Mes traducteurs
Un poème d’Ewa Lipska
Ewa Lipska (Cracovie, 1945) appartient à la génération de l’après-guerre, née sur les décombres d’un pays mais aussi plus largement sur les décombres d’une civilisation tout entière. Elle a publié à ce jour une vingtaine de recueils de poésie, ainsi que des nouvelles et des pièces de théâtre. Sa poésie, visionnaire et d’inspiration catastrophiste par moments, reste toutefois résolument rationaliste et témoigne de notre temps en optant pour l’ironie et l’humour face au tragique de l’existence. Priorité est ainsi souvent donnée à la réflexion intellectuelle qui se développe en différentes formes d’expression du sujet, tels la lettre, le monologue intérieur, l’essai, la digression philosophique, la narration d’une histoire incluse dans l’Histoire.
Moi / Ailleurs / L'Écharde (traduction du polonais par Isabelle Macor-Filarska & Irena Gudaniec-Barbier, postface Isabelle Macor-Filarska, Montpellier, Grèges, 2008) réunit trois recueils dans lesquels Ewa Lipska développe, avec une ironie qui tient à distance tout pathos, la possibilité du bonheur et la joie d’exister en dépit de la violence, de la solitude, de la mort, du mal. Dans ces pages, la dérision n’a pas disparu, mais le ton a changé pour laisser plus de place à une forme de bienveillance et d’amour de la vie tout concentré sur l’observation des changements de la société, tels l’om- niprésence de l’ordinateur, l’accélération du rythme de vie, les dérives théologico-politiques, le répondeur téléphonique qui nous parle de sa voix égale, filtrée, à la place de l’interlocuteur que l’on espérait entendre. L’accent est également mis sur l’aspect virtuel de la réalité, du monde dans lequel l’homme contemporain évolue et vit au quotidien.
Ewa Lipska & Isabelle Macor-Filarska
(Club des Poètes, 20 juin 2009)
Mes traducteurs
Mes traducteurs. Eux. Prolongement de moi-même.
Ma – Leur
pile de temps sur la table.
Confits de dictionnaires.
Une matinée en cyrillique
dans le nubuck d’un brouillard germanique.
Une antilope romaine
à l’orée de mon vers.
Mes – Leurs
voyages.
Encore un chemin à rebours
sans raison.
Une greffe de mots
de mes chirurgiens. La leur.
Intraduisible
pour ce bref poème.
Et moi
je fais l’amour dans tant de langues à la fois.
Lettre après lettre j’absorbe l’humidité à Nasjö
je rencontre dans la forêt mes poèmes bâtards.
Ma – Leurs
voix. Hésitations derrière les livres.
Augures de l’abîme des pages.
Syllabes qui décollent de Heathrow.
Qu’hériteront-ils de moi ?
Mon angoisse ? Mon appétit
pour tout ce qui passe ?
Pour le décolleté de la prairie ? Les champs violets [d’améthystes ?
Tandis qu’autour de nous
ma – leur
réalité perméable. Paradis des pirates
des commères et des politiciens.
Ewa Lipska, poème extrait d’Ailleurs
traduit du polonais par Isabelle Macor-Filarska
Ewa Lipska lit Newton’s Orange: Infinity
MOI TŁUMACZE
Moi tłumacze. Oni. Mój ciąg dalszy.
Moja - Ich
sterta czasu na stole.
Konfitury słowników.
Poranek w cyrylicy
w zamszowej germańskiej mgle.
Romańska antylopa
na skraju mojego wiersza.
Moje - Ich
podróże.
Jeszcze ścieżka á rebours
bez żadnego powodu.
Transplantacja słów
moich chirurgów. Ich.
Nie do przełożenia
na ten krótki poemat.
A ja
kocham się w tylu językach naraz.
Literka za literką wchłaniam wilgoć w Näsjö
spotykając w lesie moje nieślubne wiersze.
Moje - Ich
głosy. Wahania zza książek.
Przepowiednie z przepaści stron.
Startujące sylaby z Heathrow.
Coś po mnie odziedziczą?
Mój lęk? Mój apetyt
na wszystko co przemija?
Na dekolt łąki? Fioletowe pola ametystów?
Kiedy wokół
moja - ich
nieszczelna rzeczywistość. Raj dla hakerów
plotkarzy i polityków.
Ewa Lipska lit Splinter
Le poème « Moi tłumacze » et sa traduction « Mes traducteurs » ont été lus par Isabelle Macor-Filarska au cours de la Table ronde consacrée à la traduction dans le cadre des Présences à Frontenay 2014 (vidéo de Zoé Balthus).