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napoléon

  • La Nation Hollandaise (1812)

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    Coup d’œil sur un poème épique

    de l’époque napoléonienne

     

     

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    J. F. Helmers à Paris, 1802,

    gravure de J.-L. Chrétien

     

     

    Dès le samedi 22 octobre 1808, le Journal des Arts, des Sciences, de Littérature et de Politique annonce qu’ « un des meilleurs poëtes hollandais […] publiera bientôt son grand poëme qui a pour sujet l’affranchissement des Pays-Bas ». Ce n’est que quatre ans plus tard, après plus de dix années de labeur, que Jan Frederik Helmers (1767-1813), poète par excellence de la résistance à l’occupation française, fit en réalité paraître l’œuvre en question, De Hollandsche Natie (La Nation Hollandaise, 1812), non sans faire quelques concessions, mais le censeur impérial Jean Cohen (1) ne se montra pas particulièrement sévère. On aurait pu en effet s’attendre à un refus de publication d’un écrit contenant un message aussi ouvertement nationaliste. Et lorsque les autorités changèrent leur fusil d’épaule et décidèrent de procéder à l’arrestation de l’auteur qui mariait une admiration certaine pour les Lumières bataves à une passion fougueuse pour le passé de son pays, notre romantique avant la lettre n’attendit pas la police : il mourut en effet peu avant l’arrivée des représentants de l’ordre.

    littérature,lettres néerlandaises,traduction littéraire,napoléon,hollande,helmers,nationLa Nation Hollandaise devait être transposée en vers par Auguste Clavareau en 1825. Dès 1820, le lecteur d’expression française avait pu se faire une petite idée du contenu de cette œuvre à la fois généreuse et emphatique. Dans ses Mélanges de Poésie et de Littérature des Pays-Bas, l’autodidacte et admirateur de Béranger  L.G. Visscher (1797-1859) avait en effet proposé quelques passages traduits en prose. Le texte ci-dessous reprend sa présentation du poème de J.F. Helmers (orthographe modernisée). Est-ce seulement par modestie que l'aède d'Amsterdam nous adresse une mise en garde dès la préface ? «  Mon sujet est riche ; oui, trop riche pour la poésie. Ce que j’avance ici ne doit pas être regardé comme un paradoxe : tout poète en conviendra facilement. Il n’est pas de sujet, quelque pauvre, quelque mince qu’il soit, que la poésie ne puisse embellir et rendre intéressant, s’il tombe entre les mains d’un véritable poète. Son imagination brûlante enflamme son cœur ; il verse dans l’âme de ses lecteurs ou de ses auditeurs, le sentiment qui le remplit tout entier. C’est surtout quand la matière n’est pas assez riche d’elle-même, que son génie se développe d’une manière brillante ; c’est alors qu’il peut en effet être poète, c’est-à-dire, créateur. Mais si le sujet est grand par lui-même, plein de faits intéressants par la diversité, le poète est surpassé par la grandeur des objets qu’il veut retracer à notre imagination. À quoi servent les fictions ingénieuses, les ornements de la poésie, quand le simple exposé du fait porte avec soi son mérite et sa louange ? […] Guidé par l’élan de mon cœur, le souvenir de ces grands hommes, tels que la terre n’en avait pas encore vu et n’en verra peut-être plus jamais, m’a fait éprouver tous les sentiments que je voulais faire passer dans l’âme de mes contemporains. Heureux, si j’ai pu atteindre ce but ! plus heureux encore, si mes lecteurs jugent, avec fondement, mes expressions trop faibles, mon enthousiasme trop froid, mes idées et mes vers au-dessous de leur attente ! Comme poète, j’y perdrai sans doute ; mais puis-je m’en plaindre ? quelle haute idée n’aurai-je pas alors de vous, ô mes compatriotes ? comme je vous trouverai dignes de vos ancêtres ! avec quel plaisir ne sacrifierai-je pas ma gloire poétique à l’intime conviction que vous n’avez pas dégénéré de ces héros ? » (2)

    D.C.

     

    (1) Anne Jean Louis Philippe Cohen de Vinkenhoef, né à Amersfoort le 17 octobre 1781, mort à Paris le 6 avril 1848. Ce journaliste fut nommé en 1811 censeur impérial pour ce qui concernait les langues étrangères puis devint, en 1824, bibliothécaire de la Bibliothèque Sainte-Geneviève. Il a traduit divers ouvrages de l’allemand, de l’anglais, du suédois, du russe et de l’italien. Il est probablement le premier à avoir transposé Vondel en français (pièces poétiques et deux tragédies : Lucifer et Gysbreght van Aemstel) ; il a d’ailleurs laissé un essai posthume sur l’Altaergeheimenissen (1645), un des chefs-d’œuvre de cette grande figure du Siècle d’or.

    (2) Extraits de la préface de l’édition de 1825 dans la traduction d’Auguste Clavareau (disponible dans son intégralité sur Google Books).

     

     

     

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    Ce poème, dès qu’il parut, fut reçu avec transport ; on en avait conçu la plus haute idée dans l’esquisse que le poète en avait tracée lui-même, et qu’il justifia de la manière la plus victorieuse. Déjà Helmers était connu avantageusement sur notre Parnassé, et ses mâles accents nous consolaient alors qu’envahis par le grand empire, l’horizon politique ne nous offrait dans l’avenir qu’une lueur d’espoir à peine perceptible. C’est vers cette époque que notre digne poète, nous rappelant l’antique gloire de nos ancêtres, reportait notre attention sur leurs exploits, et savait embellir de ses sons harmonieux les rayons d’espérance qu’il faisait briller à nos yeux. C’est à cette époque même que parut son poème intitulé la Nation hollandaise. Ce fut un trésor, un baume consolateur qu’il offrit à un peuple soupirant, et la plus sévère critique applaudit elle-même à ce chef-d’œuvre de génie, sauf peut-être quelques légers défauts de correction dans le style, de répétition et d’enthousiasme sans limites, qui se font en général remarquer dans les ouvrages de ce poète célèbre. On peut néanmoins placer son poème au rang de ces productions qui honorent les plus grands génies de l’Europe. Il n’y a que peu d’années que Helmers paya l’inévitable tribut à la nature : les muses éplorées regrettent en lui un poète d’un patriotisme à l’épreuve, et dont une simple et modeste pierre couvre les restes. Aucune épitaphe ni tombeau n’arrêtent les regards des passants ; mais sa mémoire vivra à jamais dans tous les cœurs bien nés.

    Son poème dont nous nous occupons dans ce chapitre, est divisé en six chants, consacrés à la gloire d’une nation qu’il chérissait avec transport. Dans le premier, il célèbre l’amour sacré de la patrie et les mœurs d’un pays à qui la nature avait tout refusé, jusqu’à la terre même, qui ne fut pour lui qu’une production de l’art. L’économie de ses habitants, la prudence et la tolérance de leurs prédécesseurs, reçoivent de la part du poète le tribut de son admiration. Les épisodes de De Ruiter, de Cats, d’Hambroek et autres, décorent toute la pompe de ses vers : ces divers sujets, extraits de l’Histoire, inspirent le plus vif intérêt, et sont peints des plus riches couleurs et de toute l’énergie de sa verve poétique.

    Michiel de Ruyter

    MichieldeRuyterPortrait.pngLe poète élève la voix au second chant pour comparer la Belgique au Rhin, qui n’est à sa source qu’un faible ruisseau, mais qui, croissant bientôt en s’élargissant, devient enfin un fleuve considérable. C’est alors que, parcou- rant les principaux faits de l’Histoire, il s’arrête au tombeau de Guillaume Ier, pour chanter les exploits de ses ancêtres, en les considérant tant sous le double point de vue de la bravoure militaire que de la moralité.

    Le troisième est celui de tous ses chants le plus patriotique, et qui se distingue par plus de hardiesse. Il s’agit de la gloire que s’acquirent sur toutes les mers les De Ruiter, les Tromp, les Van Galen, les Piet Hein et autres, qui répandirent au loin la terreur d’un pavillon qui, à cette époque, fut respecté par toutes les nations du globe. Ce tableau, des plus mâles, et digne de son sujet, suffirait seul pour nous donner du talent poétique de Helmers l’idée la plus distinguée. Ce ne sont pas seulement l’élévation du style, les pensées sublimes et la vérité des expressions qu’on admire le plus en lui, et qui font l’ornement précieux de ses vers, mais encore sa manière originale de chanter les prestiges de l’imagination dans le 4e chant, où il se plaît à décrire principalement les voyages et découvertes de nos marins, dont la description est peut-être moins détaillée que la Lusiade, mais qui est plus frappante d’images. Le sujet de ce chant est pour nous ce que fut pour les Portugais le chef-d’œuvre du Camoëns. Enfin, ses deux derniers chants célèbrent des noms précieux aux sciences et aux arts, ainsi que l’amour des Belges pour les productions du génie. Cependant le poète ne s’y perd pas en de vains détails ; il rend hommage à la mémoire des grands noms que toute l’Europe cite avec orgueil, et termine son brillant poème en s’adressant à ses enfants, leur offre les prémices de son précieux travail, en s’inquiétant seulement si on reconnaîtra ses propres sentiments dans ses vers. « Si un jour, leur dit-il, vous rassemblez mes cendres près des urnes où reposent celles de nos pères, et que vous reconnaissez mon âme dans mes chants, si alors une larme de reconnaissance s’échappe de vos yeux, vous pourrez dire avec orgueil : « Oui mon père chérissait sa patrie ! »

    L.G. Visscher

     

     

     

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    On peut certes critiquer l’aspect pompeux de La Nation Hollandaise ; néanmoins, certaines pages ne manquent pas de brio. Pour goûter un peu ces vers, reprenons l’un des deux passages traduits par L.G. Visscher en le faisant précéder de l’original et suivre de la transposition en vers du Luxembourgeois Clavareau. Ce fragment du Chant 3 – qui fut mis en musique par Edzard Grefe une cinquantaine d’années après sa parution – évoque la mort héroïque du vice-amiral Reinier Claassens et de ses hommes le 6 octobre 1606 près du cap Saint-Vincent.

     

     

    ’t Was Neerland niet genoeg, dat, aan het Spaansche strand,

    Philippus vloten zijn veroverd en verbrand,

    Aan ’s aardrijks ander eind’ ontving hij dieper wonden:

    Naar ’t westerdeel der aard’ werd Claasens afgezonden.

    Zijn zinspreuk is: « voor God! verwinnen of vergaan! »

    Zijn naam heeft reeds den schrik verspreid langs d’Oeeaan.

    Wie durft dien dappren Zeeuw bestrijden? wie zal ’t wagen?

    ’t Is de overmagt alleen, die schriklijk op komt dagen.

    Acht schepen, zwaar van bouw, omsinglen thans den held;

    Hij staat alleen, maar vast, gelijk een rots ’t geweld

    Der eeuwen, ’t woest gebrul des donders fier blijft trotsen,

    Schoon stormen aan zijn’ voet in wilde golven klotsen,

    Schoon schip bij schip, met kracht geslingerd op zijn borst,

    Verbrijzeld henen stuift, staat hij, met kracht omschorst,

    Belacht het woeden van de orkanen en van de eeuwen;

    Zoo staat ook Claasens nu; de dolle Spanjaards schreeuwen

    En tieren, daar men hem in eenen kring besluit;

    (Zoo brult het ongediert’ der woestenij naar buit.)

    Men tracht, schoon vruchtloos, hem tot de overgaaf te nopen;

    Neen, duur wil hij de zege aan ’slands tiran verkoopen.

    Tot d’ongelijken strijd maakt hij zich straks gereed,

    Hij denkt aan God, aan Spanje, aan Neêrland, en zijn’ eed.

    Nu barst de dood eensslags uit duizend kopren monden;

    Zijn masten, zeil en roer zijn ras in zee verslonden;

    Het reddelooze schip geeft vreeslijk krak bij krak;

    Twee dagen strijdt hij nog op ’t halfgesloopte wrak.

    Nu roept hij ’t volk bijeen, en zegt, met vonklende oogen:

    « Gij, die nooit hebt gebukt voor Spanjes dwangvermogen,

    Die hem de zege hebt in strijd bij strijd ontroofd,

    Spitsbroeders! zult gij nu, met nederhangend hoofd,

    Beschimpt, gesmaad, geboeid, u schandlijk overgeven?

    Uw’ beulen danken voor een afgebedeld leven?

    Of kiest gij, nevens mij, den dood voor ’t Vaderland?

    Beslist: dan steekt dees lont ons luttel kruid in brand!

    Dan zal dit brandend wrak aan ’s vijands vloot zich hechten,

    En stervend zult gij dus uw’ beulen nog bevechten. »

    Hij zwijgt; – hij grijpt de lont; ’t volk roept vol geestdrift uit:

    « Ja! sterven wij met roem; steek, steek den brand in ’t kruid! »

    Nu wijdt zich elk ter dood; er wordt niet meer gestreden,

    Maar knielend storten zij heur allerlaatste beden;

    En Claasens, daar hij ’t hart verheft tot zijnen God,

    Smeekt voor zijn gade en kroost, in heur ondraaglijk lot:

    Hij ziet haar wanhoop, ziet haar tranen, hoort haar klagen,

    Zijn’ zoon de moeder naar de komst des vaders vragen!

    Hij stoot dit denkbeeld weg, bidt vurig, rijst en zucht,

    En werpt de lont in ’t kruid, en ’t schip barst in de lucht!

    (J.F. Helmers, Volledige Werken,  T. 1, 1844, p. 58-59)

     

     

     

    Helmers3.pngLa Hollande, peu satisfaite de ses triomphes sur la flotte royale, obtenus près des côtes d’Espagne, se plaît à la poursuivre jusques dans les mers les plus-éloignées. Claassens est expédié vers le pôle occidental du globe ; déjà son nom a répandu la terreur sur la surface de l’Océan. Sa devise est vaincre ou mourir ; Dieu et la patrie. La bravoure du capitaine est connue au point que nul n’oserait accepter les chances d’un combat sans être protégé par une force supérieure. Le héros, entouré à-la-fois par huit vaisseaux de la première force, n’a de ressource que dans sa fermeté ; il est seul ; mais ainsi qu’un rocher en butte à l’action destructive des siècles, affrontant la foudre et les coups redoublés du tonnerre, insensible à l’effort des tempêtes et des vagues agitées qui se brisent à ses pieds, ainsi que les vaisseaux que précipitent les vents impétueux.

    Les Espagnols irrités l’entourent et le serrent de près ; ils vomissent des hurlemens comme des animaux farouches au moment d’atteindre leur proie. C’est en vain qu’on lui offre une capitulation ; il prévoit le triomphe de l’ennemi mais, résolu de vendre chèrement sa vie, il ne se souvient plus que de ses sermens ; l’amour sacré de la patrie, la confiance en son Dieu, la haine contre l’Espagne, tout enfin le porte à livrer un combat inégal : bientôt mille bouches d’airain vomissent la mort ; sa mâture, ses voiles et son gouvernail tombent à la mer. En cet état déplorable, le vaisseau lui-même, après deux jours de combat le plus meurtrier, n’offre plus que des débris ; c’est alors que, rassemblant le reste de ses braves, et fixant sur eux des yeux étincelans… « Compagnons, leur dit-il, jamais vos fronts glorieux ne se courbèrent sous la tyrannie des Espagnols, vos ennemis ; toujours, et dans toutes les actions que nous engageâmes avec leur pavillon, la victoire couronna votre valeur, et dans ce moment même, oseriez-vous la déshonorer en courbant vos têtes sous leur joug odieux ? souffririez-vous qu’on vous enchaîne, qu’on vous insulte et vous outrage ? Si vous étiez assez lâches pour vous rendre, vous mériteriez l’humiliation que vos tyrans vous préparent ? Si comme moi vous préférez la mort à la honte de subir leur joug, mourons ensemble pour la patrie ; un mot, et cette mèche va embraser à l’instant le peu de poudre qui nous reste. Décidez-vous, et que notre pont embrasé couvre de ses débris la flotte de vos ennemis, et, tout en expirant, sachons combat- tre encore nos vils oppres- seurs !... » Il se tait et prend la mèche… À l’instant, tout l’équipage, animé du plus digne enthousiasme, s’écrie : « Oui, oui, mourons avec honneur, qu’on mette le feu aux poudres ! »

    A. Storck, Bataille des Quatre Jours, Rijksmuseum

    littérature,lettres néerlandaises,traduction littéraire,napoléon,hollande,helmers,nationOn se prépare à la mort ; le combat cesse ; tous les matelots à genoux adressent à l’Éternel leurs derniers soupirs. Claassens lui offre aussi les siens, en recommandant à sa divine clémence son digne équipage, sa femme et ses enfans, dont il prévoit les larmes et le désespoir. Il repousse cette affligeante idée, invoque de nouveau son Dieu, se lève en soupirant, et précipite la mèche à travers les poudres.

     

    (trad. L.G. Visscher, 1820, p. 71-73)

     

     

     

    Ce n’était point assez que l’Espagne éperdue

    Vît tomber sur ses bords sa puissance vaincue :

    Sous de brûlans climats, sur les flots mexicains,

    Claassens vole à la gloire et commande aux destins.

    Vaincre ou mourir ! voilà sa devise sacrée.

    La terreur de son nom, de contrée en contrée,

    A déjà fait pâlir ses lâches ennemis.

    Dans ses hardis projets ses soldats affermis

    Provoquant l’Espagnol sur les eaux mugissantes,

    Affrontent, courageux, huit poupes menaçantes.

    Tel qu’un rocher vainqueur des outrages du temps,

    Brave l’assaut de l’onde et l’effort des autans,

    Il reste inébranlable. On l’attaque, on le presse :

    Il excite des siens la fureur vengeresse,

    Et, sommé de se rendre, isolé, sans secours,

    Certain de succomber, veut vendre cher ses jours.

    Il s’apprête au combat : dans sa mâle assurance,

    Sa Patrie et son Dieu soutiennent sa vaillance.

    Mille bouches d’airain vomissant le trépas,

    Renversent tout à coup ses voiles et ses mâts.

    Le vaisseau crie, éclate ; et le fougueux Borée

    Disperse ses débris sur la plaine azurée.

    Déjà le dieu du jour, sur son trône de feux,

    Pour la seconde fois reparaît dans les cieux ;

    Claassens combat encore ! il assemble ses braves,

    Et l’œil étincelant : « invincibles Bataves,

    Vous, dont l’ardent courage et la noble fierté

    Ont su briser le joug d’un tyran détesté,

    Vous qui, par vos exploits, à la gloire fidèles,

    Avez couvert vos noms de clartés immortelles,

    Voulez-vous aujourd’hui, chargés d’indignes fers,

    Montrer vos fronts honteux aux yeux de l’univers ?

    Compagnons ! voulez-vous, avec ignominie,

    Implorer vos bourreaux et mendier la vie,

    Ou, bravant près de moi les caprices du sort,

    À des jours avilis préférez-vous la mort ?

    Décidez ! à l’instant, cette mèche allumée

    Nous ravit, pleins d’honneur, à leur rage affamée,

    Et, lancés dans les airs, nos débris embrasés

    Vont frapper l’ennemi sur ses vaisseaux brisés. »

    Il dit ; et sur les flots ces mots se font entendre :

    «Nous! céderau vainqueur et lâchement nous rendre!

    Jamais... La mort ! la mort ! » – À ce cri glorieux,

    Ils adressent au ciel leur prière et leurs vœux.

    Accusant malgré lui la fortune jalouse,

    Claassens pleure en secret son enfant, son épouse.

    Il partage leur peine, il voit leur désespoir.

    Ô destin rigoureux ! ô nature ! ô devoir !

    Il entend les soupirs, les sanglots d’une mère

    Demander à son fils le retour de son père !...

    Mais, chassant des pensers qui font frémir son cœur,

    Il regarde le ciel, étouffe sa douleur,

    Et du fatal brandon sa main terrible armée

    Fait sauter le vaisseau dans la nue enflammée.

    (trad. A. Clavareau, 1825, p. 93-95)

     

     

    Helmers2.png
    La France littéraire, T. 4, 1830, p. 59

     

     

  • Coq ou aigle ?

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    SATIRE DE LA FRANCE ET DU PEUPLE HOLLANDAIS :

    PIETER VAN WOENSEL (1747-1808) (1)

     

     

     

    CoqVanWoensel.pngÀ la charnière des XVIIIe et XIXe siècles, le coq français, revigoré et l’œil grand ouvert, les ergots plantés dans la terre d’Europe et la queue bien fournie en plumes, chante à tue-tête. Tel apparaît-il du moins selon la gravure reproduite en regard de la page de titre d’un almanach amstellodamois, De Lantaarn (La Lanterne), qui a connu cinq numéros entre 1792 et 1801. (2) Le lion batave a alors perdu de sa superbe et le temps n’est plus où il poursuivait le fier et belliqueux volatile dans les représentations signées par les artistes de la République, contemporains du Roi Soleil. Il y va de tellement bon cœur ce coq, qu’il commence à se prendre pour un aigle.

    Il ne faudrait pas croire pourtant que la publication en question avance une prose pro-française. Bien au contraire. Pieter van Woensel, son unique rédacteur et illustrateur, ne fait pas  de la propagande : son art est tout d’observation ironique, il manie la fable et l'allégorie dans une veine satirique. Il ne cesse de tourner la France en dérision sans se montrer pour autant plus complaisant à l’égard de ses compatriotes. Tout ce qui figure la volonté annexionniste des dépositaires de la Révolution est critiqué sans détour – si ce n’est celui de l’humour – et tout ce qui a trait à la société politique hollandaise se voit également fustigé. Il faut dire qu'entre les concitoyens du polémiste, les dissensions n'ont jamais été aussi profondes. Tel le coq, Pieter van Woensel se dresse au-dessus de la mêlée et s’il a des raisons de déchanter devant le spectacle que lui offrent les hommes, il déchante avec virulence et truculence ; ses mots ont le dentelé de la crête et la stridence du chant matinal.

     

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    À l'instar de bien des auteurs de son temps et de son pays, Pieter van Woensel est un bourgeois : né à Haarlem, il est médecin, fils de médecin. Mais il appartient à cette race de bourgeois dont les malles n’ont guère le temps de prendre la poussière. Voyageur invétéré, agent secret, célibataire endurci, rien ne le retient d’aller s’établir dans de lointaines contrées pour y exercer son art dans des corps d’armée. Et, à la différence des inséparables romancières Elizabeth Wolff et Aagje Deken, qui allèrent couler un doux exil « volontaire » à Trévoux (3), ce ne furent pas les changements de régime qui le poussèrent pour sa part à franchir les frontières.

    Peu de temps après l’obtention de son diplôme à l’université de Leyde, le 23 novembre 1770, Pieter van Woensel est déjà sur les routes. Il prend le chemin de Saint-Pétersbourg. Il va demeurer en Russie pendant six années. L’ouvrage qu’il en rapporte, De tegenwoordige staat van Rusland (État présent de la Russie, traduit en français d’après la version allemande, 1783), publié en 1781, est dédié à Catherine la Grande. L’intérêt qu’il porte à cette puissance et à cette dame se manifestera en d’autres occasions et dans d’autres écrits. L’année qui suit la mort de la Tzarine, il promène de nouveau son œil aiguisé sur les bords de la Neva, mais c’est lors d’un passage précédent dans la capitale russe, suite à un séjour en Turquie et en Crimée, qu’il se désolidarise de la politique menée par la tzaricide. La guerre turco-russe ne l’a pas laissé indifférent.

    O. Praamstra, Busken Huet. Une biographie, 2007

    CouvBuskenHUetBio.jpgLes textes de Pieter van Woensel relatifs à la Russie n’auront pas, semble-t-il, un grand retentissement. En tout cas, ils modifieront peu l’image que les Bataves se font alors de ce pays. Le propagateur de la russophilie aux Pays-Bas sera en fait l’un des rares commentateurs de l’œuvre de Pieter van Woensel, le critique Conrad Busken Huet, dans les années 1880. (4) Le turbulent cosmopolite Van Woensel  était en quelque sorte du voyage lorsque « le Sainte Beuve néerlandais » faisait parvenir sa prose parisienne à ses compatriotes. Ce périple posthume aura-t-il mis du baume à l’âme de celui qui, en philosophe désabusé, écrivait : « Celui qui n’a cessé d’arpenter le monde en tous sens se trouve mécontent, gâté et malheureux pour le reste de ses jours ? » (5)

    Dans les publications de Pieter van Woensel, la Turquie n’est pas en reste. En 1791 et 1795 sont édités à Amsterdam les deux tomes de ce qui est tenu pour son meilleur travail : Aanteekeningen, gehouden op eene reize door Turkijen, Natoliën, de Krim en Rusland, in de jaaren 1784-1789 (Notes consignées à l’occasion d’un voyage en Turquie, en Anatolie, en Crimée et en Russie durant les années 1784-1789). C’est sous un pseudonyme oriental que paraît d’ailleurs De Lantaarn : « AMURATH-EFFENDI, Hekim-Bachi », ce qui peut s’entendre comme « Monsieur Amurath, médecin-chef », Amurath étant un prénom courant en Turquie. Les cinq numéros de De Lantaarn datent respectivement de 1792, 1796, 1798, 1800 et 1801. Seule la dernière fournée porte le véritable nom de l’auteur. Dans cette revue, celui qui était plus un auteur de second plan qu’un écrivain pur sang (6) se sent pousser des ailes. Il enrichit la littérature batave d’une composante féroce et ironique. Dans certaines de ses pages, on sent poindre Multatuli.

    S’il est des genres que Pieter van Woensel ne manie pas (roman, poésie bien tournée, tragédie...), il est en revanche à son aise dans les petites pièces très ciblées. Aucun sujet ne le rebute : il expose son point de vue sur l’influence néfaste des prêtres en matière de gouvernement, donne son avis sur la natalité, dresse un tableau des persécutions religieuses, disserte sur l’instruction publique, illustre son essai sur l’érudition aux Pays-Bas par un âne portant des encyclopédies contre ses flancs, se prononce sur le divorce, laisse parler le médecin à certaines occasions – quelques-unes de ses études ont d’ailleurs été traduites en français –, s’adonne à la logique, évoque avec ironie Bonaparte... C’est que l’homme a acquis au cours de ses voyages la faculté de se garder de toute idée trop réductrice, d’un nationalisme trop poussé ou de préjugés comme ceux concernant l’esclavage et la situation des juifs. « Une opinion ou façon de voir garantie ou consacrée par la tradition n’a, en tant que telle, aucune valeur pour lui ; il considère la réalité d’un œil “impartial” et personnel. Il célèbre sans détour la “clarté de discernement” qui ne s’appuie en aucune façon sur une autorité, encore moins une autorité religieuse ; il tient bien plutôt à considérer les choses détachées de toute appréciation historique grâce à une force de l’esprit et une capacité de penser propres. En quelque domaine sur lequel il laisse aller sa pensée, cet “esprit libre”, indépendant, tente de percer le cœur des choses. » (7) Le recul qu'il peut prendre est d'autant plus grand qu'il n'était pas en Hollande lors des années de la fièvre patriote.

    Portrait de Pieter van Woensel

    PietervanWoenselPortrait.gifRéceptif aux idéaux des Lumières, de plain-pied dans son époque (8), Pieter van Woensel - qui aimait se vêtir à la russe - désire malgré tout souligner son particularisme et faire parler son expérience d’homme. « Je préfère m’écarter des chemins qui ont la faveur de tous plutôt que systématiquement embêter les autres et m’embêter moi-même. » (9) Les armes dont il dispose pour faire valoir sur le papier sa singularité et ses qualités sont un style et une manière propres d’appréhender la réalité.

    Quant au style, l’arme semble à double tranchant. Son néerlandais est « savoureux, vif et tend parfois au langage parlé, ce que personne parmi les écrivains officiels ne se serait autorisé ». (10) Simplicité donc, non appréciée de tous (11), et simplicité parfois gâchée par une certaine emphase (12). Le manque de « professionnalisme » de l’auteur se fait aussi sentir et l’artifice gratuit n’est pas rare. Cependant, la langue de Pieter van Woensel est dans la droite ligne de son attitude : « on reconnaît à son usage de la métaphore un sens inné de la réalité des plus remarquables. » (13)

    La problématique de l’observation de la réalité lui tenait particulièrement à cœur ; en 1772 déjà, un travail relevant de sa formation médicale avait vu le jour sous le titre De Konst van waarnemen (L’art d’observer). Sa réflexion ira bien entendu en s’approfondissant, soutenue d’un côté par ses lectures et, de l’autre, par une capacité intellectuelle et un bon sens innés plutôt rares. (14) Aussi parvint-il à cette formule : « Observer, c’est : par les perceptions, qui pénètrent l’âme, connaître les objets qui engendrent ces perceptions en elle. » (15) Mais ce postulat ne vas pas l'empêcher de jouer avec ses dons d'observation en pratiquant la satire sur des modes plus ou moins prononcés, plus ou moins burlesques.

    En refusant ainsi de s’occuper de ce qui n’est pas perceptible, saisissable, vérifiable, Pieter van Woensel alimente son anticléricalisme. Le publiciste ne se prive pas en effet de jeter des pierres sur tout ce qui exhale parfums ou relents bibliques ; la religion ne peut qu’exercer une mauvaise influence sur l’entendement et sur l’esprit. Le catholicisme – pourtant peu en grâce dans la Hollande d’avant 1853 si ce n’est justement sous la République Batave – est même sa tête de Turc : ce dogme n’est-il pas responsable de la mort de 33 095 890 de personnes ? (16) À côté de la religion et des questions sociales, ce sont les phénomènes et les événements politiques qui font le pain quotidien du rationaliste Pieter van Woensel lorsqu’il n’est pas au chevet de ses malades.

    WoenselTêteCheval.pngDeux des textes qui se dégagent de cette production kaléidoscopique sont des satires politiques figurant dans De Lantaarn de l’année 1800 et reprises, dans une version augmentée, dans le volume de 1801 : Lucca (Le Sénat de Lucques) et Historie van een Trojaansch Paerd (Histoire d’un Cheval de Troie). La première, basée sur les Lettres d’Italie (1788) de Dupaty, est une critique cocasse du système parlementaire. Les institutions visées sont les assemblées qui se sont succédées au nord de la Meuse et du Rhin à la fin du XVIIIe siècle. Pieter van Woensel reste un démocrate convaincu, mais il se plaît à dénoncer tous les travers que le régime nouvellement en vogue révèle dans la pratique : Rousseau, Montesquieu et Locke ne sortent pas indemnes des séances parlementaires, en particulier celles qui se tiennent près des plans d’eau de ’s-Gravenhage le long desquels le poète-représentant du peuple Loosjes se dégourdit les jambes. (17)

    Rien n’empêche donc un homme « éclairé », patriote à ses heures et opposé au Stadhouderat, de ridiculiser les anti-orangistes qui se partagent le pouvoir comme on se partage un ballot de caramels. (18) Contradiction ? « Is de man vlees of vis ? » se demandait-on alors. N’est-il ni chair ni poisson ? En réalité, Pieter van Woensel est égal à lui-même. Il provoque, déboussole et se moque. Il se définit par opposition : « Les flagorneries et nous, ça fait deux » (19), comme l’annonce la formule placée en exergue à de De Lantaarn. Il saisit tout ce qui passe à la portée de ses yeux et de ses oreilles pour enfermer dans ses mots et ses illustrations le ridicule et la bêtise des politiciens et des penseurs. Ses convictions cèdent sans doute parfois le pas à son goût du paradoxe ; cela fait partie du jeu. Mais il est une position dont il ne démordra point : son opposition à la domination française, d'abord relative puis effective au début du XIXe siècle.

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    L’histoire débridée qu’est au bout du compte l’Histoire d’un Cheval de Troie - le texte le plus célèbre de Van Woensel - se veut, plutôt qu’un poème, un dessin. Ce cheval, plus grand que la girafe, le plus grand de tous les animaux répertoriés à ce jour (1800), est tellement grand qu’il se croit plus grand encore qu’il n’est, au point d’étirer ses quatre pattes sur toute l’Europe, tellement grand qu’il considère de haut tous les petits nains qui peuplent cette terre tout juste deux fois plus grande que lui, tellement grand que personne n’ose le rosser – la peur des ruades, des coups de sabots et autres représailles fait trembler tout le monde –, ce cheval si grand est né de l’accouplement d’un paon et d’un serpent.

    Du serpent, il a hérité deux langues pour susurrer et s’exprimer (l’âne de Don Quichotte n’était-il pas doué de la même faculté ? Don Quichotte dont Van Woensel donnera d’ailleurs une traduction en 1802) ainsi qu’un appétit féroce ; du paon, il a hérité un torse bombé et une tendance à se dandiner sur ses deux membres antérieurs. Sans compter qu’il est affublé d’un museau retroussé au-dessus des gencives, museau qui dispense d’une part une haleine « gracieuse » exhalant des senteurs qui, telles celles du lys blanc, risquent fort de faire tourner la tête aux gens, et d’autre part une haleine fétide autorisant ces mêmes gens à retrouver leurs esprits. Or ce cheval tellement grand à deux langues, au torse bombé et à l’haleine fleurdelisée ne sait pas même nager et doit attendre les grands froids pour franchir les fleuves. (20) Ce Cheval fabuleux, c’est, on l’aura compris, la France, la France révolutionnaire qui exporte un peu trop cavalièrement ses Lumières.

    En fin de compte, ce Cheval de Troie a piètre figure. Et ceux qui ont fait appel à lui et qui l’ont cru sur parole n’en ont l’air que plus crédules. Aussi, Pieter van Woensel n’hésite pas à rebaptiser son pays du nom de Bestiania, pays « dont la plupart des habitations sont des écuries, habitations correspondant à la nature des habitants ». Bestiana était auparavant gouvernée par le Stalhouder, mais les « aboiements » des patriotes ont attiré l’attention du Cheval de Troie et lui ont mis l’eau à la bouche (21). Ce dernier, sous couvert d’émancipation, a imposé sa volonté et va faire valoir sa cupidité.

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    Il suffit d’observer l’illustration de Pieter van Woensel pour voir combien cet animal est bien peu séduisant sous son air bonasse et à quel point les habitants de Bestiania méritent d’être raillés. De ses gros naseaux, le Cheval a « reniflé » la situation ; puis il s’est avancé en terrain conquis, porteur de la Déclaration des droits de l’Homme et de ces belles paroles : « Croyez bien que rien n’est plus cher à notre cœur magnanime que votre liberté et votre prospérité car nous ne sommes capables, vous le savez, ni de flatter ! ni de mentir. »

    Woenselperroquet.pngLors de l’arrivée du canasson libérateur, le peuple est enthousiaste : tout le monde est au balcon, on salue, on chante, on festoie dans un esprit de kermesse et on lit la Déclaration des Droits. Le petit singe est de la fête, qui brandit au bout d’un bâton le chapeau de la liberté (un bonnet phrygien bien singulier) et le perroquet y va de son bon mot : « les droits coco. » (22) Et n’est-ce pas Pieter van Woensel lui-même qui complète le tableau en signant de sa présence la caricature ? N’est-ce pas lui ce marchand de légumes qui interpelle ses compatriotes de son « kool ! kool ! kool ! » (« chou ! chou ! chou ! ») alors que tous n’ont que « Liberté ! Égalité ! Fraternité ! » à la bouche ?

    WoenselKool2.pngC’est ce même personnage qui, dans Le Sénat de Lucques, tentait vainement de ramener ses collègues à la raison : « Appelé par les habitants de Lucques – pour mes compétences en matière chouicole et pataticole – au gouvernement du pays, pour lequel je n’ai aucune compétence à moins qu'il ne soit question de le labourer, je pensais faire le plus grand honneur à ce choix en ouvrant le moins possible la bouche. Mais, sachant par expérience que l’on peut commettre une sottise sans passer pour ridicule, j’entends ne point me distinguer de mes confrères. [...] je vous supplie, je vous implore, je vous conjure de ne pas imputer ce que je vais dire et qui va vous déplaire (ce qui me déplairait) à un esprit de chicane, mais à l’amour de l’État... » (23)

    L’Historie van een Trojaansch Paerd compte bien d'autres sous-entendus et de multiples jeux de mots destinés à grossir les défauts de tous. La jaunisse que contracte le Cheval illustre bien entendu son désir de récolter beaucoup d’or (24) ; les passages relatifs au vêtement du Stalhouder et aux perruques orientent notre attention sur la superficialité de la classe dirigeante.

    WoenselTêteCheval.pngLa satire de Pieter van Woensel repose en grande partie sur l’art de jouer avec le lecteur, lecteur pris à témoin et en même temps ridiculisé puisque, considéré individuellement, il n’est autre que l’un des personnages représentés sur l’illustration. Et bien que maltraité, le lecteur doit se fier aux propos de l’auteur « car les Bestianiens composent un peuple propre, probe, popote, serviable, vraiment bon, simple, pas surdoué, peu sagace  et guère maniéré ; peuple étranger à la flatuogornerie, aux façons, aux ronfleries et au tintamarre qui entrèrent dans le pays avec le Cheval de Troie. »

    Ce jeu est possible grâce à l’intervention incessante de Pieter van Woensel lui-même dans le récit : l’auteur prend position, critique, s’implique, se présente comme le seul défenseur de la vérité, rejette les conventions littéraires, avance son courage, en appelle à un ange gardien. Il est celui qui ose dire les vérités entre quatre yeux ; ses propos déguisés mettent à nu la réalité tant les allusions sont claires (au risque de manquer parfois de subtilité). Mais l’humour garde toujours le dessus : « Je n’ai pas besoin de raconter [cela], dit-il, puisque vous en fûtes les témoins directs... », autrement dit, témoins de votre propre bêtise ; et, plus loin : « Amurath est tout aussi habitué à ne pas être cru lorsqu’il dit la vérité, que certaines personnes sont habituées à l'être lorsqu’elles font prendre des vessies, que dis-je, des vessies bien pleines pour les lanternes les plus lumineuses. » Cet humour constitue le trait d’union entre paragraphes et brefs chapitres qui s’enchaînent de manière apparemment désordonnée au long de la bonne cinquantaine de pages que compte cette histoire. (25)

    Digressions, petits contes, confidences de l’auteur, rappels historiques, tout trouve sa place dans cette fresque aux coloris insaisissables. Animé par un souci de véracité, Pieter van Woensel en appel à des écrivains de renom, cite ses sources, se justifie (26), mais l’ironie et l’humour l’emportent encore dans ce domaine : « Horace détourne ses condisciples de toute entreprise périlleuse, et Le Livre de la Cuisinière Hollandaise nous commande de laisser tomber par terre tout ce qui brûle la main. » Ainsi, plutôt que de satisfaire à son principe de rationalité par le recours au sérieux et à l’argumentation scientifique, Pieter van Woensel estime qu’un peu de bon sens habillé de verve littéraire est préférable à tout lorsqu’il est question de faire la peau à la stupidité.

    WoenselHomme.pngMais un tel bon sens aurait pu coûter cher. Si d'autres, patriotes revenus de leur enthousiasme, critiquèrent le rôle grandissant de la France, Pieter van Woensel s’affirma sans doute comme l'un des auteur parmi les plus incisifs. Il n’eut pas toutefois à beaucoup se plaindre du sort que lui réserva le pouvoir. Les deux principales satires de 1800 - ainsi sans doute que les trois textes sur Bonaparte - entraînèrent la saisie de l’almanach, saisie « effectuée par le Citoyen La Pierre, Agent de la Police intérieure », comme l’annonce Van Woensel lui-même dans De Bij-Lichter (L’Éclaireur de secours), un supplément au De Lantaarn de 1800, dans lequel l’auteur dévoile son identité et se défend contre la saisie. (27) Dans l’almanach de 1796, il exposait comme par avance sa position en matière de liberté d’expression par le moyen d’un article intitulé « Van de Vrijheid » (« De la Liberté ») (28) : « Qui m’empêcherait, si j’habitais à l’heure actuelle (octobre 1794) en France, d’accabler d’injures le Roi dans la mesure où il serait encore vivant ; ou alors que je voyageais à Berlin d’idolâtrer alors le Roi ? Ou, pour parler de notre pays, à qui aurais-je nui en peignant Guillaume V (en 1876) sous les traits d’un traître à la Patrie et, le 1er octobre 1788, sous ceux d’un Père de la Patrie ? Telle est la seule liberté, la vraie liberté, la liberté pure et authentique qui nous est accordée dans cette vallée de larmes. »

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    Choix de textes de Van Woensel, éd. André Hanou, 2002

     

    « Le numéro de De Lantaarn de 1801, pour la majeure partie une réimpression de celui de 1800, paraît sous son propre nom. » (29) Autrement dit, la répression exercée par les autorités amstellodamoise n’était pas de nature à impressionner le pamphlétaire (30). Comme souvent dans ce genre de situation, l’auteur gagna en renommée. Et quelques années plus tard, alors que les Napoléon occupaient le terrain, Pieter van Woensel ne craindra pas de lâcher une nouvelle fois sa plume : dans Ik ben ook in Parijs geweest (Je suis aussi allé à Paris, 1807), il se moque sans retenue des Parisiens. Caspar, son personnage, narre à son père sur un ton parlé et hilarant ses mésaventures dans la capitale française et ses découvertes gastronomiques (matelas de choux couronné à la Royale, Sauce à la Sainte-Ménéhould…).

    WoenselDroits.png

    Les Droits de l'Homme

     

    Le succès remporté par Pieter van Woensel fut de courte durée. L’ homme n’eut pas même le loisir de voir ses prédictions se réaliser totalement : sa patrie en partie ruinée convertie en département d’une puissance étrangère. « Le 17 avril 1808 est décédé à La Haye, à l’âge de 61 ans des suites d’une fracture, notre frère bien aimé, M. Pieter van Woensel Docteur Général de la Marine Royale » (annonce de la famille dans un journal). Comme on entrait dans un siècle où idées et sciences allaient s’emballer, on oublia vite ce guérisseur des corps et des esprits. Voici comment on pouvait résumer sa vie un demi-siècle plus tard : « Dans sa jeunesse un nomade, célibataire jusqu’aux bouts des ongles ; à côté de cela, créature anticléricale et, dans le fond de son cœur, cosmopolite rationaliste. » (31) La destinée littéraire de ce « faiseur d’almanachs » semble s’arrêter avec l’énoncé de ces qualités. Cependant, quelques-uns, au vu des écrits portant sur la discrimination et d’autres questions sociales, relèvent que Pieter van Woensel a encore quelque chose à nous dire ou pour le moins que ses réflexions et impertinences valent mieux que la prose de certains héritiers des philosophes du XVIIIe siècle : « il était déjà un peu trop éclairé » (32) pour être rangé avec ces enfants des Lumières. Il est certain que son œuvre recèle des traits lumineux : ne pariait-il pas par exemple sur le fait que le travail parlementaire risquait de conduire Monsieur Tout-le-Monde à trouver son fromage acheté en magasin emballé dans le papier de résolutions et autres circulaires ? Ses petits essais donnent aussi un avant-goût de tous les sujets et thèmes qui contribuent aujourd’hui à alimenter les tiroirs et dossiers des administrations.

    La question présente est toutefois de savoir si Pieter van Woensel compte un successeur capable de jouer, sur le même mode ironique, l’équarrisseur avec le nouveau Cheval de Troie avachi de tout son long sur le Vieux continent et à qui les effluves de chou semblent avoir fait tourner la tête. Si jamais ce manieur de mots et de hachoirs existe, il trouvera peut-être un coin de lumière qui avait échappé à l’œil averti de Pieter van Woensel et ne sera pas ébloui au point de ne pas retenir qu’ « il ne faut guère de réflexion pour conclure que Dieu n’est mort que dans certaines âmes ». (33) Mais Dieu n’a-t-il pas connu le même sort que le fromage ?

    Daniel Cunin

     

    CouvVrijmoedigeWoensel.png(1) Le texte de l’Historie van een Trojaansch Paerd figure sur le site de la DBNL – y compris le fac-similé. On pourra aussi le trouver dans le recueil Vrijmoedige Bedenkingen, een eeuw essays en beschouwingen 1766-1875, samenstelling, inleiding et toelichting van M. C. A. van der Heijden, Utrecht/Anvers, Het Spectrum, 1968 et dans Pieter van Woensel. De Lantaarn, samenstelling André Hanou, Polak & Van Gennep, Amsterdam, 2002.

    (2) Conrad Busken Huet, « Van Woensel en Loosjes », Litterarische Fantasien en Kritieken, 24de deel, Tjeenk Willink, Haarlem, 1887, p. 163. Le critique hollandais le plus célèbre du XIXe siècle ouvre son étude par une allusion à cette vignette accompagnée des deux vers : « Gelijk de wakk're Haan tot kraaijen is genegen, / Zoo laat u, Jonge Jeugd, tot onderwijs bewegen. » (De même que le Coq réveillé est enclin à chanter, / De même, verte Jeunesse, laisse-toi instruire. »

    (3) P. Brachin, « Idylle et Révolution : le séjour en France de Wolff et Deken (1788-1797) », Faits et Valeurs, M. Nijhoff, La Haye, 1975, p. 132-145.

    VanWoenselPageTitre.gif(4) R. Jans, Tolstoj in Nederland, P. Brand, Bussum, 1952. Sur Van Woensel et la Russie : Emmanuel Waegemans, « Pieter van Woensel : een Nederlands criticaster in Russische dienst », Noord- en Zuid-Nederlanders in Rusland 1703-2003, Groningen, INOS, 2004, p. 364-392.

    (5) Cité par R. Nieuwenhuis, De wereld heeft twee aangezichten, Proza en Poëzie van 1700 tot 1880, Querido, Amsterdam, 1982, p. 42-43. Outre les voyages évoqués, relevons que Van Woensel avait entrepris de gagner l’Inde, mais il n'est pas allé plus loin que le Kurdistan ; il a aussi visité les possessions occidentales hollandaises.

    (6) Pieter van Woensel. Amurath-Effendi, Hekim-Bachi, ingeleid en geanoteerd door Drs J.J. Wesselo, Thieme, Zutphen, 1974, p. 9. Voir également du même auteur les articles publiés dans la revue Tirade, n° 29 de mai 1959 et n° 150 d’octobre 1969. Le volume : Pieter van Woensel, Staat der geleerdheid in Turkijen, bezorgd door Meike Broecheler, Leiden, Astraea, 1995, présente un choix de pages des Aanteekeningen, gehouden op eene reize door Turkijen, Natoliën, de Krim en Rusland in de jaaren 1784-1789, Amsterdam, Holtrop, 1791. Quant à Bettina Noak, elle s’est intéressée aux opinions de l’écrivain sur les sociétés turque et occidentale : « Met een vreemde blik : Pieter van Woensel over de Turkse en de westerse samenleving, Neerlandistiek in contrast: bijdragen aan het Zestiende Colloquium Neerlandicum, Amsterdam, Rozenberg Publishers, 2007, p. 73-86.

    (7) G. Knuvelder, Handboek tot de Geschiedenis der Nederlandse Letterkunde, derde deel, Malmberg, ’s-Hertogenbosch, 1959, p. 106.

    (8) « ... de sa Lanterne, il fait jouer des projecteurs sur des pans entiers de la vie populaire de l’époque » :  G. Kalff, Geschiedenis der Nederlandsche Letterkunde, zesde deel, J.B. Wolters, Groningen, 1910, p. 322.

    (9) Cité par R. Nieuwenhuis, op. cit., p. 41.

    (10) M.C.A. van der Heijden, op. cit., p. 42.

    (11) G. Knuvelder, op. cit., p. 105.

    (12) Conrad Busken Huet, « Pieter van Woensel », Litterarische Fantasien en Kritieken, eerste deel, Tjeenk Willink, Haarlem, 1881, p. 110.

    (13) Ibid., p.110.

    (14) Ibid., p. 122.

    (15) Ibid., p. 122.

    CouvJourdan.jpg(16) Voir J.J. Wesselo, op. cit., p. 30. Dans sa monumentale étude La Révolution batave entre la France et l’Amérique (1795-1806), Annie Jourdan semble rejoindre Van Woensel puisqu’elle impute à l’universalisme catholique (des Français) les pires choses, y compris la Terreur (note 37, p. 32). (pour un résumé de cet ouvrage par l'auteur : ICI).

    (17) Voir Conrad Busken Huet, op. cit., 24de deel, à propos du Sénat de Lucques. Adriaan Pietersz. Loosjes (1761-1818), écrivain qui avait choisi le camp des Patriotes, vivait bien des désillusions.

    (18) Ibid. Après 1795, la lutte fut en effet sévère au sein du clan des Patriotes : les fédéralistes se réclamaient plutôt de la forme étatique américaine tandis que les unitaristes étaient partisans du modèle centralisateur français.

    (19) « Wy en hebben nooit met pluijmstrykende woorden omgegaan. »

    (20) Allusion bien entendu aux troupes françaises qui pénétrèrent en Hollande en 1795 en franchissant les cours d’eau gelés.

    (21) L’auteur est familier des jeux de mots : il remplace ici Stadhouder (« Gouverneur », mot qui peut se traduire par « dépositaire, gardien de la ville ») par Stalhouder (« loueur de chevaux », mot qui correspond aussi à « garçon ou gardien d’écurie ») ; de même, il s’amuse avec les surnoms « canins » donnés aux Patriotes.

    (22) rechten lorretje : lorretje est le nom donné aux perroquets comme on peut dire familièrement en français « coco » ou « Jacquot » ; de plus, ce terme est apparenté au verbe lorren qui signifie « duper », « tromper » et au substantif lor (pluriel lorren = « chiffons »). On relève aussi l’expression Hij is van lorretje = « Il est un peu timbré ».

    (23) De Lantaarn, 1801, tweede druk, p. 65-66.

    (24) Le Cheval tombe malade et souffre de la jaunisse (geelzucht) qui résulte en fait de sa volonté d’accumuler la plus grande quantité d’or possible (geldzucht = « cupidité »).

    (25) Pieter van Woensel pratique la satire au sens premier du terme puisque son texte est une vraie macédoine littéraire blâmant les mœurs publiques. Un conte de quelques lignes est ainsi offert au lecteur, tout comme deux ou trois rimes, voire la liste chiffrée des besoins en biens et en vivres du Cheval.

    (26) Dans sa belle anthologie de textes (orthographe modernisée) de Van Woensel, André Hanou souligne que cette « fable satirique est composée à la façon de Sterne […]. L’histoire revêt en même temps l’aspect d’une épopée héroïque classique, certes sur un mode burlesque. » Le cheval rappelle bien entendu celui de l’Iliade, mais il présente aussi des traits communs avec la Bête de l’Apocalypse. Voir André Hamon, op. cit., p. 130 et 148.

    (27) J.J. Wesselo, op. cit., p. 19.

    (28) Essai repris dans J.J. Wesselo, ibid., p. 123-125.

    (29) Ibid., p. 19.

    Portrait de J.F. Helmers

    PortraitJFHelmers.gif(30) Il ne faut sans doute pas exagérer la répression qui frappa les hommes de lettres hollandais à l’époque de la domination française. Les écrivains pouvaient s’exprimer librement au sein des divers cercles ou sociëteiten qui existaient alors ; autrement dit, il leur arrivait de lire leurs œuvres devant un parterre nombreux. La complexité du jeu politique et idéologique, le caractère de Louis Napoléon, son action, les dissensions entre les deux instances compétentes en matière de censure (police et direction générale de l’Imprimerie), puis les signaux du déclin de l’Empire ont par ailleurs joué en faveur d’une réelle clémence. Certes, bien des textes ont été publiés après avoir été retouchés par la censure, par exemple des poèmes de Bilderdijk. Mais dans ses nombreuses compositions consacrées à Napoléon et à son frère le roi Louis, cet écrivain ne s’est pas privé de glisser, à côté d’élans admiratifs, de sévères critiques à l’égard l’Empereur. Après avoir été saisi, son Vaderlandsche Oranjezucht (Amour National d’Orange, 1805), écrit très anti-français, fut réimprimé en 1809. Les censeurs hollandais, souvent polyglottes, éditeurs, amateurs des belles lettres et traducteurs, ne paraissent pas avoir été des foudres de guerre. J.F. Helmers (1767-1813), poète par excellence de la résistance à l’occupation française, fut bien entendu obligé de faire quelques concessions lors de la publication de son long poème De Hollandsche Natie (La Nation Hollandaise, 1812), mais le censeur Cohen ne se montra pas particulièrement sévère. On aurait pu en effet s’attendre à un refus de publication d’un écrit contenant un message aussi ouvertement nationaliste. Et lorsque les autorités changèrent leur fusil d’épaule et décidèrent de procéder à l’arrestation de l’auteur, celui-ci n’attendit pas la police : il mourut en effet peu avant l’arrivée des représentants de l’ordre. Malgré ses œuvres à la gloire de la nation et de la langue hollandaises (De Batavieren ten tijde van Cajus Julius Cesar, 1805 ; De Hollandsche taal, 1810), C. Loots (1765-1834), beau-frère de Helmers, ne connut pas la prison, pas plus d’ailleurs que libraire-éditeur d’Haarlem, Adriaan Loosjes (1761-1818), acharné pourtant à sortir le peuple hollandais de sa léthargie, lui qui avait été un patriote convaincu au point de traduire La Marseillaise et de composer une Carmagnole hollandaise ! L’un des rares à connaître un triste sort fut un autre auteur-libraire, esprit plus caustique, Arend Fokke Simons (1755-1812) : il connut les geôles pendant quelques semaines ; un de ses ennemis, chargé de la protection de l’Empereur en 1811, le fit considérer comme dangereux alors même qu’il restait relativement modéré dans ses écrits. Il succomba peu après des suites de cet inconfortable séjour. Autre déçue de la révolution de 1795 en même temps que l’une des rares femmes à se manifester parmi cette compagnie masculine, Maria Hulshoff (1781-1846), qui se disait chrétienne et démocrate radicale, écrivit un Oproeping aan het Bataafsche Volk (Appel au Peuple Batave, 1806) sans doute trop fougueux ; le pamphlet fut saisi dans différentes villes. Elle fit tout pour être arrêtée et jugée. Ses avocats, dont Bilderdijk, tentèrent de la faire passer plus ou moins pour folle. Remise en liberté sous le règne de Louis Napoléon, elle fut de nouveau arrêtée, mais on l’aida à s’enfuir en Angleterre.

    (31) De Volks-Almanach 1864. Van Woensel n'a toutefois pas été oublié de tous puisque, ainsi que le rappelle A. Hanou (op. cit., p. 123), l'homme de lettres et journaliste Willem Gerard van Nouhuys (1854-1914) lui a rendu hommage dans et par un journal intitulé De Lantaarn.

    (32) J.J. Wesselo émet cet avis dans ses différentes publications ; Conrad Busken Huet se demande quant à lui pourquoi les qualités réunies par Pieter van Woensel n’ont pas suffi à lui assurer une place de premier ordre dans le monde littéraire (op. cit., eerste deel, p. 100).

    (33) H. Juin, Léon Bloy, Obsidiane, Paris, 1990.

     

     

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  • L’imagination souveraine

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    Tomas Lieske,

    le mariage du sensuel et du cruel

     

    Poète, essayiste et romancier né à La Haye en 1943, Tomas Lieske privilégie l’imaginaire, s’inspirant souvent de l’Espagne des siècles passés, par exemple celle de Philippe II dans Mon amour souverain ou celle de l’époque napoléonienne dans Le Petit-fils de Dieu en personne. Ses nouvelles comme ses romans sollicitent de façon étonnante nos cinq sens. Son univers, à l’image de la nature très présente, est souvent fantasmagorique, brutal et sauvage. Lieske aborde, à travers un style luxuriant, un monde où s’entrechoquent les extrêmes, la cruauté et les passions, et où l’eau peut être purificatrice mais aussi l’élément le plus diabolique. On ne peut s’empêcher de faire un parallèle entre certains passages de sa prose et certaines scènes des films de Peter Greenaway.

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    couverture de Une jeunesse de fer

     éd. Querido, photo August Sander,

    Veuve avec ses fils (vers 1921)

     

    Il a écrit à ce jour sept romans, dont Gran café Boulevard (2003), situé en partie dans l’Espagne franquiste, ou encore le petit dernier, Une jeunesse de fer (2009) qui montre la montée d’un régime totalitaire parallèlement au mal et à la sensualité dont est la proie une jeune fille de 14 ans. Tirée d'un recueil éponyme, la nouvelle Le Petit-fils de Dieu en personne (1996) est son premier texte à avoir été traduit en français (éditions Impasses de l’encre, 2006). Puis Le Seuil a publié Mon amour souverain, dans une traduction d’Annie Kroon, roman consacré au monarque espagnol Philippe II, à un ami Hollandais fictif de ce dernier, l’érudit Marnix, et à la femme qu’ils aiment tous deux.

    Les histoires de Lieske provoquent souvent un malaise et une gêne indicible, voire un certain dégoût. Il aime remuer les entrailles de ses lecteurs. Ses récits peuvent choquer, pourtant il ne franchit jamais la limite de l’intolérable. Il s’en approche, nous amène au bord du précipice, mais juste avant la chute, sans céder au voyeurisme, il recule d’un pas. Ainsi, il aborde des sujets que la société n’a pas envie de voir déballer de manière crue : les relations intimes entre une femme et un enfant/adolescent, la cruauté et la bêtise de ceux qui détiennent le pouvoir, celle des enfants aussi, l’abus de pouvoir et le meurtre gratuit, les jugements hâtifs qui entraînent des condamnations abusives, l’exclusion des « attardés mentaux », des difformes.

     

    Mon amour souverain

     

    CouvAmourSouverain.gifGrâce à l’enseignement qu’il a reçu chez les dominicains, Marnix de Veer est devenu un jeune hollandais brillant et polyglotte. À vingt ans, il est mathématicien et architecte. En septembre 1549, le jeune prince Felipe, futur roi d’Espagne, se trouve à Die Haghe, la future La Haye. Il remarque le jeune Marnix qui parle espagnol, et lui propose d’entrer à son service. Bientôt, le jeune homme suit la cour espagnole à Bruxelles où il en découvre les fastes. Il va passer le reste de sa vie en Espagne dans les palais de Felipe (Valladolid, Madrid, Tolède, L’Escurial). Peu à peu, il se lie avec le futur Philippe II ; il apprend à mieux connaître la personnalité complexe de ce prince qui raffole des femmes.

     

    Le début de Mon amour souverain nous montre, en une magnifique scène pestilentielle, le roi Philippe II qui agonise dans d’atroces souffrances :

    « Aujourd'hui, c’est le dernier jour du mois d’août. Sur le pays plane comme l’odeur d’une immense poissarde avachie, et à la cour, cet été, l’usage est de dire que nous avons l’impression de nous plaquer le visage contre une aisselle hirsute et écumeuse, à couper le souffle. Seules les heures très avancées de la nuit apportent un peu de répit. Avec le jour revient la chaleur et, dès lors, la vie stagne.

    Il a eu soixante et onze ans. Il n’atteindra pas son prochain anniversaire. Quand l’hiver arrivera enfin, il sera mort. Et pourtant j’ai éprouvé un choc, il y a une heure, quand je l’ai trouvé lucide, et qu’il m’a invité calmement à noter un certain nombre d’instructions pour l'organisation de ses funérailles. Prétendre le rassurer ou le réconforter n’a aucun sens. Il veut mourir. Ses souffrances sont presque intolérables, mais il sait qu’il doit attendre son heure. Depuis des semaines, il est couché sur le dos dans une immobilité presque totale. Dès qu’on le touche, il grogne de douleur. D’une voix faible, mais sans hésiter sur les mots, comme s’il s'agissait de lettres concernant le projet d'autonomie pour les Pays-Bas méridionaux ou de recommandations destinées à Lisbonne sur la défense des villes portuaires, il a commencé à me dicter les détails des cérémonies funèbres. Où loger chacun, les repas à organiser, les points qu’ldiaquez devait discuter avec Charles-Emmanuel, à quelle distance de sa bien-aimée Anne il voulait reposer, la durée de la période de deuil officiel, avec le port du noir pour le prince héritier. Je n’ai perçu de l’émotion dans sa voix qu’au moment où il m’a demandé de manière pressante s’il pouvait compter sur moi. Il s’est même tourné un peu vers moi, ce qui m’a passablement incommodé, car une puanteur terrible s’est dégagée de son corps quand il a bougé. » (trad. Annie Kroon)

     

    CouvTLIeske_0001.jpgLe Petit-fils de Dieu en personne nous transporte loin des palais, dans une Espagne plus sauvage où il arrive qu’on capture des ours. Adoain, garçon fruste plus ou moins autiste, obsédé par les chiffres, rêve de voir Napoléon apparaître dans son village perdu dans les montagnes : « le garçon fut absolument convaincu que c’était lui, le chef, l’empereur. Me voici en face du miracle, de l’empereur, pensa-t-il ». Mais le lendemain, tout ce qu’il découvre après le passage de cavaliers, c’est un soldat de l’armée impériale, agonisant :

    « Un tas de vêtements souillés jetés sur le sol près d’un corps ensanglanté. Adoain se précipita dans le sous-bois. Il écarta quelques branches et, après avoir guetté un certain temps, vit le membre de la garde de l’empereur faire un petit mouvement du bras. Au niveau des blessures, la peau, les effilochures de vêtements et la terre grumeleuse se coagulaient en croûtes épaisses. L’effet bénéfique pour le petit Adoain, ce fut qu’elles lui cachèrent les plaies béantes causées par des coups portés avec un sabre ou un outil agraire. Ce n’était pas l’empereur lui-même, mais un homme qui avait peut-être dormi près de lui.

    Adoain pouvait à loisir s'asseoir et regarder comment le prodige de la mort allait s’accomplir chez ce soldat, à peine plus âgé que lui de deux ans, trois tout au plus. Combien d’années de sa vie ce jeune homme avait-il passées avec l’empereur ? L’empereur qui avait à peu près le même âge. Ah ! comme il avait, lui, le petit Adoain, mal calculé sa vie ! »

     

    Le Petit-fils de Dieu en personne a été traduit

    par Catherine Mallet avec la collaboration de Marc Das

    sous la direction de Daniel Cunin. 

     

    Sur Tomas Lieske, on peut lire en français :

    Geertrui Marks,

    « Ces figures magiquement éclairées : l’œuvre de Tomas Lieske »

    Septentrion, 2008, n° 2, p. 47-53