met de semba doet hij of hij de mindere is, maar hij weet zich stil de meerdere. Hij is zich bewust van de stille kracht, onuitgesproken: hij voelt het mysterie aandonzen in den ziedenden wind van zijn bergen, in de stilte der geheimzwoele nachten, en hij voorgevoelt het verre gebeuren. Wat is, zal niet altijd zoo blijven: het heden verdwijnt. Onuitgesproken hoopt hij, dat God zal oprichten, wat neêr is gedrukt, eenmaal, eenmaal, in de ver verwijderde opendeiningen van de dageradende Toekomst. Maar hij voelt het, en hoopt het, en weet het, in de diepste innigheid van zijn ziel, die hij nooit opensluit voor zijn heerscher. » (p. 181-182 de l’édition originale, 1900). Il y accole quelques lignes de l’avant-dernier paragraphe du roman : « dat wat blikt uit het zwarte geheimoog van den zielgeslotenen inboorling, wat neêrkruipt in zijn hart en neêrhurkt in zijn nederige hormat, dat wat knaagt als een gift en een vijandschap aan lichaam, ziel, leven van den Europeaan, wat stil bestrijdt den overwinnaar en hem sloopt en laat kwijnen en versterven, heel langzaam aan sloopt, jaren laat kwijnen, en hem ten laatste doet versterven, zoo nog niet dadelijk tragisch dood gaan » (ibid., p. 211)

    (4) Jamie James, Rimbaud à Java. Le voyage perdu, traduction de Anne-Sylvie Homassel, Paris, Les Éditions du Sonneur, 2011.

    (5) En cette même année 1901, A. Cohen publie à la Société du Mercure de France une traduction de textes de Multatuli sous le tire Pages choisies.

    (6) Ronald Spoor, « Alexandre Cohen ». A. Cohen devait effectuer un autre séjour dans l’archipel : « Grâce à ses relations avec Henry de Jouvenel, il fut chargé en 1904 par le gouvernement français d’une enquête comparative en Indochine et dans les Indes néerlandaises portant sur l’éducation et les services sanitaires. Avec un certain plaisir, il visita les prisons où il avait été détenu quelques années plus tôt. Il trouva des arrangements avec les journaux Het Nieuws van den Dag van Nederlandsch-Indië et Soerabaiasch Handelsblad pour des collaborations à partir de Paris. » (ibid.)

    stille3.png(7) Il est amusant de voir que Cohen, prompt à en découdre par la plume comme avec les poings, s’en est pris un jour à un adjoint d’un frère de Louis Couperus. Dans une lettre du 26 janvier 1905 qu’il envoie de Solo (sur l’île de Java) à sa compagne Kaya Batut, il écrit : « […] j’ai copieusement engueulé l’assistent-résident de Djocdja […] Figure-toi que ce mufle – à qui j’avais à demander une introduction pour le directeur de l’École normale – non content de me laisser debout dans son bureau (lui restant assis) me parla sur un ton absolument inconvenant. Après m’être emparé d’une chaise, j’ai dit son fait à ce monsieur… À Paris les détails ». (Alexander Cohen. Brieven 1888-1961 [Correspondance d’Alexandre Cohen. 1888-1961], éd. Ronald Spoor, Amsterdam, Prometheus, 1997, p. 291). Cohen se demandera plus tard sil sagissait ou non dun frère de Louis Couperus, mais ça ne semble pas être le cas.

    (8) Jean-Marc Moura, « L’(extrême-)orient selon G. W. F. Hegel - philosophie de l’histoire et imaginaire exotique », Revue de littérature comparée, 2001, n° 297, p. 27.  L’analyse « idéologique » de l’œuvre a été menée par Henri Chambert-Loir, « Menace sur Java : La Force silencieuse de Louis Couperus (1900) », in D. Lombard et al. (eds), Rêver l’Asie. Exotisme et littérature coloniale aux Indes, en Indochine et en Insulinde, Paris, EHESS, 1993, p. 413-421. 

     

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     première page manuscrite du roman

     

     

    Louis Couperus : De Stille kracht

     

     

    téléfilm basé sur le roman (1974)

    louis couperus,alexander cohen,alexandre cohen,de stille kracht,la force des ténèbres,indonésie,java,insulinde,littérature,mercure de france,pays-basLa Force silencieuse, c'est – « dans cette terre de mystère qu’est l’île de Java » – la force occulte qui un jour assurera à la race vaincue la victoire sur ses oppresseurs… « L’indigène le sait et il laisse aller les choses en attendant l’heure sa- crée… Quant a lui, il a sondé son oppresseur d’un seul regard. Il l’a pénétré dans son illusion de civilisation et d’humanité, qui, il le sait, ne sont pas. Et tandis qu’il lui donne le titre de seigneur et le hormat (les honneurs) dû au maître, il l’a deviné dans son bas mercantilisme, et il le méprise, et il le juge d’un sourire dédaigneux, intelligible seul pour son frère, qui sourit comme lui. Il ne se révolte jamais contre ces formes extérieures de la soumission absolue, et par son sembah (salut), il semble reconnaître son infériorité. Mais dans le plus intime de son âme il se sait le supérieur. Il a conscience de la force silencieuse, sans jamais en parler. Il en devine la présence dans les vents torrides de ses montagnes, dans l’étrange silence des nuits tièdes, et il pressent les événements encore lointains. Ce qui est, ne sera pas toujours : le Présent s’évanouira. Il sait que Dieu relèvera ce qui est abaissé. Il le sait, et il le sent, et il l’espère dans le plus profond de son âme que jamais il n’ouvre à son dominateur. […] C’est la force silencieuse qui luit dans le regard sombre de l’indigène, qui se tient cachée dans son cœur et qui s’accroupit dans son salut humilié. C’est elle qui corrode, tel un poison et comme une inimitié implacable, le corps et l’âme et la vie de l’Européen ; qui, silencieusement, lutte contre le vainqueur ; qui le mine, et le fait dépérir pendant de longues années, lentement, si toutefois elle ne le tue pas directement d’une façon tragique. »

    Couperus et son épouse (1923)

    louis couperus,alexander cohen,alexandre cohen,de stille kracht,la force des ténèbres,indonésie,java,insulinde,littérature,mercure de france,pays-basC’est cette « force silencieuse » qui, après une longue lutte mouvementée, vainc le Résident hollandais Van Oudyck, que, malgré son énergie et son intrépidité, elle contraint à se démettre de ses fonctions et à liquider sa famille. Il est vrai que cette victoire de la « force » est attribuable, en partie, à Léonie van Oudyck, la femme du Résident, une gourgandine qui s’oublie au point de prendre pour amant le jeune Theo van Oudyck, fils du premier lit de son mari.

    scène de la salle de bains

    louis couperus,alexander cohen,alexandre cohen,de stille kracht,la force des ténèbres,indonésie,java,insulinde,littérature,mercure de france,pays-basCe roman de M. Couperus – qui n’a de déplaisant que le style tourmenté et cahoté – possède des qualités louables. Les personnages ont tous de l’originalité, sans en rien être invraisemblables. Léonie van Oudyck, notamment, est joliment réussie. Eva Eldersma, la femme du secrétaire, est délicieuse. Le Résident van Oudyck est un rude bonhomme et sa retraite dans la vallée de Lellès, où il se crée une famille nouvelle, d’une conception charmante. La scène de la salle de bains, où une bouche invisible crache des baves sanguinolentes sur Léonie terrifiée, est très belle. – M. Couperus me paraît assez bien connaître l’âme indigène… Une réserve : je ne sais pas jusqu’à quel point l’entrevue de Van Oudyck avec la Raden-Ayou, la mère du Régent indigène de Ngadyiwa, est vraisemblable. L’humiliation suprême de la vieille princesse, qui se met sur la nuque le pied du Résident, me semble difficile à admettre. Il est vrai que je suis de parti pris ! Il y a si longtemps que le Blanc marche sur la nuque aux autres, que je voudrais voir ces autres : Noirs, Jaunes et Café-au-Lait – les Rouges, hélas ! ne pourront déjà plus être de la fête ! – piétiner un peu – un peu beaucoup ! – les Blancs. C’est bien leur tour. Je serais assez facilement un fervent de la « force silencieuse », telle que la définit M. Couperus. Mais je demande à voir. Je ne demande qu’à voir ! À quand la Revanche ? La vraie, la seule ?

     

    Alexandre Cohen

    « Lettres néerlandaises. De Stille kracht »

    Mercure de France, juillet 1901, p. 276-277.

     

     

     

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    Alexandre Cohen (décembre 1918)

     

     

  • Un traducteur naturiste et crématiste

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    Andries de Rosa et la France

     

     

    La note « Israël Quérido poète et guide », qui reprend la préface de Henri Barbusse au roman Le Jordaan d’Israël Querido (éd. Rieder, 1932), fait allusion au duo franco-néerlandais des traducteurs de cette œuvre. Esquisser le portrait de ces deux hommes, en particulier celui d’Andries de Rosa, sera l’occasion de revenir sur le romancier néerlandais, sur l’auteur de L’Enfer ainsi que sur le précoce Saint-Georges de Bouhélier.

     

    Gaston Rageot, mandarin des lettres

     

    GastonRageot-Photo.png Professeur agrégé de philosophie, Gaston Rageot (1871-1942) était lié à Bergson dont il fut l’élève et auquel il consacra quelques ouvrages. Homme de lettres prolifique et ambitieux, il « se donna les outils nécessaires pour mener sa carrière au sommet, cumulant les postes d’influence, briguant avec succès les postes honorifiques. Il sera Président de l’Association de la Critique littéraire, Président de la Société des gens de lettres et seule la guerre de 1939-1940 l’empêchera d’accéder à l’Académie où ses amis lui réservaient un fauteuil ». Romancier, conférencier doué, il collectionna admiratrices et décorations. Pourtant, la trentaine passée, il avait écrit : « Le succès industrialise la littérature. Il cesse d’être le signe pour devenir le but. »  (source). En tant que Président de la Société des gens de lettres, il demanda en 1934 l’interdiction de la diffusion de la traduction non autorisée de Mein Kampf. Dans le cadre de ses nombreuses fonctions honorifiques, il s’est rendu à plusieurs reprises en Hollande. On le sait là-bas en 1919. Le 27 novembre 1925, il tient une conférence sur « L’Avarice dans la littérature française » au Stadsschouwburg d’Amsterdam avant une représentation de L’Avare. Déjà sous le patronage de l’Alliance française, il avait fait une série de causeries dans différentes villes bataves en 1922. Son œuvre n’est pas passée complètement inaperçue aux Pays-Bas : son roman Un grand homme a été traduit en néerlandais (Een groot man, trad. J.L.A. Schut, éd. Munster) ; quant à son essai critique portant sur le théâtre et le cinéma : Prise de vues, Martin J. Premsela (1896-1960), lequel a beaucoup fait pour la littérature française dans les terres néerlandophones, lui a consacré un papier (NRC, 16/03/1928). L’immense production de Rageot comprend quelques passages sur la Hollande dont ceux qu’il a confiés au Figaro du 19 octobre 1920 – à l’occasion de l’apposition d’une plaque en l’honneur de Descartes – sous le titre « Une Fête de la Pensée ».

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    Après être revenu sur le séjour du penseur français « au pays des eaux mortes et des brumes », Rageot consigne quelques impressions de voyage : « […] La saison dernière, appelé aux Pays-Bas par des comités de conférences pour y parler de notre avenir intellectuel, j’étais parti avec le stock habituel des images qu’évoque pour nous ce pays du clair obscur et des moulins à vent, des tulipes, des canaux, des grands traités historiques : j’étais bien loin de la Hollande décrite par Descartes à Balzac !

    « Mais, dès mon arrivée à Rotterdam, dans un somptueux logis devenu le lieu d’élection des Français en tournée, mon hôte entreprit de me remettre à la page, – à la page historique.

    « – Pour vous initier à l’âme hollandaise, dit-il, considérez seulement cette maison que j’ai fait édifier moi-même sur le quai des Harengs. Voici, sur ce plan, les fondations lacustres. J’y ai aménagé, pour mes invités, le plus d’agrément et de commodité possible… Je l’ai tout de même bâtie, cette maison neuve, comme les ancêtres avaient bâti la cité tout entière, non sur la terre, mais sur les eaux… Nous sommes une race de gens acharnés à l’impossible… L’homme d'affaires d’aujourd’hui est resté chez nous l’homme des digues.

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire« Et, dans un crépuscule qu’eût adoré Verhaeren, tandis que glissaient les bateaux et roulaient les bicyclettes (toute la Hollande roule à bicyclette), je compris que le caractère des peuples, comme celui des individus, ne change guère.

    « Au temps de Descartes, la Hollande était une nation puissante, maîtresse des mers. Aujourd’hui, elle souffre de voir traitées en dehors d’elle les questions qui l’intéressent le plus. Ces hommes que vous voyez se presser dans les rues étroites des grandes villes nen sont pas moins tout pareils aux paisibles travailleurs qu’avait aimés l’esprit le plus libre des temps modernes.

    « Pénétrez […] entre deux réceptions officielles, dans un intérieur familial, participez au lunch, regardez ces enfants blonds et roses grignoter indéfiniment des tartines, entretenez-vous avec des femmes instruites et réfléchies, et vous comprendrez bien vite que, par ses mœurs et son esprit, la Hollande s’efforce d’autant plus de rester fidèle à ses traditions nationales que ses affaires et son négoce menacent davantage de l’européenniser.

    « Ce n’est plus seulement contre la mer que luttent les Pays-Bas, mais contre tout ce que la mer leur apporte d’étranger.

    « Heureusement que Descartes et les cartésiens ne sont pas pour eux des étrangers […] ».

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    Outre le roman de Querido, Gaston Rageot a traduit, ou plutôt « transcrit », des Contes japonais racontés par Mme Foumiko Takebayashi (Fasquelle, 1933). Il a pu s’exprimer sur la traduction à propos d’une œuvre espagnole mise dans notre langue par Rémy de Gourmont. S’il a collaboré à la version française de De Jordaan, c’est sans doute à titre de réviseur. On peut supposer qu’il ne maîtrisait pas le néerlandais. C’est donc Andries de Rosa (1869-1943) qui, habitué à écrire en français, aura livré une première mouture du texte. Il n’est pas inutile de relever que cet Amstellodamois connaissait de longue date Léon Bazalgette (1873-1928) (1) ; celui-ci a dirigé jusqu’à sa mort la collection « Les Prosateurs étrangers modernes » qui accueillit en 1932 le roman d’Is. Querido. Cette traduction avait été annoncée dès 1930 par la presse hollandaise et dInsulinde à la suite d’une information diffusée par L’Œuvre (De Indische courant du 14/06/1930, Het Volk du 11/06/1930, le Leeuwarder nieuwsblad du 05/09/1930…). Bien trop optimiste, l’Algemeen Handelsblad du 13/05/1930 déclare que le reste de la tétralogie verra le jour en français ! Un critique hollandais, H. W. Sandberg, après avoir comparé la traduction à l’original et demandé l’avis de lecteurs français (« Querido’s Jordaan in de Fransche taal. Vreemde en aantrekkelijke sfeer. Meesterwerk werd op grootsche wijze vertaald », Het Volk, 27/12/1932), estime que le duo a livré dans l’ensemble une prouesse, mais qu’il aurait dû, par endroits, prendre plus de liberté ; qui plus est, la traduction des noms des personnages ne lui paraît pas aboutie : elle ne restitue pas la saveur de l’original. Le chroniqueur relève par ailleurs que Barbusse, admirateur du réalisme de Querido, se montre dans sa préface à la fois « trop romantique et… trop révolutionnaire ». 

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    Annonce de la parution de Le JordaanHet Volk, 07/07/1932 

     

     

    Andries de Rosa, musicien

    et disciple de Saint-Georges de Bouhélier

     

     

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuli,maurice le blond,menno ter braakNé à Amsterdam dans le quartier juif, De Rosa reçoit, comme Israël Querido, une formation au sein du milieu diamantaire. En 1892, il s’établit à Paris. Il taquine la Muse et tente de gagner sa vie en tant que musicien. Sous le pseudonyme d’Armand du Roche, il signe des compositions, certaines publiées par E. Gallet, qu’il jouera par exemple lors de soirées organisées par Hollandia. Cette association relevant de la Fédération des Universités populaires, il la fonde lui-même fin 1905, dans l’esprit préconisé par Anatole France, pour les ouvriers et employés (néerlandais) résidant dans la capitale française – elle regroupait en réalité fin 1906 essentiellement des tailleurs et des ouvriers du diamant, abritait des rencontres artistiques et s’efforçait de venir en aide à ses membres dans la difficulté ; des salariés du Printemps et du Crédit Lyonnais en firent également partie.

    Les Pionniers du Naturisme

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuli,maurice le blond,menno ter braakAndries de Rosa a été le critique musical de Le Rêve et l’Idée (rebaptisée Revue naturiste), la revue de Saint-Georges de Bouhélier et de Maurice Le Blond (futur gendre de Zola), à laquelle a également collaboré Querido sous le pseudonyme de Théo Reeder. Dans le n° 1 (mars 1897) de la Revue naturiste, De Rosa signe par exemple un article intitulé « Le Mouvement flamand ». Faisant partie de la « première phalange turbulente et passionnée du Naturisme » (La Proue, déc. 1932 - fév. 1933, p. 7), le Hollandais compte au nombre des soutiens de Zola durant l’affaire Dreyfus. Il côtoie à l’époque maintes personnalités du monde politique, littéraire et artistique : Rodin, Van Dongen, Apollinaire, Verhaeren, le compositeur Gustave Charpentier, Verlaine, Albert Fleury, les écrivains Eugène Montfort, Paul Alexis, Christian Beck et Maurice Magre, les politiciens Jean Jaurès et Joseph-Paul Boncour, l’anarchiste Vaillant… Dans une série d’article Parijsche filmpjes (Petits films parisiens) publiée en 1917-1918 dans le Weekblad voor Stad en Land, l’Amstellodamois décrit sa rencontre tant avec Zola qu’avec Verlaine, évoque Louise Michel ou encore Aristide Bruant. En 1910, Andries de Rosa publie Saint-Georges de Bouhélier et le naturisme, étude regroupant le texte de deux conférences tenues l’année précédente sur cet auteur dont il a été un intime. À propos de son rôle et de celui de Querido au sein de la mouvance naturiste, il écrit dans ce petit livre : « En Hollande, la nouvelle école n’avait pas tardé à se faire connaître. Pendant un moment, l’organe du groupe, Le Rêve et l’Idée, avait même été rédigé mi-partie en français, mi-partie en hollandais, sous la double direction de Maurice Le Blond pour Paris et d’Is. Querido pour Amsterdam. 

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    entrefilet sur le sommaire du Rêve et lIdéeDe Amsterdammer, 16/04/1896

     

    « Il serait intéressant de retrouver cette collection du Rêve et l’Idée, où je me rappelle qu’ont paru des poèmes inédits de Léon Dierx, Paul Verlaine, Francis Viélé-Griffin, une partie de la Vie héroïque de Bouhélier, des poèmes de Quérido, etc., et qui était ornée de dessins de Bottini, Fabien Launay, Anquetin, Édouard Manet, etc…

    « Cette revue n’a pas eu de nombreux numéros, mais elle marque une date.

    « Quérido, qui était alors à ses débuts, est devenu un personnage considérable dans la littérature hollandaise. Il a fait triompher là-bas les méthodes de vérité que le symbolisme avait battues en brèche. Ses romans, d’une conception d’art souvent vraiment grandiose, sont actuellement les plus lus de Hollande.

    « Il était intéressant de montrer, au début du Naturisme, l’union des tempéraments français et étrangers qui devaient faire chacun tant de bruit dans le monde littéraire. » (p. 16-17)

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    Le bruit en question se répercuta jusqu’aux Pays-Bas. Ainsi, l’influent Jan ten Brink  consacre deux pages à la déclaration de guerre au symbolisme lancée par le naturisme (« Uit de studeercel », Elsevier’s Geïllustreerd Maandschrift, janv.-juin 1897, p. 289-290). « De nos jours, écrit l’essayiste qui, à une époque, avait pris fait et cause pour le naturalisme, les modes littéraires durent presque aussi longtemps que celle des pardessus. » Cette révolte contre l’école symboliste lui paraît digne d’intérêt car « Saint-Georges de Bouhélier, Abadie, Gide, Le Blond et Fort en reviennent à la grande littérature d’un Victor Hugo, d’un Balzac, d’un Flaubert et d’un Zola en se référant surtout à ce dernier. Même s’il est probable qu’ils ne vont pas le suivre quand il avance hardiment : ‘‘J’ai la prétention qu’on peut tout écrire’’ ». À plusieurs reprises, le périodique De Hollandsche revue propose de son côté de brefs comptes rendus sur les publications et les combats des naturistes, souvent entrelardés d’extraits traduits ou repris en français, mais en restant très discret sur les protagonistes néerlandais de ce cercle (23 mai 1897, 22 juin 1897, juillet 1897, 23 novembre 1897, 24 décembre 1897, 23 janvier 1898, 24 février 1898…). En 1920, la même revue, à l’occasion d’un portrait qu’elle brosse de l’écrivain Querido, rappellera le rôle que celui-ci a joué au sein de cette école littéraire. (2) 

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    Entrefilet sur la version hollandaise et la version française

    du Rêve et l'Idée, Nederland, 1895, p. 238

     

    Lettre de Bouhélier à Dreese et de Rosa, 08/09/1895

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuliDans ses souvenirs publiés en volume un demi-siècle plus tard, Saint-Georges de Bouhélier évoque sa rencontre avec les jeunes artistes néerlandais. Un dimanche matin de mars 1894 – il n’a pas encore 18 ans, mais, désireux de cultiver son âme, d’explorer « les possibilités d’éternel » de son être et « le caractère de ses relations avec le divin »,  il s’est déjà lancé dans les lettres en publiant les revues éphémères L’Académie française et L’Assomption, qui accueillirent quelques auteurs de renom dont Verlaine, puis L’Annonciation – un inconnu sonne à sa porte : il s’agit de Jacques Dreese, le beau-frère d’Andries de Rosa : « Le hasard lui avait placé sous les yeux un des derniers numéros de L’Annonciation et, profondément étonné de l’esprit visionnaire qu’il y avait trouvé et qui n’avait pour lui d’analogie que chez un poète hollandais nommé Quérido (3), fort aimé de lui, il avait désiré faire ma connaissance. […] Il m’avoua qu’il n’appartenait à aucune école littéraire, qu’il exerçait la profession de violoniste […] s’il pratiquait la musique en tant que gagne-pain, il n’en aimait pas moins Berlioz et Wagner, sans compter de nouveaux venus, comme Chausson et Vincent d’Indy, lesquels passaient à l’époque pour extravagants. […] il me dit qu’en Hollande, la jeunesse était tout entière à Verlaine et Mallarmé, que des écrivains très intéressants y propageaient leurs doctrines dans plusieurs revues, que je devrais aller là-bas, car j’y trouverais de grands échos et notamment, chez Quérido, avec lequel j’étais fait pour m’entendre. Il ajouta qu’ainsi que Quérido, il appartenait à la race des Juifs, mais il vivait en dehors du commerce et je l’ai toujours connu d’un profond désintéressement. Il ne s’est jamais séparé du milieu des pauvres et il est mort sur un grabat après avoir tout ignoré des choses temporelles. 

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    ‘‘Je vis à Paris depuis un an, m’exposa mon nouvel ami. […] Un de mes amis d’Amsterdam, qui est compositeur de musique, habite avec nous. Il a pour nom Andries de Rosa. Si vous le voulez bien, je vous l’amènerai.’’ Deux jour après, j’étais au Clou, à une table de la terrasse quand je vis arriver Jacques Dreese qui, en compagnie d’un garçon au profil nettement égyptien et que coiffait un feutre aux larges bords, quittait le haut de la rue des Martyrs pour se diriger vers moi. Je me doutai que c’était de Rosa. […] De Rosa avait l’air de s’être échappé d’une des fresques qu’on voit au Musée du Louvre, dans la section des antiquités orientales. Des cheveux crépus, et extrêmement noirs, une moustache et une barbe de même couleur, un nez d’oiseau de proie et des yeux de gazelle, accusaient son type. Pour un étranger, il parlait fort bien le français. Son ambition était de se faire jouer. Il avait déjà composé quelques mélodies dont un éditeur de Paris avait accepté de courir les risques et, pour chacune desquelles, il lui avait octroyé 25 francs. Assidu aux concerts Colonne, il n’y assistait que du haut de l’amphithéâtre, aux places à vingt sous et, encore, les jours de faste, car quant aux revenus de chacun, ils étaient fort maigres. Tout ce qu’il me dit m’était sympathique. Au bout d’une demi-heure de conversation, nous étions amis. Et désormais, comme il était riche de loisirs, j’allais, presque chaque soir, l’avoir comme compagnon, autant au restaurant de la place d’Anvers que dans les brasseries que je fréquentais. » (Le Printemps d’une génération, Nagel, Paris, 1946, p. 185, 186 et 187)

    J. Dreese, 1895

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuliC’est également par l’intermédiaire de Dreese que Saint-Georges de Bouhélier devait faire la connaissance d’Albert Fleury – auteur d’un « effarant chef-d’œuvre », « un poème déchirant et presque sans égal dans les Lettres françaises : Au Carrefour de la Douleur » –  et de Georges Pioch.

    Parmi les moments que le fils d’Edmond Lepelletier a partagés avec Andries de Rosa, il y a nombre de soirées au Chat noir. Ils y rencontrent ou retrouvent Alfred Jarry, Gaston de Pawlowsky, Ernest La Jeunesse, Léon-Paul Fargue… Là, on leur garde une table et un petit cercle d’amis se constitue bientôt pour « ne s’occuper que du spirituel et de l’éternel », pour « apporter aux hommes une croyance nouvelle », pour « les régénérer par la vérité et par la religion de la nature ». « Nous éditions maintenant une revue, Le Rêve et l'Idée, dont je crois bien que j’avais pris la direction avec Quérido et qui se publiait en deux parties : l’une en français et l’autre en hollandais. Comme Victor Rousseaux en était toujours l’imprimeur, on peut penser de quelles fautes de typographie le texte hollandais pouvait fourmiller. Pour nos rares lecteurs de La Haye et de Rotterdam, il était indéchiffrable. Nous n’en persistions pas moins cependant dans notre dessein. Notre revue était d’ailleurs d’aspect magnifique. Bottini et Launay y donnaient des planches. Des estampes de Suzanne Valadon et d’Édouard Manet y étaient insérées en supplément. Sur le sommaire, on lisait les noms de Verlaine, Léon Dierx et Vielé-Griffin. Comment avons-nous réussi à faire face aux frais d’une publication de ce caractère ? Quérido, je crois, en payait la plus grande partie, Le Blond et Fleury, le reste. Quant à la vente, elle n’atteignait pas quatre-vingt ou cent lecteurs ! » (p. 220-221) L’entreprise était donc vouée à l’échec, même si Quérido, qui avait rendu visite aux Parisiens, « s’était enthousiasmé » pour les « vues à la fois mystiques et réalistes » de ce petit cercle et s’il estimait « qu’il n’était pas de poète en France que l’on pût » comparer à Saint-Georges de Bouhélier. Le 10 janvier 1896, ce dernier, Andries de Rosa et quelques autres membres du groupe Naturiste assistaient aux obsèques de Paul Verlaine : « Si différents que nous fussions par notre conduite dans la vie et par notre conception de la poésie, nous nous unissions pour Verlaine dans la même admiration. » (p. 253-254).

    Is. Querido, 1903

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuliAlors que quelques publications attirent toujours plus l’attention sur leur mouvement, notamment les revues Les Documents sur le naturisme et Le Livre d’ArtLe Rêve et l’Idée français s’est séparé du Rêve et l’Idée hollandais, cette dernière continuant de paraître en Hollande sous le direction de Théo Reeder – Saint-Georges de Bouhélier décide, en juillet 1896, de se rendre aux Pays-Bas avec Maurice Le Blond et Eugène Montfort, non sans faire une halte à Bruxelles chez leurs amis Henri Van de Putte et Arthur Toisoul. « Nous avions combiné de faire un voyage. La Hollande dont nous rêvions tous n’était pas pour nous que la terre féérique des tulipes et que l’asile des plus beaux Rembrandt que l’on pût connaître. C’était la terre de Quérido, notre compagnon sur la route de l’art. Nous entretenions avec lui une active correspondance. Auprès de ses compatriotes, il m’avait servi de truchement et d’introducteur ; dans les volumes de vers qu’il avait publiés, il s’était déclaré favorable à toutes mes idées, et m’avait abreuvé de louanges merveilleuses !

    « Faisant à Amsterdam une exposition de toiles de Van Gogh, il m’avait demandé d’en écrire la préface et je m’étais rendu compte que c’était bien plus par esprit d’équipe que pour aider au développement de la gloire du peintre. J’avais donc en lui un ami extrêmement dévoué. » (p. 266) Sans connaître encore l’épouse de Querido – « une créature extraordinaire, avec un front couleur de lune et des yeux traversés de phosphorescences » –, si ce n’est par les propos de Jacques Dreese et d’Andries de Rosa qui l’avaient tous deux courtisée, il lui dédie son Discours sur la mort de Narcisse.

    Saint-Georges de Bouhélier

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuliLe lendemain de leur arrivée en train à Amsterdam, Israël Querido passe à leur hôtel : « C’était un petit homme avec une grosse tête, alors tout à fait imberbe, des cheveux blonds rejetés en arrière et un regard aigu sous le binocle. Parlant assez bien le français, fort désireux de se manifester, et du reste, d’une grande culture, il s’était mis immédiatement à notre disposition pour nous piloter à travers la ville. » Il les conduit au Rijksmuseum, objet de leur vœu, puis dans un restaurant « les plus à la mode » et enfin, le soir venu, chez lui où les attendent la séduisante Jeannette. « Quérido s’en montrait extrêmement épris, mais sans doute était-il plus sensuel que rêveur et son tempérament exigeait des satisfactions qu’il n’était pas au pouvoir de Jeannette de lui procurer indéfiniment. Ils devaient par la suite se séparer. […] Porté bientôt au rang des premiers romanciers de sa belle patrie, Quérido n’avait plus connu de mesure. » (p. 271) On sent poindre chez Saint-Georges de Bouhélier, plutôt habitué à un style de vie ascétique, une certaine réserve vis-à-vis de la nature du Hollandais : « S’étant jeté dans un fauteuil, Quérido paraissait y être un monarque. Il avait allumé un énorme cigare, et il en tirait de larges bouffées : son front était beau, son regard perçant et sa bouche gourmande. Des cheveux rebroussés et comme en bataille, étaient destinés à faire croire aux agitations d’un génie furieux et aux désordres insensés d’une vie de poète profond. Je crois que ce n’était là chez lui qu’attitude. Il affichait à l’époque des tendances mystiques. C’était à la mode. » (p. 271-272)

    Envoi de Bouhélier à la duchesse Edmée de La Rochefoucauld

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuliDe leurs conversations, le  Français retient que les poètes de la « jeune école », les Van Deyssel, Kloos, Verwey et Gorter n’ont « fait qu’importer  chez eux de vieux procédés, les mêmes dont s’étaient déjà servis Rimbaud et Verlaine ». Les quatre hommes en viennent à parler du séjour de Verlaine en Hollande, mais Querido a tendance à tout ramener à sa propre personne : « Si j’avais été sur mes gardes ou que l’expérience de la vie m’eût mis sur la voie de la vérité, pour chacun de nous, je me serais méfié d’une telle pétulance et j’y aurais vu le symptôme d’une grande ambition. J’étais jeune, enfoncé dans un rêve sans fin, et profondément crédule. Sans me passionner, Quérido me semblait d’une intelligence des plus singulière et doué splendidement. Je ne me trompais d’ailleurs pas. La vie a fait jaillir de lui ses immenses mérites et il a laissé un nom dans les lettres. » (p. 273) Sur la route du retour, les îles de Walcheren procureront au jeune homme une impression moins équivoque.

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    Israël Querido vers 1920

     

    Saint-Georges de Bouhélier a joui d’une certaine réputation aux Pays-Bas. Ainsi, dans ses chroniques littéraires, Israël Querido évoque à plusieurs reprises son « ami plein de verve » qui lui conseillait d’arracher « les tifs de la caboche » de Maeterlinck car celui-ci écrivait un français à mourir de rire (Algemeen Handelsblad, 13/07/1916). Dès l’époque du Rêve et l’Idée, le Hollandais avait fait part, en particulier dans De Amsterdammer et sous un autre pseudonyme (Joost Verbrughe), des activités de Bouhélier. Un quart de siècle plus tard, le samedi 4 octobre 1924, il revient sur le rôle du fondateur du Naturisme dans une chronique publiée par l’Algemeen Handelsblad. À la fin du même mois, la pièce Le Carnaval des Enfants est jouée à plusieurs reprises à Amsterdam dans une version néerlandaise de Betsy Ranucci-Beckman. Pour sa part, Andries de Rosa a semble-t-il traduit La Tragédie Royale en vue de la faire jouer en Hollande (Het Nieuws van den dag, 15/01/1909). Notons au passage que la célèbre actrice néerlandaise Marie Kalff a joué à Paris dans Le Roi sans couronne.

    On peut regretter que Saint-Georges de Bouhélier, dans son Printemps d’une génération, n’ait pas brossé un portrait plus approfondi d’Andries de Rosa. Pour sa part, ce dernier a consacré au génie de son ami quelques lignes en faisant sienne une comparaison obligeante : « Quelqu’un, je crois, à propos de Bouhélier a, un jour, prononcé le nom de Rembrandt et c’est certainement un de ses grands ancêtres que le peintre des Pèlerins d’Emmaüs. Chez Rembrandt le réalisme n’est, en effet, qu’extérieur. Quand Rembrandt nous montre une salle d’auberge, un coin de rue, une femme qui se regarde dans un miroir, ou un menuisier à son établi, ce n’est jamais à la façon des copistes de la réalité étroite. Il semble toujours, tant il met de rayonnement et de mystère dans ses tableaux, qu’il a voulu peindre l’auberge où le Christ a reposé, la rue par laquelle un ange va apparaître, une reine ou un prophète à son travail. Le voyant Rembrandt savait, lui aussi, qu’il n’y a pas de petites destinées. C’était un mystique de la peinture. » (Saint-Georges de Bouhélier et le naturisme, p. 69-70)

    G. Charpentier

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire Au sein de la mouvance naturiste, Andries de Rosa voue également une réelle admiration à Gustave Charpentier – lequel, à Rome, avait été très proche du peintre hollandais Paul Rink –, ce dont il témoigne dans Saint-Georges de Bouhélier et le naturisme. Cela nous rappelle qu’il n’a pas manqué, au cours de sa vie parisienne, de faire partager ses goûts et de mettre en avant ses propres connaissances en matière musicale ; il a par exemple attiré l’attention de Saint-Georges de Bouhélier sur Messidor d’Alfred Bruneau, sur l’œuvre de Debussy… et, en vain, sur celle de Wagner. En compagnie de Dreese, les deux amis ont ainsi assisté, en 1896, au Concert du Vendredi Saint au Châtelet : invité à parler des compositeurs joués ce jour-là (Berlioz et Wagner)Catulle Mendès eut bien du mal à se faire entendre tant l’assistance le chahuta.

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuliAu début du XXe siècle, Andries de Rosa devait donner un cycle de conférences : « l’Évo- lution des genres dans la musique », annoncé par des journaux comme Le Figaro, Le Matin, Le XIXe siècle ou La Lanterne qui n’omet pas de préciser : « Le citoyen de Rosa est un ouvrier. Il fait partie du syndicat des diamantaires, et les camarades de la Bourse du Travail se souviennent de la part active qu’il prit à la dernière grève de cette corporation. La musique, qui fut toujours un art aristocratique, deviendrait-elle une joie populaire, destinée à tous ? C’est, en tout cas, un symptôme intéressant. » (06/02/1901) Le Gil Blas mentionne que, les quatre mardis de janvier 1902, l’expatrié entretiendra son auditoire du « Conservatoire et son influence sur l’Art musical » au Collège d’Esthétique Moderne, 17, rue de La Rochefoucauld (4). En 1907, De Rosa signe quelques articles politiques – « Esthétique prolétarienne » (23/10/1907), « Idéal et travail. Images pour le Peuple » (30/10/1907), « Idéal et travail en Hollande » (20/11/1907) – dans L’Aurore, journal dont il est à l’époque le critique musical : « Nous avons le plaisir d’annoncer à nos lecteurs que la critique musicale de L’Aurore est confiée à partir d’aujourd'hui, à M. Andriès de Rosa, le compositeur bien connu », annonçait l’édition du 18 avril 1907. Même si, à la date en question, Georges Clemenceau n’en était plus le rédacteur en chef, on peut penser que les liens particuliers qui unissaient le politicien à Saint-Georges de Bouhélier ne sont pas étrangers à cette nomination. Toutefois, pour nourrir sa famille, le Hollandais avait repris assez tôt ses activités de coupeur de diamants, occupant au début du XXe siècle le poste de secrétaire de la fédération parisienne des diamantaires.


    Maria Callas, Depuis le Jour - Louise, de G. Charpentier

     

     

    Andries de Rosa, auteur, traducteur et propagandiste

     

    Andries de Rosa passe près vingt années en France, une période simplement interrompue, à la fin du XIXe siècle, par un intermède batave d’un peu moins de deux ans. Peu avant la Grande Guerre, la crise du diamant le contraint à rentrer pour de bon avec sa famille aux Pays-Bas où il va défendre de plus belle les idéaux socialistes, notamment à travers l’Association des Travailleurs pour la Crémation. Cet organisme visait à rendre l’incinération accessible au porte-monnaie du simple ouvrier. Le militant va en diriger l’organe : De urn (L’Urne), qui accueille des contributions de Barbusse et de Querido, non sans continuer de publier nombre d’articles dans dautres périodiques (sur la politique, Eugène Pottier, le duc de Saint-Simon, Louis XIV…).

    Critique de la traduction du Rembrandt de Van Dongen, Het Volk, 01/10/1930
    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuliSon œuvre de traducteur reflète aussi en partie son inépuisable activisme. On lui doit en effet des versions hollandaises de livres de Henri Barbusse : Le Feu (qui connut rapidement plu- sieurs réimpressions), L’Enfer (De Hel : traduction qu’il préfaça en mettant en garde le lecteur contre les passages « licencieux », et dont la diffusion a été à un moment interdite, les volumes étant saisis en mai 1919 sur ordre du ministre de la Justice), Le Couteau entre les dents, Quelques coins du cœur (édition de 1922 agrémentée de 24 bois gravés de Frans Masereel), Les Enchaînements, La Lueur dans l’abîme, ainsi qu’un choix de textes dans : Henri Barbusse: over zijn leven en [uit] zijn werk, mais aussi de Charles Rappoport (Jean Jaurès, l’homme, le penseur, le socialiste, avec une introduction de W. H. Vliegen et une lettre d’Anatole France, éd. Querido, 1915) et de Romain Rolland (La Vie de Tolstoï). Sa production, dont une bonne part a, on peut s’en douter, paru aux éditions Querido, comprend par ailleurs un volume de nouvelles de Zola (Nagelaten werk, avec une préface du traducteur), La Fille Élisa d’Edmond de Goncourt, Salammbô de Flaubert, À l’ombre d’une femme de Henri Duvernois, Les Don Juanes de Marcel Prévost (Prévost dont De Rosa disait, dans sa brochure de 1910, que c’était un scandale de le voir au pinacle, et non pas, par exemple, un Camille Lemonnier), La Vie de Rembrandt de Kees van Dongen, La Madone des sleepings de Maurice Dekobra, un recueil de textes de Maeterlinck… On sait encore que De Rosa est l’auteur de la traduction de La Fin du Monde de Sacha Guitry, jouée aux Pays-Bas en 1936. Dès 1909, on l
    a dit, il avait peut-être transposé en néerlandais la pièce La Tragédie Royale de Saint-Georges de Bouhélier. Pour les revues de andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuli,maurice le blond,menno ter braakcelui-ci, il aurait, à la fin du XIXe siècle, traduit en français des pages du jeune écrivain Henri Borel et de Herman Gorter. Toutefois, il ne semble pas s’être risqué à mettre en néerlandais une autre œuvre de son ami parisien dont il s’est sans doute, avec le temps, distancié.

    En 1929, Andries de Rosa dédie à Querido son unique roman : Sarah Cremieux. Parijsche roman (Sarah Cremieux. Roman parisien). Il s’agit d’une œuvre largement autobiographique, qui dépeint non sans humour et sarcasme le milieu des diamantaires parisiens, parmi eux Jules Charles Le Guéry, ainsi que celui des anarchistes au temps des attentats. Elle a été prépubliée en feuilleton sous le titre Parijsche Levens (Vies parisiennes) dans une revue fondée par Is. Querido, Nu (Maintenant). La critique hollandaise ne s’est guère montrée élogieuse – le NRC du 20 décembre 1929 salue cependant ce livre malgré son style parfois abâtardi par le français –, reprochant à l’ensemble un côté décousu, un rendu peu réussi de l’atmosphère et une langue plutôt empruntée. Roman à clef, Sarah Crémieux conserve à n’en pas douter une valeur documentaire sur le Paris fin de siècle. (5)

    Réclame pour 4 titres traduits par De Rosa

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuliLes critiques stylistiques ont également porté sur certaines de ses traductions. Les plus féroces proviennent de A. M. de Jong – pourtant très proche de Querido –, par exemple dans une chronique relative à l’édition néerlandaise de Salammbô (Het Volk, 31 décembre 1923) (6), livre qui sera toutefois réédité à quelques reprises. Des recensions encensent son travail, d’autres le descendent en flèche.

    En février 1943, Andries de Rosa est emmené avec sa femme malade à Westerbork. Deux mois plus tard, ils sont déportés à Sobibor où ils meurent. En janvier de la même année, il avait adressé une longue lettre rédigée en français à leur fille Virginie. José, leur fils, était un portraitiste doué.

    Parmi les écrits laissés par Andries de Rosa, il convient de mentionner un hommage à Henri Barbusse : « Herdenkingsrede », inséré dans Henri Barbusse. Over zijn leven en zijn werk (Amsterdam, Pegasus, 1935), un recueil qui comprend également des contributions de Romain Rolland, Arnold Zweig et Alfred Kurella, une description des derniers moments de l’écrivain par Annette Vidal, ainsi qu’un choix de l’œuvre dans une traduction que Jef Lastami de Gide, ne manqua pas de louer (De Tribune, 20 novembre 1935, p. 3).

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    Réclame pour Sarah Crémieux, Het Volk, 30 octobre 1929 

     

     

    Les pugilistes Andries de Rosa

    et Alexandre Cohen

     

    Pour illustrer un aspect de la personnalité d’Andries de Rosa, revenons sur une des querelles qu’il a avivées lors de son époque naturiste. Le bonhomme était prêt à tout pour soutenir ceux qu’il considérait comme de grands esprits (Querido et Barbusse en particulier) ou pour se ruer sur ses/leurs ennemis (dans la presse hollandaise, pour se défendre et défendre Querido, il s’en prendra ainsi à la veuve du poète Willem Kloos à propos d’une affaire vieille de plusieurs dizaines d’années). Il est assez amusant de le voir croiser le fer, par revues françaises interposées, avec un autre juif batave.

    A. de Rosa, 1895

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuliDans la Revue naturiste du 15 novembre 1900, il s’offusque en effet du compte rendu qu’Alexander Cohen, au fil de sa chronique des « Lettres néerlandaises » du Mercure de France (octobre 1900, p. 259-260) avait fait de Studiën en Tydgenooten (Études et Contemporains) d’Israël Querido, en réalité un hommage au théoricien marxiste Frank van der Goes. Cohen, ancienne figure de l’anarchisme parisien – qui avait pris soin de faire parvenir son texte à l’éditeur d’Israël Querido ! – écrivait entre autres : « M. Is. Quérido fait partie de ce troupeau macabre de pseudo-savants et de psychologues en fer blanc que l’instruction primaire obligatoire et la social-démocratie ‘‘scientifique’’ et internationale ont lâché sur notre infortuné bas monde.

    « Comme tous ses pareils M. Quérido vise à ahurir ses contemporains par la capacité d’absorption de sa cervelle d’autruche, et dans sa brochure – de 84 pages – il cite une bonne centaine de noms d’écrivains, de philosophes, d’économistes et de poètes de tout poil, de tous les temps, de toutes les écoles, de toutes les nationalités. Et M. Quérido nous fait sous-entendre qu’il sait par cœur toutes les œuvres de toutes ces sommités. […] Je ne me serais pas aussi longuement occupé du crispant petit jean-foutre qu’est M. Is. Quérido, si les plumitifs de sa secte ne méditaient pas de le jucher sur un piédestal, et si ses admirateurs n’étaient pas allés jusqu’à écrire : ‘‘Avec M. Is. Quérido nous n’hésiterions pas un instant à descendre jusque dans les repaires les plus reculés de la pensée humaine.’’ »

    Revue naturiste, juin 1897 (contribution de A. de Rosa)

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuliAndries de Rosa de répliquer : « Pour M. Cohen, Multatuli a dit le dernier mot de la sagesse humaine et de l’art littéraire. Douwes Dekker fut pour lui le point culminant de tout ce qui a été et de tout ce qui sera. Cependant, malgré le talent que nous reconnaissons à l’auteur du Max Havelaar, nous devons avouer que pour aujourd’hui, une littérature telle que la conçoivent les Quérido et les Heyermans, toute empreinte d’humanité et de pensée universelle, nous émeut davantage que les plaidoyers, entraînants certes, pour les indigènes des Indes Néerlandaises, ou les paradoxes sur l’athéisme que Multatuli nous a laissés. Cette littérature, qui fut si dangereuse pour les petits esprits prétentieux et excités, nous présente encore une de ses victimes en la personne de M. Alexandre Cohen. Mais ce M. Cohen, en sa qualité de critique littéraire, ne doit pas ignorer sans doute ce que Quérido écrit sur Multatuli et ses imitateurs.

    « Profitant en France de son petit succès de polyglotte, M. Cohen a cru pouvoir s’adonner à la critique littéraire des œuvres étrangères, sachant que pour différents pays dont il connaît la langue, ses jugements ne seraient pas contrôlés.

    « Il faudrait savoir le hollandais pour pouvoir apprécier ce que ce traducteur appelle une érudition que ‘‘l’instruction primaire obligatoire’’ a fait obtenir, dans toute l’œuvre d’Is. Quérido pleine de pensées, de sensations et d’émotion, M. Cohen ne relève que l’érudition qui s’y trouve. Si l’ ‘‘instruction primaire’’ est telle qu’elle permet à ses élèves d’écrire une étude sur le XVIIIe siècle comme celle que Quérido a donné dans le 1er volume de ses Méditations sur la littérature et la vie, il serait alors très à souhaiter que les Cohen en profitassent afin de meubler un peu leurs cervelles. »

    A. Cohen, 1907

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuliCohen, prêt à fulminer au moindre relent de socialisme, riposte dans la conclusion de sa chronique de janvier 1901 (p. 269-270) : « Cet article, où l’auteur, roublard mais malpropre, passe sous un silence hermétique les arguments que j’avais fait valoir contre les prétentions littéraires de M. Is. Quérido, était, me dit-on, destiné originairement au Mercure. Mais M. de Rosa renonça à envoyer sa copie rue de l’Échaudé, vu ‘‘les habitudes de partialité’’ qui prévalent ici.

    « Confiant, moi, en la loyauté des gens de la Revue Naturiste, je leur demandai l’insertion, à titre de ‘‘réponse’’, de ma critique de l’écrit de M. Is. Quérido, qui m’avait attiré l’indignation de son protecteur. C’était là, à mon avis, l’unique réplique à faire.

    « Les gens de la Revue Naturiste ont cru ne devoir pas me donner satisfaction.

    « Quant à M. de Rosa, sa mauvaise humeur à mon égard s’explique jusqu’à un certain point. M. Andries de Rosa est le lapidaire compositeur de la phrase que je m’étais donné l’innocent plaisir de citer à la fin de ma critique : ‘‘Avec M. Is. Quérido nous n’hésiterions pas un instant à descendre jusque dans les repaires les plus reculés de la pensée humaine.’’

    « Mais son seul et compréhensible déplaisir de sycophante-modestement-anonyme-mis-en-vedette, n’a pas suffi pour lui mettre en mains plume et dictionnaire hollandais-français. M. de Rosa n’est descendu dans le repaire de la polémique que sur la prière réitérée de M. Is. Quérido lui-même, qui, pour éperonner l’enthousiasme plutôt rétif de son groom, lui fit communication – comme à tant d’autres fidèles – de la lettre d’un M. Byvanck, directeur de la bibliothèque royale de la Haye, où ce compatissant lénifique fonctionnaire console M. Is. Quérido de mon appréciation de sa littérature.

    « Pour être le dépositaire ‘‘d’un des plus vastes esprits parmi les littérateurs de Néerlande’’, M. Is. Quérido n’en dépense pas beaucoup dans le choix de ses champions. »

    L’empoignade eut des répercussions. Une lettre de Cohen du 3 mars 1901 adressée à Mimi, la veuve de Multatuli, nous apprend qu’il a une « meute » aux fesses, un bande d’aboyeurs aux ordres de l’hydrocéphale Querido, en particulier l’écrivain Frans Netscher (1964-1923) qui lui sert la réplique dans le périodique Hollandsche Revue, le traitant d’ « anarchiste impotent ». Cohen en remettra une couche lorsqu’il commentera le roman Levensgang du même Querido dans le Mercure de France de janvier 1902. Près de quatre ans plus tard (décembre 1905), les lecteurs de cette revue auront droit à un panégyrique du romancier hollandais sous la plume du critique H. Messet.

    Menno ter Braak

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuliLeur vie durant, De Rosa et Cohen ne démordront pas de leurs partis pris respectifs. Dans une lettre à l’essayiste Menno ter Braak du 1er mai 1937, l’anarchiste devenu maurrassien fera sienne la formule de son correspondant : Querido était un « prolétarien bigot » (Alexander Cohen. Brieven 1888-1961, éd. Ronald Spoor, Amsterdam, Prometheus, 1997).

    Compte tenu de cette antipathie entre les deux juifs, il est d’autant plus savoureux de constater que De Rosa, dans son roman à clef Sarah Crémieux, s’est sans doute inspiré par endroits de la vie d’Alexandre Cohen. Le personnage masculin central Adolf Spina, Hollandais venu travailler à Paris, est certes, dans une certaine mesure, lalter ego de l’auteur, mais à l’instar de Cohen, il traduit des articles de Domela Nieuwenhuis ; à l’instar de Cohen, ce Spina, proche de poseurs de marmites, est surveillé de près par la police jusqu’au jour où il se trouve expulsé de France. On peut imaginer que les deux hommes se sont croisés du côté de Montmartre, en 1892-1893, avant l’exil anglais de Cohen. Selon Saint-Georges de Bouhélier qui, pour sa part, confondait dans son « admiration des poètes comme le cher Verlaine et des agitateurs comme Ravachol », De Rosa était resté plutôt insensible aux idéaux anarchistes, même si, parfois, la rage le soulevait devant la richesse quétalaient des Parisiens nantis. Autre constat amusant : si, à l’inverse de Cohen, Andries de Rosa n’avait qu’une estime toute relative pour Multatuli et son œuvre, il partageait malgré tout avec le romancier une revendication : des années durant, l’ouvrier diamantaire s’est fait le propagandiste de l’incinération au point qu’on a pu écrire à son sujet qu’il « se donnait pour ainsi dire corps et à âme au four crématoire » ; or, Multatuli a été l’un des premiers aux Pays-Bas à revendiquer le droit à être incinéré et l’Histoire le considère comme le premier Hollandais à l’avoir été.

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    De urn, janvier 1928, rédacteur A. de Rosa

     

     

    La fidélité d’Andries de Rosa à Henri Barbuss

    et Israël Querido

     

    Is. Querido, 1895

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuliSi A. Cohen n’a jamais eu aucune sympathie pour le socialisme ni pour le communisme (malgré son amitié indéfectible pour son confrère rouge Henri Wiessing), De Rosa semble pour sa part être resté fidèle jusqu’à la fin aux idéaux en question ; il a d’ailleurs combattu dans ses écrits « tant la réaction que les dirigeants syndicalistes aux sympathies anarchistes » (« Andries de Rosa 60 jaar. Arbeider en kunstenaar », Het Volk, 04/04/1929). Son engouement politique transpire dans la forme de ses écrits littéraires, son indignation face aux injustices se glisse sa phrase, y compris quand il traduit. Il voyait comme sa vocation la défense de Barbusse et d’Israël Querido et ne manquait jamais une occasion de les mettre en valeur. Au printemps 1926, il rend compte dans le quotidien NRC de son passage chez l’écrivain français : les deux hommes se voient alors pour la première fois (abordant le sujet des auteurs européens, Barbusse mentionne les noms suivants : Querido, Heijermans, Roland Holst, Félix Timmermans et Herman Teirlinck).

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuliEn 1927, alors que Panaït Istrati rend visite à Amsterdam aux collaborateurs de la revue Nu pour laquelle il écrit lui aussi, De Rosa et Querido prendront la défense de Barbusse que le Roumain se met à critiquer ouvertement. Début septembre 1935, le diamantaire intervient à la radio néerlandaise (il le faisait occasionnellement : en avril 1932 pour parler de François Villon et de Johan Rictus, en avril 1934 pour évoquer de l’actualité littéraire, en mai 1938 pour revenir sur Jules Romains et l’unanimisme…) afin de rendre hommage à Barbusse qui vient de mourir à Moscou. Bien entendu, on le compte, aux côtés de G. Stuiveling, H. Roland Holst et Nico van Suchtelen, au nombre des membres du Comité créé aux Pays-Bas pour commémorer l’écrivain français : dans ce cadre, il prendra la parole lors de la soirée organisée à Amsterdam le 16 septembre.

     

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     Les obsèques de Querido

     

    Quant à son amitié pour Israël Querido – lequel avait salué ses talents d’artiste à l’occasion de son soixantième anniversaire (à l’époque, en 1929, De Rosa se présente comme écrivain) –, elle a duré jusqu’à la disparition du romancier. C’est d’ailleurs depuis le domicile d’Andries de Rosa (Herculesstraat 67) que le cercueil du romancier a été transporté au cimetière de Zorgvlied où eut lieu l’enterrement – l’auteur du Jordaan ne s’était pas laissé séduire par les bienfaits de l’incinération ! Peu après les obsèques, c’est De Rosa qui préfaça le catalogue de la vente aux enchères de la bibliothèque du défunt – « Un crève-cœur de plus après la douleur causée par sa disparition » –, 1453 ouvrages dont beaucoup dédicacés par les grands écrivains néerlandais de l’époque, tel Louis Couperus, mais aussi par Maurice Barrès, Barbusse, Montfort, Panaït Istrati... Dans les mois et les années qui suivront, il ne manquera pas une occasion d’honorer sa mémoire par l’écrit ou par la parole. On peut donc penser que traduire en français une œuvre de son ami le plus cher a longtemps fait partie de ses projets. Son activisme politique lui aura permis de compter sur les appuis nécessaires en France. Les éditions Rieder étaient proches des milieux de gauche vers lesquels allaient les sympathies d’un Querido et d’un De Rosa. C’est aussi grâce à ses relations que le syndicaliste a pu traduire des récits et nouvelles de Zola inédits ou peu connus : il aura probablement gardé des liens avec andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuli,maurice le blond,menno ter braakMaurice Le Blond pour obtenir l’autorisation de les publier en néerlandais. L’édition lancée sur le marché par Scheltens & Giltay (Nagelaten werk) en 1928 comprend d’ailleurs des notes du gendre de Zola. Le 16 avril 1931, le Hollandais publiait dans le quotidien Het Volk un article sur Émile Zola raconté par sa fille, le livre que Denise, l’épouse de Maurice Le Blond, venait de consacrer à son père ; Andires de Rosa accompagne son propos de passages traduits de cet ouvrage.    (D. Cunin)

    Les époux Le Blond

     

     

     

    (1) Andries de Rosa et Léon Balzagette ont par exemple assisté, en janvier 1901, à l’inauguration du Collège d’Esthétique Moderne.

    Début dun compte rendu sur Le Carnaval des enfants : N.H. Wolf, De Kunst, 25/10/1924

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuli(2) Douze ans après la parution du manifeste du Naturisme, la publication d’un choix de pages de Saint-Georges de Bouhélier fournit au critique Johan de Meester l’occasion d’évoquer brièvement l’écrivain français (De Gids, 1909, I, p. 410-411). Par la suite, deux grands noms des lettres néerlandaises de lentre-deux-guerres ont commenté une de ses œuvres. Tout d’abord Menno ter Braak dans un article peu élogieux  sur Le Carnaval des enfants (« Het Vereenigd Toneel. Saint Georges de Bouhélier, Het Carnaval der Kinderen, De Propria Cures, 25 octobre 1924), la pièce ayant été jouée dans une version néerlandaise sous la direction de Mme Ranucci-Beckman ; peut-être l’essayiste a-t-il cependant emprunté quelques éléments à Bouhélier en écrivant Het carnaval der burgers (1930). Quant à Eddy du Perron, il a, en avril 1933, rédigé de rudes paragraphes sur la pièce Napoléon donnée à l’Odéon ; après avoir affirmé que l’auteur est le fils de l’un des écrivains les plus insignifiants que la France ait jamais portés, il se moque de la collaboration littéraire qui a rapproché le jeune Bouhélier d’Is. Querido : « il paraît que l’on ne connaît rien au sieur Querido tant que l’on n’a pas lu ses vers français » («Bij een trio Toneelprestaties », Forum, 1993, n° 6, p. 482-487, texte repris dans l’ouvrage De smalle mens, 1934).

    (3) À l’époque, Is. Querido venait de publier en néerlandais son premier recueil sous le nom de Theo Reeder.

    (4) À l’instar de Georges Rageot, De Rosa excellait semble-t-il dans l’art oratoire (et dans celui de présider en même temps plusieurs organismes) puisqu’il donnera également de nombreuses conférences aux Pays-Bas, sur des thèmes aussi divers que l’incinération, Jean Jaurès, la poésie française populaire et le cabaret, ou encore, à Amsterdam, le 26 janvier 1930 et le 19 janvier 1932, sur « La littérature de guerre », en septembre 1932 et le 29 octobre 1939 sur la vie et l’œuvre d’Is. Querido…

    Ch. Snabilié, par R. Boudier

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuli(5) Un autre roman parisien a paru à l’époque chez Querido, tout aussi oublié, dont l’action se déroule dans les milieux artistiques : Leven, de Miek Janssen (1890-1953), modèle et maîtresse de Jan Toorop. Le Paris de la fin de siècle est au cœur d’autres œuvres néerlandaises. Un certain Bulée – en réalité le journaliste Charles Snabilié (1856-1927) –, a laissé un roman dont les personnages évoluent eux aussi dans les cercles littéraires et picturaux de Paris (un certain Gaston Proust, des figures qui ne sont pas sans rappeler Catulle Mendès, Rachilde, Kees van Dongen, Saint-Georges de Bouhélier, Fernand Xau, Jules Julazot….) : Jean Lefort (1900, avec un dessin de Van Dongen sur la couverture). En 1893, l’homme de lettres Frits Lapidoth avait donné Goëtia qui met en scène des habitués des cénacles occultistes, en premier lieu Sâr Péladan. De son côté, Louis Couperus nous entraîne, à travers son œuvre autobiographique Metamorfoze, dans quelques salons mondains de la capitale ; le critique Th. de Wyzewa a servi de modèle pour lun de ses protagonistes. Mentionnons encore De Droomers (Les Rêveurs, 1900) de Maurits Wagenvoort, qui dépeint les milieux anarchistes.

    (6) Voir aussi du même auteur : « Van vertalingen en vertalers II », De Nieuwe Stem, 1918-1919, I, p. 167-173 et « De hel van Barbusse en de Hollandse zedelijkheid », De Nieuwe Stem, 1918-1919, II, p. 183-201. 

     

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    Les 60 ans dAndries de Rosa. Ouvrier et artiste.

    Ami de Jaurès et de Barbusse, Het Volk, 4 avril 1929