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minne

  • Hadewijch - Lettre rimée 16

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    Les sept noms de l’amour

      

     

     éd. J. van Mierlo, 1912

    Mengeldichten-1912.jpgL’une des quatre œuvres de Hadewijch d’Anvers – les Mengeldichten ou Rijmbrieven, autrement dit les Lettres rimées – a été le plus souvent négligée par les commentateurs. Pourtant, d’une lecture plutôt accessible, elle invite le profane à faire ses premiers pas dans la pensée de la poète brabançonne. Cela vaut en particulier pour la dernière lettre du recueil qui propose une « analyse » des sept « noms » de la minne et éclaire de la sorte ce qui est probablement le thème central de l’ensemble du corpus. Pour approfondir cette question, on se reportera à l’essai du père Raymond Jahae paru dans le « Dossier Hadewijch d’Anvers » qu’a accueilli la revue Nunc (n° 40, octobre 2016). En attendant, nous reproduisons la version française de cette Lettre rimée 16 qui recèle un condensé de la doctrine hadewigienne. (1)

     

     

    Lettre rimée 16

     

     

    L’amour a sept noms

    qui tu le sais lui conviennent.

    Ce sont lien, lumière, charbon, feu.

    Tous quatre sont sa fierté.

    Les trois autres sont grands et forts,

    toujours courts et éternellement longs.

    Ce sont rosée, source vivante et enfer (2).

    Si je t’énumère ces noms,

    c’est parce qu’ils figurent dans les Écritures

    et pour satisfaire la nature

    qu’ils révèlent et ont montrée.

    Que je ne cherche pas à te tromper

    en disant que l’amour a toutes ces manières de faire,

    il le sait celui qui la vit entièrement,

    elle et tous les miracles qui y sont attachés

    dont je t’ai naguère parlé.

     

    Lien, elle l’est effectivement car elle lie

    et sait qu’elle a tout en son pouvoir.

    Son lien, tout le monde en fait cas,

    ainsi que le sait celui qui l’a éprouvé.

    Car bien que l’amour anéantisse la consolation au milieu de la consolation,

    elle apporte réconfort en toute affliction.

    Son lien fait qu’intérieurement

    j’agonise, selon moi, de douleur.

    Son lien fait tout se conjoindre

    dans une jouissance, dans une satisfaction ;

    c’est un lien qui lie tellement tout

    que l’un pénètre l’autre

    dans la douleur, dans la paix, dans la fureur d’amour,

    et mange sa chair et boit son sang,

    et le cœur de l’un consomme celui de l’autre,

    l’âme de l’un traverse celle de l’autre avec fougue

    ainsi que nous l’a montré celui qui est amour –

    et cela dépasse l’entendement humain –,

    lui qui s’est donné lui-même à nous en repas,

    nous permettant ainsi de comprendre

    que l’on touche à la plus intime amour

    en mangeant, en goûtant, en voyant intérieurement.

    Il nous mange et nous croyons le manger,

    et effectivement nous le mangeons, qu’on le sache.

    Mais comme nous le consommons tellement peu,

    le touchons (3) tellement peu, le désirons tellement peu,

    chacun de nous reste non mangé,

    et loin et hors de l’autre.

    Celui que capture ce lien,

    mangera en revanche à sa faim

    s’il désire pénétrer en dieu ou en l’homme,

    [les] goûter au-delà de ses souhaits.

    Son lien (4) nous fait comprendre ce que c’est :

    « Je suis à mon bien-aimé et mon bien-aimé est à moi (5). »

     

    Lumière, ce nom nous permet de saisir

    les pires préjudices qui sont portés à l’aimé

    et ce qui agrée le plus à l’amour,

    et les choses que l’amour blâme le plus.

    Dans cette lumière, on apprend

    comment aimer le dieu-homme

    et l’homme-dieu et tous deux en un :

    c’est là une tenure extrêmement précieuse.

     

    Charbon (6), ce nom, relève-le,

    est un signe qui figure dans les Écritures.

    C’est un présent merveilleux

    que dieu envoie au dedans de l’âme,

    en tout ce qu’elle reçoit, en tout ce qu’il lui manque,

    dans la réconciliation, dans la menace, dans la vengeance,

    dans la consolation, dans la joie, dans le travail,

    en toutes ces contradictions que j’ai énumérées.

    Le charbon est un rapide messager

    qui sert au mieux l’amour.

    Son service ne cesse jamais,

    l’amour ne saurait s’en passer.

    Le charbon enflamme celui qui était froid,

    il rend craintif le courageux,

    met à pied le cavalier,

    emplit l’humble de fierté (7),

    met le pauvre en un royaume

    où il ne s’écarte plus devant personne.

    Tout cela, tomber et se relever,

    prendre, donner, recevoir à répétition,

    le charbon, ce nom, l’enflamme et l’éteint

    par fureur d’amour. Emploie-toi

    en personne à cela afin de découvrir

    les merveilles inouïes qu’il (8) opère

    avant de retourner dans le feu

    où il saccage, brûle,

    engloutit et consume

    ce qui a été refusé et désiré (9).

     

    Feu, ce nom, brûle tout :

    bonheur, heur et malheur

    car toute chose lui est égale.

    Celui qui est ainsi touché intimement par le feu,

    rien ne lui est trop vaste ni trop étroit.

    Quand le feu se fait phénoménal,

    il ne différencie rien de ce qu’il consume :

    haine, amour, refus, désir,

    gain, perte, agrément, désagrément,

    profit, dommage, honneur, honte,

    consolation auprès de dieu au ciel

    ou séjour dans les maux infernaux :

    tout cela est identique pour le feu.

    Il brûle tout ce qu’il touche –

    de damnation ou de bénédiction,

    il n’est point question, je l’avoue.

     

    Rosée, ce nom, assure un service :

    quand, par sa force, le feu a de la sorte tout calciné,

    la rosée vient tout humidifier,

    pareille à un souffle d’une douceur inouïe,

    et provoque le baiser des nobles natures,

    les rendant persévérantes dans l’inconstance.

    L’ardeur (10) engloutit leurs dons

    au point de ne savoir faire autrement.

    Toutes les tempêtes s’apaisent alors

    qui s’élevaient là ;

    là se fait alors un silence

    où l’aimée va recevoir de l’aimé

    le baiser qui sied à l’amour.

    Quand l’aimé prend l’aimée en tous ses sens,

    elle (11) les suce et goûte sans fin.

    Touchant ainsi l’aimée, l’amour

    mange sa chair, boit son sang.

    L’amour qui ainsi la réduit à rien

    conduit en douceur les deux aimés

    à un baiser sans séparation.

    Ce baiser unit bellement

    en un être les trois personnes.

    Ainsi la noble rosée adoucit l’incendie

    qui faisait rage au pays d’amour.

     

    Source vivante, ce sixième nom,

    suit la rosée de façon appropriée.

    Le flux et le reflux

    de l’un dans l’autre qui grandissent l’un dans l’autre,

    cela dépasse les sens et l’entendement,

    dépasse la capacité de connaître et de recevoir

    des créatures humaines.

    Pourtant nous l’avons en notre nature,

    le chemin caché que fait emprunter l’amour

    et qui nous permet de recevoir non sans coups le doux baiser.

    En lui on reçoit la douce vie vivante

    qui donne la vie vivante à notre vie.

    Ce nom de source vivante vient de ce qu’il nourrit

    et maintient l’âme vivante en l’homme,

    et qu’il jaillit de la vie avec vie,

    et, de la vie, apporte nouvelle vie à la vie.

    La source vivante flue en tout temps

    en d’anciennes habitudes, en zèle nouveau,

    pareille à la rivière qui donne

    et ne tarde pas à récupérer ce qu’elle a donné :

    ainsi l’amour engloutit-elle ce qu’elle donne.

    Voilà pourquoi son nom est source et vie.

     

    Son septième nom, c’est enfer,

    nom de l’amour qui me fait pâtir,

    car elle engloutit et damne (12) tout.

    Et en elle personne ne se remet :

    y succomber et être saisi par elle,

    c’est ne pouvoir compter sur aucune pitié.

    Pareille à l’enfer qui dévaste tout,

    elle ne nous accorde rien

    hormis dureté et terribles maux,

    inquiétude permanente,

    assaut permanent et nouvelle persécution,

    dévoré entièrement et englouti entièrement

    [que l’on est] dans sa nature sans fond

    sombrant à toute heure dans le chaud, dans le froid,

    dans la profonde et haute ténèbre de l’amour.

    Cela dépasse la mission de l’enfer.

    Celui qui connaît l’amour, ses allées, ses venues,

    sait et peut comprendre

    que l’enfer est le nom le plus élevé

    qui soit approprié à l’amour.

     

    Remarque à présent combien dans ces noms

    tous les modes de l’amour se trouvent bien.

    Il n’est de cœur si sage qu’il puisse saisir

    le millième du lien d’amour,

    laissât-il de côté les six autres [noms].

    Du lien nous vient la certitude

    que rien ne peut nous séparer de l’amour,

    ni le moindre miracle, ni la moindre force.

    Tel est le don de la puissance de la sagesse.

    Le cœur humain n’est pas à même de l’endurer ;

    il lui faut pourtant supporter d’être lié au lien.

    De la lumière nous apprenons les actions de l’amour,

    nous voulons la connaître sous toutes les manières,

    pourquoi nous devons aimer l’humanité

    pareillement à la divinité et les connaître.

    Par le charbon, elle les enflamme eux deux (13).

    Par le feu, elle les brûle en un seul ;

    pareillement dans le feu de la salamandre,

    le phénix brûle et devient un autre.

    Par la rosée, l’incendie est adouci

    et oint d’un souffle unitif.

    Cette béatitude et cette fureur d’amour

    les jette (14) dans le flot le plus abyssal,

    qui est sans fond et qui vit éternellement,

    et qui avec la vie donne aux trois unité,

    à dieu et à l’homme en une amour :

    c’est la trinité au-dessus de toute pensée.

    En provient le septième nom,

    le plus élevé et le plus approprié.

    C’est l’enfer qui est l’essence de l’amour,

    car il dévaste l’âme et les sens

    au point qu’ils (15) ne se rétablissent plus

    et qu’ils n’endurent plus aucune chose

    si ce n’est se perdre dans la tempête (16) d’amour,

    corps et âme, cœur et sens,

    aimant sans discontinuer, perdus en cet enfer.

    Celui qui aspire à cela est prévenu,

    car devant amour, on ne se relève pas

    si ce n’est en recevant à toute heure consolation et coups.

    Qu’on cherche dans la moelle du cœur,

    qui recèle fidélité, l’offrande de la véritable amour.

    Agir ainsi, c’est gage de victoire,

    même s’il convient de reconnaître qu’on en est encore loin.

     

     

    Couv-Nunc-40.jpg

     

    (1) Traduction de Daniel Cunin (publiée initialement dans Nunc, n° 40, p. 67-73), réalisée à partir de l’édition des Mengeldichten (1952), disponible en ligne, que l’on doit à Jozef van Mierlo. Tout comme ce dernier, nous introduisons des signes de ponctuation. Et comme dans le cas de la traduction des Chants (Albin Michel, 2019), nous adoptons le féminin pour « amour » (minne) et privilégions une transposition assez « brute », qui restitue au plus près ce que « dit » l’original. Les lettres-poèmes du recueil se composent de vers à rimes plates, la simple assonance prenant par endroit le dessus sur la rime ; chaque vers comprend quatre syllabes accentuées, la plupart des vers comptant huit syllabes, mais certains beaucoup plus. Dans ces 16 Lettres rimées, seule la quinzième présente des vers plutôt resserrés. Que Rob Faesen soit remercié pour ses conseils et suggestions.

    (2) Les quatre premiers sont : bant, licht, cole, vier, les autres étant : dau, leuende borne et helle.

    (3) Le verbe gherinen (ici so ongherenen, soit mot à mot : « tellement non touché »), tout comme plus loin dans le texte, renvoie à la touche divine.

    (4) Le lien de la minne.

    (5) Cantique des cantiques, 4,2. Le texte moyen néerlandais : Jc minen lieue ende mijn lief mi, soit mot à mot : « Je mon aimé et mon aimé moi. »

    (6) Le père Van Mierlo renvoie au Chant 28 de Hadewijch en notant que le passage réunit tous les effets contradictoires que produit la fureur, l’ire d’amour (orewoet).

    (7) Dans l’original : hoghen moet.

    (8) Le charbon.

    (9) Sans doute faut-il lire : refusé par Dieu et désiré par toi

    (10) Sans doute le fort désir que manifeste la minne.

    (11) La minne. Dans l’original : si doresughetse ende doresmaket, soit : elle les suce/savoure et les goûte sans trêve, intégralement.

    (12) Le verbe verdoemen apparaît ailleurs dans le texte (vers 84). Il signifie damner, mais aussi saccager, détruire, anéantir.

    (13) La minne enflamme les deux amants.

    (14) Les amants.

    (15) Là aussi, les amants.

    (16) in storme van minnen, ce qui peut également se traduire par « dans les assauts d’amour ».

     

     

    Introduction en français aux textes de Hadewijch, par le père François Marxer



    Frank Willaert lit la « Lettre rimée 15 » centrée sur la fureur d’amour (orewoet)

     

    Mengeldichten1952.jpg

    édition J. Van Mierlo, 1952