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  • Fantômes en Flandre

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    LE TRIOMPHE DE LA MORT

    ou la firme littéraire Teirlinck-Stijns

     

     

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    « Il faisait presque nuit ; la fatigante tâche du jour accomplie, je m’étais assis à ma fenêtre et dirigeais machinalement mes regards vers la lune ou bien me créais, dans les nuages qui passaient, des milliers d’images ou de fantômes. J’étais las, mécontent même, et les fantaisies que mon esprit évoquait en subissaient l’influence. Tout me paraissait effrayant et triste. Je voyais des géants, à califourchon sur des monstres, qui, de leur gueule grimaçante, vomissaient une écume fumante ; des silhouettes de Titans qui brandissaient des blocs de rochers comme s’ils voulaient en écraser la terre ; des cadavres empilés les uns sur les autres, comme si un combat homérique venait d’avoir lieu. Plus loin s’élevait une suite de collines, dont le pied se baignait dans un lac sombre où les étoiles se reflétaient à peine ; et derrière ces collines, dans le lointain, s’étageaient des montagnes hautes comme le ciel, couronnées d’épaisses forêts et de châteaux aux donjons en ruines. Mon imagination me faisait voir des cavernes, des abîmes, des gouffres, des têtes de démons convulsionnées par la colère, des satyres, des nains, des serpents : horribles spectacles qui me faisaient frissonner malgré moi. Et je pensais : si je puis me livrer à de telles divagations, est-il étonnant que le trop naïf villageois peuple d’êtres surnaturels tout ce qui l’entoure ? Nulle ferme bâtie à l’écart qui n’ait sa légende, nul champ solitaire où il ne revienne un esprit, nul carrefour auquel ne se rattache une histoire de revenant ; nul tilleul isolé au pied duquel on n’ait enterré une ou plusieurs sorcières. Le campagnard ignorant réfléchit peu, tout lui semble surnaturel ; quoi de surprenant alors qu’il connaisse tant de terrifiants récits ? Ce que je vais raconter se passa dans un petit village de la Flandre et l’on y tient encore aujourd’hui cet événement pour mystérieux et surnaturel au possible. »

    Isidoor Teirlinck

    PortraitTeirlinckIsidoor.gifCes lignes qui ouvrent le récit reproduit ci-dessous ont été écrites il y a plus de 130 ans par un duo d’écrivains flamands : Isidoor Teirlinck (1851-1934) et son beau-frère Reimond Stijns (1850-1905) (ils avaient épousé deux soeurs). Entre 1877 et 1884, ces deux hommes publièrent à quatre mains un nombre assez impressionnant de nouvelles, pièces de théâtre, poèmes et romans dont le populaire Arm Vlaanderen (Pauvre Flandre). Une production et une façon de procéder qui ne manqueront pas de susciter des commentaires, par exemple ceux d’un littérateur flamand, Hendrik De Seyn Verhougstraete (1847-1926), dans le mensuel Le Livre (1881, p. 455-456) à propos des cinq premières œuvres de ceux que certains baptisèrent les « jumeaux » :

    « Voilà cinq ouvrages sortis de la plume de la firme littéraire Teirlinck-Styns.

    « Comme Erckmann-Chatrian, les conteurs alsaciens universellement connus, MM. Teirlinck et Styns, se sont associés pour produire leurs œuvres en commun.

    « Je me fais difficilement une idée de la façon dont on travaille pour produire un livre en commun : les écrits d’un auteur sont une partie de lui-même, et l’identification nécessaire des idées de l’un avec celles de l’autre me semble offrir de telles difficultés qu’elle me paraît impossible à réaliser. Et cependant cette collaboration existe ; journellement il paraît des livres dont l’auteur est une double personnalité. Serait-ce que la nature a créé des caractères mutuellement sympathiques ?

    « Et cette dualité d’auteur ne serait-elle pas cause de cette dualité de style et de sentiments qui se fait jour dans leurs productions ? D’un côté, des passages d’un romantisme et d’un sentimentalisme outré, et d’un autre, des pages charmantes de réalisme véritable, de tableaux pris sur le vif.

    « Mais ne nous attardons point à rechercher des causes qui nous échappent et revenons à nos auteurs.

    « Jeunes tous deux, – ils n’ont que trente ans, – ils ont déjà produit des œuvres que la critique a été unanime à louer.

    « L’influence de notre grand romancier Conscience se fait fortement sentir dans leurs œuvres. Comme lui, ils peignent la vie flamande, le paysan flamand avec ses vertus et ses travers.

    « Leurs deux premiers romans, Bertha van den Schoolmeester et Frans Steen, sont d’une couleur sombre. Dans le premier, c’est la lutte de l’amour et de l’argent qu’ils nous montrent en donnant, comme remèdes aux malheurs et aux souffrances de la vie, le courage et la patience.

    Reimond Stijns

    PortraitReimondStijns.jpg« Déjà dans cette première œuvre se découvrent des qualités d’écrivains qui se développeront dans leurs œuvres suivantes. Nous y aurions voulu moins de promenades sentimentales et plus de vie réelle chez les amants : Bertha est une fille éthérée. Mais c’est un premier essai ; et puis, convenons-en, cette idéalisation de l’amour tombe bien dans le goût du peuple flamand. L’amour que nous décrit Conscience dans toutes ses œuvres, n’est-ce pas un amour idéal ? Celui-là existe-t-il réellement, ou du moins existe-t-il à l’état de règle générale ? Et, là où on le trouve, n’y est-il pas né à la suite des lectures assidues des œuvres de Conscience ?

    « N’en voulons donc pas trop à Teirlinck-Styns s’ils ont suivi cette voie ; c’était un sûr moyen d’arriver au succès.

    « Frans Steen est l’histoire d’un enfant trouvé ; histoire bien triste, et malheureusement de nos jours encore trop vraie. La peinture de la location des orphelins et des vieillards pauvres est navrante. Cette coutume de louer les orphelins et les vieillards au moins offrant est une tache sur notre civilisation ; on voudrait croire que cela appartient aux siècles passés ; mais malheureusement la réalité des faits est là ; les communes non encore pourvues d’orphelinat et d’hospice mettent leurs orphelins et leurs vieillards en pension chez les habitants, au moins offrant. Quelle est la situation morale et physique de ces malheureux ? elle se laisse deviner.

    Gedichten en Novellen nous place dans un autre milieu. Ici les écrivains ont sacrifié à la muse, et leur sacrifice ne doit pas lui avoir été désagréable. Sans se vouer à la poésie, ils nous ont donné quelques jolis vers. Le cycle : Het Koren se recommande par sa vivacité d’allures, la justesse d’expression et d’exactitude dans la description des hommes et des sentiments de la nature.

    «  Une novelle qui nous a plu avant toute autre, c’est: Uit het Normaalschoolleven, la vie à l’École normale. Comme c’est vrai d’un bout à l’autre ! Quiconque a passé par là ne contredira point les auteurs. Ce surveillant sous le sobriquet de Zwarte, nous l’avons tous connu, cet homme sans cœur, s’ingéniant à briser tout sentiment humain dans le cœur de ses élèves. Ces surveillants-là se rencontreraient-ils donc partout ?

    « Baas Colder est l’histoire d’un Harpagon de village, histoire terrible et tellement vraisemblable qu’on la croit arrivée.

    « Mais ici encore se rencontre cette dualité dont nous parlions en commençant, et qui se fait sentir dans tous les ouvrages de Teirlinck-Styns. A côté des descriptions de la nature les plus réalistes et les plus exactes, se rencontrent des personnages agissant d’une façon toute conventionnelle. Non pas que les sentiments soient mal exprimés, qu’il n’y ait pas de figures typiques ; la langue et le style sont irréprochables, les figures principales sont bien décrites, mais elles n’agissent pas toujours assez d’après la réalité. Si les auteurs parviennent à faire agir leurs personnages avec toute la réalité de la vie, ils produiront des chefs-d’œuvre que nous pourrons placer à côté de ceux de nos meilleurs maîtres.

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    « Aldenardiana, recueil de cinq nouvelles se passant dans les environs d’Audenarde, nous prouve qu’ils tendent vers ce but : tout romantisme conventionnel, pour nous donner la nature et les hommes tels qu’ils sont.

    «  Ah! la nature! comme ils la peignent ! et les paysans flamands, ils les ont bien fouillés.

    « Qu’ils dirigent maintenant leurs investigations vers un autre coin de la société ; qu’ils élargissent ainsi le cercle de leurs travaux, en restant fidèles à la ligne de conduite qu’ils ont suivie jusqu’ici en moralisant le peuple par la lecture, ils pourront compter sur des succès durables.

    « Ajoutons encore qu’ils se sont aussi essayés au théâtre, et que leur drame Lina Donders et leur drame-lyrique, Stella, ont été représentés avec succès. »

    Le même critique affirmera dans le même périodique (1882, p. 406), qu’en Flandre, à l’époque, il n’y a « que Teirlinck-Styns et G. Segers qui soient parvenus à percer, et dont les œuvres portent un cachet propre ».

    Tous deux enseignants à Bruxelles, Teirlinck et Stijns s’efforcèrent d’éduquer le peuple à travers des écrits pessimiste et souvent anticléricaux (Pauvre Flandre est plus un livre de combat qu’un grand roman). Reimond Stijns continuera de produire seul des romans, d'abord plus ou moins dans la tradition de Hendrik Conscience, puis en adoptant une trame naturaliste. Certains l’ont d’ailleurs considéré comme le précurseur du naturalisme flamand ou, pour le moins, comme l’auteur d’une épopée naturaliste cruelle : Hard labeur (Dur labeur, 1904), un roman dur où pointe encore une note romantique, son livre le plus achevé.

    De son côté, après la collaboration avec son beau-frère, Isidoor Teirlinck écrira des nouvelles « rurales » plus impressionnistes, d’autres truffées de vocables dialectaux, et se consacrera surtout à des travaux portant sur la botanique, la magie, la dialectologie, le folklore… dont certains sont disponibles en version française… Il est l’auteur d’un dictionnaire de l’argot (auquel collabora d’ailleurs H. de Seyn-Verhougstrate), de Contes flamands… Le seul fils d’Isidoor Teirlinck s’est également fait un (pré)nom dans la littérature : Herman Teirlinck (1879-1967) compte en effet parmi les plus grands auteurs d’expression néerlandaise du XXe siècle, auteur en particulier du beau roman bruxellois Het ivoren aapje (Le Singe d’ivoire) dans lequel le personnage Lieven Lazare est inspiré de Léon Bloy que le Flamand avait rencontré à quelques reprises.

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    présentation d'Isidore Teirlinck & Raymond Stijns

    dans Six nouvelles

     

    « Superstition », reproduite ci-dessous, est extraite du recueil Six nouvelles publié en 1880 (H. de Seyn-Verhougstrate n'en parle pas dans sa critique) comme n° 54 d’une collection qui répondait au souci des auteurs de diffuser leurs œuvres auprès du peuple. Fondée par le sénateur Ernest Gilon (1846-1902), la Bibliothèque Gilon (Verviers) plaçait en effet en épigraphe à ses volumes la formule suivante : « Un livre volumineux et d’un prix élevé peut être comparé à un vaisseau qui ne peut débarquer ses marchandises que dans un grand port. – De petits traités ressemblent à de légers bateaux qui peuvent pénétrer dans les baies les plus étroites, pour approvisionner toutes les parties d’un pays. » Cette série de la fin du XIXe siècle, qui publiait 2 volumes de 100 pages par mois, visait à édifier le peuple dans un esprit d’inspiration maçonnique ; parmi les auteurs les plus réputés figurant dans cette collection, on relève des écrivains – Camille Lemonnier, Léopold von Sacher-Masoch… –, mais aussi nombre de vulgarisateurs des sciences : Camille Flammarion, Stanislas Meunier…

    TriompheDeLaMortDétail.jpgSix nouvelles contient quatre proses tirées des Gedichten en Novellen (Poèmes et nouvelles) évoqués plus haut et sans doute en grande partie rédigés par Stijns – « Bonheur détruit (Croquis) », « Scène de la Vie du Peuple », « Un Souvenir de l’École normale » et « Nelleke (Croquis) » – et deux qui avait paru dans un périodique (Nederlansche Dicht- en Kunsthalle) : « Superstition (Récit) » et « Deux Jours de Kermesse (Croquis) ». Il s’agit de textes d’une qualité inégale. « Scène de la vie du peuple » (un veuf qui a sombré dans l’alcool décide de se suicider afin que ses deux filles soient recueillies par l’orphelinat et aient au moins de quoi manger) et « Un Souvenir de l’École normale » sont des évocations larmoyantes.

    Il est dommage que les auteurs, dans « Deux Jours de Kermesse (Croquis) », ne brossent pas un tableau coloré des fêtes foraines de l’époque ; ils optent en réalité pour une morale – mise en garde contre la légèreté du sexe faible – qui restitue les désillusions d’un jeune homme éprouvant ses premiers émois amoureux. On ne peut s’empêcher, en relisant aujourd’hui une telle nouvelle, de relever une note comique, de même d’ailleurs que dans « Bonheur détruit (Croquis) » et « Nelleke (Croquis) » tant la naïveté de Teirlinck et de Stijns rejoint celle de leurs personnages, ces modèles de villageois qu’ils ambitionnaient de tirer de leur ignorance. On voit là combien la morale de substitution qu’ils opposaient à ce que prônait le clergé était redevable à cette dernière et restait prisonnière des clichés bourgeois. Le personnage central est à chaque fois un homme même si le Nelleke de la nouvelle éponyme partage les premiers rôles avec son épouse acariâtre, « la noire Thérèse », bien plus âgée que lui, et avec un coq auquel celle-ci tient plus qu'à tout. Dans l’ensemble, les dialogues sont peut convaincants. En restituant mœurs et coutumes des années 1875, certaines scènes présentes une valeur historique : les auteurs nous proposent par endroits une photo de la rue bruxelloise de l’époque (voitures des laitières tirées par un attelage de chiens, à l’aube). Avec « Nelleke », et d’un certain côté « Bonheur détruit » – le bonheur simple d’un vieil instituteur se trouve réduit pour ainsi dire à néant à cause d’une seconde d’inadvertance –, « Superstition » est sans doute le texte le plus abouti. Il possède qui plus est une dimension fantastique, quelques touches comme issues du Triomphe de la mort de Bruegel ou de quelque autre tableau flamand. La mort guette d'ailleurs presque dans chaque histoire de Teirlinck-Stijns. On regrettera toutefois la fin de la nouvelle où tout est expliqué, où la visée moralisatrice des auteurs reprend le dessus.

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    Georges Eekhoud, Mercure de France, 15/01/1906

     

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    Deux mots sur la paire de traducteurs

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    J. Elseni (pseud. de Jean-Baptiste Jamnoulle ou Jansoulle) et François Gueury(-Dambois) ont traduit ensemble d’autres œuvres du néerlandais (flamand) pour la Bibliothèque Gilon :

    Pierre Geiregat, Douleurs & Joies du Peuple, 1882, n° 84.

    Virginie & Rosalie Loveling, Scènes Familières, 1883, n° 102.

    Mme Courtmas, Tante Sidonie. Dedans ou dehors. La Fleur de Cleyt, avec une préface de Paul Fredericq, 1883, n° 107.

    Teirlinck-Stijns, Baas Colder, 1883, n° 113.

    Mme Courtmans, La Perle du Hameau, 1884, n° 132.

    Pierre Geiregat, Où git le Bonheur, 1884, n° 137.

    Jean Micheels, Benjamin Franklin, 1885, n° 160.

     

    J. Elseni a en outre traduit seul Myosotis et Trois récits de grand’père de Pierre Geiregat (1828-1902), un auteur gantois aujourd’hui totalement oublié, lui-même traducteur de Henry Havard.

     

     

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