TANGER
Le dernier numéro de la revue Liter
Aux Pays-Bas, une jeune équipe dirige la revue trimestrielle littéraire Liter. Celle-ci a la particularité de confier la confection de numéros à des écrivains. Cette fois, le romancier Abdelkader Benali a profité de l’invitation pour servir de guide. Résultat : une livraison entièrement consacrée à Tanger, ville où il réside une partie de l’année. Pour l’occasion, poèmes, nouvelles et essais se succèdent, en néerlandais ou en français selon le côté par lequel on ouvre la revue. Un texte est également donné en arabe. Des photos et des dessins rehaussent ce bel ensemble de 135 pages.
ÉDITO
« Burroughs est à Tanger, je ne crois pas qu’il reviendra jamais : / sinistre », écrit Allan Ginsberg en 1956 dans son poème « America ». Il n’avait d’autre choix que de rendre visite à son vieil ami William Burroughs dans la ville portuaire du Maroc.
L’hiver dernier, l’écrivain néerlandais Abdelkader Benali se trouvait à la librairie les insolites de cette même ville en compagnie de deux de nos rédactrices. Et de la propriétaire sans pareille des lieux, Stéphanie Gaou. Stéphanie n’était pas encore née quand Kerouac, Ginsberg et Burroughs, futures légendes littéraires, traînaient dans les librairies de Tanger. Cela ne l’empêche cependant pas de perpétuer à sa façon la tradition. Liter a ainsi pu cueillir dans ses rayonnages un bouquet d’auteurs dont le présent numéro donne un aperçu. Des voix tangéroises, d’autres venues d’ailleurs qui chantent Tanger : nouvelles, récits, essais, photographies, poèmes et réflexions en provenance de la ville africaine, qui a connu essors et épreuves, tour à tour submergée et désertée, avant de recommencer à zéro, elle qui se caractérise par une population jeune, un ancestral cimetière d’animaux, une forte pollution atmosphérique, des étés blancs de chaleur ou encore des plages très courues. Tanger sous toutes ses facettes, ainsi que l’écrit Stéphanie dans son introduction poétique aux photographies de Jabrane : « Sortir les grands mots pour entrer dans le territoire des vivants. Souffrir du printemps qui n’existe pas à Tanger. Imaginez un très long hiver sans grand froid. »
Ce numéro de Liter, avec la complicité des lecteurs – desquels, comme chacun sait, on attend plus d’imagination encore que des écrivains eux-mêmes –, offre un périple à travers la ville. Merci à Abdelkader Benali, notre chaleureux guide, et à la Fondation néerlandaise des lettres, qui a rendu ce voyage possible : Liter à Tanger.
Table des matière Liter numéro 94
Éditorial 3
Stéphanie Gaou L’aube du silence– Prose 5
Mokhtar Chaoui Tanger : de la géopolitique à la géopoétique– Essai 10
Houda Rahmani Impressions d’une ville– Portfolio 13
Philippe Guiguet Bologne Du temps glissant sur le grain de sa peau– Poésie 16
Abdeslam Kadiri L’Hallali– Prose 19
Abderrahim Benattabou Des mouettes et des aigles– Poésie 24
Jabrane Lakhssassi Retrouver les lieux sauvages– Portfolio 26
Mokhtar Chaoui Le chat– Prose 29
Rachida Madani Dégringoler nu du ciel– Poésie 33
Abdelkader Benali À Tanger, en compagnie d’Emmanuel– Prose - Traduit par Daniel Cunin 36
Abderrahim Benattabou Cimetière des animaux– Portfolio 48
Cédric Abouchahla Sur les traces du jazz– Essai 51
56 مقال –يوسف شبعة الحضري طنجة التي تسكنني
Écrivains et artistes 63
Un extrait de la nouvelle d’Abdelkader Benali
le narrateur et son ami Emmanuel arrivent à Tanger
À l’aéroport, on a pris un taxi jusqu’à Casa Voyageurs puis on est montés dans le premier train à destination de Tanger. Des compartiments qui, si l’on se fie aux textes informatifs en néerlandais et en français, avaient servi en Belgique. La dernière partie du trajet nous conduisit sur le littoral atlantique. Emmanuel dormait. Les yeux rivés sur le paysage, je sombrai dans mes rêveries. Dans le delta du fleuve, où l’eau se fait saumâtre, se tenaient des vaches immobiles. L’intensité de la lumière de cette fin d’après-midi faisait que ces bêtes semblaient en feu : on aurait dit qu’elles avaient brouté des flammes. L’océan disparut derrière les collines pour réapparaître, quelques kilomètres plus loin, sous la forme de la mer Méditerranée. Le train gagnait au pas le terminus.
Les vastes plages étaient sales, deux chiens dormaient sous un parasol déchiré et cassé. Les rares baigneurs occidentaux que je distinguai parmi la population marocaine trimballaient leur gros bide tel un symbole de statut social. Boudinés dans leur maillot de bain, les yeux cachés derrière de grandes Ray-Ban, ils faisaient office de caricatures d’Européens. Certains, entourés de gamins des rues, se tenaient comme des statues, regardant de haut ces essaims.
Emanuel rayonnait d’enthousiasme. Le mariage du soleil méditerranéen et d’une détresse manifeste le faisait vibrer.