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Un homme par ouï-dire

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Cent pages de l’au-delà

 

 

 

Après La Mort sur le vif aux éditions Gallimard (2007), l’écrivain néerlandais Willem Jan Otten revient avec un court roman dont le narrateur nous parle depuis l’au-delà.

 

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W.J. Otten, Un homme par ouï-dire, trad. D. Cunin, Les Allusifs, 2014

 

 

LE MOT DE L’ÉDITEUR

 

Pianiste au jeu sensuel, Gérard Legrand a succombé à un accident de la circulation. Depuis dix ans, il mène cependant une vie posthume grâce à ses proches : chaque fois que l’un d’eux pense à lui, sa conscience se ranime. À vrai dire, cela n’arrive plus si souvent, étant donné qu’il ne leur a pas laissé un souvenir impérissable : il avait quitté sa femme pour une jeune violoniste au cœur fuyant ; ses deux fils l’ont peu connu… Le seul à encore penser régulièrement à lui, c’est le chauffeur du camion que Gérard a percuté alors qu’il était à vélo.

À l’occasion de l’anniversaire de sa disparition qui est aussi celui de sa naissance, un repas familial est organisé en sa mémoire. Dans l’esprit de certains, il se sent soudain « revivre », non sans que cela les déconcerte.

Avec un naturel bouleversant, Willem Jan Otten nous fait séjourner dans l’au-delà singulier d’un musicien défunt. Que reste-t-il de soi chez les autres, une fois l’existence consommée ? Quels liens ceux-ci tissent-ils encore avec nous ? Ménageant d’intimes coups de théâtre, débusquant avec une douce ironie des petits riens comiques ou déchirants du passé, il instrumente entre ces vivants et l’absent une vertigineuse partition émotionnelle…

 

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Jan Mankes (1889-1920), Paysage en fleurs

 

 

UN EXTRAIT

 

Pour tous mes proches, hormis ma mère qui vit encore, j’ai été le premier mort. Y compris pour Olga. Elle a passé une partie de la guerre cachée pour échapper à la déportation ; de mon vivant, je me figurais qu’elle avait eu l’occasion, comment dire, de se frotter à l’effroi. Gisant  sous les glaïeuls placés sur mon cercueil et pointant vers mon nez, j’ai suscité en elle une stupeur bien supérieure à celle qu’aurait dû en principe provoquer mon simple décès.

Moi, son premier amour et son premier mort, je lui ai offert de voir ce qui, par un pur hasard, lui avait échappé pendant la guerre mais qui n’avait pas moins dû être manifeste dans son imagination. Cela a sans doute abstrait ma présence dans son esprit – les premiers jours qui ont suivi ma disparition inopinée, j’étais bien plus la mort et l’effroi qu’inspire notre finitude, que Legrand. Bien entendu, mon image se confondait avec celle de son père qui, à défaut d’être mort, continuait et continue de vivre en elle sous la forme tenace, figée, du « disparu », le père jamais enterré dont l’unique souvenir qu’elle garde est qu’il n’est jamais revenu et dont elle a pu enfin, grâce à ma mort, faire le deuil.


JanMankesBrieven.pngBeaucoup de monde a assisté à mes obsèques. Pour bien décrire la foire d’empoigne dans laquelle on se retrouve le lendemain de sa propre mort, il faudrait la mémoire d’un dieu ou l’imagination d’un dément. Il s’agit certes là d’un poncif : la vie qui suit la mort commence comme la vie a commencé, autrement dit dans un flot d’impressions trop considérable pour que l’esprit parvienne à l’appréhender. On comprend dès lors que, pas plus que notre propre naissance, le passage du présent à l’au-delà ne nous laisse un quelconque souvenir. Il y a eu le tourbillon d’images qui a précédé le vlang ! lorsque, à l’embranchement de Durgerdam, j’ai, sur mon vélo de course neuf, percuté le semi-remorque (dont j’ai tout de même mémorisé le numéro d’immatriculation : FB – 19 – 74), puis il y a, des mois plus tard, la première réminiscence d’Olga, ramenée à mon enterrement par la lecture d’un avis de décès. Entre ces deux dates, ma conscience posthume a sans conteste pris forme, selon une logique tout aussi mystérieuse que celle de notre conscience au cours de notre vie – une lente accumulation de souvenirs dont personne ne se souviendra, de souvenirs de souvenirs, et de souvenirs qui s’étiolent, se dissolvent, s’aplanissent. À cette différence près que tous proviennent de la mémoire d’autres personnes : j’existe par la grâce de traces que j’ai laissées de mon vivant. La sensation de liberté qui rend la vie un tant soit peu supportable (y compris lorsqu’on ne croit pas au libre arbitre : un scepticisme que l’on finit, quand l’heure est grave, par vivre comme un choix), cette sensation fait défaut. La liberté et même l’illusion de la liberté – auxquelles la mort, plus encore une mort comme la mienne, met fin.

 

 

SUR L’AUTEUR


4èmeOttenEenmanvanhorenzeggen.pngL’œuvre de Willem Jan Otten (né à Amsterdam en 1951) révèle une précocité et une multiplicité de talents rares. Jeune critique apprécié, il publie un premier recueil de poésie avant de s’affirmer comme auteur et metteur en scène de théâtre. Quarante ans plus tard, sa production variée a reçu les plus grandes récompenses, en particulier le prix Constantin Huygens (dès 1999 pour l’ensemble de l’œuvre) et le prix P.C. Hooft 2014 (pour l’œuvre essayistique). Au fil d’une écriture dense teintée d’ironie, Willem Jan Otten explore l’énigme que chaque être est à ses propres yeux. À travers des perspectives narratives très originales, le prosaïque côtoie chez lui l’exigence,  et le ludique, ce qui nous fonde. Désir, doutes du créateur, culpabilité, filiation, sujets de société, libre arbitre, tensions entre savoir et ignorance, choix et contrainte, entre vouloir et devoir, sont quelques-uns des thèmes qu’il sonde dans des poèmes, des essais ou des récits ingénieux. Créé par sa création, cet écrivain dévoile le mystère de l’homme pour mieux l’amplifier.

 

Illustrations

Jan Mankes, Een kunstenaarsleven in brieven 1910-1920, éd. Jan de Lange, Zwolle, Waanders Uitgevers, 2013 (correspondance du peintre Jan Mankes dont un portrait joue un rôle important dans Un homme par ouï-dire)

quatrième de couverture de la réédition néerlandaise (1992) d’Un homme par-ouï-dire (Een man van horen zeggen, Amsterdam, Van Oorschot, 1984)

 

entretiens récents (vidéos en néerlandais)

avec Willem Jan Otten : ici & ici

 

 

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Le Monde des Livres, 16 octobre 2014

 

 

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