Éloge de Frans De Haes
Éloge de Frans De Haes
prononcé par Daniel Cunin
le 15 mai 2024 à Gand
Madame le Président, chère Leen,
Cher Frank,
Chers consœurs & confrères,
Chers Amis,
Chères Léah & Anna,
Cher Frans De Haes,
Leen Van Dijck, directeur de la KANTL
Voici un quart de siècle, je n’aurais pu imaginer me tenir un jour en ce lieu et encore moins m’adresser à vous, Frans. Français encore peu familiarisé avec la Belgique, je ne connaissais tout simplement pas, à l’époque, l’existence de la KANTL, l’Académie Royale de Langue et de Littérature Néerlandaises ; de surcroît, je n’avais encore jamais entendu parler du Bruxellois Frans De Haes. Ceci jusqu’au jour de 1999, cher Frans, où vous avez pris la plume pour vous livrer à l’une de vos activités, à savoir la critique littéraire. C’est ainsi que j’ai découvert votre nom en bas d’une recension publiée dans le périodique culturel Septentrion, recension portant sur un volume collectif de plus de 900 pages auquel je venais, à côté de quatre consœurs, de collaborer en tant que traducteur. Il s’agit de l’Histoire de la littérature néerlandaise éditée par la maison Fayard. J’avais eu l’honneur de traduire des chapitres écrits par deux universitaires élus membres de l’Académie à la fin de la même année, à savoir Anne-Marie Musschoot et Jaap Goedegebuure. Ayant reçu de vive voix, pour mon travail, les chaleureux compliments des éditeurs parisiens, je ne m’attendais pas à subir les foudres de la critique. Pourtant, dans votre recension, Frans, vous ne me ménagiez aucunement : vous me reprochiez de manier un français « franchement désastreux », d’aligner du « charabia », et j’en passe… Le droit de réponse que j’avais demandé à Septentrion m’ayant été refusé, quelques années se sont écoulées avant que je ne me rabiboche avec l’équipe rédactionnelle et reprenne ma collaboration avec cette revue. En d’autres mots, cher Frans, vous avez sans le savoir joué un certain rôle dans mon parcours de traducteur… mais aussi de lecteur.
En effet, une petite voix intérieure a dû me souffler : pourquoi ne pas tirer un peu de positif de pareille mésaventure ? Ayant fait connaissance avec votre patronyme, j’ai été tenté de découvrir, non pas, je l’avoue, vos propres publications, mais l’œuvre poétique de votre père, Jos De Haes (1920-1974). Et quelle découverte ce fut ! Cette figure talentueuse et marquante des lettres néerlandaises du XXe siècle ne pouvait manquer de marquer de son sceau le garçon que vous étiez et qui a vu le jour à Bruxelles le 26 janvier 1948. Après vous, vos parents accueilleront deux autres fils. Vous grandissez entre le flamand paternel et le parler bruxellois maternel tout en fréquentant un enseignement en néerlandais. Mais grâce à certains membres de votre famille et à de fréquentes vacances dans les Ardennes, vous vous familiarisez avec la langue française.
Votre choix d’étudier la philologie romane était-il une façon de prendre une certaine distance avec la figure paternelle ? Quoi qu’il en soit, il n’a signifié ni rejet ni rupture, puisque Jos vous a ouvert les portes de la radio flamande où il travaillait pour que vous y fassiez des émissions sur les lettres belges d’expression française. Vos études à Namur et à Louvain une fois terminées, vous devenez assistant à la Katholieke Universiteit Leuven alors que la scission entre néerlandophones et francophones est encore toute fraîche. Il règne là un climat que vous n’appréciez guère. Aussi choisissez-vous d’être professeur de français dans d’autres établissements avant de quitter pour de bon l’enseignement. Pendant trente ans, vous serez attaché scientifique aux Archives et Musée de la Littérature. Cette carrière dans les bâtiments de la Bibliothèque Royale de Bruxelles ne vous dégoûte pas des livres, des revues non plus que des divers manuscrits que produisent les écrivains, cette gent curieuse qui ne cesse d’ajouter des textes à tous ceux écrits par ses prédécesseurs siècle après siècle. Non, ces montagnes de publications ne vous rebutent pas, puisque vous déployez, parallèlement à votre métier et grâce à une culture bilingue qu’il m’arrive d’envier, nombre d’activités dans le domaine des belles-lettres : ainsi, pendant deux décennies, vous co-dirigez le périodique Courrier du Centre international d’Études poétiques et, au fil du temps, vous livrez nombre de contributions aux revues L’Infini, Les Lettres romanes, Tel Quel, Dietsche Warande en Belfort ou encore Septentrion pour n’en citer que quelques-unes.
En schématisant un peu, on pourrait dire que votre parcours d’essayiste en langue française est rythmé par une trinité : Isidore Ducasse, Dominique Rolin et Philippe Sollers… Au comte de Lautréamont (1846-1870), vous consacrez en effet votre mémoire de fin d’études, un siècle après sa mort, ainsi qu’une petite dizaine d’articles qui trahissent une passion toujours vivante. La qualité de votre mémoire : Isidore Ducasse, Comte de Lautréamont. Histoire d’une Renommée et État de la Question incite d’ailleurs les éditions Duculot à le publier.
Plus impressionnants encore, vos écrits portant sur Dominique Rolin (1913-2012), à commencer par Les Pas de la Voyageuse. Dominique Rolin (2006), un livre foisonnant récompensé à juste titre, pour ses qualités stylistiques, par le Prix triennal de littérature française de la Ville de Tournai (2010) ainsi que par le prix Emmanuel Vossaert de l’Académie Royale de Langue et de Littérature françaises (2009). Un membre de l’Académie Royale de Langue et de Littérature néerlandaises distingué par sa sœur jumelle bruxelloise, est-ce souvent arrivé ? À cette pionnière étude systématique de l’œuvre de l’écrivaine bruxelloise s’ajoute une kyrielle d’essais tant antérieurs que postérieurs. Autant de textes qui témoignent, en plus d’une rare connaissance de la prose en question, d’une amitié née alors que, devenu papa d’une petite fille, vous avez rendu visite à la romancière afin de l’interviewer pour votre programme radiophonique.
Après la mort de Dominique Rolin, Philippe Sollers (1936-2023) vous a confié le soin de publier et d’annoter un choix des nombreuses lettres qu’il a adressées au cours d’un demi-siècle à cette femme au talent et au charme incomparables à laquelle l’a lié une longue et plus ou moins secrète passion amoureuse. Vos propres liens avec Sollers ont d’ailleurs résulté dans la parution d’un volume d’entretiens : Le Rire de Rome. Entretiens avec Frans De Haes (Gallimard, 1992). Et tout naturellement, peu après la disparition de Sollers lui-même, vous avez donné une contribution au volume Hommage à Philippe Sollers (Gallimard, 2023).
À ces trois auteurs renommés, ajoutons l’Anversois André Baillon (1875-1932), le bibliothécaire Georges Bataille (1897-1962) et le nonagénaire Marcelin Pleynet avec lesquels vous cultivez certaines affinités et sur lesquels vous avez écrit à plusieurs reprises. Vos rares essais en néerlandais semblent d’ailleurs confirmer une prédilection pour des écrivains considérés comme « hermétiques » : après Lautréamont et ce même Georges Bataille, vous abordez en effet Paul Celan (1920-1970), Arthur Rimbaud (1854-1891) ou encore Maurice Blanchot (1907-2003)… Outre André Baillon, toute une pléiade d’écrivains belges d’expression française sont passés sous votre plume admirative ou sous votre scalpel critique, qui faisant l’objet d’un exposé biographique dans un dictionnaire, qui se voyant gratifié d’une recension. Impossible de les énumérer. Je m’abstiens tout autant d’énumérer les dizaines, voire les centaines de poètes flamands et néerlandais dont vous avez transposé des vers en français au cours de près d’un demi-siècle. Je me contente de mentionner un recueil de notre confrère Stefaan Van den Bremt, une plaquette de la petite-fille de Stijn Streuvels, Jo Gisekin, et deux éditions de la tant regrettée Marleen de Crée (1941-2021).
Toutefois, la langue néerlandaise est loin de satisfaire le traducteur en vous : je relève dans votre bibliographie des traductions de poèmes allemands, espagnols, anglais, turcs, sanskrits et… hébreux. Le néerlandais demeurant trop proche de vous, vous avez éprouvé le besoin d’explorer d’autres terres, d’autres livres et, en fin de compte, le livre des livres. Ainsi, alors que je me plongeais dans le moyen néerlandais et les œuvres écrites en brabançon par de grandes et de grands auteurs mystiques (Hadewijch, Ruusbroec…), vous vous affirmiez, pour votre part, comme un hébraïsant soucieux de faire découvrir au lecteur francophone des poètes tels que le vizir et rabbin andalou du XIe siècle Samuel Ha-Naguid (Guerre, amour, vin et vanité, 2001) et l’Israélien T. Carmi (1925-1994). Stimulé par cet homme et ami qui aura lui aussi été une balise dans votre quête spirituelle et votre épanouissement littéraire, vous décidez, à plus de quarante ans, de parfaire vos connaissances en suivant des études d’hébreu à l’Institut Martin Buber (Université Libre de Bruxelles). De cette nouvelle passion, mariée à une remarquable persévérance et favorisée par un départ anticipé à la retraite, vont résulter maintes traductions et maints commentaires de textes bibliques – entre autres le Cantique des Cantique –, une production soutenue que le fidèle Philippe Sollers accueille, entre 2001 et 2018, dans sa revue L’Infini. Parallèlement, les éditions Lessius donnent au lecteur deux de vos volumes : en 2012, Le Rouleau des Douze. Prophètes d’Israël et de Juda et, en 2019, Le Rouleau d’Ézéchiel, des traductions abondamment annotées et enrichies chacune d’une solide introduction. Sans doute la partie la plus époustouflante de votre activité de traducteur, du moins le traducteur en moi a-t-il tendance à le penser.
Les versets bibliques, en même temps qu’une certaine sensualité mêlée d’érudition, résonnent d’ailleurs dans votre poésie. Ainsi qu’« un certain branle-bas de cœur et de corps » comme l’a formulé votre confrère et compatriote récemment disparu, Guy Goffette (1947-2024). À toutes les publications que je viens d’évoquer, il convient en effet d’ajouter sept plaquettes ou recueils de poésie de votre main, en langue française, dont la parution s’échelonne entre 1979 et 2015. Pour Bréviaire d’un week-end avec l’ennemi (Le Cormier, 1982), vous recevez le Prix triennal de poésie de la Communauté française 1984-1987. Écoutons l’un de vos courts poèmes tiré d’un recueil plus récent, Au signe du seul vivant (2015) : « Lumine et unda / yeux noirs fesses vives / seins lourds avec trace d’ongle / deux plis au ventre / le rire au fond de la gorge après / dix et dix baisers dans la bouche / rimmel sur les draps froissés / riche averse fertile / dites / lumine et unda. » Images érotiques et bibliques, un emprunt au philosophe dominicain Giordano Bruno (1548-1600) : l’eau-lumière, matière première de la création, mais aussi une légère dose d’humour et d’énigmatique fondus en seulement dix vers !… Une surprenante confluence d’éléments familiers, voire désinvoltes, et de données cryptiques place bien souvent votre lecteur devant un réel défi. Une question me traverse alors l’esprit : votre poésie pour fins amateurs a-t-elle été jamais transposée en néerlandais ou en hébreu ?
Depuis l’an 2000, vous êtes membre de la prestigieuse assemblée qui nous accueille en ce jour. En plus d’y avoir tenu quelques conférences ou d’y avoir présenté l’œuvre de la poète Jo Gisekin, vous vous y êtes manifesté en dirigeant pendant une dizaine d’année le jury décernant le prix du meilleur essai.
D. Cunin s’adresse à F. De Haes
Si je prends votre place, sachez que je ne vous pousse pas pour autant dehors : vous demeurez le bienvenu, à présent en tant que membre d’honneur. Aujourd’hui où il m’est donné de prendre la parole entre ces murs, force m’est de reconnaître que l’Académie Royale de Langue et de Littérature Néerlandaises, bien qu’elle n’offre pas l’immortalité, présente quelques avantages par rapport à l’Académie française. Point besoin de postuler pour être élu – ce qui épargne bien du temps et bien des obligations –, point besoin d’acquérir un sabre incrusté de pierres précieuses et un costume brodé hors de prix. La KANTL n’offre-t-elle pas de surcroît au nouvel élu l’opportunité de prononcer une sorte de nécrologie de son prédécesseur… en présence de ce dernier ? Car je vous préfère, Frans, bien vivant parmi nous et ne vous tiens aucunement rigueur du fait que notre toute première prise de contact ne se soit pas déroulée sous les meilleurs auspices.
Je crois savoir que vous avez un nouveau grand chantier biblique en cours. Le Livre d’Isaïe ne compte pas moins de 66 chapitres ! Que le temps – mais de quel temps parle-t-on au juste en langue hébraïque ? – vous soit donné de le mener à bien. Et cela fait, pourquoi ne pas envisager entre nous un complet rapprochement autour d’une traduction française de l’œuvre poétique de Jos, votre père ?
La balle est dans votre camp.
Je vous remercie.
Daniel Cunin