Ricaner dans la nuit infinie
Roderik Six
à propos de La Chambre noire de Damoclès
Né en 1979, le Flamand Roderik Six est, à ce jour, l’auteur de quatre romans aux éditions Prometheus : les « trois V » ou la trilogie du mal : Vloed (2012), qualifié de premier roman « climatique », Val (2015) et Volt (2019). En ce début d’année vient de paraître Monster. Dans De boekendokter (2014), l’écrivain a rendu hommage à un confrère et ami disparu à l’âge de 35 ans, Thomas Blondeau.
Récemment, Roderik Six a consacré un essai au plus célèbre roman du Néerlandais Willem Frederik Hermans, à savoir De donkere kamer van Damokles (1958) paru en traduction aux éditions Gallimard : La Chambre noire de Damoclès (2006).
C’est la version française de cet essai – laquelle a fait l’objet d’un atelier de traduction zoomiste avec des étudiant(e)s de l’Université Radboud de Nimègue – que nous donnons ci-dessous.
Ricaner dans la nuit infinie
Tout le monde rêve d’être un héros.
Aussi, pour Henri Osewoudt, la Seconde Guerre mondiale arrive à point nommé. Alors qu’il n’a que 19 ans, il a l’impression que sa vie s’est immobilisée dans un grincement. À Voorschoten, bourg arriéré, il tient un petit tabac ; chaque soir, il lui faut partager le lit avec Ria, sa laide épouse qui est aussi sa cousine germaine. On est en 1939. À l’horizon point une promesse d’aventure : pour stopper l’avance allemande, on appelle les hommes jeunes sous les drapeaux. Malheureusement pour lui, le petit Osewoudt est réformé – il lui manque un demi-centimètre ; en manière de consolation, on l’autorise à monter la garde, armé d’un fusil hors d’âge, devant le bureau de poste.
On ne saurait appeler vie ce qui ne renferme rien de plus qu’un ennui incarné. Or, ne voilà-t-il pas qu’un mystérieux inconnu vient changer cet état de choses. Comme si de rien n’était, l’officier Dorbeck entre dans la boutique d’Osewoudt – on dirait deux parfaits sosies, à ceci près que le premier est plus beau et plus courageux que le second. Alors que le débitant de cigares dépérit dans un quotidien tout rabougri, Dorbeck opte pour une vocation pleine de risques : la résistance et la clandestinité. Il tend la main à Osewoudt : ensemble, ils combattront l’occupant.
Pendant les missions qu’il accomplit la nuit venue, ce dernier reprend vie. Du jour au lendemain, le voilà qui exécute des gens ; du jour au lendemain, le voilà qui se coule dans des villes plongées dans l’obscurité, porteur des messages codés ; du jour au lendemain, le voilà qui se glisse entre des draps avec une belle espionne. Le fait qu’il ne revoit jamais son mentor Dorbeck ne l’inquiète pas : il reçoit les instructions de ce dernier par téléphone et éprouve un plaisir sans mélange à mener, dans l’ombre, une existence de héros. Une fois la guerre terminée, une médaille lui échoira à coup sûr.
L’amateur familier de l’univers sadique de W.F. Hermans sait que les espoirs d’Osewoudt seront réduits à néant. À la Libération succède la désillusion : les Alliés arrêtent le jeune homme, on l’accuse de haute trahison – beaucoup trop de ses connaissances ont été dénoncées et déportées pour que cela ne paraisse pas suspect. Le seul à même de le disculper, l’illustre chef Dorbeck, demeurant introuvable, le boutiquier est dans l’incapacité de prouver qu’il se trouve du bon côté de l’Histoire. L’épée de Damoclès pendille au-dessus de sa tête. À la dernière page du roman, Hermans tranche le fil ténu et scelle ainsi le sort d’Osewoudt.
La question centrale à laquelle le lecteur de La Chambre noire de Damoclès doit répondre correspond à une énigme qui taraude Osewoudt lui-même : Dorbeck a-t-il existé ? Osewoudt aurait-il créé un double pour échapper à son existence mesquine ? Compte tenu de ses antécédents psychiatriques – une mère déclarée folle après qu’elle a eu tué son mari –, on ne peut exclure, en ce qui le concerne, un cas de dédoublement de la personnalité, ce en quoi lui-même ne semble pas croire. N’a-t-il pas pris trop plaisir à son existence héroïque pour en reporter tout le poids sur un alter ego ?
Le thème d’un double meilleur (ou pire) que soi est un classique du canon littéraire. On pense spontanément à L’Étrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde de Robert L. Stevenson, au Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde ou à un roman plus récent : Fight Club de Chuck Palahniuk. Cependant, mener à bien pareille entreprise ne va pas de soi. Il revient à l’auteur de disséminer assez de points de ressemblance pour semer le doute tout en gardant les (deux ?) protagonistes suffisamment séparés l’un de l’autre afin d’entretenir une tension entre eux. Chose que réussit W.F. Hermans avec virtuosité : à la fin du roman, le lecteur hérite du dilemme – il existe autant d’arguments en faveur de l’une des interprétations que de l’autre.
Mais est-ce important ? Sous le thème du double se propage un nihilisme qui dévore tout. Alors que le détenu Osewoudt entame une conversation avec un SS, le romancier déploie sa vision du monde. Le jeune Allemand nie toute moralité : « Celui qui sait qu’il mourra un jour ne peut concevoir une morale absolue ; pour lui, la bonté et la miséricorde, c’est de l’angoisse déguisée et rien d’autre. Pourquoi adopter un comportement moral alors qu’on est de toute façon condamné à mort ? Tout le monde se retrouve un jour ou l’autre condamné à mort. »
L’inévitable mort décharge chaque être humain de toute moralité – dans l’univers absurde de Willem Frederik Hermans, des termes tels que « bien » et « mal » ne sont que creux bêlements. Que nous importe qu’Osewoudt soit un aliéné ou une pauvre andouille tombée dans le piège d’une conspiration ? La réponse du SS, sa devise, est on ne peut plus simple : Désespérer et mourir !
Heureusement, dans l’univers cruel de Hermans, une place revient aussi au rire. La Chambre noire de Damoclès regorge de clins d’œil sardoniques. Ainsi, la trame du roman d’espionnage forme l’antipode maladroit de ce que l’on trouve en principe chez un Ian Fleming. Pas d’action rationnelle, pas de dîners dans des casinos où l’on rivalise d’élégance à côté de triples scélérats, pas de femmes fatales en robe du soir. Hermans détaille le nombre de trams et trains qu’Osewoudt doit prendre pour atteindre ses destinations « aventureuses » ; les réunions clandestines se déroulent dans des arrière-salles miteuses ; les ébats sexuels tournent à une pathétique gymnastique.
Il faut dire que la base d’opérations du boutiquier est, non une métropole à la mode, mais un bourg de rien du tout, le trou du cul du monde pourrait-on dire en exagérant un peu. Son tabac porte comme enseigne le nom Eurêka, mais sous l’effet de la rouille, les lettres « E » et « K » se sont estompées si bien qu’on lit « urea », autrement dit le latin d’urée, ce résidu physique qu’on appelle couramment « pisse ». De surcroît, dans un cadre nihiliste, il est assez drôle de voir Osewoudt aller au-devant de son destin… en pyjama. N’avez-vous jamais fait ce honteux cauchemar : vous vous présentez à la plus importante réunion de votre vie... en peignoir ?
Chacune des pages de La Chambre noire de Damoclès manifeste la maîtrise de W.F. Hermans. Chaque moyen littéraire est au service du matérialisme profondément ancré dans l’esprit de l’auteur, sans que le lecteur n’ait jamais l’impression d’être en train de lire un pamphlet philosophique. Tout le monde rêve d’être un héros, tout le monde finit en lâche. L’homme est une créature insignifiante qui trébuche, nue, dans le noir, incapable de changer son destin. À chaque fois que cet empoté d’homoncule se cogne la tête, on entend Hermans ricaner entre les lignes. Et le lecteur de ricaner avec lui.
traduit du néerlandais par Daniel Cunin
Roderik Six © Johan Jacobs