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Rutger Kopland dans l'Autre vie

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L’Autre vie

De Bruges à Groningue sur les pas d’Yves Leclair

 

 

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Il a beau intituler l’une de ses œuvres Orient intime, il ne peut s’empêcher d’évoquer çà et là les Pays-Bas, ses paysages, ses passants, ses poètes. La quatrième de couverture de ce livre de 2010 ne s’ouvre-t-elle pas sur ces mots : « Il suffit, par exemple, que j’entende converser un Frison dans les canaux lumineux de la campagne de Groningen, très au nord des Pays-Bas… » ? Quant à l’ultime texte du volume, il offre une citation d’Etty Hillsesum : « Donne-moi chaque jour une petite ligne de poésie, mon Dieu, et si jamais je suis empêchée de la noter, n’ayant ni papier ni lumière, je la murmurerai le soir à ton vaste ciel. Mais envoie-moi de temps en temps une petite ligne de poésie. »

Entre deux villages de France, un passage chez Virgile et l’office des Vigiles, son recueil Cours s’il pleut (2014) recèle un cycle « Haut pays bas », des sonnets « à l’envers » pourrait-on dire, composés en Hollande au début du présent millénaire, dans les pas de Rutger Kopland qui vivait du côté de Groningue et auquel il dédie « Groningen à vélo », poème où l’on retrouve la prédilection d’Yves Leclair – puisqu’il s’agit de lui – pour les jupes et les formes féminines, « jambes croisées » ou « globe des seins blancs ».

Yves0.pngAyant transformé le lieu-dit Courcilpleu en un titre de recueil : Cours s’il pleut (2014), Yves Leclair goûte en gastronome la toponymie locale : « […] J’aime prononcer / les mots d’autres langues, surtout quand ils / sont imprononçables/ Et renoncer / à en savoir le sens rend plus fertile / leur sens […] ». Plus loin, lisant Giono, il repense au « tabac orange hollandais » qu’il achetait, enfant, pour son père…

 

Déjà dans Prendre l’air, qui date de 2001, on trouve trace du poète hollandais Kopland sous la plume du Français : « La poésie d’Yves Leclair, écrivait alors Pierre Perrin, apparaît ainsi d’autant plus retenue qu’elle voudrait retenir le fleuve du temps. Le pari que l’auteur est en train de gagner, en un temps où les équarrisseurs de la poésie-qui-soi-disant-n’existe-pas reprennent de la vigueur, tient à ce que l’inconnu peut encore nous surprendre. Ce dernier ne braille ni ne s’agite. Il monte en secret du fond de chacun de nous comme le souffle auquel il faut bien prêter l’oreille ; quand le râle l’emporte, il est trop tard. ‘‘Regarde-le bien, le temps, / droit dans les yeux avant qu’il soit passé.’’ Il n’en faut pas moins un miroir ou, mieux, quelqu’un, une présence pour s’en rendre compte. Yves Leclair l’écrit lui-même ‘‘en mijotant des poèmes de Rutger Kopland’’, comme il le précise encore en note d’un beau sonnet en l’air. L’autre est de la sorte relégué en bas de page, encore tenu à distance, comme le moi, quand l’idéal serait peut-être, contre l’éviction de ce dernier que Pascal haïssait aussi, la fusion. »

Kopland - seul poète hollandais publié à ce jour en volume chez Gallimard, ceci grâce à Paul Gellings épaulé par Jean Grosjean –, Yves Leclair lui consacrait à l’époque, par un soir où « il fait seul », quelques pages dans la NRF (janvier 2001) : « Kopland river, improvisation n°1 sur la poésie de Rutger Kopland ». Un début de lettre adressé au confrère admiré, des notes prises sur le vif, en relisant Songer à partir et Souvenirs de l’inconnu : « De certains poèmes de Kopland, on pourrait dire qu’ils sont l’exacte musique de l’hiver. Et qu’ils savent en garder le secret. » Ou encore Kopland, « poète de l’entrée en hiver ». « Kopland river, lande d’hiver ». Les titres que retient le Hollandais ne manquent pas de fasciner Leclair, tant ceux des recueils que ceux de certains poèmes. La simplicité apparente de cette poésie le plonge « dans la nudité de l’être, dans l’ouvert, sa misère et son mystère », dans une « parole ravagée par une conscience très aiguë de la finitude ». Et de conclure : « Nous sommes des étrangers enfermés dans nos solitudes absolues. »

 

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Œuvres poétiques complètes de Rutger Kopland, Van Oorschot, 2013

 

 

Dans le recueil le plus récent d’Yves Leclair, L’Autre vie (2019), le Hollandais est encore là sous la forme d’une citation en néerlandais : « Wie wat vindt heeft slecht gezocht » (Qui trouve quoi que ce soit a mal cherché), un « viatique de feu » de « l’extraordinaire Rugter Kopland » précise Emmanuel Godo. Kopland présent, cette fois non au Nord des Pays-Bas, mais à Bruges (en mars 2014), au cœur d’un verset : « Heureux d’avoir pendu ma ballade de perdu, aux airs de l’Onder het vee de mon cher Rutger Kopland, trouvé en édition originale, ici, dans une improbable librairie. / Jusqu’au moment de me hisser sur le marchepied du train in extremis, après avoir pas mal trotté, me répéterai à contre-pied ce vers qui m’a trouvé et détroussé à la porte, comme un ancien air de fox-trot : / Wie wat vindt heeft slecht gezocht. »

Kopland1.pngC’est que L’Autre vie s’arrête bien plus au pays de Guido Gezelle et de Hugo Claus qu’en Hollande. Écrit à Bruges, lui aussi en mars 2014, un « Béguinage » ouvre le cycle « Au sein du royaume ». Le cycle suivant, brugeois à part entière, s’intitule « Septième ciel », qui est aussi le titre d’un In memoriam dédié au prêtre-poète du XIXe siècle, grand précurseur des lettres flamandes modernes ; lui succède une pièce dédiée à Karel Jonckheere (1906-1993) : « La châsse de Sainte-Ursule ». L’Anversois Max Elskamp n’est pas oublié : « Diablerie enluminée ». L’évocation d’une roulotte de romanichels permet à l’auteur de se remémorer un autre artiste flamand, Jan Yoors (1922-1977). Une fois de plus, bien des pérégrinations sous la plume d’Yves Leclair, aux quatre coins de la France, aux quatre coins de l’Europe… Une fois de plus, un poème à l’ami Kopland, en date du 10 avril 2002, soit trois mois avant la disparition du poète hollandais, composé entre Haarlem et Rien van den Broecke Village :

 

 

Retrouver le Nord 

 

Vent de la mer du Nord, vent glacial près d’Haarlem, vent qui donne des couleurs aux jours, aux oreilles,

 

vendeurs marron d’Inde qui brûlent de l’encens devant des éléphants en faux bois de santal pour attirer le chaland en plein courant d’air.

 

Ce soir, le ciel rosit tout le ciel du polder. Les vols des colverts comme des avions de chasse fusent sur l’eau des canaux dans l’air bleu de Delft.

 

Entre les bungalows, les house-boats, on voit passer une déesse blonde avec des bières.

 

 

Goffette.pngLe travail de traduction de Paul GellingsSonger à partir (1987) puis les Souvenirs de l'inconnu (1998), a d’autant plus porté de fruits que Richard Rognet opte pour une strophe du Hollandais en épigraphe à Un peu d’ombre sera la réponse alors que Guy Goffette dédie à son tour des vers à Rutger Kopland : « Poète en Groningue », du cycle « Compagnons de silence » paru dans le recueil Un manteau de fortune :

 

Songer à partir, disait-il, et c'était encore

sous les mots du poème comme une barque

quand le soleil se noie au milieu du lac,

juste là où le vent n'élargit plus

 

les cercles, une barque frêle et qui

fait mine de vouloir s'en aller, va, revient,

et l'eau proteste contre la proue, et personne

 

pour comprendre et traduire cela :

 

que de si petites vagues – rêves, souvenirs

– aient toujours raison de nos plus fiers

élans, de nos désirs d'échapper au reflux.

Personne, sinon celui qui parle de partir

 

et cherche encore un endroit pour rester.

 

 

 

Entretien radiophonique avec Yves Leclair 

 

 

L’Autre vie d’Yves Leclair « n’est pas ailleurs, dans un illusoire monde autre : elle se laisse entrevoir ici et maintenant. Le poète est cet homme qui saisit l’instant de l’entrebâillement et en transmet la force bouleversante à ses contemporains : il les sait claquemurés et privés du mystère sans lequel la vie humaine s'étiole ». Ses poèmes creusent une quête intérieure : « Tente tout d’abord, écrit-il dans Orient intime, de rejoindre ton nom : ‘‘le clair’’, la transparence. Fiat lux. Ici commence en vérité un très intéressant voyage. Ici ton premier tour du monde. Mais n’oublie pas d’ôter tes gros godillots avant de monter aux barreaux de l’échelle de lumière. Prends leçon sur les sherpas. Ils vont pieds nus en souriant. Pieds nus, cette noblesse, celle du marcheur, du nomade, du passant ordinaire ou moribond, la seule ou presque devant laquelle s’incliner. L’écriture est ma tente démontable de nomade dans le désert quotidien de notre vieille Europe, en marche à l’étoile vers mon Orient. Mais je sais que ‘‘Orient et Occident ne sont aussi que des désignations temporaires pour des pôles au-dedans de nous-mêmes’’ (Herman Hesse). » Des soupçons de l’autre vie, une part du royaume, le poète en reconnaît dans les petits riens et les grands hommes des plats pays.

 

Daniel Cunin

 


 

documentaire consacré à R. Kopland, sous-titrage en portugais 

 

 

 

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