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marieke lucas rijneveld

  • Un rêve de garçon

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    Un poème de Marieke Lucas Rijneveld

     


     

     

    À l’occasion de l’exposition David Hockney à Bozar, Marieke Lucas Rijneveld lit son poème « Een jongensdroom » basé sur une œuvre de cet artiste

    (sous-titres en anglais et en français - traductions Michele Hutchison et Daniel Cunin)

     

     

    Een jongensdroom

     

    Misschien is het dit: dat ik je tot in het genottelijke naakt heb

    gekeken, het vruchtensap uit je lippen geknepen, jij die al die

    tijd al op plukhoogte hing als een lijsterbes zo rood en veel,

    in iedere pose zit een kwaad najaar verborgen, het is heerlijk

     

    om je uit lijnen bij elkaar te dromen. Misschien is het dit: dat er

    in de bovenkamer van je hoofd dichtregels opgerold liggen te

    slapen, je oksels zijn net duinpannen waar je uit de wind in het

    helmgras kunt liggen, het is mij vreemd om zo van iemand te

     

    houden maar bij jou komt alles ineens trefzeker uit de doeken.

    Misschien is het dit: dat je hier voor me staat en zo achteloos dit

    portret vult, alsof wij achteloos in het leven staan, probeer niet te

    veel naar de schaamstreek te staren en naar dat wat mij laat

     

    zinderen, je bent een hemelterg, een lieveling, ik heb alles

    weggegumd waar ik te hitsig te werk ging. Misschien is het dit:

    dat je zelfs naakt toch aangekleed blijft, ik kan maar niet blootleggen

    wat ik precies koester, en het idee dat je op een dag bij iemand

     

    in de kamer komt te hangen maakt me jaloers, waarschijnlijk

    houd ik daarom je voeten, je lieflijke tenen, uit beeld. Misschien is

    het dit: dat ik zolang ik je teken je niet hoef te vinden, de blik in

    je ogen ziet al het weerloze in me, mijn vinger glijdt langs je benen,

     

    je dijen, ik peuter de maan uit je navel tevoorschijn. Misschien is het

    dit: dat ik je tot in het genottelijke naakt heb gekeken, het vruchtensap

    uit je lippen geknepen, en ach kon dit zo maar blijven, de boom,

    het rood, en jij zo zoet en te stil om deze droom te beantwoorden.

     

     

     

    JONGEN - DAVID - RIJNEVELD.jpg

     

     

  • Une époque belliqueuse

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    Un poème de Marieke Lucas Rijneveld en soutien à lUkraine 

     

     

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    photo Jouk Oosterhof

     

     

     

    Une époque belliqueuse

     

     

    Me suis toujours dit : un seul soldat ne fait pas une guerre.

    À présent, chercher à forces décuplées de quoi se rassurer,

    voir l’hiver se faire hirondelle ou étudier le beurre posé sur

     

    le coin de la table, doux et tout mou, dire que ça, c’est encore

    possible dans notre monde à nous, nous fichtrement tartinables,

    mais de nos écrans, des voix de la radio, le froid éclabousse.

     

    Ils disent que la bataille a commencé, que trois pelés et un tondu

    russes le veulent, alors que nous savons que la paix confère

    plus de grandeur que les coups, que seule la philanthropie assure

     

    un siège dans l’Histoire. Et que : bagarreur ou dur à cuire, c’est non

    pas une identité, mais le moule dans lequel on se fond soi-même.

    Qui souille le nid de l’hirondelle finit par casser l’œuf qu’il couve.

     

    Voici ce qu’il nous faut retenir : nous sommes tous nés réfugiés,

    à la recherche de l’endroit adéquat, d’un minimum de sécurité

    et d’une certaine prospérité, d’un regard qui choie et caresse.

     

    Aussi, libérez votre cœur, il cache un incommensurable espace.

    Et rappelez-vous ceci : toute bienvenue recèle un abri anti-aérien.

     

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

     

    sur une initiative du Nederlands Letterenfonds

     

     

    Hymne ukrainien chanté sur le Dam, Amsterdam

     

     

  • TRIBUNE LIBRE

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    Chantons avec ces gens-là

    ou la traduction

    comme l’une des voix / voies de l’exotisme

     


    Marieke Lucas Rijneveld, poésie à la ferme 

     

     

    Traducteur de poèmes de Marieke Lucas Rijneveld et de son tout premier roman – Qui sème le vent, éditions Buchet/Chastel, dont la version anglaise The Discomfort of Evening a remporté en 2020 l’International Booker Prize –, je prends la plume en raison du tohu-bohu auquel on assiste depuis que d’aucuns ont dénoncé le fait que la Néerlandaise avait été choisie, par les éditions amstellodamoises Meulenhoff – naguère prestigieuses –, pour traduire des vers de la jeune Américaine Amanda Gorman, autrement dit un recueil devant être préfacé, semble-t-il, par Oprah Winfrey.

    Depuis, Marieke Lucas Rijneveld a renoncé à ce projet. Je me sens d’autant plus poussé à jeter mon grain de sel dans la cohue que la plupart des médias francophones parlent à son égard de « poste de traductrice » sans être à même de citer correctement le titre de son roman récompensé.

    Traduisant le titre anglais, ils nous parlent d’Inconfort du soir, d’Inconfort nocturne ou encore du Déconfort du soir alors qu’une recherche primaire et élémentaire sur internet leur aurait permis de trouver les mots justes, et tout simplement l’édition française sur le site de l’éditeur*. Bien que vieilli, le mot « déconfort » existe certes, mais il signifie : état d’une personne qui a perdu courage, faute de secours. Peut-être est-ce, après tout, le cas de Parka, le personnage central du livre de Rijneveld. Dans ma grande générosité, je viens cependant un peu au secours de ces innombrables déconfortés ainsi que des démineurs éditoriaux.

    couv MLR.jpgJe ne m’offusquerai pas du fait que les agences de presse, et, dans leur foulée, la quasi-totalité des perroquetants médias francophones, mentionnent – à propos de cette affaire qui concerne deux dames sous le feu des projecteurs –, la traductrice noire d’une poète noire tandis qu’aucun, pour ainsi dire, ne nomme le traducteur blanc – naguère filasse – d’une poète et romancière blanche et blonde comme les blés. L’information transmise par ces personnes touche au ridicule quand on sait qu’il existe déjà, depuis des semaines, deux traductions néerlandaises du poème The Hill we climb d’Amanda Gorman. L’une, que l’on doit à Katelijne De Vuyst, est en ligne sur le site du quotidien flamand De Standaard. Cette traductrice blanche – qui a, comble de l’horreur, traduit une kyrielle d’auteurs mâles africains –, va-t-elle devoir poser rétroactivement un genou à terre devant Mme Deul ? Et que dire de l’autre traduction, celle de la main du blêmo-batave poète Menno van der Beek**, laquelle a paru dans un quotidien d’obédience… chrétienne, autrement dit, en hollandais courant, protestante. La Noire universelle (καθολικός) traduite par un Blanc schismatique ! Mme Deul & Cie ont-elles un tant soit peu connaissance de l’universalité de la personne de Mlle Gorman et de son poème ? Étonnant de voir les médias européens anticatholiques par confession et profession porter aux nues le catholique Biden et son coryphée féminin…

    Voici donc ma transposition franco-brelienne de cet inepte méli-mélo que Reiser eût intitulé, non pas, Un soir d’inconfort lamentable, mais On vit une époque formidable !

     

    Chez ces gens-là, on estime que Marieke Lucas Rijneveld, jeune et blonde poète blanche et romancière blond et blanc*** des Pays-Bas est trop pâlotte ou pas assez noiraud – du moins dans ses fibres et neurones – pour traduire des vers de la poète ou du poétesse Amanda Gorman à qui il aura suffi de prendre la parole durant quelques minutes lors de l’investiture du pâlichon Joe Biden pour devenir mondialement connu.e… en Chine, au Qatar, aux Philippines, en Birmanie, en Namibie, en J’en-Oublie. Il lui aura suffi de prendre quelques minutes la parole pour que des maisons d’édition, sises sur cette face-ci du globe, se jettent sur son œuvre à peine écrite afin d’en acheter les droits. Histoire de ne pas gaiement tailler dans le lard, je laisse de côté les considérations trébuchonnantes qui président à pareille décision. De même, je laisse de côté l’inexpérience de Marieke Lucas Rijneveld en tant que traducteur.trice soulignée par la presse néerlandophone. Tout ceci a bien peu de rapport avec la littérature et encore moins avec l’acceptation de l’autre en soi qui commence par l’acceptation de soi-même au cœur de soi, réalité première que quelques esprits, qui se sont autrefois exprimés sur le parchemin ou le sable, nous ont transmise… sans le secours de Meulenhoff ni d’ailleurs de la moindre maison d’édition.

    Ces gens-là n’pensent pas, Mademoiselle, ces gens-là crient.

     

    MLR - Plats Pays 3.jpgChez ces gens-là, on ne lit pas grand-chose, on n’a jamais lu De avond is ongemak, ni The Discomfort of Evening, ni Nelagoda večeri, ni Was man sät, non plus qu’Il disagio della sera, autrement dit, le premier roman de Marieke Lucas Rijneveld publié en français sous le titre Qui sème le vent. Ces gens-là qui se plaisent à interdire à tout-va omettent de relever que la censure a commencé son travail avant même la parution anglaise de ce livre, version couronnée, comme on le sait, par l’International Booker Prize : à l’initiative de quelque rédacteur ou éditeur londonien bégueule, et non pas de la traductrice Michele Hutchison, la version en langue anglaise a en effet caviardé plusieurs passages, autant d’allusions drôles, grinçantes et cyniques, soit à la sexualité, soit à Hitler.

    Ces gens-là n’lisent pas, Mademoiselle, ces gens-là trichent.

     

    Chez ces gens-là, Mademoiselle, on intime aux Africains et aux Surinamiens de ne jamais chanter le moindre air de Monteverdi ou de Purcell : selon eux, ils seraient incapables de se déplacer dans l’âme et dans la chair des compositeurs et des librettistes tout aussi blancs que des cachets d’azithromycine. Chez ces gens-là, on m’intime de ne plus traduire d’écrivains qui, à l’instar de Marieke Lucas Rijneveld, sont d’éducation calviniste, d’un autre sexe que moi ou d’une absence ou duplicité de sexe, ou bien qui ont une connaissance avérée des bovidés. Ayant grandi dans une ferme, Marieke Lucas Rijneveld continue, entre deux poèmes, deux chapitres d’un livre ou deux pages d’une traduction en chantier, de prendre soin de quelques vaches. Or, je ne suis pas censé – guère plus, sans doute, que les traducteur.rices de langue albanaise, arabe, bosniaque, azéri, bulgare, chinoise, japonaise, danoise, estonienne, géorgienne, grecque, hongroise, coréenne, croate, lituanienne ou macédonienne (autant d’idiomes dans lesquels une traduction du roman couronné est annoncée) – être familier du non-binarisme, des arcanes de la Bible non plus que des pis et autres bouses encore fumantes et odorantes. Il se trouve qu’avant même la naissance de Marieke Lucas Rijneveld, j’apprenais à traire les vaches de mes petits doigts de gamin puisque, dans ma famille, à défaut de Bible, de théories quelconques alors insoupçonnées, et du moindre livre, on « possédait » en tout et pour tout une poignée de vaches, quelques poules et lapins ainsi que, tout au plus, un ou deux cochons. Ces gens-là, Mademoiselle, vont m’accuser de zoophilie pour avoir, à six ou sept ans, manipulé et caressé des trayons, m’accuser de maltraitance animale pour avoir, vers le même âge, tenu un seau ou une grosse poêle sous le cou du cochon qu’on égorgeait, ou encore, à dix ou douze ans, aidé, à renfort d’un bout de bois et de cordelettes, une vache à vêler au milieu de la nuit… Être étranger.ère, pendant l’enfance, aux théories universitaires, à la Bible des États, à la littérature, condamne ainsi, selon ces gens-là, toute personne à ne pouvoir jamais traduire la moindre phrase ataviquement batave, à ne jamais pouvoir se glisser dans la peau d’une personne qui écrit dans une quelconque autre langue que la sienne.

    Ces gens-là n’causent pas, Mad’moiselle, ils décrètent.

     

    MLR Kalf.jpgChez ces gens-là, on dit qu’elles sont bien trop belles pour moi – pour que je sois admis à les transposer dans ma langue maternelle, langue que j’ai apprise dans les livres, en particulier dans le meilleur dictionnaire qui soit, Le Dictionnaire des idées reçues, et plus encore dans son liminaire, Bouvard et Pécuchet, puisqu’on parlait, dans mes enneigées montagnes natales, un français très approximatif et assez patoisant –, qu’elles sont mille fois trop belles pour moi les œuvres de tel écrivain d’expression néerlandaise d’origine maghrébine qui n’aime guère l’islam ; celles de tel autre, lui aussi d’origine sémite, qui apprécie peu ses cousins juifs ; celles d’un chrétien qui goûte la tradition hébraïque mais un poil moins l’islam ; celles d’un romancier, pour sa part juif, qui écrit ses livres dans le bureau où Marilyn venait s’allonger pour confier ses secrets à son psy ; celles d’un poète converti au catholicisme vilipendé par la plupart de ses pairs ; celles d’une femme devenue, entre le début et la fin de la traduction de l’un de ses essais à laquelle je me consacrais, homme ; celles de cette fière Brabançonne ayant décliné d’un grand sourire l’invitation de Brodsky à passer une nuit avec lui ; celles de cet incomparable romancier blanc qui ne s’endort jamais dans sa chambre noire avec sa femme aussi noire qu’Obama ; celles d’une dame, bien éduquée sous tous rapports, qui voyage vers l’enfant ; celle d’un poète assassin ; celles d’insulaires athées couleur ébène ou de continentales agnostiques couleur cuivre – ou je ne sais en réalité celles de qui, de que, de quoi au juste, celles de ces êtres humains qui ont, plus ou moins, à un moment donné, à l’instar d’un Segalen, plongé leur plume dans l’encre de l’exotisme, altérité la plus radicale…

    En attendant que je comprenne ces gens-là, Mad’moisel’, y’a celle qui est belle comme un poème, et qui m’aimait pareil que moi je l’aime, et que j’ai pas le droit, selon ces gens-là, de traduire, parce qu’elle est noire, d’un noir d’encre jusqu’au bout des ongles, jusqu’au tréfonds de la moelle et des entrailles – si ce n’est qu’elle pose de sa plume, de sa langue, de tout son corps, de ses gémissements, un point blanc tout au bout de son poème, Mad’moisel’, tout à l’extrémité jouissive et jouissante du poème de sa vie, du dernier vers de sa vie… un p’tit point blanc, tout p’tit, tout blanc, son point blanc : son clitoris excisé.

     

    Mais i’ se fait tard, Mad’moisel’, faut que j’rentre chez moi au milieu des vaches, des dicos, des dildos et des cochons. Comme vous devez vous en douter, i’ m’reste quelques chats à…

     

    Daniel Cunin

     

     

    MLR avond.jpg* On peut regretter que l’une des rares voix qui aurait pu corriger le tir et redorer le blason journalistique ne soit plus correspondant d’un quotidien français, Libération pour ne pas le nommer. Sylvain Ephimenco, qui a adopté le néerlandais comme langue d’expression, est depuis une trentaine d’années chroniqueur du quotidien national hollandais issu de la Résistance Trouw : au sujet de cette affaire, il est l’une des voix à oser nommer, aux Pays-Bas, les choses par leur nom. Je souligne que je n’ai jamais rencontré ni échangé le moindre mot avec ce compatriote. Quant à Anthony Bellanger, que je ne connais pas non plus, il nous mène en bateau, sur franceinter.fr, donc avec l’argent du contribuable, en faisant son petit savant, mélangeant des pans d’histoire batave, sous un titre burlesque, et avec des anachronismes dignes d’un élève de maternelle : « Pour ma part je voudrais que nos auditeurs comprennent qu’il s’agit, de la part de Marieke Lucas Rijneveld, d’une renonciation douloureuse mais généreuse et très néerlandaise et certainement pas d’une défaite : au fond, elle renonce pour laisser au ‘‘pilier’’ noir néerlandais une chance de s’exprimer et donc de s’intégrer plus vite. » Ce qui revient, selon l’un des écrivains hollandais encore capable de lire le français, à « expliquer que l’élite parisienne agresse sexuellement des mineurs parce qu’il existe une tradition française de pénétration anale à grand renfort de baguettes ».

    ** Heureusement pour lui, cet auteur s’appelle Menno van der Beek (Menno du Ruisseau) et non pas Menno van der Bleek (Menno de la Pâleur / de la Blêmitude).

    *** Je tiens à préciser que je découvre, tout en écrivant ces lignes, que mon logiciel s’est semble-t-il mis à l’air du temps puisqu’il ne corrige pas les accords féminins/masculins, par exemple dans : « jeune et blonde poète blanche et romancière blond et blanc », « est trop pâlotte ou pas assez noiraud », « de la poète ou du poétesse ». Dans le même temps, il continue de refuser l’écriture inclusive. Cela dit, ce sont là des questions qui ne se posent guère en néerlandais, les accords et différences en question ne se faisant pas. De là, la difficulté, par exemple, de traduire un.e auteur.trice qui ne se définit pas sexuellement ou qui tend à l’hermaphrodisme, un défi littéraire bien supérieur à toute question de couleur de peau, de passé colonial ou esclavagiste… Notons qu’aux Pays-Bas, une directrice est encore et toujours un directeur, une enculeuse de mouches toujours un enculeur de mouches (kommaneuker = enculeur de virgules), le féminin ayant, quant aux professions, plus de mal, dans la langue que dans les hôpitaux, à changer de sexe - ceci pour des raisons tout à fait autres que celles d’ordre idéologique.

     

    Pour le reste, je renvoie à un entretien publié dans Le Point : Valérie Marin La Meslée interroge René de Ceccaty ou encore à un billet d’humeur de deux autres de mes renommés confrères, à savoir André Markowicz : « Les affaires hollandaises, notes d'un traducteur » et Jean-Yves Masson (en bas de cette page). Et bien entendu à la réponse formulée par Marieke Lucas Rijneveld sous la forme du poème « Tout habitable ».

    Ce billet d’humeur a paru à l’origine

    sur le site profession-spectacle.com.

     

    MLR - 4EME.jpg

     

     

  • Qui sème le vent, roman de Marieke Lucas Rijneveld

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    CARTE BLANCHE DONNÉE PAR LE MENSUEL LE MATRICULE DES ANGES À DANIEL CUNIN DANS LA CADRE DE LA RUBRIQUE « SUR QUEL TEXTE TRAVAILLEZ-VOUS ? »

     

     

     

    Qui sème le vent a paru en août 2020 aux éditions Buchet/Chastel. Il s’agit de la traduction du premier roman de Marieke Lucas Rijneveld, De avond is ongemak, jeune auteure des Pays-Bas dont on peut lire des poèmes dans notre langue, ainsi de « Caressons-nous les uns les autres » : Poésie néerlandaise contemporaine (Castor Astral, 2019). La transposition anglaise du livre publiée sous le titre The Discomfort of Evening (traduction de Michele Hutchinson) a remporté le 2020 International Booker Prize. Fin 2020, Marieke Lucas Rijneveld a donné un deuxième roman, Mijn lieve gunsteling, dont on peut lire en avant-première un chapitre sur le site des plats-pays.com.

     

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    Le champignon de fumée qui s’est élevé, début août, au-dessus du port de Beyrouth nous a rappelé celui d’Hiroshima, soixante-quinze ans plus tôt. Une fois l’origine probable de la catastrophe connue, nos mémoires se sont reportées sur la tragédie de l’usine AZF, survenue à Toulouse le 21 septembre 2001. Parmi les locaux alors touchés par le souffle de la déflagration, on a recensé ceux abritant les Presses universitaires de la Ville rose. Sous les débris et plâtras de leurs bureaux, une petite disquette noire s’est perdue, celle sur laquelle figurait le fichier de la version définitive d’une traduction que j’avais adressée peu avant à cet éditeur. Lequel a finalement imprimé, sans me consulter, sans prévenir l’auteur, une première mouture du texte et des index, le tout sous une couverture aux illustrations hors sujet pour certaines.

    Pourquoi évoquer cette péripétie malencontreuse ? Pour la simple raison que l’objet publié ne restitue pas toujours le travail effectué par le traducteur ou ne donne qu’une faible idée des embûches et autres aléas qui se dressent parfois devant lui, abstraction faite des seules difficultés lexicales et syntaxiques liées à l’original. Ainsi, il arrive qu’un éditeur publie un volume sans prendre la peine de nous soumettre le moindre jeu d’épreuves ; de plus en plus de maisons négligent le travail de relecture, certaines ne prenant pas même réellement la peine de reporter les corrections qu’on leur transmet.

    qui sème le vent,the discomfort of evening,buchetchastel,2020 international booker prize,marieke lucas rijneveld,le matricule des anges,daniel cuninÀ propos du premier roman de la jeune Marieke Lucas Rijneveld, De avond is ongemak (2018), paru en France sous le titre Qui sème le vent, le problème se situait en amont. En raison d’un manque de sérieux de deux ou trois collaborateurs de la maison néerlandaise pourtant d’excellente réputation, j’ai trébuché, en transposant le texte, sur maintes incohérences et inconséquences. Tandis que Michele Hutchinson, ma consœur anglaise, en relevait quelques dizaines, j’en ramassais une pleine brassée. Cela a supposé de notre part de réécrire certains passages, d’opérer moult retouches, de gommer bien des scories. Autrement dit, un tiers de notre énergie et de notre temps fut consacré, non à la traduction proprement dite, mais à un travail qui aurait dû revenir aux correcteurs et relecteurs bataves. Heureusement, Michele et moi avons eu le temps d’échanger au sujet de ces multiples écueils – y compris avec l’autrice et l’éditeur – avant que nos versions ne partent à l’impression. Depuis, l’original a été réimprimé après un sérieux toilettage.

     

    Malgré ces avatars du métier, Qui sème le vent se révèle être une première œuvre en prose marquante et forte. Plusieurs scènes resteront à jamais gravées dans l’esprit du lecteur, celles où des animaux connaissent un sort peu enviable, celles aussi où mort, sexualité et cruauté se rejoignent. Âmes sensibles, s’abstenir ! D’aucuns ne voient-ils d’ailleurs pas dans ce roman un excellent vomitif ? L’histoire se déroule pour l’essentiel vers l’an 2000, dans une ferme où une famille élève des vaches et produit des fromages. Un malheur la frappe peu avant Noël : l’aîné se noie alors qu’il patine sur un lac. Dès lors, la vie des parents et des trois autres enfants se fige sous la glace du chagrin et de l’incompréhension. Dans une veine d’une sombreur calviniste traversée d’éclairs d’hilarité, les deux années qui suivent le drame nous sont restituées par Parka, l’une des deux sœurs. Au seuil de l’adolescence, cette gamine, engoncée dans son malaise, perturbée par l’incapacité de ses parents à s’extirper de leur deuil et à deviner sa détresse, perçoit le réel de façon assez tronquée. De ce décalage émerge plus d’une situation soit sordide, soit loufoque. Pourquoi le prénom Parka ? Tout simplement parce la jeune narratrice ne quitte plus ce vêtement censé la protéger du monde extérieur et suppléer au défaut d’affection parentale : « Personne ne connaît mon cœur. Il est retranché derrière parka, épiderme et côtes. Dans le ventre de maman, mon cœur a été important pendant neuf mois, mais depuis qu’il en est sorti, plus personne ne se soucie de savoir s’il bat au bon rythme, personne ne prend peur quand il s’arrête quelques secondes ou quand il bat la chamade sous le coup d’une peur ou d’une tension. »

    qui sème le vent,the discomfort of evening,buchetchastel,2020 international booker prize,marieke lucas rijneveld,le matricule des anges,daniel cuninDans ses grandes poches, Parka accumule maintes babioles quand elle ne cache pas deux crapauds. Lesquels sont, au fond, ses deux interlocuteurs privilégiés, même s’il lui arrive aussi de s’entretenir avec sa petite sœur et leur grand frère sadique. Le roman est peuplé de mille autres animaux : vers de terre, asticots, poux, poussins, hamsters, chats, corneilles, coqs, lapins, taupes, poules, génisses, taureaux… La fréquentation durable ou éphémère de ces créatures se conjugue, chez Parka, avec une attention particulière accordée à certaines parties de leurs corps et, en parallèle, aux fonctions physiologiques du corps humain. Un intérêt qui revêt par moments une forme obsessionnelle, ce qui transparaît dans une tendance à l’automutilation, à la constipation ou encore dans des questionnements sur l’acte reproducteur. Marieke Lucas Rijneveld excelle dans l’art de tisser des associations d’idées, des plus saugrenues aux plus subtiles, de faire s’entrechoquer le beau et le laid, de lier les détails les plus futiles aux pires tourments de l’âme.

    Bien qu’elle ait signé deux recueils de poèmes, elle a décliné l’an passé l’invitation du Marché de la Poésie à Paris, préférant se consacrer à son deuxième roman. Pour la rédaction duquel son éditeur saura, sans doute aucun, un peu mieux l’accompagner. Malgré le succès remporté par le premier – traduit en une vingtaine de langues –, la jeune femme continue de travailler quelques jours par semaine dans une ferme, parmi les vaches.

     

    texte paru dans le n° 216 du Matricule des anges, septembre 2020, p. 11,

    écrit avant que le roman ne remporte le International Booker Prize 2020.