À même la peau
Nijinski dans la peau, sur la peau
Le danseur et chorégraphe Vaslav Nijinski a inspiré à Arthur Japin – dont on peut lire en français Le Noir au cœur blanc (Gallimard) et Un charmant défaut (Héloïse d’Ormesson) – un roman tout simplement intitulé Vaslav (2010), livre que le Néerlandais a d’ailleurs adapté pour la scène devant le succès de librairie rencontré par cette histoire. En 2015, à partir d’un passage de cette œuvre, la chorégraphe flamande Cindy Van Acker (Compagnie Greffe, Genève) a de son côté créé un solo d’une heure, représentation durant laquelle des extraits du texte transposé en français apparaissent sur la peau de la danseuse.
Traduire à même la peau.
Vaslav d’Arthur Japin (extrait)
« Aujourd’hui, commence-t-il, je vais vous montrer ce que créer signifie. Réaliser quelque chose à partir de rien : ce que cela veut dire, vous allez le voir ici, cet après-midi. » Il s’empare d’une chaise, avec le plus grand calme la repose au milieu de la scène, face au public. « Je vous offre un coup d’œil sur notre âme. Exceptionnellement, je vais vous montrer comment nous vivons, comment nous souffrons, comment un artiste crée. »
Il se concentre, comme en prévision d’un effort soutenu, mais prend tout bonnement place sur la chaise et parcourt la salle des yeux. Penché un peu en avant, il reste assis. Son regard passe d’un spectateur à l’autre, fauteuil après fauteuil, rangée après rangée ; on dirait qu’il cherche à lire les pensées de chacun.
Les deux ou trois premières minutes, cela réclame un petit temps d’adaptation : les gens se regardent, le sens à donner à son attitude les laisse perplexes, ils se demandant si on attend quelque chose d’eux. Ils s’agitent un peu sur leurs sièges, mais monsieur ne semble en rien le remarquer, il s’obstine, son regard s’attachant désormais plus à l’ensemble de l’assistance qu’à certaines personnes en particulier. Avec intensité, il les observe comme si toutes et tous ne faisaient qu’un, et peu à peu les spectateurs capitulent. Bien qu’ayant payé leur place au prix fort, ils paraissent tout à fait satisfaits.
Pourquoi monsieur ne danse pas, je ne saurais le dire. Je relève que madame, qui a laissé son fauteuil à l’un des donateurs, se tient dans les coulisses, un peu à l’écart du piano à queue. Elle se tord les mains. Ce que son mari essaie en ce moment de tirer de nous, quoi que cela puisse être, ne la rassure pas elle non plus. Jetant un œil sur la salle, elle prend la mesure du prodige qu’il exerce sur l’assistance.
Les gens fixent la scène comme si quelque chose d’important allait s’y dérouler. Ils ont retrouvé leur calme, peut-être le terme « dociles » convient-il mieux pour les décrire, on ne les sent plus du tout mal à l’aise et ils ne s’opposent plus à ce que l’artiste les dévisage. On a un peu l’impression d’assister à une messe.
Plusieurs minutes s’écoulent, je le jure, treize pour être précis – ma Santos se révèle bien utile – sans que rien se passe, sans qu’on observe rien si ce n’est, comment dire, une certaine détermination émanant de monsieur. Tout le monde est à même de la relever : une énergie à présent tangible. Au contraire de ce que je crois une seconde, il ne s’agit pas d’une illusion, mais d’un indéniable phénomène. Quand, doutant de ce que je perçois, je lève la main, je ressens comme des titillations, une légère brise, c’est à cela que ça ressemble le plus, qui m’effleure la paume de ma main.
Puis ça continue, dix pleines minutes de plus – ça dépasse l’entendement, c’est une sorte d’hypnose – vingt-trois en tout.
Entre-temps, une tension s’installe, qui se fait particulièrement désagréable, une pression qui semble se former au-dessus de nos têtes, pareil à un orage, l’été, entre les versants d’une vallée. On se sent prisonnier de quelque chose qui demeure invisible et incompréhensible. Chacun dans cette salle est libre de s’en aller, mais personne n’y songe car, concomitamment, on est témoin d’un prodige.
En fin de compte, Mme Nijinski en a assez. Elle glisse quelques mots à l’oreille de Mme Asseo, et tandis que celle-ci se met non sans hésiter à jouer, celle-là s’avance vers son mari. Pour ne pas l’effrayer, elle pose tout doucement une main sur son bras.
« Vaslav, dit-elle à voix basse, tu veux bien danser pour nous ? S’il te plaît, danse Sylphides. »
Sur un signe de l’épouse, la pianiste reprend les premières mesures du même morceau, avec plus de vigueur cette fois, dans l’espoir d’inciter Nijinski à agir.
Mrs. Degas, dernier roman en date d'A. Japin
Monsieur lève les yeux. Il a besoin d’une seconde pour revenir à lui-même, on a l’impression qu’il a du mal à saisir ce qui se passe.
« Comment oses-tu ! », s’écrie-t-il. Outré, il bondit de sa chaise. « Comment oses-tu me déranger ? » Et devant tout le monde, il se met à fulminer contre sa femme. « Je ne suis pas une machine, qu’est-ce que tu crois, je danse uniquement si j’en ai envie ! » Il s’empare de la chaise, la jette par terre avec une telle violence que le dossier et les pieds se brisent.
Madame est pétrifiée sur place. Durant quelques instants, la peur de le voir se jeter sur son épouse traverse la salle. Quiconque l’ayant vu ainsi déployer toute sa force, tigre jaillissant de la jungle, ne peut douter qu’il est capable de la briser comme il a brisé la chaise.
Plutôt que d’insister, elle éclate en sanglots et se précipite vers la sortie.
« Qu’est-ce qui se passe ? crie la Hongroise qui lui emboîte le pas. Bon sang ! qu’est-ce que ça veut dire ? qu’est-ce qu’il lui arrive, à Nijinski ? »
Madame m’attrape par le bras et m’entraîne dans le couloir.
« Il faut le ramener immédiatement chez nous. Tout ça n’aura été qu’une terrible erreur. » Elle me regarde droit dans les yeux : prend-elle enfin pour autant conscience de mes mises en garde ? je n’en sais rien. « Comment on va s’y prendre, Peter ? Qu’est-ce qu’on peut faire ? Je veux qu’il quitte les lieux, tout de suite, et le ramener à la maison, le plus vite sera le mieux. »
Mais il est déjà trop tard.
En effet, sur les planches, la scène suivante s’annonce.
« Voilà, je vais danser la guerre, l’entend-on s’écrier, la guerre et toutes ses souffrances, ses dévastations, la mort qu’elle apporte. La guerre que vous n’avez pas empêchée et dont vous êtes en conséquence tout aussi responsables que les autres. »
Quand nous nous précipitons dans la salle, il a joint le geste à la parole.
Il danse.
Mais ça ne ressemble en rien à ce que j’ai pu lui voir faire chez lui. Une façon terrifiante de danser, démesurée, des contorsions délirantes. Mu par la rage et le désespoir, il se jette de gauche à droite, membres disloqués, aussi flasques que ceux d’un mort. Cette danse ne cherche pas à restituer la guerre, pas du tout, elle est la guerre.
À la vue du champ de bataille qu’il fait naître sous leurs yeux, des horreurs qu’il les force à voir, les spectateurs ont un mouvement de recul.
Pauvre public, venu se distraire dans l’espoir de faire part à des amis du privilège rare qu’il y a à assister à une chorégraphie enchanteresse donnée par la sixième merveille du monde !
Pétrifiés pour ainsi dire dans leurs fauteuils, remplis d’aversion mais le souffle coupé, les gens regardent un soldat de la Grande Guerre, un soldat de toutes les guerres, chaque jeune homme tombé au combat. Il bondit par-dessus les cadavres de ses camarades. À chaque fois qu’une grenade explose, il se laisse tomber, puis se relève, s’efforce de reboucher une fosse commune avec de la terre saturée de sang, qui, en caillots de boue, s’agglomère à ses pieds. Par ailleurs, blessé, moribond qu’il est, il court, évite un tank ; recrachant le gaz moutarde, il arrache ses habits qui, au bout d’un moment, ne sont plus que loques, collées dirait-on à sa peau. Pourtant : il ressuscite, se redresse d’un bond et se remet à danser, à danser ; tournoyant, il nous entraîne, qu’on le veuille ou non, le long de ruines et de vies dévastées, se débattant avec ses muscles d’acier, éclairs luminescents. Fuir, il veut fuir, créature aérienne, fuir pour échapper à l’irrévocable fin.
Dans cette salle, un homme met toutes ses forces à danser contre la mort, luttant pour rester en vie.
Sur les dernières mesures, il s’immobilise de tout son long sur le sol.
Personne n’applaudit.
Avec raison puisque ce n’est pas encore fini.
Monsieur se relève et reprend son souffle. Il gagne alors un côté de la scène et revient en portant deux rouleaux de velours qu’il avait cachés derrière un rideau.
Il les tient dans les bras comme s’il s’agissait de bébés, l’un noir, le second blanc argenté ; d’un coup sec, il les déroule sur la scène de manière à former une croix. Puis il se place debout à l’une des extrémités, écarte les bras comme s’il était lui-même une croix vivante ou un crucifié.
Dans cette position, il s’immobilise.
Durant un bref instant, on a l’impression qu’il va sombrer à nouveau dans sa transe en essayant de nous entraîner à sa suite, mais, dieu merci, au bout d’une minute, il finit par s’adresser à la pianiste.
« Chopin, annonce-t-il, prélude n° 20. »
Mais cette fois encore, il dédaigne de danser. Tant que la musique retentit, il ne fait pas un pas, pas le moindre pas. Tout au plus quelques gestes. Quatre pour être précis. Qu’il reproduit sans faute, un sur chaque accord : d’abord un geste de défense, bras tendus en avant, paumes tournées vers nous ; puis, bras écartés dans un geste accueillant, comme pour nous étreindre ; ensuite un geste de supplication, mains désespérément tendues vers le ciel ; enfin, il laisse retomber ses bras en les faisant claquer contre son corps.
Ballants, débris échoués, comme désarticulés.
Il se tient là sans cesser de moudre, de mouliner des bras.
Défensif.
Bienvenue !
Suppliant et brisé.
Sur la défensive, dans l’accueil, suppliant, brisé jusqu’à la dernière cadence.
Dès que la musique cesse, il laisse aller son regard sur la salle. Il rit avec malice comme s’il venait de nous faire marcher.
Alors qu’on ne s’y attend pas, histoire de nous déconcerter, il prend son élan et, sans peine aucune, saute, bondit, saute, bondit, saute, bondit en un long envol.
Dans le public s’élèvent des cris : on le reconnaît enfin, on l’admire, on est en outre soulagé que le cauchemar soit terminé. C’est bien lui, le Dieu de la danse. C’est le Vaslav Nijinski qu’ils sont venus voir.
Sur la scène, bond après bond, il dessine de grands cercles. Sa chemise se gonfle, manches déboutonnées et amples flottant comme des ailes. Il est au-dessus de tout, aucun doute possible, il semble passer par-dessus nos têtes et se surpasser.
Brusquement, c’est fini.
Comment est-ce possible, ça s’est passé trop vite, l’a-t-on vraiment vu se poser sur terre ? Tout continue de tournoyer. Mais qu’on ne s’y trompe pas : c’est terminé. Il est là, au milieu de la scène, lui-même et non plus un phénomène, petit, droit comme un I, immobile.
Dans un dernier geste, il pose la main droite sur son cœur.
« Maintenant, dit-il, le petit cheval est fatigué. »
traduit du néerlandais par Daniel Cunin