Influences françaises en Hollande
RELATIONS INTELLECTUELLES
DE LA HOLLANDE ET DE LA FRANCE
Dans le volume Hollande (Hachette, 1900, p. 262-272), Louis Bresson (voir sur ce blog « Multatuli ou le génie du sarcasme » & « La littérature hollandaise par Louis Bresson ») donne un texte sur les relations intellectuelles entre la Hollande et la France. Nous le reproduisons ci-dessous ainsi que les portraits de plusieurs auteurs dont il est question (en note, une note d'humour). Louis Bresson profite de cet article pour essentiellement rendre hommage à ses prédécesseurs protestants établis comme lui en Hollande. Son point de vue est à sens unique : il s’intéresse uniquement à l’influence exercée par des Français sur la Hollande.
RELATIONS INTELLECTUELLES
DE LA HOLLANDE ET DE LA FRANCE
par Louis BRESSON
Nous avons précédemment signalé, à propos de la littérature, l’influence considérable exercée par les auteurs français sur les productions littéraires de la Hollande ; mais il convient d’y insister ; car, par suite de circonstances particulières, le génie français s’établit dans ce pays comme chez lui et y brilla du plus vif éclat. Dès 1629 Descartes s’était fixé en Hollande : « Il n’est pas de pays, disait-il, où l’on puisse jouir d’une liberté si entière. » Sa philosophie, attaquée avec violence par Voëtius, professeur de théologie à Utrecht, comme conduisant à l’athéisme, fut défendue par Cocceius, professeur à Leyde. Le cartésianisme, condamné par les synodes de Dordrecht et de Delft en 1656, et par l’université de Leyde, n’en fit pas moins de progrès dans les esprits. Spinoza, comme on l’a fait remarquer, est un cartésien ; Huygens, Grotius ont respiré l’air de Paris ; les villes, pour attirer ou retenir des étrangers comme Juste Lipse, Gruterus, van Baerle, Scaliger, ne reculent pas devant les sacrifices. Le sceptre de la philologie passe alors dans les mains hollandaises. Des dynasties d’imprimeurs se fondent qui vont porter au loin les résultats de la science nationale : dès la fin du XVIe siècle on trouve à Leyde les Silvius, les Haestens, Raulinghien qui dirige une succursale de son beau-père Plantin, d’Anvers ; à Amsterdam, ce sont les Blaeu, Jansonius et surtout les Elzeviers.
Louise de Coligny (1553-1620)
Au XVIIe siècle, pendant les années qui précèdent la Révocation de l’Édit de Nantes, alors que se montrent les signes précurseurs de la tempête et surtout en 1685 et 1686, au moment où des milliers de fugitifs arrivent avec le prestige du savoir, de l’éloquence et de la persécution, débordant par tous les points de la frontière, l’influence française se fait sentir dans tous les domaines. Il est vrai que déjà les voies lui étaient préparées. La cour de La Haye, depuis le Taciturne et Louise de Coligny, était une cour française. La langue qu’on y parlait était le français et l’on comprend que la haute bourgeoisie ait suivi cet exemple. Le langage des précieux et des précieuses, ne paraissait pas plus ridicule à La Haye qu’à l’hôtel de Rambouillet, et l’on s’y piquait d’écrire dans la manière et le style de Voiture, de Balzac et de Théophile de Viau. Les professeurs, venus de France à Leyde, quoiqu’ils fissent leurs cours en latin, n’en transmettaient pas moins à la jeunesse lettrée les idées françaises ; maintenant on allait les rencontrer à toutes les portes, dans les temples, dans la rue, dans les écoles, dans les journaux, avec les innombrables réfugiés.
Au fond, c’était une élite qui venait demander asile aux Provinces-Unies. Les hommes d’initiative et de caractère, de foi et de science, écrivains, prédicateurs, professeurs, industriels, négociants, ouvriers, tous ceux qui préféraient l’exil à l’hypocrisie, furent accueillis avec transport. Et ce ne sont pas seulement les fugitifs qui se pressent dans les temples, ce sont aussi les magistrats, les autorités, les familles les plus distinguées et les plus influentes qui tiennent à honneur de faire partie des Églises wallonnes, ou, comme on dit souvent alors, des Églises françaises. Mais aussi quels orateurs montent dans ces chaires ! Tout ce que le protestantisme français du XVIIe siècle a compté de plus éminent est ici rassemblé.
Pierre du Bosc (1623-1692)
À Rotterdam, c’est Pierre du Bosc, autrefois a Caen, dont Louis XIV disait : « C’est l’homme de mon royaume qui parle le mieux ; » c’est Daniel de Superville, autrefois à Loudun, surtout remarquable comme moraliste ; c’est Jacques Basnage, ci-devant à Rouen, plus propre, d’après Voltaire, à être ministre d’État que d’une paroisse, appelé à La Haye sur la demande du grand pensionnaire Heinsius, l’heureux intermédiaire entre les Provinces-Unies et La France lors de la mission du Cardinal Dubois, l’auteur de l’Histoire de l’Ancien et Nouveau Testament et des Annales des Provinces-Unies ; c’est Jurieu, le professeur de Sedan, l’antagoniste de Bossuet, le soutien des protestants sousla croix dans ses Lettres pastorales, le défenseur intraitable de l’orthodoxie et, en même temps, l’adversaire si ardent de l’absolutisme qu’en 1789 on réimprima pour la défense de la Révolution ses Soupirs de la France esclave. À La Haye, c’est Claude, l’ancien pasteur de Charenton qui, dans un livre célèbre paru à Cologne en 1686, fit entendre les Plaintes des protestants de France ; c’est Jacques Saurin, dont on a prétendu faire l’émule de Bossuet et qui arrachait à Abbadie ce cri d’admiration : « Est-ce un homme, est-ce un ange qui parle ? » Et combien d’autres encore pourrait-on citer dans ces familles de prédicateurs qui illustrèrent la chaire wallonne, les Dompierre de Chauffepié, les Delprat, les Mounier, les Huet ? Les soixante-huit églises dispersées sur toute la surface du pays où l’on prêchait en français exercèrent peu à peu leur influence sur la prédication hollandaise, et l’on peut affirmer sans crainte que l’esprit venu de France souffla sur toutes les classes de la population, même sur ceux qui ne comprirent jamais la langue française.
Jacques Basnage (1653-1723)
Ce n’est pas seulement dans les temples, mais encore dans les universités, qu’on fit place aux réfugiés. À Groningue, Barbeyrac fut nommé professeur de droit et d’histoire, et Voltaire, dans le Siècle de Louis XIV, rend hommage à ses commentaires sur les ouvrages de Puffendorf et Grotius. Luzac, un réfugié aussi, partageait les principes de Barbeyrac. Avec les autres juristes venus de France, ils popularisèrent les écrits de Pothier, de d’Aguesseau, et réussirent à modifier dans un sens plus libéral le droit criminel. Dans la province de Hollande, ils firent presque disparaître l’usage de la torture à une époque où, en France, elle était régulièrement employée dans l’instruction. À Leyde, Jacques Bernard fut appelé à la chaire de philosophie et de mathématiques, qu’il occupa avec éclat jusqu’en 1718. À côté d’eux il faudrait placer Pierre Lyonnet, naturaliste, anatomiste, graveur, dont le Traité anatomique sur la chenille qui ronge le bois de saule, avec des figures, est de l’avis de Cuvier, « au nombre des chefs-d’œuvre les plus étonnants de l’industrie humaine » ; Guillaume Loré, un mathématicien dont les travaux furent jugés dignes de paraître dans le recueil de l’Académie des sciences de Paris ; Pierre Latané, professeur en médecine; le physicien Desaguliers, connu par ses leçons sur les découvertes de Newton. En ce moment, les Français sont partout : dans les chaires des églises et des universités, cela va sans dire, nous l’avons vu ; mais à La Haye, auprès des États avec Basnage ; aux armées avec Schomberg ; aux colonies, au cap de Bonne-Espérance, à Surinam ; dans l’industrie, dans le commerce. Ils fournissent à la fois des ouvriers de tous les métiers, des soldats et des pamphlétaires contre les majestés catholiques. Et cette invasion, toute pacifique, devient si aveuglante qu’elle finit par provoquer les protestations d’un patriotisme ombrageux et malavisé.
Jacques Saurin (1677-1730)
Comme on l’avait fait en Suisse, des poètes hollandais prétendirent que l’influence française était funeste au caractère national, à la simplicité et à l’austérité d’autrefois. Il y aurait beaucoup à répondre à ces reproches, et la correspondance de Huygens montre que la pureté morale n’avait pas attendu l’arrivée des réfugiés pour subir de fortes atteintes. Les politiques, d’ailleurs plus habiles, firent tout pour retenir cette population qui n’aspirait qu’à rentrer dans sa patrie. Dans toutes les négociations pour la paix, les réfugiés s’efforcent d’obtenir la fin de leur exil. À mesure que les années se passent, leurs espérances, au lieu de s’abattre, s’exaltent. Ils veulent entretenir leurs illusions, et peut-être est-ce là en grande partie l’explication de la lutte si âpre et si ardente entre les deux chefs du Refuge, Bayle et Jurieu, les deux anciens professeurs de Sedan, recueillis à l’École illustre de Rotterdam. Quand le présent est trop sombre et trop brutale la réalité, Jurieu s’envole vers les régions de la rêverie et du rêve ; il explique les prophéties, dans ses Lettres pastorales invoque les miracles, compte les années de triomphe qui restent à la bête couronnée de l’Apocalypse, promet à jour fixe la délivrance, rappelle que les rois sont faits pour les peuples, non les peuples pour les rois, et qu’ainsi l’iniquité et le despotisme courent au-devant du châtiment. Quiconque en douterait, douterait de Dieu même. Sans avoir l’air d’y toucher, Bayle souffle sur ces chimères ; il raille ces calculs mystérieux, ces prophéties toujours démenties et toujours remises au lendemain, renverse d’un mot de bon sens ces laborieux échafaudages d’élucubrations fantaisistes et ramène son contradicteur à la théorie de saint Paul, qu’il faut obéir aux puissances puisqu’elles viennent de Dieu. Et alors Jurieu s’emporte, anathématise son antagoniste, le poursuit devant le consistoire, profite des circonstances politiques pour obtenir du magistrat sa révocation de professeur. Bayle avait raison au fond, et raison avec plus d’esprit ; mais Jurieu avait autrement de patriotisme ; ce dogmatique était un politique, et c’est lui qui entretint longtemps dans les cœurs, – par des chimères, je le veux bien, – le désir et l’espoir de retrouver la patrie perdue. Bayle fut un sage, Jurieu fut un prophète, et l’on conçoit que l’âme généreuse et enthousiaste de Michelet ait donné au prophète la préférence.
Il y aurait injustice pourtant à méconnaître les sympathies que l’œuvre de Bayle gagna à l’esprit français en Hollande. Dès 1684 il publiait ses Nouvelles de la République des lettres, qui firent sensation dans le monde savant. De tous les points de l’Europe, de Londres, d’Oxford, de Paris, de Lyon, de Dijon, de Genève, de Berlin, lui arrivent des informations politiques, philosophiques, littéraires, des brochures, des livres, des mémoires, des analyses, des critiques ; tous veulent devenir ses collaborateurs. Dans sa correspondance, nous rencontrons le théologien calviniste et le prêtre catholique, le philosophe idéaliste et le critique rationaliste, le visionnaire et le socinien, le savant et le bel esprit, l’homme d’État et l’homme d’église, Malebranche et Perrault, Denis Papin et Abbadie, Leclerc et Spon, l’abbé Nicaise et Charles Ancillon, Drelincourt et Minutoli. Lui, sait utiliser toutes les bonnes volontés, entretenir, au besoin provoquer les polémiques, comme entre Malebranche et Arnauld, désarmer les susceptibilités, se ménager les concours les plus inattendus. Aussi le succès lui arrive si considérable, si incontesté, qu’à Amsterdam Jean Leclerc fonde à côté la Bibliothèque universelle et historique, la Bibliothèque choisie, la Bibliothèque ancienne et moderne. Bientôt Bayle est absorbé par d’autres travaux, en particulier par son fameux Dictionnaire qui soulève dans les milieux ecclésiastiques une violente opposition ; on le censure, on le condamne : il n’en reste pas moins la mine inépuisable qui servira à toute l’école des encyclopédistes et qui méritera de n’être pas entièrement oublié, même dans un pays qui a donné à la critique des savant tels que Kuenen et Tiele. Cependant la revue abandonnée par Bayle est reprise par Basnage de Beauval sous le titre d’Histoire des ouvrages et de la vie des savants. La mode se répand de ces publications françaises. Alors même que le Refuge a pris son parti de l’exil, que les enfants des Français, avec les années, sont devenus des Hollandais, ils gardent, au moins dans les classes supérieures, la langue de leurs pères.
Et ce qui prouve combien l’usage de la langue française était général, c’est que dès le commencement du XVIIe siècle on trouve en Hollande une troupe de comédiens français fixée à La Haye, sous les auspices du prince Maurice et plus tard de Guillaume II d’Orange. En 1700, il y avait des théâtres français permanents à La Haye, à Amsterdam et à Utrecht. Même à la Haye, les comédiens se divisent, et en face du théâtre de la rue du Casuarie s’élève la troupe du Voorhout. Où ira la cour ? où se rendront les princes, les grands seigneurs, les étrangers de distinction ? Et c’est une lutte d’intrigues, une rivalité de talents qui défraye toutes les conversations de la résidence. Comme ceux d’aujourd’hui, les acteurs d’alors savent intéresser toute la population à leurs querelles. Mais le merveilleux, c’est que ces étrangers, avec leurs susceptibilités d’amour-propre, aient été supportés par le public. C’est que nous sommes à la grande époque de notre expansion intellectuelle ; tout ce qui vient de Paris a une fleur et comme un parfum de bon ton et de délicatesse. Aussi pendant tout le dix-huitième siècle la langue fran çaise reste parlée non seulement dans les familles aristocratiques descendant des réfugiés, mais par le reste de la nation. Aujourd’hui même, dans le parler populaire, il est de mode de dire à quiconque emploie des locutions françaises : « Ne te sers donc pas de ces mots d’hôtel de ville, » ce qui indique à quel point le français ou le hollandais francisé était répandu dans le monde officiel.
P.J. Buijnsters, Justus van Effen. Vie et œuvre, HES, 1992
Et voilà pourquoi sans doute le Hollandais Van Effen crée à son tour des journaux français comme le Journal littéraire, le Courrier politique et galant, le Nouveau Spectateur français. Camusat publie la Bibliothèque française. Les journaux politiques qui se publient à Amsterdam, à Leyde, à Rotterdam, à Utrecht, à Harlem, sont écrits en français. Le roi de France se plaint aux États des attaques dirigées contre son gouvernement ; les magistrats hollandais interdisent alors l’impression des journaux français, des « gazettes raisonnées » ; mais ces interdictions ne sont pas de longue durée. Ce qui est défendu dans une ville est permis dans une autre. En dépit de tous les arrêts, la liberté de la presse se maintient et s’étend. Les libraires d’Amsterdam, de Rotterdam, de Leyde, deviennent les éditeurs des écrivains de Paris. Les ouvrages que le parlement arrête s’impriment en Hollande. Au XVIIe siècle, ce n’est plus l’esprit protestant, c’est l’esprit des encyclopédistes qui domine les intelligences. Rousseau, Voltaire sont édités dans les Pays-Bas. Le marquis d’Argens est un des grands fournisseurs des librairies d’Amsterdam. Luzac, de Leyde, publie l’Homme-machine de Lamettrie, et écrit lui-même des ouvrages du même genre et dans le même esprit, tantôt en hollandais et tantôt en français. Mlle van Tuyll, qui deviendra plus tard Mme de Charrières, Charles de Bentinck, François Hemsterhuys, Hollandais de naissance, comme leurs noms l’indiquent, se servent de notre langue dans leurs romans, leurs contes, leurs ouvrages de philosophie. Cette sympathie intellectuelle fait naître des sympathies politiques ; il y a un parti français en Hollande au XVIIe siècle. Les patriotes acclament la Révolution française ; il suffit de lire dans la Gazette de Leyde avec quel enthousiasme sont reçues les délibérations de l’Assemblée nationale, les premières victoires populaires. Il faudra bien des maladresses administratives pour éloigner de la France ce courant de sympathies. Ce serait un curieux chapitre d’histoire qui montrerait à quelles causes est dû, en ce pays, le recul de la langue française : le roi Louis la poursuivant sous prétexte d’impartialité et afin de faire oublier son origine ; Napoléon ne réussissantqu’à la faire détester comme le symbole de la servitude ; la maison d’Orange, à sa restauration, la renfermant dans les plus étroites limites avec l’appui de l’opinion et essayant de fermer les temples où l’on prie en français ; puis, le réveil, l’exaltation de la langue nationale comme moyen suprême d’affirmer et de conserver une nationalité indépendante devant les éventualités de l’avenir…
Et cependant l’influence française persiste malgré tout. Jusqu’au moment où l’invasion française amena l’établissement de la république batave, la Hollande, constituée par des États souverains confédérés ou juxtaposés, n’avait pu avoir une législation unique. En 1809, le roi Louis y introduisit, avec quelques modifications, le code Napoléon, et cette législation est restée en vigueur jusqu’en 1838. Encore faut-il reconnaître que la révision de 1838 est plus hollandaise de nom qu’en réalité et qu’il n’y a, pour ainsi dire, pas d’article qui ne soit emprunté au code français, très souvent par une simple traduction. Dans les universités, les professeurs ne manquent jamais de renvoyer soit aux jurisconsultes, soit aux débats législatifs français ; et à la barre, les avocats invoquent souvent les arrêts de la Cour française de cassation.
Et comme il se retrouve dans le droit national, l’esprit de la France s’est insinué dans la langue nationale. Quoi d’étonnant à cela ? Nous ayons vu les relations intellectuelles qui unissent les deux pays depuis le XVIe siècle. Aujourd’hui encore, dès les bancs de l’école primaire supérieure, l’enfant apprend à connaître et à lire le français. Dans l’enseignement moderne comme dans l’enseignement classique, le français est la première des langues vivantes qu’on apprend. Le public qui lit se passionne pour nos romans et nos romanciers. Les grandes Revues parisiennes n’ont certainement pas en France autant de lecteurs qu’en Hollande, si on tient compte du chiffre de la population. Dans les cercles, on trouve – et on lit – les principaux journaux français. Le théâtre s’alimente principalement de pièces françaises. Depuis la guerre de 1870, les scènes françaises ont disparu à Amsterdam et à La Haye, l’Opéra excepté ; mais toutes les nouveautés parisiennes sont promptement traduites et représentées en hollandais. Dans ces conditions, on conçoit que le français ait profondément pénétré dans la langue nationale. « La connaissance générale de la langue française, même dans les classes moyennes de la population, a fait passer dans la langue du pays une infinité de tournures et d’expressions françaises, et elles sont devenues tellement familières à tout le monde, qu’on les entend même dans la bouche de ceux qui ignorent complètement la langue dont elles dérivent. » Il est vrai que ces mots sont souvent hollandisés ; mais on n’a pas grand’peine à les reconnaître, comme on s’en apercevra par cette page où l’on s’est amusé à montrer l’usage qu’on peut faire du vocabulaire français dans la conversation hollandaise : « Nos contemporains trouvent leurs costumes uniformen, tenues, pantalons, jacquetten, pardessus, bottines, parapluies et parasols dans le vestiaire et la garde-robe. Dans le kabinet, la chiffonnière et la commode, ils enferment leurs bijouterien, bracelletten, broches, médaillons, colliers, parures, porte-monnaie ; dans la toilet-nécessaire, leurs flacons, odeuren et parfumerien. Ils mediteeren leurs billets-doux, acquitteeren leurs kwitanties, redigeeren leurs brochures, rapporten, circulaires, rekwesten ; ils lanceeren leurs invitations pour le bal, le dîner, la soirée, le théâter ; ils cacheteeren les enveloppen et y mettent l’adres devant leurs bureaux. Les familles meubileeren et tapisseeren leurs salons de bonheurs-du-jour, guéridons, étagères, lustres, gravures, aquarellen, ong>fauteuils, canapés, pouffes, tapijten, portières ; ils orneeren la cheminée de pendules, candélabres et coupes, la console de portretten, albums, statuetten, busten, bibelots, miniaturen, medaltjes ; ils prefereeren comme pousse-caféou likeuren après le dessert le cognac et la chartreuse. » (*) Et il y a ici autre chose qu’un jeu d’esprit ; pour expliquer d’aussi nombreuses rencontres, il faut de profondes influences persistant à travers plusieurs générations. On n’en disconvient pas en effet : aujourd’hui que le commerce hollandais se fait presque entièrement avec l’Angleterre ou l’Allemagne, le français pourrait paraître sans utilité ; mais il demeure quand même le signe distinctif de « l’honnête homme » tel qu’on l’entendait au XVIIe siècle. Lire le français, le parler, le comprendre, est l’indice de la véritable culture et le complément de toute bonne éducation.
Sous ce rapport, on peut toujours dire, comme un Hollandais le faisait naguère, qu’ « il y a encore quelque chose de la France en Hollande ».
Louis Bonaparte, dit Lodewijk Napoleon, par le baron François Gérard
Pour en savoir plus sur l'influence des lettres françaises
sur la littérature hollandaise à partir de 1800 : ICI
(*) L’humoriste belge Joël Riguelle aurait très bien pu jouer avec ces quelques phrases dans son sketch « La leçon de néerlandais » :
Leçon de néerlandais 1
Leçon de néerlandais 2
Leçon de néerlandais 3