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belgique

  • Sortir de l’impasse

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    La photographe Karin Borghouts 

     

    Deux publications récentes nous offrent de plonger dans les univers de la photographe belge Karin Borghouts : Paris Impasse et The House / Het Huis / La Maison. Le premier nous conduit au cœur de son sujet de prédilection : des lieux et environnements architecturaux où l’être humain est pour ainsi dire absent. Le second, dans une longue page intime à travers la maison où elle a grandi et que les flammes ont dévorée.

    Les deux ouvrages ont paru à Gand dans une édition trilingue chez Snoeck, chacun accompagné d’un texte d’Eric Min :

    « Éloge de l’impasse » et « Couleur deuil ».

     

    Karin Borghouts, Eric Min, Paul de Moor, éditions Snoeck, Gand, photographie, Belgique, art

     

    Paris compte plus de 600 impasses – culs-de-sac, tel est le terme plus ancien toujours en vogue dans la bouche des Anglais – ce, sans compter les centaines de cités, villas et autres passages... La capitale française, circonscrite par le périphérique, reste la ville la plus densément peuplée d’Europe occidentale : plus de 20 000 habitants au km².

    Paris Impasse offre à voir environ 230 de ces lieux, en déambulant du premier au vingtième arrondissement. Autant de photographies qui dévoilent des coins de Paris qui passent normalement inaperçus.

     

    Paris Impasse, les Rencontres d'Arles, 2019

     

     

     

    The House / Het Huis / La Maison

     

    Karin Borghouts, Eric Min, Paul de Moor, éditions Snoeck, Gand, photographie, Belgique, art

     

     « En moins de rien, tous les objets impérissables auxquels on est attaché, les voici carbonisés, mangés par les flammes ou recouverts de suie. Rien ne demeure inaltéré. Avec un peu de chance, on parvient malgré tout à traverser des espaces qui ressemblent encore vaguement aux pièces où l’on a joué, à la chambre où l’on a dormi… » (Eric Min) Un incendie a détruit la maison parentale de la photographe Karin Borghouts. Malgré la tristesse, le chaos et l’impossibilité de revenir en arrière, l’artiste a fini par être fascinée par la beauté qui émerge de la destruction. De sa décision intuitive d’immortaliser alors l’intérieur carbonisé résulte une série d’images obsédantes et émouvantes.

    « Everything in these photographs points to something that is not there: the museum space, the anonymous display cases, the improbably uniform and inviting light. Everything shown here usually serves as a background to an exhibition. But that which is usually exhibited, is conspicuous by its absence, literally. The effect of this is a transformation of photographical focus. The background is brought to the fore, and the shell becomes content and is given full attention, transforming into something elusive, something mysterious, something sublime! It is through this transformation of photographical focus that the photographer’s presence becomes imperceptibly manifest. It is she who decides on what to excise, how to frame and where to delineate. In doing so, she resembles the archaeologist who excavates and reveals different layers of reality – showing, as it were, that which is not shown! It is only at this stage that the visitor realises just how unfamiliar the surrounding objects and spaces are. It is a discovery that brings about a sense of alienation, of the uncanny. It is as though the visitor is drawn into this indefinable, sublime space, which at the same time inspires a sense of fear and trepidation. » Antoon Van den Braembussche, « The Nature of Photography. Reflections on ''Het Huis'', an exhibition by Karin Borghouts (2013) ».

     

    Karin Borghouts, Eric Min, Paul de Moor, éditions Snoeck, Gand, photographie, Belgique, art

     

    « Le noir est partout, la maison est fermée, les volets baissés, les murs froncés, le feu a peint une carte géographique roussie sur la porte d’entrée. »

    (Paul de Moor, Mijn huis dat was, 2015)

     

     

    La Maison, à l’occasion d'une précédente exposition/publication

     

     

    Paris Impasse, préface d’Eric Min, Gand, Snoeck, 2020.

    The House, postface d’Eric Min et citations de Paul de Moor, Gand, Snoeck, 2021.

     

     

     

  • Dans les pas de Paul Celan

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    Un cycle de poèmes

    d’Antoon Van den Braembussche

     

     

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    Le dernier numéro de la revue lorraine Traversées s’ouvre par la version bilingue du cycle « In het spoor van Paul Celan / Dans les pas de Paul Celan » signé Antoon Van den Braembussche.

    En voici le premier poème.

     

     

     

    I

     

    Het ongedachte in duizend gedachten.

    Het onzichtbare in duizend gedachten.

     

    Liederen zingen aan gene zijde

    Van de mensen.

    Aan gene zijde van het waarheen,

    Waartoe en waarom.

     

    Geluidsduistere

    Oerschreeuw

    In geestesblinde uithoeken

    Van wat ooit het bestaan was:

     

    De geluidloze versperring.

    De prikkeldraad rond het kamp,

    Het raster in de eigen,

    Ogenloze terugblik:

    Blinde herinnering.

      

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    Antoon Van den Braembussche, dessin de Marcel Douwe Dekker, 1998

     

     

    I

     

    L’impensé en mille pensées.

    L’invisible en mille pensées.

     

    Murmurer des chansons au-delà

    Des gens.

    Au-delà de l’où,

    De l’à quoi et du pourquoi.

     

    Cri primal

    Son ténébreux

    En des recoins ignorants  

    De ce qu’un jour fut la vie :

     

    La clôture muette.

    Les barbelés tout autour,

    La grille dans les rétines détruites,

    Regard en arrière :

    Souvenir aveugle.

     

     

     

    Antoon Van den Braembussche, « In het spoor van Paul Celan /

    Dans les pas de Paul Celan », traduction de Daniel Cunin,

    Traversées, n° 97, 2021, p. 3-14.

     

    Sommaire du numéro 97

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  • Livrées à elles-mêmes

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    La Confession de Nadia Dala

     

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    Nadia Dala - photo Lies Willaert 

     

     

    Journaliste, enseignante et ancienne reporter, Nadia Dala a publié plusieurs essais en néerlandais portant sur le monde arabophone ou la société multiculturelle flamande. Arabisante, elle a vécu en Égypte avant de s’établir aux États-Unis où elle a enseigné et poursuivi ses recherches universitaires. Mais Nadia Dala est aussi romancière : Waarom ik mijn moeder de hals doorsneed (Pourquoi j’ai tranché la gorge de ma mère) et De biecht (La Confession) sont les deux titres qu’elle a signés à ce jour. Le délire humain, espace où le mal essaie d’épouser le bien, y occupe une place centrale.

    ND2.jpgCernant une relation mère-fille extrêmement malsaine, le premier roman dévoile une prose à la fois accomplie et puissante qui a marqué les lecteurs : narrées à travers les yeux d’une enfant qui n’a pas encore 10 ans, plusieurs scènes âpres soulignent une obsession du corps, nous faisant passer par des évocations masochistes, incestueuses, voire scatologiques d’une mère dont le mal-être et les mécanismes d’introjection ont des conséquences dévastatrices sur sa progéniture. Une confusion des sentiments portée à son paroxysme, accentuée qu’elle est par une quête spirituelle qui déraille de bout en bout, du tout au tout.

    La Confession met également en scène deux sœurs nées dans un milieu mixte, livrées bientôt à leur sort. La mère n’étant pas au centre de la narration, l’imprégnation du catholicisme est bien moins marquée que dans l’œuvre précédente. Cette fois, c’est la perversité du père qui va peu à peu se faire jour. À lire ci-dessous un bref résumé de ce roman ainsi que deux extraits en traduction.

     

    Anversoises, Marie et Frie Darsie sont deux orphelines, leurs parents – mère flamande, père d’origine nord-africaine – sont morts dans un accident de la circulation. La seconde, vient de franchir le seuil de la quarantaine, la première a deux ans de moins. Depuis longtemps, elles n’ont plus de contact l’une avec l’autre.

    Marie s’est fait une place dans le journalisme, mais souffrant de troubles psychiques, elle a été renvoyée de son poste. La face sombre d’une rédaction de presse affleure dans bien des pages en même temps que la révolte qui habite cette femme. Perdant toujours plus le nord, ayant une piètre estime de soi, elle se voit malgré tout offrir une dernière chance : réaliser l’interview de sa sœur qui vient d’être emprisonnée pour avoir apporté son soutien à son amant, un baron de la drogue.

    Cette confrontation va conduire Marie – narratrice qui, par endroits, s’adresse au lecteur et qui, dans d’autres passages, sans doute pour tenter d’échapper à ses démons, préfère substituer au « je » une « elle » – aux confins de ce qu’elle a pu refouler depuis l’enfance. La confession qu’elle attend de sa sœur ne va-t-elle pas se retourner en la nécessité de se confesser à elle-même ce qu’elle a refusé jusqu’alors de regarder en face ? Va-t-elle sombrer pour de bon ? Va-t-elle se relever comme le laisse peut-être espérer l’épigraphe empruntée à Balzac : « La résignation est un suicide quotidien », ou comme le suggèrent les intermèdes intitulés « Casablanca », Casablanca à la fois lieu d’évasion sur des plages de l’Atlantique et mot de passe que les sœurs s’échangeaient pendant leur enfance dans l’espoir de se protéger du monstre ?

     

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    Visite à la prison

     

    Dans les minutes qui suivent, la conversation se poursuit avec une étonnante facilité. Nullement contrariée par les remords ou les sentiments conflictuels, Frie confesse dans le détail ce qui la lie au baron de la drogue. Comment, jusqu’à son arrestation, il lui a fait croire qu’il était innocent. Innocence dont elle est d’ailleurs toujours persuadée. Ce pour quoi on l’a arrêtée, ça lui échappe complètement. D’un haussement d’épaules accompagné d’un petit rire, elle rejette les accusations qu’on porte contre sa personne. Je consigne, mot pour mot, tout ce que j’entends et vois. Jusqu’au moment où elle s’adresse à moi. Et d’une simple question me dépouille de tout mon zèle : Comment les choses ont-elles pu mal tourner pour toi, petite sœur ?

    De nouveau, elle m’attrape la main. Cette fois, un spasme me traverse, me fige. Est-ce moi qui ai besoin d’aide ? Moi qui suis maudite ? Peut-être, qui sait… À cette idée, je sens mes doigts qui tiennent le bic bleu s’amollir.

    À côté de nous, un homme recule sa chaise. Il se redresse, se lève, tâte maladroitement les deux poches de son pantalon, frotte la barbe naissante de son menton. Il cherche, semble-t-il, à se donner une contenance. Puis il se jette avec fougue dans les bras du jeune homme qui lui fait face. Jusque-là, ce dernier, assis l’air hébété à la table des aveux, avait regardé dans le vide. Père et fils fusionnent en une chaude embrassade. Tous deux partagent le même menton fuyant ainsi que des oreilles qui saluent le monde autour d’eux. Le premier engoncé dans cravate et costume. Le second, dans un survêtement Adidas bleu-jaune. Lequel du papa coulant ou du fils à son papa a enfreint la loi, la question ne se pose pas. Une partie de mon être aspire à suivre l’exemple de ce visiteur et d’ainsi me jeter au cou de la sœur qui me fait face, elle qui porte le même patronyme que moi. Oublions cette désagréable aventure ! Frie n’a absolument rien à voir avec ce baron de la drogue ! Pareille accusation est d’une absurdité… ! (p. 118-120)

     

     

    Un jeu de l’enfance

     

    photo Lies Willaert 

    ND4.jpg« On recommence ! » Roucoulant de plaisir, je place la plante de mes pieds contre celles de ma grande sœur. « Encore une fois ! » Des éclats de rire emplissent notre chambre. Les mules sont éparpillées sur le balatum, à côté des petites chaussettes brun-jaune qu’on a enlevées à la hâte. Couchées chacune sur son lit, pieds nus en l’air, nous pédalons à l’unisson. Ce sont les meilleurs moments, les plus beaux moments. La plante de ses pieds sont les pédales de mon vélo, les miennes sont ses pédales à elle. En alternance, j’effectue cinq tours en appuyant sur les pédales en même temps que les roues de Frie tournent, puis j’en effectue cinq en rétropédalant. Quand j’avance, elle rétropédale, et vice-versa. Aucun stylo ne saurait décrire la joie qui inonde nos cœurs ; ma sœur et moi ne faisons qu’une. Jusqu’à présent, nous avons toujours tout partagé.

    Pendant ces balades à vélo, nous nous procurons l’une l’autre le plaisir le plus complet et le plus innocent de l’enfance. Au plus profond de moi, il n’y a de place que pour une seule autre personne : Frie-Fra-Fro, ma grande sœur.

    Comme elle est plus grande que moi, je lève sur elle des yeux admiratifs. D’un geste maternel, elle me prend la main : « Tant que tu m’écoutes, tout ira bien. » Je lui fais confiance en tout, y compris en tout ce qu’elle dit, jusqu’à la radieuse infinitude des temps.

    Nous avons chacune un petit lit dans la même pièce exiguë. Une fois sous les draps, nous entendons la respiration de l’autre ; c’est sur le halètement régulier de Frie que je m’enfonce peu à peu dans le sommeil tandis qu’elle garde ma main serrée dans la sienne.

    « Tu ne me lâcheras jamais, promis ? » Mille et mille fois, mon ange gardien en sueur l’a juré : Non. Une promesse gravée dans des tablettes dorées. Le monde entier autour de nous peut sombrer dans le néant, Frie n’agrippera pas moins ma main pour me guider vers des lieux plus sûrs. Telle est sa tâche, ce sur quoi je me repose.

    Tant que nous nous tenons fort par la main, nous sommes en sécurité. Il ne s’approchera pas. Cela aussi, nous nous le sommes répété. Notre geste recèle l’alliance sororale à laquelle personne ne peut avoir accès. Il dresse un mur impénétrable entre les sœurs Darsie et l’homme, la brute, le monstre qui envahit parfois, la nuit venue, notre chambre.

    Depuis de nombreux mois, notre pacte fonctionne. Mais cette nuit, l’une des deux mains vient de lâcher l’autre. (p. 146-148)

     


    Entretien en français avec Nadia Dala

     

     

     

  • Plus jamais d’après la Nature

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    Un essai de Paul Demets

      

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    Paul Demets (photo : HLN)

     

    « Plus jamais d’après la Nature » est un texte écrit par le poète belge Paul Demets à la demande de Passa Porta, maison internationale des littératures à Bruxelles, dans le cadre d’Ecopolis 2020

    (18 octobre, Kaaitheater).

     

    Le poème « Le temps qu’il fait » figure en langue originale dans

    l’anthologie Zwemlessen voor later publiée fin octobre 2020

    aux éditions Vrijdag à l’initiative du collectif www.klimaatdichters.org.

     

     

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    Plus jamais d’après la Nature 

     

    « Ça suffit ! s’exclame-t-on en cette ère covidienne. On est enfermés depuis trop longtemps. Allons faire une balade dans la nature. » Mais existe-t-elle bien, la Nature ? Si je la gratifie d’une majuscule, c’est parce que, j’en ai bien peur, nous l’absolutisons, parce que nous voyons en elle un sanctuaire, un refuge, un abri, un salon de massage tant pour le corps que pour l’esprit.

    Des romantiques tels que le philosophe franco-suisse Jean-Jacques Rousseau et le poète britannique William Wordsworth ont tenté de jeter un pont entre elle et l’homme. Mais était-ce vraiment nécessaire ? Nous arrive-t-il de ne pas être reliés à la nature ? Pour l’être, nous faut-il impérativement courir les bois et les champs, gravir des collines ? Sommes-nous tous des promeneurs qui, à l’instar du Voyageur contemplant une mer de nuages (vers 1817-1818) – le tableau emblématique de Caspar David Friedrich –, s’aventurent dans la nature ?

    paul demets,poésie,belgique,flandre,traduction,daniel cunin,écologie,passa porta,ecopolisSommes-nous ce solitaire perché sur un sommet, face à une mer de brume et des chaînes de rochers, dominant un paysage qui revêt un caractère sublime de par son immensité écrasante ? Contemplons-nous quelque chose qui existe en dehors de nous-mêmes ? Est-ce vraiment le cas ? Ne vivons-nous pas plutôt en permanence au milieu de l’environnement qui est le nôtre ? La nature ne saurait être l’Autre, une personne à qui nous rendons visite quand nous en éprouvons l’envie. On dirait bien un canevas sur lequel nous projetons nos humeurs. Une personne censée nous sauver de notre solitude, censée nous guérir. Donnez-moi la nature bien plutôt que la Nature ! À mes yeux, le plantain lancéolé sur le bord des routes fait lui aussi partie de la nature. Ne nous aide-t-il pas, au reste, à combattre certaines affections cutanées ?

    Pourquoi, d’ailleurs, toujours en revenir à la dichotomie entre ville et campagne, entre culture et nature ? Faut-il se tenir en haut d’un rocher pour voir cette dernière ? N’est-elle présente que dans les régions rurales ? Désigné « poète rural de la Flandre orientale » pour la période 2016- 2019, je suis parti à la recherche de la nature dans les campagnes en question. J’ai vu beaucoup de prés où paissaient naguère des vaches. Ce sont à présent des parcelles bien délimitées où les chevaux attendent leurs cavaliers du dimanche. J’ai visité des fermes industrielles. Elles ressemblent à des usines. J’ai vu tourner les pales géantes des éoliennes. J’ai emprunté les sentiers de randonnée d’espaces protégés, bien signalisés. Les panneaux offrent des informations sur l’histoire de ces paysages en grande partie disparus. J’ai appris qu’on y a réintroduit certains arbres et arbustes menacés. Là, je n’ai pas trouvé la Nature. Ne l’ai plus retrouvée. Mais nombre d’éléments de la nature, si. Heureusement d’ailleurs.

    paul demets,poésie,belgique,flandre,traduction,daniel cunin,écologie,passa porta,ecopolisJe crois en la Dark Ecology telle que la conçoit le philosophe britannique Timothy Morton dans son livre éponyme : si nous tenons à conserver une planète habitable, il convient de revisiter la notion de « nature ». De renoncer à la distinction entre « le naturel » et « le non naturel ». Sans doute serions-nous mieux lotis si nous évaluions l’interaction entre l’organique, le biologique et le technologique, chacun ayant une valeur en propre. En l’espèce, je renvoie à l’ontologie orientée vers l’objet de Graham Harman. Selon cet auteur, tous les objets, humains comme non humains, se valent.

    À juste titre, Timothy Morton avance qu’il nous faut dépasser le « corrélationnisme », cette conception selon laquelle tout tire son droit à exister d’un rapport à l’intelligence humaine ou au langage. Ceci alors même que tant de choses nous échappent. Et n’est-ce pas beau d’ailleurs ? Il s’agit de la beauté du déclin, de la déchéance, de la laideur. Toujours selon Morton, nous sommes reliés à tout ce qui nous entoure. Cesser de regarder la nature en la tenant systématiquement à distance nous permettra de prendre conscience que nous avons perdu tout véritable contact avec elle. Nous nous sommes élevés au-dessus d’elle.

    En conséquence, il convient de renoncer à opérer une distinction entre les formes de vie humaines et celles non humaines. Il me semble qu’il s’agit là de la meilleure façon de se défaire de l’anthropocentrisme. Parler de la différence entre la nature et ce qui ne relève plus d’elle ne fait désormais plus sens, pour la simple raison que la nature cesse peu à peu d’exister. Ne la détruisons-nous pas par notre mode de vie, en toute conscience des conséquences désastreuses qu’il implique ? Les rapports climatologiques en disent long sur la situation. Or, tout le monde sait ce qu’il faut faire. Mais on traîne, on nie les choses, on détourne le regard. D’ici quelques décennies, il ne restera plus rien de la Nature. Apparemment, c’est ce que nous voulons.

    De hazenklager, récent recueil de P. Demets

    paul demets,poésie,belgique,flandre,traduction,daniel cunin,écologie,passa porta,ecopolisMalgré tout, il existera encore de la nature. Nous vivons toujours plus sur un terrain postindustriel pollué, nous dorant la pilule au milieu d’un bric-à-brac qui traîne partout, ceci parmi une magnifique végétation exubérante et envahissante de joncs des bois, de souchets tubéreux, de grands hochets jaunes, de berces du Caucase, de crételles des prés, de robiniers, de peupliers de Hollande… C’est ce que je voudrais appeler la re-nature : un nouveau type de nature qui naît sur nos détritus et au milieu d’eux. Des cellules qui prolifèrent dans un incubateur. Plus sensuel, tu meurs. Un écosystème est en train de germer, de se disséminer et de se réinventer, un scénario catastrophe annonçant la fin de la Terre. Un environnement voit le jour, au sein duquel nous vivons et dont nous ne sommes plus le centre, quand bien même nous persisterions à penser le contraire. Ceci pendant que les mousses envahissent joliment les murs, que les herbes poussent dans les fissures de l’asphalte, que les branches soulèvent les tuiles et que le lierre colonise le béton… Qu’y a-t-il de mal à ce qu’un arbre pourrisse à l’endroit même où il s’est affaissé ? Il constitue un riche apport nutritif. Ou comment croître sur l’humus du déclin, de la déchéance…

    J’aime la végétation qui pousse sans retenue là où elle n’a pas sa place. Voilà pourquoi l’œuvre de Lois Weinberger, décédé le 21 avril dernier, me tient tant à cœur. Prenez sa création Brennen und gehen (1992). À Salzbourg, dans la rue, il a ôté des dalles pour faire pousser des plantes qui font référence à la brûlure et à la marche : l’ortie et le chénopode (littéralement patte-d’oie). Restait aux piétons à s’écarter du trottoir. Force leur était de porter un regard neuf sur cette végétation qui se substituait à la pierre, au béton. Cet artiste autrichien montrait une prédilection pour les « plantes rudérales », celles qui poussent dans un milieu modifié par l’activité ou la présence de l’homme : terre-plein central, ballast (photo ci-dessous), friches… celles qui, dans leur entêtement, symbolisent la liberté de l’imaginaire. Elles sont un « non » à l’ordre que nous voulons instaurer partout, y compris dans la nature. Ainsi que le formule Weinberger : « Étant indomptée, la végétation sauvage qui fleurit sur des terres incultes post-industrielles et à la périphérie des villes, est plus ‘‘naturelle’’ que les zones étroitement contrôlées de la ‘‘naturalité’’ de la société actuelle. Les plantes rudérales sont la sous-classe omniprésente du monde végétal, la ‘‘masse’’ prête à percer à la surface de la ville en toute occasion et à briser le contreplaqué de la stabilité et de l’ordre humains. »

    L’Autrichien plaide en faveur d’un trop peu d’attention à la nature. En effet, laissons la nature faire à sa guise. Il ne faut pas, me semble-t-il, forcer dans une direction donnée ce qu’elle a en propre.

    paul demets,poésie,belgique,flandre,traduction,daniel cunin,écologie,passa porta,ecopolisUne telle démarche suppose de se débarrasser du séculaire sentiment de supériorité que nous cultivons à son égard, plus encore depuis le siècle passé. Il est devenu impossible d’écrire ou de peindre « d’après la Nature », de créer des œuvres qui la restituent fidèlement, puisque la Nature existe dans de moins en moins d’endroits. On l’a soit complètement bridée, soit polluée. Mais il ne s’agit pas moins de nature. Dès lors, que pouvons-nous encore faire ? Hausser les épaules avec résignation si jamais nous renonçons malgré tout à révolutionner radicalement nos vies, si nous continuons à soutenir l’industrie polluante et l’énergie nucléaire, à gagner mille destinations en avion, à épuiser les sols, à assécher la terre pour nous procurer gazole et essence ? Chercher à comprendre, à mettre des mots sur les choses de la nature ? Nombre d’entre elles échappent en réalité à notre capacité intellectuelle et à nos tentatives de les cerner par le moyen du langage.

    Que nous reste-t-il alors ? Raconter. Reraconter. Re-narration de la re-nature. Tout en étant des témoins oculaires engagés qui s’identifient aux multiples objets qui nous entourent – plantes, animaux, personnes, murs en béton, acier rouillé, fûts de pétrole vides… Dans son livre Les Trois écologies (1989), le psychanalyste et philosophe français Félix Guattari nous dit que l’« écosophie » est nécessaire : un art de penser, une manière d’agir et d’agencer qui offrent une façon alternative d’expérimenter notre environnement, laquelle nous donne d’établir un nouveau rapport avec lui. C’est ce que je voudrais moi aussi défendre à travers ces lignes.

    paul demets,poésie,belgique,flandre,traduction,daniel cunin,écologie,passa porta,ecopolisRien ni personne ne vaut plus que telle autre chose ou telle autre personne. Chaque cellule vivante, qu’il s’agisse de celle d’un être humain, d’un animal ou d’une plante, mieux vaut la considérer comme un agent de même valeur que les autres, un agent qui crée son propre monde vivant. Tout recèle une intelligence spécifique. Laisser la nature opérer à sa guise, c’est se donner d’observer et de décrire ce qu’elle gagne en rudesse, mais aussi la beauté de cette rudesse, la façon dont les agents se réinventent organiquement, germent, prolifèrent tout en en parasitant d’autres. Se donner d’observer et de décrire combien tout est inventif à travers les pulsions de reproduction et de destruction. De la sorte, notre environnement devient un espace de dialogue avec tout ce qui vit dans la nature. Un véritable espace de discussion où toute hiérarchie est abolie.

    Où glorifier le grouillement des scarabées.

     

     

     

    Le temps qu’il fait

     

    Un beau jour des scarabées dans leur chambre nuptiale vert brunâtre

    une opinion emmoussée une remarque étouffée. L’orchidée

    se dissout dans le sol, la puccinellie s’étiole vert chaux. La fougère

     

    préserve à peine ses nervures. Les moucherons se saoulent

    de la blettissure. On gratte des cratères. S’accouple un cri

    de délivrance. Devient scarabées. Pour les pins, ça ne change plus

     

    rien gris vert. Seuls les papillons noirs survivent.

    Dans l’obscurité, on attend que les saisons se déshabituent.

    On agrippe, trame de tout et rien sous la carapace,

     

    refusant d’être plus longtemps couchés dos à dos.

    Oh ! je pourrais te croquer ! Entre-temps, le temps qu’il fait

    une fois de plus nous perturbe. On en sue. Frottement d’ailes :

     

    une sorte de chant. Chitine.

    Les choses empoissent le réel.

     

                                          Paul Demets

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

    merci à Piet Joostens

     


    Le même poème lu en néerlandais par Paul Demets

     

     

  • Promenade kinoise

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    Une nouvelle de Koen Peeters

     

     

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    Auteur d’une quinzaine de titres, Koen Peeters, entre un périple par les capitales européennes (Grand roman européen, 2007) et une aventure à la découverte de la cité d’Ensor – qui voit naître une amitié entre un artiste peintre touche-à-tout plutôt déprimé et un écrivain venant à sa rescousse (Une chambre à Ostende, 2017) , non sans passer par l’histoire d’un facteur aussi inspiré que Ferdinand Cheval, histoire de surcroît jumelée à celle du politicien congolais Patrice Lumumba, Koen Peeters s’est semble-t-il tourné pour de bon vers l’Afrique. Mêlant roman et données autobiographiques, il nous a d’abord entraînés au Rwanda (Mille collines, 2012) puis, avec tout autant de brio, invités, dans De mensengenezer (Le Guérisseur d’hommes, 2017), à passer d’un coin reculé de sa Flandre natale aux mystères du Congo. Début mars, la traduction allemande de cette quête de forces invisibles, entre esprit, génie et daïmôn, verra le jour. En néerlandais, une suite paraît cet automne aux éditions De Bezige Bij : De minzamen (Les Affables).

    En attendant, faisons une promenade à Kinshasa dans les pas de Gérard et de… Koen grâce à une nouvelle de ce dernier. En 2019, ce texte a fait l’objet d’un atelier de traduction organisé par Passa Porta.

     

     


    Koen Peeters – et son personnage Koen Broucke 

    à propos du roman Une chambre à Ostende

     

     

     

    Promenade kinoise

     

     

    « La meilleure marque, à peine cinq ans, fait le chauffeur de taxi. »

    En réalité, il veut dire que sa voiture n’est au Congo que depuis cinq ans. « Une occasion d’Europe, ma propriété », ajoute-t-il fièrement.

    Le dimanche matin, il va à la messe avec sa famille ; l’après-midi, il bichonne sa voiture à renfort d’éponges, d’huile et de bougies neuves. Occupations qu’il considère comme une réussite personnelle, un bonheur suprême. Peints sur le pare-brise, des mots en lingala : Dieu fera tout.

    Il fait chaud à crever, à Kinshasa.

    Gérard et moi sommes à bord de la Toyota Corolla, une épave rouge. Tous deux à l’avant à côté du taxi, derrière nous cinq autres passagers. La cuisse de Gérard collée contre ma fesse. On est en sueur. Jésuite de 81 ans, Gérard est un prêtre à la retraite. Il montre du doigt les trous dans la chaussée, les égouts à ciel ouvert. Commente : « Quand l’eau monte, les gosses tombent dedans. »

    À Rome, sur les pas de Koen Peeters

    koen peeters,littérature,flandre,belgique,kinshasa,congo,néerlandais,traduction,daniel cuninOn emprunte le boulevard du Trente-Juin, au-delà du vaste terrain de golf. Conçu jadis par le colonisateur belge comme un no man’s land entre La Ville où résidaient des fonctionnaires vêtus d’uniformes d’un blanc immaculé, coiffés d’un casque tropical, et La Cité où vivaient les Congolais. Tous les matins, au lever du soleil, une vague continue d’indigènes affluait depuis La Cité pour, tous les soirs, au coucher du soleil, refluer de La Ville. Essentiellement des hommes, pieds nus. Aujourd’hui, près de soixante ans plus tard, les Congolais déambulent partout et à tout moment, innombrables et dans toutes les directions, y compris bien sûr des femmes et des enfants.

    Le père Gérard est le fils d’un paysan de Beveren-Waas, l’aîné d’une fratrie de six. Lettres classiques à Saint-Nicolas, élève le plus sociable à défaut d’être le plus intelligent, observe-t-il en faisant un retour sur le passé. Puis professeur d’anglais, prêtre et supérieur à divers endroits de la province du Kwango et dans celle du Bas-Congo.

    « Des postes importants, on dirait.

    - Oh non, me répond-il, juste régler les questions pratiques de la mission. Et vous ?

    - Je suis écrivain.

    - Un écrivain ? Alors, si je visite Kinshasa avec vous, je vais devenir le personnage de l’un de vos livres ?

    - D’un livre, d’une nouvelle, d’un récit, je ne sais pas encore.

    - Et qu’est-ce que voulez voir à Kin ? La gare, le ferry pour Brazza, le Parc de la Révolution ? Autre chose ? »

    À chacune de ses propositions, j’acquiesce.

    Il se demande d’emblée dans quelle mesure je serai exhaustif : « Qu’allez-vous utiliser ? Et qu’allez-vous laisser de côté ? »

    Mille collines

    koen peeters,littérature,flandre,belgique,kinshasa,congo,néerlandais,traduction,daniel cuninLe boulevard du Trente-Juin se compose de deux fois quatre voies très fréquentées. Le trajet en direction du centre-ville ressemble à ce genre de course dans n’importe quelle métropole, à ceci près qu’on est plus secoués et qu’on bouffe plus de poussière qu’ailleurs. Les taxis-fourgonnettes bleu et jaune, des véhicules tout-terrain bath, des SUV noirs à la clim mugissante ainsi que des charrettes qui avancent au pas sur des roues de voitures, laborieusement poussées par des hommes à peine vêtus.

    Un vent chaud s’engouffre dans la Toyota. Le soleil tropical est brûlant. Nous passons devant le bâtiment de la poste des années cinquante. Autrefois, un pays aussi immense réclamait un bureau de poste grandiose. L’architecture coloniale de l’époque était moderne, prometteuse, industrielle à l’américaine pour ainsi dire. Les édifices constituaient des déclarations de principe fortes, autant de moteurs qui stimulaient le progrès.

    Aujourd’hui, le bâtiment est vide. À l’arrière, dans une pièce sombre, un seul guichet est ouvert. Un petit bureau de Western Union permettant d’envoyer de l’argent à l’étranger ou d’en recevoir. Principalement cette seconde option.

    Le taxi nous dépose avenue du Commerce, à deux pas de l’hôtel Memling. Sur le trottoir, des vendeurs à la sauvette. Des hommes jeunes qui attirent l’attention des passants sur les marchandises qu’on trouve dans les boutiques : épais rouleaux de tissu, sous-vêtements, jeans, chemises. Des fruits que je n’ai encore jamais vus de ma vie, sans compter des estomacs de vache et des jouets en plastique made in China. Entre les magasins, de longs passages donnent accès à d’autres boutiques. Tout le monde a quelque chose à vendre, bien peu de passants achètent. Inlassablement, ces jeunes Congolais s’adressent à moi : Vous cherchez ? Sur leurs bras jamais las, ils tiennent des chapelets de montres, de ceintures ou de cravates. De l’or aussi, du moins quelque chose qui scintille dans leurs mains noires.

    Gérard et moi visitons la place du marché, entièrement bricolée avec des planches. Au-dessus, un treillage léger couvert de tissu et de plastique. Toutes les bouches chuchotent mundele mundele – en effet, nous sommes des Blancs.

    Nous nous laissons entraîner par le mouvement de la foule. À un étal où des cahiers d’écolier se mêlent à de la viande charbonnée, Gérard achète une boîte de cirage. Il s’entretient en français avec le marchand. Puis se tourne vers moi. Il m’imagine en train de nous décrire, lui et moi, à cet endroit. Il tente de lire dans ma tête le récit que je n’ai pas encore écrit.

    Le Grand roman européen

    koen peeters,littérature,flandre,belgique,kinshasa,congo,néerlandais,traduction,daniel cuninSourire aux lèvres, je le mets en garde : « Oui, j’utilise de vraies personnes pour les transformer en personnages.

    - Dois-je comprendre que nous sommes à présent l’un et l’autre des personnages ? »

    Je hoche la tête de bas en haut.

    Il me demande : « Puis-je garder mon prénom ? »

    Une question sensée. Nous longeons le jardin botanique. Dans le temps, il s’appelait Parc De Bock, aujourd’hui Parc de la Révolution. Quand Kinshasa s’appelait encore Léopoldville, c’était un lieu connu pour ses danses folkloriques et ses expositions d’art. Gérard mentionne d’autres noms que portaient autrefois rues, hôtels, magasins… S’il conserve une mémoire vive du passé de ces endroits, il prend garde à ne pas émettre de jugement. Il se contente de constater que le temps est impitoyable. Tout ce qu’il me montre recèle une mélancolie, un sentiment d’étrangeté suscités par le tragique passage des années. Tout comme sa fébrilité. Il hausse les épaules, explique qu’il a le cœur fragile.

    « Intéressant, ajoute-t-il. Dans votre histoire, il y aura aussi un ‘‘clou’’ ? du suspense poussé à son paroxysme ? Le héros, c’est vous ou moi ?

    - Non, ça ne se passe pas comme ça. Je n’ai pas encore couché un seul mot sur le papier. Pour l’instant, on se promène.

    - Mais vous avez quelque chose à faire passer ? Un message ? »

    L’avenir le dira.

     

    Durant mes premiers jours à Kinshasa, l’après-midi, j’ai évité la chaleur tropicale entêtante en me reposant quelques heures dans ma chambre, sous le ventilateur. Mais aujourd’hui, je suis en plein four. Je goûte cette température démentielle. Les gouttes de sueur ne cessent de couler de mon front pour gagner mon dos.

    Je suis assailli par tout ce que la ville a en propre : le boucan, le spectacle des rues, cette multitude d’hommes, de femmes et d’enfants en mouvement. À pas lents, on avance dans la poussière et le brouhaha, jusqu’au ferry de Beach Ngobila, avant de faire demi-tour. Il y des voitures au bord de la chaussée ; sans hâte, un gendarme s’avance vers elles. Pour leur coller une prune ? Non, pour réclamer un pourboire.

    « On gagne presque plus en mendiant qu’en travaillant », explique Gérard, attristé.

    Partout dans les quartiers les plus populeux de la ville, des gendarmes glandouillent. Ils esquissent un salut d’un geste de la main, adressent de temps à autre un signe de prévenance que personne ne remarque. Des balayeurs portant un lourd uniforme et un masque buccal récoltent la poussière de sable avec des ramassettes bien trop petites. Ici aussi, des vendeurs de boissons et de pain, de T-shirts et de sachets en plastique remplis d’eau.

    Les fleurs, roman familial (2009)

    koen peeters,littérature,flandre,belgique,kinshasa,congo,néerlandais,traduction,daniel cuninPendant un moment, on déambule dans les rues parallèles avant de reprendre la direction de Gombe. Nous évoluons dans une vieille carte postale d’une époque moderne oubliée. Tout est délabré, démoli, reconstruit, redémoli, disparaît par endroits derrière un immense arbre tropical. Mes yeux suivent ceux de Gérard. Il me montre Kinshasa, mais ouvre à peine la bouche. Il attire mon attention sur certaines choses. « Regardez, typique d’ici », dit-il à plusieurs reprises.

    Une moitié de miroir accrochée à un mur, une chaise placée juste dessous : un salon de coiffure.

    Quelques vieux pneus sur le trottoir : un garage.

    Un peu comme s’il soulignait au crayon certains mots du livre que je suis en train de lire. Cependant, je ne comprends pas toujours pourquoi il trouve ceci ou cela tellement frappant.

    Je regarde, mais ce sont surtout les Congolais qui nous regardent. Nous, les deux Blancs. Les seuls non-Noirs que je vois au cours de notre promenade, ce sont un albinos, un Libanais et quelques chinois farouches. Puis, avenue Colonel-Lukosa, un Blanc qui porte des lunettes de soleil bleu pétrole. Il a de longs cheveux blonds un peu clairsemés, une fine moustache. Quand on le croise, il détourne les yeux, mal à l’aise. À croire qu’on vient, Gérard et moi, de le prendre en flagrant délit, à moins que ce ne soit lui qui vient de nous prendre en flagrant délit ? Nous, voyeurs au regard blanc, nous dévisageons.

    Gérard voit cette ville comme une suite de diapositives du passé et du présent, qui ne cessent de se superposer. Il se sent fils de paysan dans un paysage tropical, me dit-il. « Je me vois en train de vieillir dans ce cadre, même si je ne change pas. Toutefois, dans ma tête, il y a toujours les anciens bâtiments, les anciens noms des rues, des lieux. Je suis chez moi dans ce pays, mais voilà, le temps m’a dépassé. »

    Gérard a du mal à avancer la jambe gauche. À chaque fois, je le soutiens pour monter sur le trottoir.

     

    Au bord du Fleuve, Gérard et moi buvons une bière sur le toit en terrasse d’une ancienne demeure belge. Assis à d’autres tables, des hommes solitaires boivent la leur, lisant, faisant aller et venir l’index sur l’écran de leur téléphone portable. Des écolières pomponnées marchent sur l’herbe de la rive. Cartables impeccables, manuels scolaires réunis par une ficelle. Les jacinthes dérivent sur l’eau en boules denses. Sur la rive opposée du courant indolent s’étend Brazzaville : des bâtiments blancs et gris, cette autre métropole.

    Gérard me montre des oiseaux, des jaunes et des bleus. Me dit que les moineaux congolais pépient de la même façon que les nôtres. Est-ce que je le savais ?

    Il soupire sans toutefois se plaindre : la promenade s’avère plus pénible que prévu. Il revient à la charge : il veut savoir pourquoi j’écris.

    Apprends-moi à nager (nouvelle, 2020)

    koen peeters,littérature,flandre,belgique,kinshasa,congo,néerlandais,traduction,daniel cuninAlors que nous longeons le fleuve Congo, j’expose les choses, pressentant, dès les premiers mots, l’effort que cela va exiger de ma part. Il existe deux genres d’écrivains, j’argumente, ceux qui inventent et ceux qui témoignent. « Je me compte parmi ces derniers, lui dis-je sur un ton plutôt assertif. À mes yeux, ce qu’on invente, ça n’engage pas à grand-chose ; de toute façon, je n’ai guère d’imagination. Ce qui m’anime, c’est la curiosité, vivre de nouvelles expériences. Une vision particulière des choses s’impose à moi ou, au contraire, pas la moindre ; parfois je me sens indigné. Tout cela doit trouver sa forme dans une nouvelle, un récit ou un roman. Et sur un mode assez pathétique, j’ajoute : Tout ou presque dans mes romans est vrai, j’invente tout au plus les détails. »

    Il toussote. Puis ferme les yeux. « Continuez, dit-il.

    - La lecture, je poursuis, est une petite forme de méditation, du moins je l’espère. Le regard calme du lecteur, fixé sur le blanc des pages, qui fait que tout ce qui l’entoure disparaît comme dans une hypnose. Par une fenêtre qui nous aspire, nous contemplons un monde qui nous réfléchit, dans lequel nous faisons connaissance avec nous-mêmes, avec tous nos moi possibles sous la forme de personnages. Le lecteur s’absorbe en lui-même. »

    Gérard trouve ça dingue. « En lisant votre histoire, je vais me retrouver absorbé en moi-même ? C’est surtout ce que vous allez faire de moi qui va retenir mon attention, je crois. »

    Je ne sais quoi lui répondre sur le moment. C’est enquiquinant quand un de vos personnages se fait lecteur.

    « Venez, on rentre, dit-il. Je suis fatigué. Puis il me demande : Vous me la donnerez à lire au préalable, votre histoire ?

    - Oui, bien entendu. »

    En réalité, pour être honnête, je pressens que ma réponse ne va pas de soi. Ça se termine ainsi avec les hommes âgés : ils disparaissent avant qu’on ait pu crier ouf.

    « Je suis votre futur lecteur, reprend-t-il. Faites-moi ce plaisir, trouvez quelqu’un pour la traduire, comme ça, mes confrères congolais pourront eux aussi la lire. »

    Je lui en fait la promesse.

    Gérard tient encore à faire un petit tour sur le terrain de l’école de Boboto. L’établissement a porté différents noms : Collège Saint-Albert, Collège Albert-Ier, plus tard Boboto. Ce qui signifie « Paix ». Il a été édifié dans le pur style entre-deux-guerres des années trente. De grands palais en béton, aux petites fenêtres rondes semblables à des hublots. Autant de bastions de la civilisation belge. À l’origine, l’école a été construite pour les enfants des colons.

    Le facteur (roman, 1993)

    koen peeters,littérature,flandre,belgique,kinshasa,congo,néerlandais,traduction,daniel cuninNous passons devant les fenêtres des classes, regardons à l’intérieur. Un instituteur assis à son bureau. Tous les élèves travaillent en silence.

    « Un instituteur ne doit jamais s’asseoir dans sa classe, me chuchote Gérard. Combien de fois j’ai pu le marteler ! »

    Des garçons de l’internat, presque des adultes, jouent au basket. La balle claque sur le sol, s’envole vers le cerceau. La sueur dégouline sur les corps noirs des athlètes. Certains d’entre eux viennent saluer respectueusement Gérard, des membres du personnel ou, pour la plupart, des jeunes qu’il a eu comme élèves. Gérard se montre agréablement surpris. Il regrette de ne pas avoir appris à l’époque le lingala.

    Pourquoi ?

    « En tant que surveillant, me répond Gérard, j’ai toujours mis un point d’honneur à ce qu’ils parlent français. Donc, je n’avais pas besoin du lingala. J’en connais quelques mots, quelques expressions. Par exemple, quand on raconte une histoire au Congo, on commence toujours par ‘‘il y avait une fois’’, ce à quoi l’assistance répond Bu wakoonda ukala : il n’a jamais été ici. Autrement dit, dès le début, on annonce que l’histoire n’est pas vraie, que les personnages sont fictifs. À la fin, le narrateur conclut en disant Yitsimbwa kisukaa ko : l’histoire qui ne s’est jamais arrêtée. Ce à quoi l’assistance répond : Kisukidi. Ce qui signifie : l’histoire s’arrête ici. »

    Je comprends ce qu’il veut dire : une histoire et tout l’imaginaire qu’elle suppose ne sauraient se prolonger sans fin, la fiction a ses limites.

    Il me remercie pour la promenade. Il souhaite cirer ses chaussures avant le dîner, me confie-t-il, mais tient d’abord à me montrer les arbres qu’il a plantés sur le terrain de l’école. Le vaste jardin se révèle être une petite encyclopédie des essences forestières et fruitières. Il me les montre : le bananier, l’oranger, le mangoustanier, on dirait un poème.

    Une chambre à Ostende

    koen peeters,littérature,flandre,belgique,kinshasa,congo,néerlandais,traduction,daniel cuninJuste derrière l’établissement se dressent plusieurs palmiers, plus grands qu’il n’eût pu jamais se les figurer. Il y a aussi un arbre de parfum aux fleurs jaunes en forme d’étoile ainsi qu’un arbre imposant de Kikwit, peuplé de perroquets. Le quercus congolensis ou chêne congolais, différentes euphorbes, et, au milieu de la cour, les vestiges d’une jungle tropicale. Gérard les caresse tous avec amour. Le tronc, les branches, les feuilles. Il se rappelle l’année exacte à laquelle il a planté chacun d’eux. Il en mentionne le nom : comme s’il s’agissait de ses anciens élèves, peut-être même d’amis proches.

    « Kisukidi », dit-il.

     

    L’histoire s’arrête ici.

    Je tiens à tout prix à ajouter ceci : j’ai effectué une promenade à Kinshasa avec Gérard Verbraeken le 29 janvier 2015. Il était prêtre, membre de la Province jésuite d’Afrique centrale. Né à Beveren-Waas le 10 juillet 1933, décédé à Louvain le 24 octobre 2015. Peu avant de quitter pour la dernière fois Servico pour se rendre en Belgique, quatre semaines avant sa mort, Gérard a fait creuser quelques trous dans le jardin de la communauté. Il a planté lui-même des avocatiers qu’il avait pris soin de sélectionner.

    Qui peut dire, dès lors, que ce que j’écris n’est pas vrai ?

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

     

     


    L'auteur s'entretient avec léditeur Harold Polis au sujet du roman Mille collines