La Vengeance de Baudelaire
Un entretien avec Bob Van Laerhoven
« En Flandre, le roman policier de qualité
doit encore conquérir ses lettres de noblesse. »
En 2007, De wraak van Baudelaire (La Vengeance de Baudelaire) se voyait récompensé par le prix Hercule Poirot du meilleur roman à suspense flamand. Ce roman policier historique qui présente certains parallèles avec L’Homme aux lèvres de saphir sans rien avoir à lui envier – l’intrigue basée sur des vers de Baudelaire et un secret familial paraît même plus subtile que celle conçue par Hervé Le Corre autour de Lautréamont – nous donne l’occasion de nous entre- tenir avec son auteur, un écrivain globe-trotter qui, en un quart de siècle, a abordé tous les genres qu’offre la prose (voir en français ou en anglais et l'éditeur Houtekiet).
D.C. : Deux mots peut-être sur la situation du roman policier en Flandre.
BVL : Bien que les genres littéraires aient tendance à se confondre toujours plus, la critique flamande a du mal à reconnaître les polars ou les thrillers comme des œuvres au sens plein du terme. Cela tient à la popularité d’auteurs tels que Pieter Aspe et Luc Deflo – je pourrais mentionner d’autres noms – qui, en professionnels laborieux, offrent à un large public des polars et des thrillers du cru dénués de réelle ambition littéraire. À l’étranger, le thriller de qualité est reconnu en tant que tel, on voit apparaître de plus en plus de formes hybrides ; la Flandre, elle, reste à la traîne. Pieter Aspe est de loin l’auteur qui affiche, tous secteurs confondus, les meilleurs chiffres de vente. Il détermine l’image du genre policier, le réduisant ainsi à de la simple lecture distrayante.
Pourtant, depuis quelques années, polars et thrillers flamands bien plus ambitieux se multiplient. Quand La Vengeance de Baudelaire a remporté en 2007 le prix Hercule Poirot du meilleur roman policier, j’ai eu l’occasion de défendre dans les médias la valeur littéraire de ces nouvelles productions. Comme tout romancier, un auteur de polars ou de thrillers « littéraires » s’efforce d’écrire dans un style élégant et subtil en mettant en scène des personnages fouillés avec lesquels il s’identifie et en élaborant une histoire surprenante qui offre plusieurs niveaux de lecture. La seule différence avec le roman au sens strict du terme, pour autant qu’il y en ait une, réside dans la présence d’une intrigue prenante synonyme de suspense.
D.C. : C’est le défi que vous avez essayé de relever dans vos plus récents romans ?
BVL : Oui, et j’espère y être parvenu avec La Vengeance de Baudelaire et Retour à Hiroshima (2010), également nominé pour le prix Hercule Poirot. La Vengeance de Baudelaire est un roman policier historique dont l’action se déroule dans le Paris assiégé par l’armée prussienne (1870). La crème de la société tente d’échapper à la situation désespérée en organisant des orgies et des séances de spiritisme. Les ouvriers et les pauvres sont pris au piège comme des rats. Bientôt circulent des histoires étranges sur des actes de cannibalisme qui se seraient produits dans des venelles de la capitale. Les tensions sociales atteignent leur paroxysme en raison des hésitations et de la faiblesse de Napoléon III, de l’attitude hautaine des industriels et du gratin de la ville, des maladresses des généraux. Dans ce pandémonium, quotidiens et hebdomadaires usent de leur popularité croissante et donc de leur pouvoir pour monter en épingle des crimes étranges et en tirer une histoire pleine de mystère et de sang afin de distraire les masses des injustices et de la guerre. Ces meurtres, qui se suivent à un rythme soutenu, ont une chose en commun : sur chaque cadavre, on découvre quelques vers de Charles Baudelaire, poète vomit de son vivant, mais qualifié de génie trois ans après sa mort. Le commissaire Lefèvre, qui a combattu en Algérie, est chargé de résoudre cette énigme ; mais il se trouve bientôt, avec son assistant mélancolique Bouveroux, empêtré dans un drame familial qui a des ramifications jusqu’à la cour et qui symbolise les excès des Temps Nouveaux. Au cours de son enquête, le commissaire doit faire face à la débauche effrénée et de plus en plus répandue que ni l’Église ni l’État ne sont plus à même de réprimer et qui met en échec les principes moraux de la religion et de la société.
D.C. : Dans quelle mesure La Vengeance de Baudelaire est-elle un hommage au poète ?
BVL : Il s’agit avant tout d’un hommage à son univers poétique et à ses vues sur le langage et l’art. Vers la fin du XIXe siècle, on assiste certes à un accroissement des différences entre les classes sociales, mais on est surtout en présence d’une remise en cause du monde tel qu’on l’envi- sageait jusqu’alors. Le modernisme se répand, les arts abandonnent les sentiers battus pour revêtir un tour révolutionnaire qui donne des haut-le-cœur à la bourgeoisie imbue d’elle-même. Penseurs et artistes prônent un nouveau mode de vie. Les ouvriers défendent leurs droits. La guerre qui est aux portes de la capitale favorise la décadence générale. On est à la veille de la Commune.
D.C. : Vous accordez une belle place au contexte historique tout en y insérant le passé familial de Baudelaire.
BVL : Oui, et j’ai tiré profit de cette toile de fond – la situation de siège – pour accroître la part du suspense. Les motivations de l’assassin mystérieux apparaissent progressivement au grand jour : elles ont leur source dans des relations familiales gauchies et des déviations sexuelles. Malgré ce contexte historique, La Vengeance de Baudelaire est un roman de notre époque. Écrit dans un style inspiré par Flaubert, il se révèle, par l’élan de la narration et les dissections psychologiques, d’une grande actualité. Les profonds désirs qui animent une période confuse et troublée, l’idéal d’un monde plus juste, l’amertume et la colère des plus pauvres demeurent des thèmes actuels. Pour le reste, La Vengeance de Baudelaire apparaît comme une histoire de poètes, de voleurs et de diables, une descente palpitante et tragique dans l’enfer du mal, dans le mensonge, la tromperie, la vengeance et les représailles.
Un extrait de La Vengeance de Baudelaire (traduction de Marie Hooghe)
Après l'attribution du prix Hercule Poirot à La Vengeance de Baudelaire, un critique a écrit : « Si le jury des prochaines éditions du prix Hercule Poirot se détermine à l’aune de ce roman, les auteurs flamands de polars et de thrillers ont du souci à se faire. »