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  • TRIBUNE LIBRE

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    Chantons avec ces gens-là

    ou la traduction

    comme l’une des voix / voies de l’exotisme

     


    Marieke Lucas Rijneveld, poésie à la ferme 

     

     

    Traducteur de poèmes de Marieke Lucas Rijneveld et de son tout premier roman – Qui sème le vent, éditions Buchet/Chastel, dont la version anglaise The Discomfort of Evening a remporté en 2020 l’International Booker Prize –, je prends la plume en raison du tohu-bohu auquel on assiste depuis que d’aucuns ont dénoncé le fait que la Néerlandaise avait été choisie, par les éditions amstellodamoises Meulenhoff – naguère prestigieuses –, pour traduire des vers de la jeune Américaine Amanda Gorman, autrement dit un recueil devant être préfacé, semble-t-il, par Oprah Winfrey.

    Depuis, Marieke Lucas Rijneveld a renoncé à ce projet. Je me sens d’autant plus poussé à jeter mon grain de sel dans la cohue que la plupart des médias francophones parlent à son égard de « poste de traductrice » sans être à même de citer correctement le titre de son roman récompensé.

    Traduisant le titre anglais, ils nous parlent d’Inconfort du soir, d’Inconfort nocturne ou encore du Déconfort du soir alors qu’une recherche primaire et élémentaire sur internet leur aurait permis de trouver les mots justes, et tout simplement l’édition française sur le site de l’éditeur*. Bien que vieilli, le mot « déconfort » existe certes, mais il signifie : état d’une personne qui a perdu courage, faute de secours. Peut-être est-ce, après tout, le cas de Parka, le personnage central du livre de Rijneveld. Dans ma grande générosité, je viens cependant un peu au secours de ces innombrables déconfortés ainsi que des démineurs éditoriaux.

    couv MLR.jpgJe ne m’offusquerai pas du fait que les agences de presse, et, dans leur foulée, la quasi-totalité des perroquetants médias francophones, mentionnent – à propos de cette affaire qui concerne deux dames sous le feu des projecteurs –, la traductrice noire d’une poète noire tandis qu’aucun, pour ainsi dire, ne nomme le traducteur blanc – naguère filasse – d’une poète et romancière blanche et blonde comme les blés. L’information transmise par ces personnes touche au ridicule quand on sait qu’il existe déjà, depuis des semaines, deux traductions néerlandaises du poème The Hill we climb d’Amanda Gorman. L’une, que l’on doit à Katelijne De Vuyst, est en ligne sur le site du quotidien flamand De Standaard. Cette traductrice blanche – qui a, comble de l’horreur, traduit une kyrielle d’auteurs mâles africains –, va-t-elle devoir poser rétroactivement un genou à terre devant Mme Deul ? Et que dire de l’autre traduction, celle de la main du blêmo-batave poète Menno van der Beek**, laquelle a paru dans un quotidien d’obédience… chrétienne, autrement dit, en hollandais courant, protestante. La Noire universelle (καθολικός) traduite par un Blanc schismatique ! Mme Deul & Cie ont-elles un tant soit peu connaissance de l’universalité de la personne de Mlle Gorman et de son poème ? Étonnant de voir les médias européens anticatholiques par confession et profession porter aux nues le catholique Biden et son coryphée féminin…

    Voici donc ma transposition franco-brelienne de cet inepte méli-mélo que Reiser eût intitulé, non pas, Un soir d’inconfort lamentable, mais On vit une époque formidable !

     

    Chez ces gens-là, on estime que Marieke Lucas Rijneveld, jeune et blonde poète blanche et romancière blond et blanc*** des Pays-Bas est trop pâlotte ou pas assez noiraud – du moins dans ses fibres et neurones – pour traduire des vers de la poète ou du poétesse Amanda Gorman à qui il aura suffi de prendre la parole durant quelques minutes lors de l’investiture du pâlichon Joe Biden pour devenir mondialement connu.e… en Chine, au Qatar, aux Philippines, en Birmanie, en Namibie, en J’en-Oublie. Il lui aura suffi de prendre quelques minutes la parole pour que des maisons d’édition, sises sur cette face-ci du globe, se jettent sur son œuvre à peine écrite afin d’en acheter les droits. Histoire de ne pas gaiement tailler dans le lard, je laisse de côté les considérations trébuchonnantes qui président à pareille décision. De même, je laisse de côté l’inexpérience de Marieke Lucas Rijneveld en tant que traducteur.trice soulignée par la presse néerlandophone. Tout ceci a bien peu de rapport avec la littérature et encore moins avec l’acceptation de l’autre en soi qui commence par l’acceptation de soi-même au cœur de soi, réalité première que quelques esprits, qui se sont autrefois exprimés sur le parchemin ou le sable, nous ont transmise… sans le secours de Meulenhoff ni d’ailleurs de la moindre maison d’édition.

    Ces gens-là n’pensent pas, Mademoiselle, ces gens-là crient.

     

    MLR - Plats Pays 3.jpgChez ces gens-là, on ne lit pas grand-chose, on n’a jamais lu De avond is ongemak, ni The Discomfort of Evening, ni Nelagoda večeri, ni Was man sät, non plus qu’Il disagio della sera, autrement dit, le premier roman de Marieke Lucas Rijneveld publié en français sous le titre Qui sème le vent. Ces gens-là qui se plaisent à interdire à tout-va omettent de relever que la censure a commencé son travail avant même la parution anglaise de ce livre, version couronnée, comme on le sait, par l’International Booker Prize : à l’initiative de quelque rédacteur ou éditeur londonien bégueule, et non pas de la traductrice Michele Hutchison, la version en langue anglaise a en effet caviardé plusieurs passages, autant d’allusions drôles, grinçantes et cyniques, soit à la sexualité, soit à Hitler.

    Ces gens-là n’lisent pas, Mademoiselle, ces gens-là trichent.

     

    Chez ces gens-là, Mademoiselle, on intime aux Africains et aux Surinamiens de ne jamais chanter le moindre air de Monteverdi ou de Purcell : selon eux, ils seraient incapables de se déplacer dans l’âme et dans la chair des compositeurs et des librettistes tout aussi blancs que des cachets d’azithromycine. Chez ces gens-là, on m’intime de ne plus traduire d’écrivains qui, à l’instar de Marieke Lucas Rijneveld, sont d’éducation calviniste, d’un autre sexe que moi ou d’une absence ou duplicité de sexe, ou bien qui ont une connaissance avérée des bovidés. Ayant grandi dans une ferme, Marieke Lucas Rijneveld continue, entre deux poèmes, deux chapitres d’un livre ou deux pages d’une traduction en chantier, de prendre soin de quelques vaches. Or, je ne suis pas censé – guère plus, sans doute, que les traducteur.rices de langue albanaise, arabe, bosniaque, azéri, bulgare, chinoise, japonaise, danoise, estonienne, géorgienne, grecque, hongroise, coréenne, croate, lituanienne ou macédonienne (autant d’idiomes dans lesquels une traduction du roman couronné est annoncée) – être familier du non-binarisme, des arcanes de la Bible non plus que des pis et autres bouses encore fumantes et odorantes. Il se trouve qu’avant même la naissance de Marieke Lucas Rijneveld, j’apprenais à traire les vaches de mes petits doigts de gamin puisque, dans ma famille, à défaut de Bible, de théories quelconques alors insoupçonnées, et du moindre livre, on « possédait » en tout et pour tout une poignée de vaches, quelques poules et lapins ainsi que, tout au plus, un ou deux cochons. Ces gens-là, Mademoiselle, vont m’accuser de zoophilie pour avoir, à six ou sept ans, manipulé et caressé des trayons, m’accuser de maltraitance animale pour avoir, vers le même âge, tenu un seau ou une grosse poêle sous le cou du cochon qu’on égorgeait, ou encore, à dix ou douze ans, aidé, à renfort d’un bout de bois et de cordelettes, une vache à vêler au milieu de la nuit… Être étranger.ère, pendant l’enfance, aux théories universitaires, à la Bible des États, à la littérature, condamne ainsi, selon ces gens-là, toute personne à ne pouvoir jamais traduire la moindre phrase ataviquement batave, à ne jamais pouvoir se glisser dans la peau d’une personne qui écrit dans une quelconque autre langue que la sienne.

    Ces gens-là n’causent pas, Mad’moiselle, ils décrètent.

     

    MLR Kalf.jpgChez ces gens-là, on dit qu’elles sont bien trop belles pour moi – pour que je sois admis à les transposer dans ma langue maternelle, langue que j’ai apprise dans les livres, en particulier dans le meilleur dictionnaire qui soit, Le Dictionnaire des idées reçues, et plus encore dans son liminaire, Bouvard et Pécuchet, puisqu’on parlait, dans mes enneigées montagnes natales, un français très approximatif et assez patoisant –, qu’elles sont mille fois trop belles pour moi les œuvres de tel écrivain d’expression néerlandaise d’origine maghrébine qui n’aime guère l’islam ; celles de tel autre, lui aussi d’origine sémite, qui apprécie peu ses cousins juifs ; celles d’un chrétien qui goûte la tradition hébraïque mais un poil moins l’islam ; celles d’un romancier, pour sa part juif, qui écrit ses livres dans le bureau où Marilyn venait s’allonger pour confier ses secrets à son psy ; celles d’un poète converti au catholicisme vilipendé par la plupart de ses pairs ; celles d’une femme devenue, entre le début et la fin de la traduction de l’un de ses essais à laquelle je me consacrais, homme ; celles de cette fière Brabançonne ayant décliné d’un grand sourire l’invitation de Brodsky à passer une nuit avec lui ; celles de cet incomparable romancier blanc qui ne s’endort jamais dans sa chambre noire avec sa femme aussi noire qu’Obama ; celles d’une dame, bien éduquée sous tous rapports, qui voyage vers l’enfant ; celle d’un poète assassin ; celles d’insulaires athées couleur ébène ou de continentales agnostiques couleur cuivre – ou je ne sais en réalité celles de qui, de que, de quoi au juste, celles de ces êtres humains qui ont, plus ou moins, à un moment donné, à l’instar d’un Segalen, plongé leur plume dans l’encre de l’exotisme, altérité la plus radicale…

    En attendant que je comprenne ces gens-là, Mad’moisel’, y’a celle qui est belle comme un poème, et qui m’aimait pareil que moi je l’aime, et que j’ai pas le droit, selon ces gens-là, de traduire, parce qu’elle est noire, d’un noir d’encre jusqu’au bout des ongles, jusqu’au tréfonds de la moelle et des entrailles – si ce n’est qu’elle pose de sa plume, de sa langue, de tout son corps, de ses gémissements, un point blanc tout au bout de son poème, Mad’moisel’, tout à l’extrémité jouissive et jouissante du poème de sa vie, du dernier vers de sa vie… un p’tit point blanc, tout p’tit, tout blanc, son point blanc : son clitoris excisé.

     

    Mais i’ se fait tard, Mad’moisel’, faut que j’rentre chez moi au milieu des vaches, des dicos, des dildos et des cochons. Comme vous devez vous en douter, i’ m’reste quelques chats à…

     

    Daniel Cunin

     

     

    MLR avond.jpg* On peut regretter que l’une des rares voix qui aurait pu corriger le tir et redorer le blason journalistique ne soit plus correspondant d’un quotidien français, Libération pour ne pas le nommer. Sylvain Ephimenco, qui a adopté le néerlandais comme langue d’expression, est depuis une trentaine d’années chroniqueur du quotidien national hollandais issu de la Résistance Trouw : au sujet de cette affaire, il est l’une des voix à oser nommer, aux Pays-Bas, les choses par leur nom. Je souligne que je n’ai jamais rencontré ni échangé le moindre mot avec ce compatriote. Quant à Anthony Bellanger, que je ne connais pas non plus, il nous mène en bateau, sur franceinter.fr, donc avec l’argent du contribuable, en faisant son petit savant, mélangeant des pans d’histoire batave, sous un titre burlesque, et avec des anachronismes dignes d’un élève de maternelle : « Pour ma part je voudrais que nos auditeurs comprennent qu’il s’agit, de la part de Marieke Lucas Rijneveld, d’une renonciation douloureuse mais généreuse et très néerlandaise et certainement pas d’une défaite : au fond, elle renonce pour laisser au ‘‘pilier’’ noir néerlandais une chance de s’exprimer et donc de s’intégrer plus vite. » Ce qui revient, selon l’un des écrivains hollandais encore capable de lire le français, à « expliquer que l’élite parisienne agresse sexuellement des mineurs parce qu’il existe une tradition française de pénétration anale à grand renfort de baguettes ».

    ** Heureusement pour lui, cet auteur s’appelle Menno van der Beek (Menno du Ruisseau) et non pas Menno van der Bleek (Menno de la Pâleur / de la Blêmitude).

    *** Je tiens à préciser que je découvre, tout en écrivant ces lignes, que mon logiciel s’est semble-t-il mis à l’air du temps puisqu’il ne corrige pas les accords féminins/masculins, par exemple dans : « jeune et blonde poète blanche et romancière blond et blanc », « est trop pâlotte ou pas assez noiraud », « de la poète ou du poétesse ». Dans le même temps, il continue de refuser l’écriture inclusive. Cela dit, ce sont là des questions qui ne se posent guère en néerlandais, les accords et différences en question ne se faisant pas. De là, la difficulté, par exemple, de traduire un.e auteur.trice qui ne se définit pas sexuellement ou qui tend à l’hermaphrodisme, un défi littéraire bien supérieur à toute question de couleur de peau, de passé colonial ou esclavagiste… Notons qu’aux Pays-Bas, une directrice est encore et toujours un directeur, une enculeuse de mouches toujours un enculeur de mouches (kommaneuker = enculeur de virgules), le féminin ayant, quant aux professions, plus de mal, dans la langue que dans les hôpitaux, à changer de sexe - ceci pour des raisons tout à fait autres que celles d’ordre idéologique.

     

    Pour le reste, je renvoie à un entretien publié dans Le Point : Valérie Marin La Meslée interroge René de Ceccaty ou encore à un billet d’humeur de deux autres de mes renommés confrères, à savoir André Markowicz : « Les affaires hollandaises, notes d'un traducteur » et Jean-Yves Masson (en bas de cette page). Et bien entendu à la réponse formulée par Marieke Lucas Rijneveld sous la forme du poème « Tout habitable ».

    Ce billet d’humeur a paru à l’origine

    sur le site profession-spectacle.com.

     

    MLR - 4EME.jpg

     

     

  • i’ m’a foutu son pied au cul

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    UN CONTE D’ALEXANDRE COHEN

     

     

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    Le 31 décembre 1926 et les 1er, 2, 3 et 4 janvier 1927, le quotidien L’Avenir publie trois « contes » écrits en français par Alexandre Cohen. Le premier paraît en plusieurs livraisons : « Cricri, petite paysanne », dédié au vieil ami Félix Fénéon (photos + portrait par Signac ci-dessous) ; le deuxième, intitulé « Jojo, petit franco-boche », l’est à une certaine Marie Godefroy dont on ne sait pour le reste rien ; le dernier, enfin, « Roudoudou, petit citadin », que nous reproduisons, vient remercier Léon Treich (1889-1974), journaliste et écrivain, rédacteur en chef à l’époque du journal dirigé par Émile Buré, ce même Léon Treich qui, le 31 décembre 1926, publie un petit papier pour présenter l’auteur de ces courtes proses (voir ci-dessous).

    Émile Buré

    conte,alexandre cohen,léon treich,roudoudouDans ces trois textes, on retrouve quelques caractéristiques de l’esprit de Cohen : une prédilection pour le parler populaire et l’argot, un amour bien peu marqué pour l’Allemagne, une tendresse réelle pour les enfants – d’autant plus grande que le couple Sandro-Kaya n’a pu en avoir. À l’époque où ces « anecdotes » paraissent, le publiciste et sa femme vivent à Marly-le-Roi. Cohen prépare alors son recueil d’articles Uitingen van een reactionnair (1896-1926) (Manifeste d’un réactionnaire) qui verra le jour en 1929.

    Le 19 mai 1928, Alexandre Cohen publiera dans L’Avenir un bref article : « Raden Mas Yodyana. Mime et danseur javanais ». Il ne semble pas avoir donné d’autres contributions à ce périodique.

     

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    Alexandre Cohen – dont l’Avenir commence aujourd’hui la publication de trois charmantes nouvelles : Trois Enfants – est né aux environs de 1864 dans les Pays-Bas. Il était venu à nous depuis de longues années, quand il se fit naturaliser – formalité ! – en 1907. Tour à tour rédacteur de politique étrangère (avec André Tardieu) au Figaro, au Temps (sous le règne d’Adrien Hébrard), chargé de la rubrique néerlandaise au Mercure de France, enfin correspondant du Telegraaf d’Amsterdam, Alexandre Cohen est un journaliste de la vieille roche – celle que rien n’effrite. De 1906 à 1922, il a réussi à réunir au Telegraaf, tout d’abord fortement teinté de germanophilie, l’important noyau de lecteurs francophiles qui, en 1914, décidèrent le grand journal à se ranger aux côtés des Alliés et à entreprendre les belles campagnes que l’on n’a pas oubliées. Il ne quitta le Telegraaf qu’en 1922, à un moment où les influences trop spécialement lloyd-georgienne et wilsonienne ne lui permirent plus de défendre avec assez de liberté les thèses françaises.

    En 1900, Alexandre Cohen a publié des Pages choisies de Multatuli, qui parurent au Mercure de France, préfacées par Anatole France. C’est grâce à cet excellent volume que Multatuli n’est pas incomplètement inconnu chez nous.

    conte,alexandre cohen,léon treich,roudoudouAjoutons qu’Alexandre Cohen fut, au temps de sa jeunesse, anarchiste déterminé et qu’il connut alors des années assez mouvementées. Une anecdote : anarchiste donc, il avait maintes fois pris fort vivement à partie le docteur Kuyper, président du Conseil des ministres de Hollande, et ultra conservateur. Il n’hésita pas cependant, lors de la guerre du Transvaal, à aller demander à M. Kuyper une lettre d’introduction auprès des généraux boers, qu’il désirait aller interviewer (car Alexandre Cohen a beaucoup voyagé). Le président du Conseil n’hésita pas d’avantage à donner à son farouche ennemi une de ses cartes de visite, avec ces mots : « Journaliste de bonne foi absolue ».

    - Jamais, nous a confié Alexandre Cohen, jamais éloge ne me fit plus de plaisir.

    D’une bonne foi absolue : Cohen ne croit plus à l’anarchie ; il est aujourd’hui passé de l’autre côté de la barricade ; mais il est resté derrière une barricade ; il n’a pas chaussé ses pantoufles, il ne s’est pas retiré au coin de son feu. Il appartient toujours à une organisation de combat et est resté prêt à se battre pour son idéal. Un homme dangereux, comme vous voyez, mais un homme de cœur. Et, après tout, peut-être, en 1926, est-ce la même chose !

    Léon TREICH, « Courrier des lettres »,

    L’Avenir, 31 décembre 1926, p. 2.

     

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    ROUDOUDOU, PETIT CITADIN

     

    Pour Léon Treich.

     

     

    Il a six ans, Édouard, et il mesure soixante-dix centimètres de la plante des pieds aux extrémités piquantes de ses cheveux jaunes, qui, effleurant le bord de ma table, figurent une brosse où je suis tenté d’essuyer ma plume.

    Ses camardes le désignent par le sobriquet de Bamboula… « parce que je suis le plus p’tit de l’impasse, élucide Édouard, acquiesçant. Et si moi – dans l’intimité – je l’appelle Roudoudou, c’est à cause de sa passion pour la friandise do ce nom : substance sucrée et gluante, qui se débite en disques minces, cerclés d’un copeau.

    Au premier sou que je lui donnai, il me fit part de ses projets d’acquisition :

    - J’va acheter un roudoudou !

    - Un quoi ?

    - Un roudoudou.

    - Qu’est-ce que c’est ?

    - Ben ! cè un roudoudou.

    - Ça se mange ?

    - Non, ça s’ suce !

    Roudoudou est un enfant négligé, futé et précoce comme le sont beaucoup d’enfants négligés. Son père lui donne des gifles… « parce que je tousse tout l’temps et ça agace papa ». Et sa mère, qui l’habille mal et jamais ne le débarbouille, l’envoie jouer dans la rue dont les distractions ne l’attirent pas. Car les grands gamins le battent, comme de juste, puisqu’il est souffreteux. Et quant aux petites filles… « Faut tout l’temps que je leur y mont’ mon derrière. (Je gaze.) Ça m’dégoûte et ça m’ fatigue ! » me confie-t-il d’un ton immensément blasé.

    Léon Treich

    conte,alexandre cohen,léon treich,roudoudouComme, le plus souvent, il rode dans l’impasse, sous mes fenêtres, il m’arrive de le charger de quelque commission : chez le laitier, le boulanger, la marchande de journaux. Et les sous, gros ou petits, que lui vaut sa complaisance, sont invariablement convertis en roudoudous, jaunes, rouges ou verts, que l’enfant suce avec gravité après m’en avoir offert l’étrenne.

    Roudoudou ne rit jamais et il ignore le sourire. De la vie, il ne connaît que l’amertume qui a durci le regard de ses yeux incolores, et creusé, profonds, les contours sceptiques de sa bouche, de sa bouche d’enfant qui parle le langage rugueux du peuple.

    Il me fait part de ses petites joies et de ses gros chagrins. Mais les tristesses dominent, submergeant les félicités.

    Il me dit :

    - Hier soir, papa il était en rogne…

    Il s’arrête, suivant son habitude, et attend que je le questionne.

    - Ah ? Et pourquoi donc ?

    - Comme ça !... On mangeait la soupe. Alors ma p’tite sœur elle s’a mise à pleurer. Alors papa il a dit à maman : « Mais fous-la donc à l’égout, c’te vermine ! » Alors moi j’y ai dit : « C’était pas la peine alors d’l’acheter, pour foute ta galette par la f’nête !... » Alors papa i’ s’est l’vé et i’ m’a foutu une baffe. "

    - Et ta maman, qu’est-ce qu’elle a dit ?

    - Maman ? Elle a dit : « Faut qu’i s’mêle d’tout, c’merdeux-là ! » Et pi’, elle m’a foutu une au’ gife… Mais vous savez pas c’que j’ai fait ?

    - Non ! Qu’est-ce que tu as fait ?

    - J’ai ben r’gardé maman et pis j’y ai dit : « Sale gueule ! » Et pis…

    - Et puis…

    Et pis j’m’ai trotté.

    Je lui demande :

    - On te bat souvent, chez toi ?

    - Tout l’temps ! Mais j’m’en fous !... Et vous savez pas ? J’pleure jamais. Ça les fait râler.

    - Voyons, mon petit Roudoudou, ils ne sont jamais gentils avec toi, tes parents ? Jamais, jamais ?

    - Peuh ! pas souvent. Puis, après une seconde de réflexion : Dimanche matin, j’ai mangé du chocolat dans le lit à maman.

    - Tu vois bien qu’elle n’est pas jours méchante avec toi, ta maman. Pour le coup, tu l’as embrassée au moins, la remercier…

    - Embrasser maman ? Vous m’avez pas r’gardé !

    - Pourtant, si elle t’achète du chocolat…

    - Elle l’achète pas ! C’est papa qui l’barbote à l’usine.

    - Dis-moi ! Roudoudou, tu es peut-être méchant à la maison, que tes parents ne t’aiment pas. Pourquoi, sans cela, te battraient-ils ?

    - J’sais pas ! Papa il dit que je l’dégoûte. I’ veut seulement pas que j’mange à table.

    - Pourquoi donc ?

    - Parce que j’tousse tout l’temps, qu’il dit… Si j’ suis pas couché quand c’est qui rentre, i’ s’engueule avec maman. Mais ça, c’est rigolo, alors.

    - Comment ! tu trouves cela rigolo ?

    conte,alexandre cohen,léon treich,roudoudou- Pour sûr !... Samedi, papa il est rentré à six heures. J’mangeais ma soupe. Alors il a dit comme ça à maman : « Pourquoi qu’il est pas couché ? » Alors maman elle a dit : « Mais il est pas six heures ! » Alors papa i’a dit : « J’ m’en fous ! Qu’ça soye c’q’ça veut, qu’ça soye six heures ou quatre heures, j’veux pas l’voir, que j’te dis, i’ m’dégoûte !... Couche-le, qu’j’te dis, et p’us vite que ça ! » Alors maman y a dit : « Tu m’emmerdes à la fin avec c’t avorton ! Couche-le toi-même ! » Pi’ i’s’ sont engueulés et pi’ papa il a foutu un pain d’sus la gueule à maman et maman elle a j’té le lite à la tète à papa. Et pis…

    - Eh bien ! et puis ?

    - Et pis papa i’ m’a foutu son pied au cul.

     

    ***

     

    Une seule fois, une seule, j’ai vu l’enthousiasme animer le regard ordinairement éteint de Roudoudou.

    Sur la rampe qui longe l’impasse, un lourd fardier, chargé d’un cube de granit, avançait péniblement, en zigzag. Et sous l’effort, stimulé par des « hue ! », des « dia ! » et des claquements de fouet, l’un des chevaux émit une longue et retentissante pétarade.

    Roudoudou est là. Comme, justement, je sors, il se précipite, me saisit la main, et, transporté, s’exclame :

    - Vous avez entendu, monsieur ?

    - Quoi donc, mon petit ?

    - Mais le pet, donc ! Quel pet ! Mince de pet ! Vache de pet !

    Puis, m’abandonnant, il s’en retourne à son poste d’écoute, et s’adressant, par-dessus le talus, au percheron, objet de son extase, il lui crie : « Ah ! ben, mon vieux, tu sai’ y faire ! ».

     

    ***

     A. Cohen, 1906

    conte,alexandre cohen,léon treich,roudoudouL’enfant, ce jour-là, est venu me rendre visite à une heure indûment matinale.

    Il avait l’air important d’un ressasser de nouvelles graves.

    - Vous savez pas, monsieur, ma p’tite sœur ? Eh ben ! elle est morte !

    - Elle est morte ? Pauvre petite sœur ! Et tu as de la peine, n’est-ce pas ? mon petit Roudoudou

    - D’la peine ? Moi ? J’m’en fou’ un peu !... C’est bien fait pour maman ! J’pouvais seulement pas l’embrasser. Maman voulait pas !... J’ai pas pleuré, aussi ! Maman elle a pleuré, et ma sœur Henriette. Mais papa il a pas pleuré. Et moi non plus… Les hommes, ça pleure pas !

    Puis il entame un autre sujet, l’invariable sujet de ses préoccupations :

    - Quand i’ m’battent, j’dis rien. I’ sont trop forts ! Mais j’les r’garde bien et pis j’m’assis dans mon p’tit coin, et pis j’m’parle à moi, tout seul. Alors j’dis : « Cochons ! Salauds ! Sales gueules. » I’ entendent pas c’qu’j’dis, monsieur, mais i’ crient : « Quoi c’est qu’il â encore à râler dans son coin, c’ui-là ? » Mais, monsieur, qu’est-ce que ça peut bien leurs foute à eusses, que j’m’parle à moi tout seul ?

    Je n’ai pas le loisir de formuler un avis. Car une voix rogue retentit sous ma fenêtre :

    - Édouard ! Où es-tu ? Veux-tu venir ici ! Tout d’suite !

    L’enfant tressaute. Mais sa mince figure est impassible quand il dit :

    - C’est papa ! Faut rentrer… Au r’voir monsieur !

    - Au revoir, mon petit l À demain !

    Épilogue

    Roudoudou est mort à huit ans.

    Que vouliez-vous qu’il fît contre tous ?

     

     

    Kaya Cohen-Batut, 1957 (photo : Chr. Kuijper)

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