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photo : Paul Claudel, en 1955, lors d'un entretien filmé avec Julien Bertheau
à propos de L'Annonce faite à Marie
Claudel traducteur
par Pascale Alexandre-Bergues
Comme Mallarmé traducteur de Poe ou Gide traducteur de Shakespeare, Claudel s’adonna à ce qu’il considérait comme un « bel art ». Il commença par s’attaquer à la tragédie grecque en proposant une version très personnelle de l’Orestie eschyléenne. De façon plus ponctuelle, il traduisit quelques poètes de langue anglaise. Il consacra les années de la maturité et de la vieillesse au latin de la Vulgate.
Claudel est avant tout le traducteur de la trilogie qu’Eschyle fit représenter à Athènes en 458 avant Jésus-Christ. Conjuguant à la fois littéralité et travail de création, l’Orestie fait partie intégrante de l’œuvre dramatique claudélienne.
C’est à l’orée de sa carrière que Claudel entreprit de traduire le premier volet de la trilogie antique, l’Agamemnon. Commencée à la fin de 1892 ou au début de 1893 sur le conseil de son ami Schwob, lui-même traducteur – entre autres – d’Hamlet, la traduction fut achevée en 1895. Elle occupa Claudel pendant son premier séjour aux États-Unis, où il fit ses débuts dans la carrière diplomatique, à New York puis à Boston. Au dépaysement géographique auquel aspirait le lecteur de Rimbaud répondit l’expérience de décentrement culturel et esthétique que constituait pour lui cette plongée dans l’univers archaïque d’Eschyle. C’est en effet au miroir du tragique grec que se chercha et se forgea la poétique dramatique de Claudel. Il y trouva aussi la formation prosodique qu’il cherchait. Nombreuses sont les résonances entre l’Agamemnon et les textes dramatiques auxquels travailla alors le traducteur : Tête d’Or, La Ville, L’Échange. La traduction claudélienne de l’Agamemnon fut publiée en 1896, en Chine, où Claudel venait d’arriver comme gérant du consulat de Fou Tchéou. Un exemplaire en fut envoyé à Mallarmé à titre d’hommage. [lire la suite]
Consulter
Pierre Brunel, « Claudel, Valery Larbaud et les problèmes de la traduction », Valery Larbaud. La Prose du monde, éd. Jean Bessière, Paris, PUF, 1981, p. 163-175.
Pascale Alexandre, Traduction et création chez Paul Claudel. L'Orestie, Paris, Honoré Champion, 1997.
« Maréchal des lettres belges » et plus grand représentant du style coruscant, le Bruxellois Camille Lemonnier (1844-1913), auteur de la satire Nos Flamands (1869), a joui d’une notoriété qui n’a d’égal que le quasi oubli dans lequel il est aujourd’hui tombé. C’est pourtant à son propos que Huysmans écrira les lignes suivantes : « Ce livre [Les Contes flamands et wallons ou Noëls flamands] est, selon moi, le livre flamand par excellence. Il dégage un arôme curieux du pays belge. La vie flamande a eu son extracteur de subtile essence en Lemonnier qui a des points de contact avec Dickens, mais qui ne dérive de personne. Le premier, par ordre de talents dans les Flandres, il a commencé à faire avec ses contes, pour la Belgique, ce que Dickens et Thackeray ont fait pour l’Angleterre, Freytag pour l’Allemagne, Hildebrand pour la Hollande, Nicolas Gogol et Tourgueneff pour la Russie ».
Dans le texte reproduit ci-dessous, Lemonnier évoque sa découverte des Fleurs du Mal et les quelques heures durant lesquelles il a entendu parler le poète français. Ces lignes ont paru dans Le Thyrse, revue créée justement sous le patronage du romancier belge et dont le titre est un clin d’œil à un poème en prose de Baudelaire.
Je n’oublierai jamais ce soir mémorable. Les journaux bruxellois avaient ébruité la nouvelle d’une conférence de Baudelaire, sans commentaires. Le fait d’un grand poète, d’un des esprits absolus de ce temps, promulguant sa foi littéraire publiquement, semblait encore négligeable. Il faut se rappeler l’indifférence totale du Bruxelles d’alors pour la littérature : quelques lettrés seulement connaissaient l’auteur des Fleurs du Mal : on vivait dans un air saturnien où se plombait l’Idée.
La Proscription, en passant par le territoire belge, n’avait agité que superficiellement ce consternant marasme : ils étaient restés sans amis intellectuels, les maîtres de la parole, les puissants ouvriers de la plume ; on leur avait ouvert les maisons ; on ne leur ouvrit pas les esprits. Ils séjournèrent en Belgique comme en un pays de Cocagne où plusieurs, trop fêtés, d’excès de bien-être et de nourriture, s’épaissirent.
Le puissant terreau national convenait mal à la fine plante française ; certaines essences délicates se corrompirent ; peut-être Baudelaire, très isolé, froissé par la brutalité des contacts, y conçut-il le germe des spleens qui le menèrent à la mort. Il fallut la centralité de Victor Hugo, sa pléthore de personnalité, l’espèce de congestion littéraire où il vécut, pour lui épargner les avaries. Il eut peuplé de ses voix un désert ; il surplomba la stupidité des foules. Mais je pense à ce pauvre Bancel, à ce grandiloquent rhéteur, à ce pompeux et délicat esprit, l’un des charmeurs de l’Exil et qui ne sut pas rompre le lourd charme matériel d’une hospitalité meurtrière. Il professait un cours public de littérature ; ses prosopopées, rythmées d’une voix moelleuse et chaude, lui avaient conquis un auditoire. On allait l’entendre comme un ténor modulant d’exquises paraphrases ; et il ne savait pas suffire à toutes les sympathies qui se le disputaient. Quand il quitta Bruxelles, ce fut pour s’éteindre en un mandat législatif. Sa mort ne retentit qu’aux amitiés laissées en la terre d’exil.
J’étais, à l’époque de cette conférence de Baudelaire, un assez pauvre clerc en littérature : il n’y avait pas longtemps que j’avais quitté le collège ; je commençais seulement l’apprentissage du métier. Un hasard m’avait initié aux splendeurs douloureuses, aux âcres et persuasives suggestions de la poésie baudelairienne, un simple hasard, en effet, car mon credo ne dépassait guère Victor Hugo, Vigny, Lamartine et Musset. Ce fut pendant une de mes coutumières stations attardées à l’étalage des libraires, mes cahiers de rhétoricien indolent sous le bras, de rhétoricien plus enclin à muser qu’à potasser le grec et le latin. Il se trouva qu’un exemplaire des Fleurs du Mal, exposé à la vitrine du père Rosez, y fût ouvert à cette page merveilleuse, Une Martyre. Je lus avec une réelle angoisse d’admiration ce qu’à travers la buée des glaces il me fut possible d’en prendre avec les yeux. Le livre demeura exposé trois jours ; je m’imprimai tout vifs dans la mémoire ces ardents tableaux, les images d’amour et de mort.
Il me fut ainsi révélé une religion nouvelle. Jalousement, dans le silence de ma chambre d’étude, je me redisais l’extraordinaire musique de ces vers funèbres et voluptueux. Elle me donnait le goût de souffrir, elle me versait les poisons et les enchantements. Je n’eus de trêve que je ne possédai enfin le livre miraculeux qui, profondément, avait remué ma vierge humanité. Il surexcita jusqu’au spasme mes transports ; je m’en affolai comme d'un péché ; il m’envahit, comme l’attrait et le danger de la Damnation. Je fus ainsi un des rares jeunes hommes, s’il en fut d’autres, qui apportèrent à cette conférence du poète la passion de son génie.
Le Cercle littéraire et artistique où elle se donnait, occupait encore le gothique palais qui fait face à l’Hôtel de Ville. Cette fruste et historique architecture, rajeunie depuis comme un joyau de prix, redevenue le dessin d’une châsse exquisement orfèvrie, abritait alors des commerces de grainetiers et d’oiseleurs. Tout le rez-de-chaussée et les caves leur avaient été départis : c’était une des activités de la Grand’Place. Mais l’étage restait réservé au Cercle ; on montait un perron, on gravissait un raide escalier ; une porte s’ouvrait, qui était celle de la salle des conférences.
Un peu tardivement m’était échue la carte d’invitation ; je ne pus me presser assez pour ouïr les prolégomènes. L’escalier était vide quand j’en escaladai les marches ; un silence régnait sous les voûtes ; je ressentis une petite honte à la pensée qu’une foule avait déjà passé là et que j’arrivais le dernier. Je me persuadais une affluence solennelle et dévote, accourue comme à un gala. Un huissier attira le haut battant : j’entendis une voix grêle et mordante, d’un registre élevé : elle s’enflait sur un mode de prédication ; elle syllabisait avec emphase ce los à un autre royal poète: – « Gautier, le maître et mon maître »…
L'or et la boue (les peintres, le dandy, le critique…
… et Jean Tordeur à propos de la Belgique...)
Je me glissai dans la salle. C’est encore, après tant d’années, un sujet de stupeur pour moi, la solitude de ce grand vaisseau où je craignais de ne pouvoir trouver place et qui, jusqu’aux dernières pénombres, alignait ses banquettes inoccupées. Chaque fois qu’en mes débats intérieurs, en mes angoisses pour l’inutilité de notre effort littéraire, j’essaie de me persuader l’espérable rédemption finale de cette patrie asservie aux cultes grossiers et homicide envers ses plus nobles enfants, l’image atterrante se suscite, je revois la salle désertée, au fond de laquelle un homme, un artiste de génie vainement métaphorisa. Baudelaire parla, ce soir-là, pour une vingtaine d’auditeurs ; il leur parla comme il eût parlé à une cour de princes et leur révéla un Gautier altissime, l’égal des grands papes de l’Art. À mesure, un étonnement s’exprimait sur les visages, une déception, peut-être aussi l’inquiétude d’une secrète ironie cachée sous une louange en apparence immodérée. Nul, parmi le petit nombre des auditeurs, ne se représentait en ces proportions olympiennes, sous une telle pourpre, le poète magnifique, mais encore mal connu que son émule, le maître étincelant et quintessencié, exaltait comme un éponyme.
Baudelaire cultivait précieusement l’ironie ; il l’exerçait comme une escrime avec la correction froide et la souplesse déliée d’un merveilleux tireur. Elle mettait autour de sa sensibilité comme l’en- veloppe et la défense d’une cotte de mailles. Peut-être n’était-elle au fond que la pudeur de cette sensibilité, d’autant plus vive qu’elle était plus contenue. Cette ironie, nourrie de Poë et des humoristes anglais, ne dédaignait pas la mystification : elle semblait se ressouvenir aussi des mimes de Londres et de leurs clowneries macabres. Il me parut que l’assistance, sans doute échaudée, redoutait un tour nouveau de cet ironiste acéré et déconcertant. Je me sentis inondé, quant à moi, des torrentielles beautés de ce discours qui n’était que la plus adroite et la mieux déguisée des lectures. Je communiai avec le poète dans l’enthousiasme. Je lui dus dans l’avenir de ne jamais démériter de l’exemple qu’il m’avait donné en honorant les Maîtres et les Aînés.
Une petite table occupait le milieu de l’estrade ; il s’y tenait debout, en cravate blanche, dans le cercle lumineux épanché d’un carcel. La clarté tournoyait autour de ses mains fines et mobiles ; il mettait une coquetterie à les étaler ; elles avaient une grâce presque féminine en chiffonnant les feuillets épars, négligemment, comme pour suggérer l’illusion de la parole improvisée. Ces mains patriciennes, habituées à manier le plus léger des outils, parfois traçaient dans l’air de lents orbes évocatoires; ou bien elles accompagnaient la chute toujours musicale des phrases de planements suspendus comme des rites mystiques.
Baudelaire suggérait, en effet, l’homme d’église et les beaux gestes de la chaire. Ses manchettes de toile molle s’agitaient comme les pathétiques manches des frocs. Il déroulait ses propos avec une onction quasi évangélique, il promulguait ses dilections pour un maître vénéré de la voix liturgique d’un évêque énonçant un mandement. Indubitablement, il se célébrait à lui-même une messe de glorieuses images ; il avait la beauté grave d’un cardinal des lettres officiant devant l’Idéal. Son visage glabre et pâle se pénombrait dans la demi-teinte de l’abat-jour ; j’apercevais se mouvoir ses yeux comme des soleils noirs ; sa bouche avait une vie distincte dans la vie et l’expression du visage ; elle était mince et frissonnante, d’une vibratilité fine sous l’archet des mots. Et toute la tête dominait de la hauteur d’une tour l’attention effarée des assistants.
Au bout d’une heure, l’indigence du public se raréfia encore, le vide autour du magicien du Verbe jugea possible de se vider davantage ; il ne resta plus que deux banquettes. Elles s’éclaircirent à leur tour, quelques dos s’éboulaient de somnolence et d’incompréhension. Le reste n’avait pas l’air de s’apercevoir de la désolation de ces demi ténèbres éployées sous les travées gothiques, sans nuls visages pour en conjurer le délaissement.
Il parla pendant près de deux heures. La salle, lentement, s’était à peu près toute écoulée ; peut-être ceux qui restaient s’étaient-ils émus d’un penser secourable, peut-être demeurèrent-ils comme un passant accompagne dans le champ funèbre un solitaire corbillard. Peut-être aussi c’étaient les huissiers et les messieurs de la commission retenus à leur poste par un devoir cérémonieux.
Le poète, indubitablement, ne vit pas cette désertion qui le laissait parler seul entre les hauts murs parcimonieusement éclairés. Une dernière parole s’enfla comme une clameur : « Je salue en Théophile Gautier, mon maître, le grand poète du siècle. » Et la taille rigide s’inclina, il se libéra en trois saints corrects – à moins qu’ils ne fussent ironiques – de la politesse des applaudissements. Rapidement une porte battit. Puis un huissier emporta la lampe ; je demeurai le dernier dans la nuit retombée, dans la nuit où sans écho était montée, s’était éteinte la voix de ce Père de l’Église littéraire.
Camille Lemonnier
Le Thyrse, revue d’art, T.6, 1er juin 1904, p. 9-14.