Tomas Lieske,
le mariage du sensuel et du cruel
Poète, essayiste et romancier né à La Haye en 1943, Tomas Lieske privilégie l’imaginaire, s’inspirant souvent de l’Espagne des siècles passés, par exemple celle de Philippe II dans Mon amour souverain ou celle de l’époque napoléonienne dans Le Petit-fils de Dieu en personne. Ses nouvelles comme ses romans sollicitent de façon étonnante nos cinq sens. Son univers, à l’image de la nature très présente, est souvent fantasmagorique, brutal et sauvage. Lieske aborde, à travers un style luxuriant, un monde où s’entrechoquent les extrêmes, la cruauté et les passions, et où l’eau peut être purificatrice mais aussi l’élément le plus diabolique. On ne peut s’empêcher de faire un parallèle entre certains passages de sa prose et certaines scènes des films de Peter Greenaway.
couverture de Une jeunesse de fer
éd. Querido, photo August Sander,
Veuve avec ses fils (vers 1921)
Il a écrit à ce jour sept romans, dont Gran café Boulevard (2003), situé en partie dans l’Espagne franquiste, ou encore le petit dernier, Une jeunesse de fer (2009) qui montre la montée d’un régime totalitaire parallèlement au mal et à la sensualité dont est la proie une jeune fille de 14 ans. Tirée d'un recueil éponyme, la nouvelle Le Petit-fils de Dieu en personne (1996) est son premier texte à avoir été traduit en français (éditions Impasses de l’encre, 2006). Puis Le Seuil a publié Mon amour souverain, dans une traduction d’Annie Kroon, roman consacré au monarque espagnol Philippe II, à un ami Hollandais fictif de ce dernier, l’érudit Marnix, et à la femme qu’ils aiment tous deux.
Les histoires de Lieske provoquent souvent un malaise et une gêne indicible, voire un certain dégoût. Il aime remuer les entrailles de ses lecteurs. Ses récits peuvent choquer, pourtant il ne franchit jamais la limite de l’intolérable. Il s’en approche, nous amène au bord du précipice, mais juste avant la chute, sans céder au voyeurisme, il recule d’un pas. Ainsi, il aborde des sujets que la société n’a pas envie de voir déballer de manière crue : les relations intimes entre une femme et un enfant/adolescent, la cruauté et la bêtise de ceux qui détiennent le pouvoir, celle des enfants aussi, l’abus de pouvoir et le meurtre gratuit, les jugements hâtifs qui entraînent des condamnations abusives, l’exclusion des « attardés mentaux », des difformes.
Mon amour souverain
Grâce à l’enseignement qu’il a reçu chez les dominicains, Marnix de Veer est devenu un jeune hollandais brillant et polyglotte. À vingt ans, il est mathématicien et architecte. En septembre 1549, le jeune prince Felipe, futur roi d’Espagne, se trouve à Die Haghe, la future La Haye. Il remarque le jeune Marnix qui parle espagnol, et lui propose d’entrer à son service. Bientôt, le jeune homme suit la cour espagnole à Bruxelles où il en découvre les fastes. Il va passer le reste de sa vie en Espagne dans les palais de Felipe (Valladolid, Madrid, Tolède, L’Escurial). Peu à peu, il se lie avec le futur Philippe II ; il apprend à mieux connaître la personnalité complexe de ce prince qui raffole des femmes.
Le début de Mon amour souverain nous montre, en une magnifique scène pestilentielle, le roi Philippe II qui agonise dans d’atroces souffrances :
« Aujourd'hui, c’est le dernier jour du mois d’août. Sur le pays plane comme l’odeur d’une immense poissarde avachie, et à la cour, cet été, l’usage est de dire que nous avons l’impression de nous plaquer le visage contre une aisselle hirsute et écumeuse, à couper le souffle. Seules les heures très avancées de la nuit apportent un peu de répit. Avec le jour revient la chaleur et, dès lors, la vie stagne.
Il a eu soixante et onze ans. Il n’atteindra pas son prochain anniversaire. Quand l’hiver arrivera enfin, il sera mort. Et pourtant j’ai éprouvé un choc, il y a une heure, quand je l’ai trouvé lucide, et qu’il m’a invité calmement à noter un certain nombre d’instructions pour l'organisation de ses funérailles. Prétendre le rassurer ou le réconforter n’a aucun sens. Il veut mourir. Ses souffrances sont presque intolérables, mais il sait qu’il doit attendre son heure. Depuis des semaines, il est couché sur le dos dans une immobilité presque totale. Dès qu’on le touche, il grogne de douleur. D’une voix faible, mais sans hésiter sur les mots, comme s’il s'agissait de lettres concernant le projet d'autonomie pour les Pays-Bas méridionaux ou de recommandations destinées à Lisbonne sur la défense des villes portuaires, il a commencé à me dicter les détails des cérémonies funèbres. Où loger chacun, les repas à organiser, les points qu’ldiaquez devait discuter avec Charles-Emmanuel, à quelle distance de sa bien-aimée Anne il voulait reposer, la durée de la période de deuil officiel, avec le port du noir pour le prince héritier. Je n’ai perçu de l’émotion dans sa voix qu’au moment où il m’a demandé de manière pressante s’il pouvait compter sur moi. Il s’est même tourné un peu vers moi, ce qui m’a passablement incommodé, car une puanteur terrible s’est dégagée de son corps quand il a bougé. » (trad. Annie Kroon)
Le Petit-fils de Dieu en personne nous transporte loin des palais, dans une Espagne plus sauvage où il arrive qu’on capture des ours. Adoain, garçon fruste plus ou moins autiste, obsédé par les chiffres, rêve de voir Napoléon apparaître dans son village perdu dans les montagnes : « le garçon fut absolument convaincu que c’était lui, le chef, l’empereur. Me voici en face du miracle, de l’empereur, pensa-t-il ». Mais le lendemain, tout ce qu’il découvre après le passage de cavaliers, c’est un soldat de l’armée impériale, agonisant :
« Un tas de vêtements souillés jetés sur le sol près d’un corps ensanglanté. Adoain se précipita dans le sous-bois. Il écarta quelques branches et, après avoir guetté un certain temps, vit le membre de la garde de l’empereur faire un petit mouvement du bras. Au niveau des blessures, la peau, les effilochures de vêtements et la terre grumeleuse se coagulaient en croûtes épaisses. L’effet bénéfique pour le petit Adoain, ce fut qu’elles lui cachèrent les plaies béantes causées par des coups portés avec un sabre ou un outil agraire. Ce n’était pas l’empereur lui-même, mais un homme qui avait peut-être dormi près de lui.
Adoain pouvait à loisir s'asseoir et regarder comment le prodige de la mort allait s’accomplir chez ce soldat, à peine plus âgé que lui de deux ans, trois tout au plus. Combien d’années de sa vie ce jeune homme avait-il passées avec l’empereur ? L’empereur qui avait à peu près le même âge. Ah ! comme il avait, lui, le petit Adoain, mal calculé sa vie ! »
Le Petit-fils de Dieu en personne a été traduit
par Catherine Mallet avec la collaboration de Marc Das
sous la direction de Daniel Cunin.
Sur Tomas Lieske, on peut lire en français :
Geertrui Marks,
« Ces figures magiquement éclairées : l’œuvre de Tomas Lieske »
Septentrion, 2008, n° 2, p. 47-53