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Philippe Zilcken a consacré plus d’un article aux peintres de la famille Maris. Dans la revue L’Art et les Artistes de mars 1911, il livre les quelques pages reproduites ci-dessous sur le cadet Matthias (Matthijs, Matthys ou encore Thys).
Tout comme ses frères Jacob et Willem, Matthijs Maris (La Haye, 1839 - Londres 1917) a appris à dessiner en copiant des gravures que leur père, qui travaillait dans une imprimerie, rapportait à la maison. Les trois Maris ont appartenu à l’École de La Haye ; à l’instar de ses frères, Matthijs a passé plusieurs années à Paris(1).
Portrait de Jacob Maris par son frère Matthijs
Pour voyager et compléter sa formation (à Anvers) après ses années haguenoises, il a bénéficié de l’aide de la famille royale néerlandaise sous la forme d’une bourse et de commandes de portraits. Appréciant l’hospitalité qu’on lui faisait en France, il se porta volontaire dans la Garde nationale au cours du siège de Paris fin 1870 – début 1871 (2). Malgré une situation précaire, il resta dans la capitale française après la guerre tandis que son frère Jacob rentrait aux Pays-Bas. Au cours de ces années 1870, il jouissait déjà d’un grand prestige auprès de ses confrères. Van Gogh lui rendit visite mais Matthijs refusa de lui donner des cours. En 1877, à la demande d’un marchand, il s’établit à Londres où il vécut le restant de ses jours dans un certain isolement, mais en jouissant d’une renommée certaine. Grand lecteur, il goûtait l’œuvre d’Erasme, celle de Balzac ainsi que celle des symbolistes.
Après avoir subi l’influence des romantiques allemands L. Richter en A. Rethel, il apprécia l’art des préraphaélites. On lui doit nombre de toiles d’inspiration religieuse, mais aussi beaucoup de paysages. Il travaillait lentement, surtout dans la dernière partie de sa vie. Matthijs Maris a aussi laissé une importante correspondance (3).
Philippe Zilcken est l’un des premiers à avoir publié sur les frères Maris. Dans l’article ci-dessous, parmi les œuvres reproduites, on relève deux baptêmes : au cours d’un séjour en Suisse, Matthijs avait aimé dessiner la ville de Lausanne ; il y avait aussi réalisé une aquarelle d’un cortège se rendant à un baptême, une thématique qu’il allait reprendre dans de nombreuses œuvres en employant diverses techniques.
(1) Un article de J.F. Heijbroek traite de la période parisienne de M. Maris : « Matthijs Maris in Parijs », Oud Holland, 1975, p. 266-289 ; un autre du même auteur détruit le mythe du Maris communard : « Matthijs Maris - een communard? », Spieghel Historiael, 1976, p. 302-307.
(2)Het demonise eiland (L’Île démoniaque, 1923), roman de l’écrivain néerlandais P.H. van Moerkerken (1877-1951) évoque le destin de Floris Merel, un peintre idéaliste hollandais qui vit à Paris à l’époque de la Commune.
(3) Ces lignes reprennent une partie de la notice biographique de M. van Delft sur insight.nl : ici
Sur Matthijs Maris, il existe un petit catalogue : Matthijs Maris. Expositie in het Haags Gemeentemuseum, introduction Anna Wagner, La Haye, 1974. Un ouvrage de 1945 : W. Arondéus, Matthijs Maris : de tragiek van den droom. D’autres éléments figurent dans les ouvrages consacrés à l’École de La Haye. En français : Philippe Zilcken, Peintres Hollandais Modernes, Amsterdam, J.M. Schalenkamp, 1893 (p. 79-88) et Les Maris : Jacob, Matthijs, Willem, 1896. Une plaquette de P. Haverkorn van Rijsewijk : Matthijs Maris à Wolfhezen et à Lausanne (1907). Il existe également plusieurs publications en anglais.
Dans la série des écrits de Philippe Zilcken, voici un texte publié en français dans L’Art moderne du 19 juillet 1903
À propos de la lumière de Rembrandt
L’observation que je décris ici est, je crois, neuve.
Les moulins en Hollande ne sont pas, en général, comme dans d’autres pays, destinés à moudre le blé, mais, juchés sur les digues, ils servent, comme l’a dit Verlaine dans ses QuinzejoursenHollande, « à élever l’excédent d’eau dans des canaux qui vont généralement à la mer par quelque grand fleuve ». Nos polders sont le plus souvent des terrains situés au-dessous du niveau de la mer, et il faut un « pompage » presque continu et très considérable pour maintenir un niveau régulier, sans lequel ils seraient rapidement submergés. Ces nombreux et pittoresques moulins aux vastes ailes colorées ont servi de motifs à bien des tableaux, depuis Ruysdael jusqu’à Jacob Maris, Jongkind ou Gabriël (1).
Combien de peintres étrangers, Daubigny, Claude Monet, Whistler, etc., les ont contemplés, ces moulins, mais n’ont jamais songé à y entrer ! Quelques-uns seulement de ces peintres ont pénétré au rez-de-chaussée, où se trouvent les chambres du meunier et de sa famille, mais fort peu d’entre eux sont montés par les escaliers en échelle jusque dans la coupole, là où grondent les lourds et puissants engrenages de bois mus par les ailes.
eau-forte originale de Zilcken d’après J. Maris, 1899
Il y a quelques années, le hasard me conduisit, par un beau jour de juin tout bruissant de blonde lumière, jusqu’à ces étages élevés où, sauf le meunier parfois pour certaines manœuvres, personne ne va. Le soleil dorait les interminables prairies où l’herbe haute, drue, diaprée, rougie par les fleurs d’oseille sauvage, attendait les coups de faux de la fenaison.
Dès le premier étage, au-dessus du rez-de-chaussée, je fus surpris de remarquer qu’à l’intérieur du moulin il flottait une buée subtile ; la femme du meunier, qui me servait de guide, me dit qu’il n’existait, dans ces moulins entièrement recouverts de chaume, aucune cheminée, et que la fumée du foyer, comme dans certaines maisons de pêcheurs (Marken, Edam, etc.), s’élevait librement de l’âtre vers la toiture.
Il y avait quelques années, me disait la meunière, quand on ne brûlait presque pas de charbon de terre et souvent uniquement de la tourbe ou du bois, la quantité de fumée était si considérable dans le moulin qu’en certaines saisons elle avait pu faire fumer pour des cinquantaines de florins de lard et de jambon, ce qui représente une quantité considérable de charcuterie !
Cette fumée flottante, très légère et continuelle, recouvre à la longue toutes les boiseries, poutres, solives, plafonds et planchers d’une belle teinte d’un blond doré, léger, transparent, et qui parait lumineux au travers de la buée bleuâtre, presque couleur d’aubergine. Je rappelle ici qu’il s’agit d’un moulin à eau et qu’un moulin à farine ne pourrait rien présenter d’analogue.
À chaque étage, de rares et très petites fenêtres éclairent seules ces locaux assez vastes. À certains moments de la montée, lorsqu’on vient de dépasser une de ces fenêtres et qu’on se retrouve dans la pénombre, la lumière qui entre ne vient pasduciel, mais est une lumière dereflet, qui, par un temps de soleil, crée un jour fauve, chaud, couleur peau de lion, venant des prairies ensoleillées.
Cette lumière frappant brusquement, de côté, la tête de la vieille meunière, coiffée d’un bonnet blanc, me fut une révélation : immobile un instant devant une de ces lucarnes, elle fut un vivant Rembrandt, absolument exact, sonore, rutilant, étincelant, s’harmoniant avec son fond aux profondeurs violacées, mystérieuses, baignées d’atmosphère. Et dans ces pénombres du fond, les moindres objets – sacs en grosse toile, planches, meubles frustes – prenaient ces tons roussis et lumineux des objets dans les fonds du maître, dans ce que l’on nomme son « clair obscur », – par exemple de la Ronde de nuit, de son Siméon, des Pèlerinsd’Emmaüs, de ses eaux-fortes (RésurrectiondeLazare, Christguérissant, etc.) – de presque toutes, si pas de toutes ses œuvres.
Plus tard dans la journée, lorsque le soleil, plus bas, approche de l’horizon, touche presque les cimes des arbres, et que ses rayons pénètrent horizontalement par une de ces petites fenêtres, un rais d’or pur – cet effet de lumière dans lequel réside l’âme même des œuvres de Rembrandt – traverse le poudroiement d’or sombre. Sur les blancs des vêtements de la vieille femme se projettent alors des « ombres portées » violentes, plusfoncées que les ombres profondes et transparentes du fond, qui s’estompe en architectures de rêve, mystérieuses et vagues comme en tant de tableaux du grand peintre.
P.J.C. Gabriël, Le Mois de juillet, Rijksmuseum
Un jour déjà, en wagon, un peu avant le coucher du soleil, j’avais, sur deux religieuses assises devant moi, observé cet effet de lumière qui dore et orange les chairs et découpe sur les blancs des ombres intenses, et déjà alors j’avais mieux compris certains effets de Rembrandt. Mais ici, dans ce moulin datant d’un siècle et demi, sans aucun doute semblable en tous points à celui où Rembrandt passa son enfance, moulin identique à ceux du XVIIe siècle, je vis en un instant, et si clairement ! toute la genèse de son œuvre.
Enfant, il avait passé sa vie dans ce milieu très spécial, d’une couleur et d’une lumière si particulières et si harmonieuses. Il avait vu son entourage, sa mère, son père, son oncle souvent éclairés ainsi, et il est bien probable que sa vision individuelle des êtres et des choses, qu’il développa avec un talent tout à fait unique, provint de ces impressions premières, d’enfance et d’adolescence, si durables. Plus tard, dans son atelier, il a eu le goût de créer un éclairage analogue, semblable un peu aussi à celui des appartements de son époque, à fenêtres relativement petites, – mais le point de départ, l’origine même de sa conception de la lumière dans ses œuvres doit, selon moi, être cherchée à l’intérieur du moulin où il naquit, ou d’un moulin pareil, où, enfant, il joua.
Tout ceci pour détruire cette légende de lumière fantastique, irréelle et spectrale, conçue par son cerveau seul, tandis qu’en vérité cette lumière n’est que celle, toute naturelle, du milieu où il vécut ses premières années, – lumière et couleur dont alors, inconsciemment, il s’imprégna et dont il subit l’influence durant toute sa vie.
Rembrandt a été un très grand artiste, un peintre de génie avant tout, dont les nerfs vibrèrent avec une rare intensité (et nullement un esprit fantasque), qui fut inspiré par le soleil de son admirable pays, dont lui seul sut enchâsser un rayon dans ses œuvres.
J’ai interrogé plusieurs personnes au sujet de ce qui précède. Jozef Israëls, qui connaît l’œuvre de Rembrandt comme personne, Bauer, Breitner, M. Durand-Gréville (2), d’autres encore trouvèrent mon explication plausible.
Ph. Zilcken
(1)Paul Joseph Constantin Gabriël (1828-1903), peintre considéré comme l’un des maîtres de l’École de La Haye. (portrait de l'artiste ci-dessus par Therese Schwartze)
(2)Émile Alix Durand-Gréville (1838-1913), homme de lettres français, spécialiste de littérature russe, mais aussi de mathématiques, de physique et d’art. Il s’est intéressé aux procédés techniques de Rembrandt ; on lui doit plusieurs publications sur la peinture flamande et hollandaise.