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margriet de moor

  • Margriet de Moor et ses personnages

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    La vie secrète des personnages

    dans l’œuvre de Margriet de Moor

    par Kees Snoek*

     

     

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    Si la nouvelle est la forme intime du roman, comme l’a dit Margriet de Moor lors du récent séminaire consacré à son œuvre, relevons que ses romans comprennent plusieurs nouvelles qui font que l’intimité devient un concept pluriel. Ceci s’applique surtout au dernier qui porte un titre français : Mélodie d’amour (1). Cette histoire regroupe quatre récits – quatre nouvelles en quelque sorte – qui peuvent se lire dans leur propre forme intime non sans qu’ils soient liés par les rapports qui se tissent entre les personnages. Chaque récit développe une version particulière de la thématique de l’amour. Autant de variations sur un thème unique – un rapport avec la musique s’imposant, laquelle joue d’ailleurs un rôle important dans l’œuvre de  Margriet de Moor, parfois comme motif mais surtout comme principe de composition.

    Margriet de Moor

    margriet de moor,kees snoek,eddy du perron,sutan sjahrir,littérature,pays-bas,traductionDans le roman Le Peintre et la jeune fille (2) (De schilder en het meisje, 2010), ce sont deux récits qui s’alternent et se répondent : celui sur le peintre passionné – dans lequel on devine Rembrandt – qui porte le deuil de son épouse ; celui sur Elsje, réfugiée venue en bateau du Danemark. En quête d’une meilleure vie, cette jeune fille est harcelée par sa logeuse amstellodamoise qui cherche à la pousser dans la prostitution. Elsje la tue en se servant d’une hache qui se trouve placée inopinément là. Pour ce crime, elle est condamnée à la peine de mort. Les deux personnages, le peintre et la jeune fille, sont animés d’une sorte d’aspiration à la pureté ; à la fin du roman, ils se rejoignent : le peintre dessine la défunte – exécutée peu avant –, d’après nature. Le destin, cette force tragique, les a réunis. Tous deux sont marqués par une tristesse singulière. Lorsque le peintre contemple la fille morte, il réfléchit, la romancière recourant alors au style indirect libre :

    Elsje dessinée par Rembrandt

    margriet de moor,kees snoek,eddy du perron,sutan sjahrir,littérature,pays-bas,traduction« Toujours pas le moindre signe de décomposition. Sans vie, mais pas sans corps. Était-ce encore bien elle ? Le visage, bouche presque close, reflétait la jeunesse, la douleur, l’incompréhension. Et une ombre d’indignation. »

    C’est alors que le peintre fait son portrait. Leu « face à face » est rapporté ainsi : « La rencontre d’une bougre d’idiote en d’un homme qui, à défaut de savoir par quel bout prendre son chagrin, sait ce que peindre veut dire. Ce qui les unit se trouve ramassé en ce moment unique. Comme il faut bien peu de chose pour le faire durer, non une poignée de secondes, mais à jamais ! » Autrement dit, le narrateur omniscient fait référence à Elsje immortalisée par Rembrandt, ou plutôt : la jeune fille immortalisée par le peintre, car c’est justement dans l’abstraction que le roman revêt sa dimension universelle.

     

    margriet de moor,kees snoek,eddy du perron,sutan sjahrir,littérature,pays-bas,traductionOn retrouve la juxtaposition de deux récits comme principe de construction dans La Noyée (De verdronkene, 2005), traduit en français sous le titre Une catastrophe naturelle (3). Dans ce roman, la vie d’Armanda s’entrelace à un point extrême avec celle de sa sœur, Lidy. Armanda, la cadette, a une filleule en Zélande, dont on s’apprête à fêter le septième anniversaire. Naturellement, la marraine se doit d’être présente. Mais Armanda, qui n’a pas tellement envie de faire le voyage, demande à sa sœur, plus entreprenante qu’elle, de se rendre à sa place sur l’île zélandaise où elle est attendue. Comme les deux femmes se ressemblent beaucoup, il y a peu de chance que la filleule s’aperçoive de la supercherie. Lidy accepte sur-le-champ. Alors qu’elle prend la route, le 31 janvier 1953, la météo annonce une forte tempête. Elle poursuit toutefois son voyage. Mais le 1er février, le mauvais sort frappe impitoyablement : l’île zélandaise où a lieu la fête de famille est touchée de plein fouet par la grande inondation, plus encore que le reste de la région. Dans le pays, on ne prend conscience qu’au compte-gouttes de l’aspect apocalyptique du désastre. Le drame que vit alors Lidy (elle va périr noyée) est narré avec nombre de pauses : il est exposé comme un récit qui ne cesse de déterminer la vie de son mari, celle d’Armanda – lesquels vont d’ailleurs se marier – ainsi que celle de sa fille Nadja, que la sœur cadette adoptera. De la sorte, le récit de la vie d’Armanda court parallèlement aux derniers jours de la vie de Lidy, avec pour effet littéraire un étirement du temps (Dehnung) dans l’histoire de Lidy et une compression du temps (Raffung) dans celle d’Armanda. En se déroulant côte à côte, ces récits rendent plus concrets les jeux du destin à travers ce qui lie les deux personnages centraux. Le roman se termine par un responsorium : la défunte margriet de moor,kees snoek,eddy du perron,sutan sjahrir,littérature,pays-bas,traductionLidy et la vieille Armanda, proche de la mort, entrent en dialogue, passant en revue des sujets tant prosaïques qu’essen- tiels. La noyée (verdronkene), qui a d’abord été la refoulée (verdrongene), celle qui devait être effacée de la surface de la terre, devient dans cet échange final « la sœur clandestine que j’héberge en moi », « quelqu’un qui, tout au long de ma vie, a regardé et écouté avec moi ».

     

    Outre des romans, on doit à Margriet de Moor des recueils de nouvelles, certaines plutôt longues (novella), d’autres plus courtes (short story). C’est en pratiquant ce dernier genre – « la musique de chambre de la littérature », selon sa propre formule – qu’elle a commencé son parcours littéraire. Lors de l’atelier de traduction qui a eu lieu ces 16 et 17 octobre à la Sorbonne, avec le concours du Centre d’Expertise en Traduction Littéraire, nous avons travaillé sur la nouvelle « Tweede keer » (Deuxième fois), dans laquelle quelques références à des romans français fonctionnent comme autant de repères nostalgiques relativement à la jeunesse que deux sœurs ont partagée – deux sœurs là encore !  Toute nouvelle  connaît sa propre complexité, ainsi que Margriet de Moor le souligne elle-même : « Il n’est pas plus facile d’écrire une nouvelle qu’un roman. Les deux genres exigent le même travail, axé sur le style et la composition. Tous deux suscitent, tout au long du processus d’écriture, les mêmes angoisses et les mêmes joies. »

    margriet de moor,kees snoek,eddy du perron,sutan sjahrir,littérature,pays-bas,traductionDans les short stories, de même que dans Mélodie d’amour, on ne peut qu'être frappé par la concentration aphoristique à laquelle parvient l’écrivain. Tant dans les nouvelles en question que dans les romans, le drame de la vie se déploie devant nous ; il s’agit souvent du drame de l’amour dans lequel le destin joue son rôle perfide. La vie intérieure des personnages est suggérée en passant et non pas expliquée. Les personnages s’encerclent les uns les autres comme des planètes et des étoiles dans un rapport magnétique, mais dans quelle mesure se connaissent-ils ? La nouvelle « Verkozen landschap » (Paysage élu) a pour sujet un couple, Mira et Paul. Au début, on nous présente Mira en ces termes : « Elle souriait à son mari comme dans un rêve. Ils étaient ensemble depuis quatorze ans déjà, elle s’était accoutumée à leur amour. À son visage étroit. À ses mains aux ongles très soignés. Toutes les choses disparates, inintelligibles qui avaient pu la traverser au cours de ces quatorze années, étaient reliées par un fil ténu à cet homme. »

    Bien entendu, il existe des différences entre, d’une part, des personnes qui vivent ensemble et, d’autre part, des personnes qui ne se connaissent que superficiellement ou encore des gens qui sont des étrangers l’un pour l’autre. Concernant la dernière catégorie, citons un passage emprunté à la nouvelle « Dubbelportret » (Portrait double) : « Les choses qui arrivent à autrui ne revêtent qu’un faible degré de réalité. Moindre qu’un rêve. Moindre qu’un récit. Moindre que le contenu d’un film rapporté de façon incohérente. »

    margriet de moor,kees snoek,eddy du perron,sutan sjahrir,littérature,pays-bas,traductionIl n’en est pas moins vrai que chaque vie, chaque individu recèle son propre mystère qui en constitue l’essence même. Le personnage de Magda dans Gris d’abord puis blanc puis bleu (4) (Eerst grijs dan wit dan blauw, 1991) abandonne sans rien dire son foyer ; deux ans après, elle retourne chez elle, comme si de rien n’était, sans dire mot à son mari de ce qu’elle a fait durant son absence. Leur vie de couple reprend, mais le secret que Magda n’entend pas partager avec son mari représente une partie essentielle de sa personnalité ; pour celui-ci, il devient peu à peu une obsession au point qu’il se sent exclu et qu’il finit par tuer son épouse avec un poignard tibétain.

    margriet de moor,kees snoek,eddy du perron,sutan sjahrir,littérature,pays-bas,traductionBeaucoup de personnages de Margriet de Moor sont à la merci de leurs propres intuitions, de leurs impulsions ou encore de circonstances qui les prennent par surprise en soulevant en eux des émotions qu’ils ne soupçonnaient pas. D’autres reculent devant l’abîme de ces émotions et préfèrent se laisser bercer au rythme de la routine. Il en est aussi qui se sentent totalement désorientés, qui souffrent d’une perte d’identité à la suite d’événements cruciaux, par exemple quand ils se sentent trahis ou victime de la fatalité. Dans Mélodie d’amour, Atie, l’épouse de Luuk, mari adultère, est la proie d’émotions contradictoires, lesquelles font naître « un éventail de nuances » sur son visage. Elle est « pleine de tristesse et de désir, de haine et d’amour, d’indulgence et de ressentiment, ne sait plus à quel saint se vouer car elle sait qu’elle va de toute façon le perdre, elle écume de rage contre lui, contre elle-même […] ». Oui, il arrive que l’amour se révèle tout aussi redoutable que la force des éléments, qu’une catastrophe naturelle ; on est emporté sans pouvoir opposer la moindre résistance ; on se trouve plongé soit dans le bonheur soit dans le malheur quand ce n’est pas dans les deux à la fois. Ce n’est pas un hasard si les volets de Mélodie d’amour, quatre récits traitant de diverses façons d’aimer, y compris de l’amour entendu comme affection réciproque entre frère et sœur, comportent des motifs ayant un lien avec la nature et les conditions météorologiques. Dans ces pages, plusieurs éléments font écho au sujet central d’Une catastrophe naturelle : l’ouvrier qui pilote une drague, les travaux hydrauliques, les dépressions atmosphériques qui amènent des tempêtes, la marée basse décrite comme « marée malveillante du bas-fond, démon hantant les fosses sombres entre les bancs de sable qui disparaissent sous les eaux »…

    margriet de moor,kees snoek,eddy du perron,sutan sjahrir,littérature,pays-bas,traductionAu vu des thèmes et motifs mentionnés, Mélodie d’amour apparaît par ailleurs comme un roman très hollandais où le danger inhérent à la vie se trouve symbolisé par l’eau, cette menace immémoriale. Au temps de la grande inondation de 1953, des chevaux ont survécu en restant plantés sur place, raides comme des piquets, parfois des journées entières. Ils n’ont pas cherché à fuir n’importe où, au hasard. Mélodie d’amour se referme sur l’image de deux cents chevaux, coincés sur un anneau de terre au milieu de la mer des Wadden. « Avec la marée haute et la tempête de novembre qui fait rage depuis des jours, la mer affleure le haut de la digue. » Les chevaux restent obstinément plantés sur place, n’osant pas même, à marée basse, traverser l’estran pour gagner le continent, leur salut. Ceci en dépit de toutes les tentatives de l’armée et des sauveteurs. C’est alors qu’arrivent quatre amazones, quatre Frisonnes à cheval, qui lancent leurs montures dans l’eau en empruntant un passage submergé ; avec elles, elles entraînent bientôt la jument qui guide la harde. Le roman se termine en une apothéose pleine d’amour et de dévouement :

    margriet de moor,kees snoek,eddy du perron,sutan sjahrir,littérature,pays-bas,traduction« Derrière les quatre amazones, en un trot intrépide, le cortège se dirige vers la digue : c’est le cortège le plus gai qu’on ait jamais vu. L’eau qui éclabousse se fait argentine et le ciel de plus en plus bleu à mesure que les chevaux rejoignent la terre ferme.

    Doux, dociles, prodigieusement heureux. »

     

     

    Paris, le 18 octobre 2013. Discours prononcé par le professeur Kees Snoek à la résidence de l’ambassadeur des Pays-Bas à l’occasion d’une soirée littéraire consacrée à Margriet de Moor, écrivain en résidence à l’Université de Paris-Sorbonne.

     

     

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     Margriet de Moor et Abdelkader Benali,

    Paris, le 18 octobre 2013 (photo : S. Benali)

     

    (1) Mélodie d’amour, Amsterdam, De Bezige Bij, 2013.

    (2) Le Peintre et la jeune fille, trad. Annie Kroon, Paris, Libella-Maren Sell, 2012.

    (3) Une catastrophe naturelle, trad. Danielle Losman, Paris, Libella-Maren Sell, 2009.

    (4) Gris d’abord puis blanc puis bleu, trad. Marie Hooghe, Paris, Robert Laffont, 1993.

      


    entretien en allemand avec Margriet de Moor

     

     

    * Kees Snoek est l’auteur d’un ouvrage monumental sur la vie et l’œuvre de l’écrivain Eddy du Perron. Il prépare actuellement une biographie sur Sjahrir  (1909-1966), premier Premier ministre de l’Indonésie, en recourant entre autres aux très belles lettres que le politicien a adressées à sa première épouse, la Néerlandaise Maria Duchâteau (1907-1997).

     


     Marque Page - Margriet de Moor - Une catastrophe naturelle

     

     

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  • La grande inondation de février 1953

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    Un témoignage français*

     

     

    Retour sur la catastrophe qui a frappé les Pays-Bas

    voici plus de soixante ans

     

     

    Tempête et inondations en Angleterre, en Belgique et en Hollande

      

    Dans la nuit du samedi 31 janvier au dimanche 1er février 1953, 175 000 à 200 000 hectares de terres hollandaises disparaissent sous les eaux. La catastrophe qui coûta la vie à 1836 personnes dans le sud-ouest du pays (on dénombra aussi des victimes en mer, en Belgique et en Angleterre), est gravée dans la mémoire collective batave. Cet évènement a donné lieu a une abondante littérature de la part des météorologues, des spécialistes des digues, des historiens ainsi que des hommes et femmes de lettres, dont un des sommets est sans doute le récent roman de Margriet de Moor, De verdronkene (La Noyée, 2005).

    CouvMoorCatastrophe.pngTraduite en plusieurs langues, mais malheureusement pas encore en français, cette œuvre nous plonge de façon saisissante en plein drame**. Nous avons retrouvé de nombreuses images, ainsi que le climat dans lequel évolue l’héroïne Lidy, dans la bouche de Claude Hoffert qui nous a rapporté, de façon tout à fait incidente, ce qu’il a vécu les 2 et 3 février 1953. Âgé de 22 ans à l’époque, ce natif de Strasbourg effectue son service militaire comme aspirant au sein d’une unité d’élite de Romainville (région parisienne) dépendant du 401ème Régiment d’Artillerie Antiaérienne. Prévenues semble-t-il dès le 1er février, en fin de journée, les autorités françaises décident d’envoyer des militaires, en particulier des soldats du service du génie. Mais quelqu’un pense aussi aux artilleurs sol-air du 401° RAA, surnommés les « pisse en l’air », qui n’ont rien à voir avec les sapeurs. Au 401°, on confie à un appelé, l’aspirant Hoffert, la tâche de former un convoi. Pourquoi ? Parce qu’un dimanche, ce sont essentiellement des appelés qui sont sur place ; d’autre part, ce dernier est sans doute l’un des rares à parler plusieurs langues : en plus d’être bilingue français-allemand, il s’exprime aussi en anglais. En très peu de temps, l’Alsacien doit former un groupe composé essentiellement de chauffeurs ; même s’il ne peut se faire la moindre idée de la situation dans laquelle il va se retrouver le lendemain, il comprend qu’il aura besoin d’hommes ayant l’esprit pratique. Aussi se rabat-il sur les jeunes chauffeurs de bus parisiens qui remplissent eux aussi leurs obligations militaires. N’ayant reçu que des instructions sommaires, il prépare un convoi comprenant 15 chauffeurs de bus pour conduire des GMC (plus 3 chauffeurs suppléants), 1 chauffeur de camion-citerne et 1 chauffeur de Dodge avec un radio à son bord, qui sont tous des appelés plus jeunes que lui. Le convoi dont il prend la tête se met en route le lundi 2 février et roule une bonne partie de la journée, « les camions chauffaient ». Claude Hoffert ne se souvient pas de la commune où le groupe dont il a la responsabilité arrive en fin de journée en Hollande. Les noms des localités hollandaises ne sont guère faciles à retenir ; qui plus est, plus d’un demi-siècle s’est écoulé. Étant en contact radio avec le P.C. hollandais, le détachement est dirigé par deux motards de la police jusqu’à un lieu, au milieu des eaux, aussi près que possible des digues. En ce lundi soir, cette vingtaine de jeunes français se retrouve brusquement au milieu de l’enfer.

    CouvMoorCatastrophePoche.pngLes images que nous montrent les actualités de l’époque ont été filmées pour la plupart un ou deux jours plus tard, une fois la tempête et le raz-de-marée calmés. Elles restituent la dévastation, le travail des sauveteurs, la détresse des survivants, mais pas la nuit, ni la pluie, ni la neige, ni le déchaînement des éléments. Elles ne nous font entendre ni le grondement de la mer, ni le vent, et ne nous font pas sentir non plus le froid. Tout ce que recrée précisément de façon magistrale le roman Une catastrophe naturelle en plus de l’angoisse terrible éprouvée par les gens qui ont été pris dans l’ouragan et emportés par les eaux, par ceux qui se sont réfugiés sur un toit. La peur, Claude Hoffert et ses hommes vont la ressentir toute la nuit : « La gouaille parisienne avait disparu », dit-il à propos de ses première et deuxième classes. Mais que fait au juste son unité en Hollande, seule, avant que d’autres troupes françaises – les soldats du génie – n’arrivent le mardi matin à Roosendaal ? Quelle peut être la mission d’un détachement d’un régiment d’artillerie antiaérienne au milieu de ce cataclysme naturel qui tourne au scénario catastrophe à cause de la rupture des digues ?

    Douze des quinze GMC convoient sur une remorque un projecteur antiaérien ainsi qu’une génératrice (les 3 autres transportent des pièces de rechange). Bien entendu, il ne s’agit pas cette fois pour les militaires de diriger le faisceau lumineux de leurs projecteurs vers le ciel pour repérer des avions. On leur demande d’éclairer au ras du sol, sur dix à quinze kilomètres, le paysage dévasté, noyé, en direction de la mer, afin que les secours puissent travailler de nuit, que militaires et volontaires hollandais puissent consolider tant bien que mal les digues. Car il semble bien qu’avec l’obscurité, plus rien n’ait été possible dans la quasi-totalité des endroits sans un tel type d’éclairage. Or, ce genre de projecteurs était apparemment très peu répandu dans les armées qui sont intervenues. Si le génie était doté de moyens d’éclairages conséquents, ils étaient sans commune mesure pour ce qui est de la puissance et de la portée à ceux du 401° RA. Ces projecteurs moins puissants, les militaires néerlandais paraissent les avoir utilisés pour orienter les hélicoptères qui voulaient se poser ou CouvParisMatch1953.pngencore pour éclairer les digues, mais sans doute après-coup, ainsi que semble le montrer la photo pleine page publiée dans le n° 205 de Paris Match : « Du village d’Halsteren (province du nord Brabant), un projecteur surveille de sa lumière bleutée des kilomètres de digues » (p. 23).

    Claude Hoffert commence par installer 4 projecteurs sur la digue d’acheminement sur laquelle son convoi s’est engagé de manière à permettre aux pompiers de colmater au loin une digue avec des sacs blancs. En retrait, il place ses deux autres batteries de 4 projecteurs de manière à éclairer le rayon le plus large possible sur une distance de 15 km, autrement dit il les place en position « divergente » pour qu’ils éclairent à gauche et à droite, la troisième batterie élargissant l’étendue éclairée par la deuxième. Chaque projecteur est placé devant le GMC. La pluie est incessante, des vagues viennent lécher la chaussée surélevée, des bourrasques secouent hommes et matériel. L’aspirant décide alors de relier chaque remorque à son camion avec un treuil. Si le détachement dispose d’un camion-citerne pour assurer son autonomie et de pièces de rechange pour faire fonctionner projecteurs et génératrices, les hommes sont pour leur part mal équipés : ils n’ont pas de vêtements de pluie, ils n’ont rien à manger ni à boire. La logistique française sur laquelle ils comptaient n’a pas suivi. De nombreux témoignages prouvent d’ailleurs que les opérations de secours se sont déroulées dans la pagaille, tant l’ampleur de la catastrophe a surpris.

    Digue rompue © Beeldbank V en W

    Watersnoodramp_1953_dijkdoorbraak_Den_Bommel.jpgL’aspirant fait marcher les batteries en utilisant 60% de l’essence dont il dispose. Toutes les 40 minutes, il faut changer le charbon + de chaque projecteur, ce charbon qui génère la flamme sur le miroir d’acier. Pour cette opération délicate, les soldats disposent d’un équipement particulier et de lunettes spéciales. La tâche est bien entendu compliquée par les conditions météorologiques. Entre minuit et une heure du matin, celles-ci empirent. Sur leur langue de terre, les militaires risquent leur vie. Ils souffrent du froid, sont trempés jusqu’aux os. Sur sa droite, Claude Hoffert voit des digues s’écrouler. Les autorités civiles et militaires hollandaises lui donnent l’ordre de tenir, mais devant le danger qui se précise, il prend la décision de faire marche arrière : « Nein, ich gehe zurück. » Il n’a pas alors la possibilité d’établir le moindre contact radio avec Paris. Grâce au radar qui permet de repérer en principe les avions, il sait avant tout le monde à quelle distance se trouve la mer : il sait qu’elle ne cesse de se rapprocher, qu’elle n’est plus qu’à 10 km. Les soldats français voient au loin des bateaux pneumatiques projetés en l’air ainsi que les sauveteurs qui sont à leur bord ; dans ces sortes de Zodiacs, ces hommes transportent des sacs de sable. Ils voient aussi les fermes disparaître en totalité ou en partie sous les eaux, flotter des cadavres de vaches et de chevaux, ils entendent les cris de détresse. Au milieu des eaux, sur la digue d’acheminement perpendiculaire aux digues de protection, les GMC ne peuvent faire demi-tour. Aussi l’aspirant fait-il « riper » en marche arrière la première position de 500 mètres à 1 km, puis la deuxième, puis la troisième, le tout en catastrophe. Quand la première effectue son retrait, l’eau environnante éclabousse déjà les projecteurs. Pendant cette opération de repli, les projecteurs restent allumés. Le reste de la nuit se passe dans les mêmes conditions : Claude Hoffert fait reculer ses batteries de projecteurs à tour de rôle de 500 mètres en 500 mètres, tout en essayant de continuer d’éclairer en permanence les digues ou ce qu’il en reste. À un moment donné, il n’y a en effet plus aucune digue au loin. La digue d’acheminement sur laquelle les soldats se trouvent disparaît elle aussi progressivement sous l’eau.

    Jan de Hartog, De kleine ark (1953), roman

    CouvHartogArk.pngDes centaines de fois cette nuit-là retentit le « Verdami ! » alsacien ; l’aspirant et ses hommes craignent bien entendu que la violence des éléments ne vienne la rompre à un endroit qui empêcherait tout repli. Quand le jour se lève, les ¾ de cette digue sont sous les eaux. Eux-mêmes ont reculé sous la pluie et la neige jusqu’à ne plus être très éloignés de la terre ferme. Le matin, alors que les autorités hollandaises souhaitent que son unité reste, l’aspirant reçoit de Paris l’ordre de rentrer. Cette action lui vaudra les félicitations de ses supérieurs.

                                           

                                                                        Daniel Cunin

     

     

    La Petite arche, traduction française de De kleine ark

    HartogArche.png* Publié dans la revue Deshima (n° 2, 2008), ce texte est basé sur le témoignage de Claude Hoffert ; alors que nous nous entretenions de choses et d’autres, j’ai évoqué le roman De verdronkene que je venais de lire et la forte impression laissée par les descriptions de la catastrophe de février 1953 ; c’est à ce moment-là qu’il m’a dit avoir vécu de près ce drame. C’est la première fois, en plus de 50 ans, qu’il évoquait ce souvenir. Il n’a jamais cherché à se documenter sur la question. Le rapport qu’il a rédigé à son retour, début février 1953, se trouve peut-être dans les archives de l’armée.

    ** La traduction française a paru depuis : Margriet de Moor, Une catastrophe naturelle, Libella/Maren Sell, 2010.