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WF Hermans - Page 2

  • Un collectionneur des œuvres de W.F. Hermans

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    Collectionneur des livres de l’auteur Willem Frederik Hermans depuis les années 1970, je suis ravi de voir paraître de nouvelles traductions de ses œuvres. Avec un peu d’espoir, quelques détails concernant cet auteur intéresseront les lecteurs de ce blog.

     

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    Kussen door een rag van woorden,

    poèmes, 1944.

    1er livre de W.F. Hermans,

    publié à compte d’auteur, 30 exemplaires.


    W.F. Hermans (1921-1995) fait partie de ce qu’on continue d’appeler en Hollande les « Trois Grands » avec Harry Mulisch et Gerard Reve. Grand romancier, il était aussi un excellent polémiste redouté au point que beaucoup de ses collègues ainsi que le gratin politique vérifiaient en premier lieu l’index des personnes citées dans ses pamphlets afin de s’assurer qu’ils… n’y figuraient pas. Aujourd’hui, quinze ans après la mort de Hermans, les mêmes regrettent désormais de ne pas s’y trouver mentionnés. Farouchement individualiste et frondeur, Hermans a écrit un jour l’une des phrases le caractérisant le mieux : « S’il y avait un Au-delà, je ne saurais pas qui j’aurais envie d’y rencontrer… » Il avait le secret des aphorismes aiguisés. En voici deux pris au hasard :

    « La caractéristique de tout sacrifice, c’est qu’il part en fumée. »

    « Je crois que c’est par inattention que les gens sont optimistes. »

    Parmi ses romans les plus connus figure La Chambre noire de Damoclès (1958), que Daniel Cunin a traduit pour Gallimard en 2006. Et en 2009, chez le même éditeur et par le même traducteur, est enfin sorti ce que je considère à titre personnel comme son meilleur roman : Ne plus jamais dormir (1966). Outre nombre de nouvelles, les autres romans potentiellement intéressants pour le public francophone s’intitulent Les Larmes des acacias (1949), Entre professeurs (1975) et Au Pair (1989). En ce qui concerne ces trois derniers romans, des traductions existent en anglais et allemand, mais les francophones devront s’armer de patience (jusqu’à quand ?).

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    Misdaad stelt de wet, De Motor, 1945-1946,

    roman policier de W.F. Hermans,

    publié sous le pseudonyme Fjodor Klondyke.

    Il devait en écrire trois autres dans la même collection : De leproos van Molokaï, Misdaad aan de Noordpool & De demon van ivoor, avant de publier sous son nom une première œuvre en prose : Conserve (1947).

     

    Point commun entre les différents romans de Hermans : les antihéros ou ce qu’on appellerait aujourd’hui des losers. Thème de prédilection : les gens sont nés pour tromper les autres, ils sont peu fiables et ont pour principale occupation de mettre des bâtons dans les roues des autres. A priori, tout cela semble bien sombre, mais quand c’est fait avec de l’humour grinçant et – surtout – quand l’histoire est brillamment construite, ça marche… Saupoudrés de phrases mythiques, ses livres continuent aujourd’hui d’être inscrits au programme des lycées aux Pays-Bas.

    Ses relations avec les éditeurs néerlandais ont toujours été houleuses, ses rapports avec les traducteurs et les éditeurs étrangers ont souvent été catastrophiques. En 1962, les éditions du Seuil sortent une première traduction de son roman La Chambre noire de Damoclès, qui contient quelques erreurs dont une particulièrement grossière. Rebelote pour la traduction en anglais du même roman la même année : The Darkroom of Damocles. Autre traduction, autres erreurs. W.F. Hermans décide aussitôt d’interdire toute traduction future en français et en anglais. Ces deux traductions se vendent d’ailleurs très mal à l’époque, et font aujourd’hui le bonheur des collectionneurs - dont l’auteur de ces lignes. Ce n’est qu’après sa mort en 1995 que le nombre de traductions « a repris l’ascenseur ».

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    Beyond Sleep, Uncorrected Proof, traduction américaine de

    Ne plus jamais dormir (Ina Rilke), épreuves avant impression finale,

    Overlook, 2007.

     

    Hermans quitta la Hollande dans les années 1970 pour s’installer à Paris. Il enseignait auparavant la géophysique à l’Université de Groningue, mais on lui a reproché de consacrer plus de temps à ses écrits qu’à ses étudiants. N’oublions pas qu’on se situe ici dans une époque post-soixante-huitarde où les manifestations estudiantines étaient fréquentes, aux Pays-Bas comme à Paris. Mélangez cet esprit contestataire avec l’esprit frondeur de Hermans et le mélange devient explosif.

    Évidemment, à Groningue aussi, ses contacts avec ses collègues étaient rugueux – au point de provoquer des débats parlementaires ! Le ministre de la Culture et de l’enseignement [le lecteur notera en passant la position délicate dudit Ministre dont le postérieur s’est trouvé inconfortablement coincé entre deux fauteuils en cuir] a dû sortir de sa réserve pour s’occuper de cette question. Du pain bénit pour le polémiste Hermans qui en a profité pour claquer la porte de l’Université et celle de la Hollande par la même occasion. Réglant ses comptes avec le milieu universitaire, il écrit Entre professeurs, hilarant roman à multiples clés dans lequel il évoque avec brio le milieu petit bourgeois hollandais d’un professeur d’ « université de campagne ».

    Espérons que les deux romans La Chambre noire de Damoclès et Ne plus jamais dormir trouveront leur public francophone et que Gallimard n’en restera pas à ces deux traductions.

    Joost Glerum

     

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    La Chambre noire de Damoclès, Paris, Le Seuil, 1962.

    Première traduction française (Maurice Beerblock) de

    De donkere kamer van Damokles (1958).

     

    photos © Joost Glerum

     

  • Ne plus jamais dormir

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    UN ROMAN CULTE AUX PAYS-BAS

     

    Willem Frederik Hermans est un maître de la composition : si l’univers est à ses yeux le règne du chaos, ses romans sont eux aux antipodes de la confusion. Chaque mot, chaque détail, chaque scène, chaque dialogue tient une place dans la structure ou la teneur narrative de l’ensemble. La plume de l’écrivain décédé en 1995 ne laisse rien au hasard. Ceci est peut-être plus vrai encore de Nooit meer slapen (Ne plus jamais dormir) que des autres œuvres. Roman culte aux Pays-Bas – au même titre que De avonden (Les soirs) de Gerard Reve ou encore Van Oude mensen, de dingen die voorbijgaan (Vieilles gens et choses qui passent) de Louis Couperus –, Ne plus jamais dormir a par exemple fait l’objet d’un documentaire : Max Pam et Jan Bosdriesz ont refait le trajet effectué par le personnage central (et avant lui par l'écrivain lui-même), ont retrouvé quelques Norvégiens qui jouent un rôle dans l’histoire, entre autres l’adolescente qui prend le bus avec Alfred à la fin du livre. Roman paru en 1966 aux Pays-Bas, Ne plus jamais dormir est désormais disponible en édition française (Gallimard, trad. D. Cunin).

    CouvDormir2.jpg

     

    LE MOT DE L’ÉDITEUR

    Ne plus jamais dormir se présente comme le carnet de bord d’Alfred Issendorf, jeune géologue néerlandais parti en Norvège afin de confirmer une hypothèse scientifique concernant l’impact de météorites dans la région du Finnmark. Mais dès son arrivée à Oslo, il se heurte à l’accueil pour le moins moqueur d’un professeur qui était censé l’aider, et à la disparition des photos aériennes pourtant indispensables à son travail. La communication avec les trois géologues norvégiens qui l’accompagnent s’avère difficile, et Issendorf se sent vite marginalisé, voire persécuté. L’aventure dans le Grand Nord se complique de jour en jour : il n’arrive pas à dormir, souffre des moustiques, tombe dans les rivières. Bref, il se sent condamné à une longue errance, seul en butte à une nature hostile, et de plus en plus perdu. Ecartelé entre ses convictions scientifiques et ses sentiments, malmené dans sa tentative de comprendre et de maîtriser un monde chaotique, Issendorf est un antihéros tragique particulièrement émouvant, une figure inoubliable qui justifie à elle seule la découverte de l’œuvre de Hermans en langue française et de sa place dans la littérature européenne.



    un extrait (en anglais) du documentaire filmé en Norvège

     

    POINT DE VUE

    Tout juste arrivé en Norvège, Alfred, un Néerlandais qui prépare une thèse de géologie sous la direction du professeur amstellodamois Sibbelee, rend visite au célèbre professeur Nummedal pour obtenir des photos aériennes de la région où il va effectuer une expédition : le Finnmark. Nummedal, vieux, quasi aveugle, ne semble guère à l’écoute du jeune homme. Après avoir critiqué son confrère Sibbelee, il propose à Alfred de faire une promenade dans Oslo. Le début d’une non-aventure entre moustiques (beaucoup), météorites (bien peu) et soleil de minuit (peut-être).

    Récit d’une expédition scientifique qui se déroule au cours d’un été des années soixante – et qui tourne au fiasco –, Ne plus jamais dormir s’ouvre sur une citation d’Isaac Newton illustrant l’absurdité et le caractère incognoscible du monde. La brève première phrase du roman annonce la malchance que va rencontrer Alfred, le narrateur, mais aussi son incapacité à voir les choses, à cerner les autres : « Le gardien est un handicapé. » Mais qui est au juste le plus grand handicapé de la vie ?

    jaquette du DVD, W.F. Hermans près de Ravnastua, photo T. Fjellang

    CouvDVDWFHermans.jpgLe titre renvoie bien sûr à l’incapacité du narrateur à dormir sous la tente, mais aussi à ces nuits sans obscurité du Grand Nord et au décès d’un des personnages ; quand Alfred le retrouve mort, il se dit : « […] son visage est identique à celui que je lui ai vu quand il dormait : vieux et las, inconcevablement, ridé comme l’écorce d’un chêne. Mais cette fois, il n’est pas en train de dormir. Non, ce n’est pas dormir, ça. C’est ne plus jamais dormir. »

    Cette œuvre explore quelques-uns des thèmes favoris de W.F. Hermans : le malentendu, la paranoïa, l’impossibilité de communiquer avec les autres, de comprendre autrui, le chaos, l’incapacité à se forger une identité par rapport au père et la mère. Ces thèmes sont sous-tendus par le recours à des éléments et données très concrets (photos aériennes, boussole qu’Alfred considère comme un talisman, conditions catastrophiques dans lesquelles se déroule l’expédition…), des allusions à des mythes, les réflexions du personnage principal (on suit souvent ses pensées qui le ramènent à la vie de son père, au caractère de sa mère critique littéraire, à l’incongruité des études qu’il mène, à sa carrière de musicien bien vite avortée, au regard qu’il porte sur les femmes…) ou encore les dialogues parfois burlesques (entre autres sur la théologie et la place des langues « mineures » dans le concert international).

    Comme l’histoire suit un cours essentiellement chronologique, l’absurdité de l’expédition et de la recherche scientifique menée par Alfred ne cesse de monter en puissance. En apparence brillant étudiant, Alfred a été poussé par sa mère à devenir un scientifique à l’instar de son père mort trop tôt. L’expédition lui montre qu’il n’est pas du tout fait pour cela ; il est un être qui erre dans l’existence, dans ses propres projections comme dans l’extrême nord norvégien. Quant à Arne qui, de son côté, a tout fait pour échapper au modèle du père et qui semble plus débrouillard qu’Alfred (ce dernier admire d’ailleurs son ami), il va au devant d’une mort qu’il aurait pu facilement éviter s’il avait accepté l’argent de son père pour mieux s’équiper.



    diverses séquences montrant W.F. Hermans

    (en néerlandais et en afrikaans)

     

    La dimension ludique et sarcastique du roman se trouve renforcée par l’usage que fait Hermans de la langue : Alfred parle anglais avec les Norvégiens qui eux parlent norvégiens entre eux ; Mikkelsen s’exprime dans une langue faite de clichés et dans un anglais rudimentaire ; il y a tout un jeu qui repose sur le nom de certains personnages. De fait, l’humour parcourt tout le roman ; Alfred doit faire face à tellement de contrecoups que la situation finit par devenir tragi-comique. Ne plus jamais dormir est rédigé dans une langue d’une rare simplicité et d’une rare clarté. La maîtrise d’horloger qu’étale l’écrivain fait que la succession de « hasards » reste crédible.

    Géologue de profession, W.F. Hermans a développé dans un roman postérieur (Entre professeurs) son scepticisme vis-à-vis de la recherche scientifique (le succès résulte du hasard et du copinage) tout en déversant sa bile sur le monde universitaire et estudiantin hollandais de l’après mai 68. Il devait d’ailleurs quitter l’université et son pays peu après pour s’établir à Paris.   (D. Cunin)



    W.F. Hermans photographe : quelques-unes de ses photos

     

    Lire : « Hermans sur sols mouvants », Mathieu Lindon, Libération, 29/10/2009

    « La route pour nulle part », Jacques Hermans, La Libre Belgique, 10/05/2010

     

     

     

  • Petit florilège sur W.F. Hermans (1)

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    Des traces de Willem Frederik Hermans

    dans diverses publications en langue française

     

    Parmi les jeunes c’est W. F. Hermans (né en 1921) qui est le romancier le plus significatif de la nouvelle génération. Après un premier roman Conserve, il attira l’attention par Les Larmes des Acacias où, sous une apparence volontairement cynique, il donne une image particulièrement sensible de son époque. Ce roman dont l’action se déroule en partie sous l’occupation, en partie après la Libération, déclencha une opposition violente contre l’auteur qui n’hésite pas dans presque tous ses livres à critiquer sévèrement la vie sociale aux Pays-Bas et le caractère de ses habitants. Son dernier livre toutefois, La Chambre noire de Damoclès, qui donne une vision apocalyptique et extrêmement pénétrante de notre monde, a tout de suite été reconnu comme un vrai chef-d’œuvre, le plus grand roman sans doute de l’après-guerre.

    Pierre-H. Dubois, « Pays-Bas », Les Littératures contemporaines à travers le monde, préface de Roger Caillois, Paris, Hachette, 1961, p. 118.

     

    WFH1961.png

    Photo : Emiel van Moerkerken (1951),

    Les Littératures contemporaines à travers le monde, p. 117

    (dans ce livre, la photo est attribuée à Evan Moerkeden).

     

    littérature,pays-bas,hollande,france,kunderaDans Sylvia Gerritsen & Tariq Ragi, Pour une sociologie de la réception : lecteurs et lectures de l’œuvre de A. Camus en Flandre et aux Pays-Bas, Paris, L’Harmattan, 1998, on peut lire un assez long compte rendu de la critique que W.F. Hermans a consacré au roman de Camus, La Peste, critique dans laquelle transparaissent certaines thématique que le Néerlandais développera dans La Chambre noire de Damoclès.  Voir à partir de la page 136.

     

     

    littérature,pays-bas,hollande,france,kundera[…] l’auteur qui déclencha dans ces années le plus grand tollé fut à coup sûr le jeune W.F. Hermans (1921-1995) dont nous avons évoqué l’esprit critique […]. C’est la guerre qui, pour lui, fut dans une grande mesure l’école de la vie. Mai 1940 avait été synonyme de tragédie : sa sœur s’était suicidée avec son amant, un homme marié. Un événement atroce qui avait renversé d’un coup la quiétude qui semblait régner dans son milieu petit-bourgeois d’origine. Le chaos s’était révélé au grand jour, un chaos que conventions et hypocrisie viennent toujours masquer en temps de paix. L’hiver de famine 1944-1945 vint parachever l’apprentissage : « Quand la guerre prit fin, j’avais vingt-trois ans. Pour ça oui, j’ai développé à cette époque un regard bien singulier sur l’âme humaine, un regard qui est toujours le mien. […] Je veux dire : dans une époque pareille, on ne peut pas faire un pas avec un croûton rassis en poche sans garder les deux mains dessus, sinon on vous le pique ! C’est étonnant de voir ce que les gens soi-disant comme il faut peuvent déployer comme desseins criminels dans des situations critiques comme celle-là. » Avis réitéré dans une autre interview de façon plus concise : « Morale, éthique et croyance rendent les armes devant la faim. Toute cette belle superstructure, l’homme la laisse tomber quand il a le ventre vide. »

    Ton Anbeek, « Les Auteurs modernes de 1880 à nos jours. La période 1940-1960 », Histoire de la littérature néerlandaise, Fayard, Paris, 1999, p. 697.

     

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    n° de la NRF comprenant Vers Magnitogorsk, nouvelle de W.F. Hermans

    (trad. Louis Gillet)

     

    Dans ce texte [« Achter borden Verboden Toegang » du recueil Het sadistisch universum] qui, tout comme « Preambule » (« Préambule »), prend la forme d’une confidence intime, on retrouve, dans les limites étroites d’une page et demie, tout Hermans : sa virtuosité stylistique, son symbolisme acerbe, et bien sûr sa vision cruelle du monde. […] Ce n’est que dans la science et la technologie basée sur la science que le chaos perd un peu de sa toute puissance. C’est pourquoi, selon moi, Hermans est si fasciné par la technique, qu’il qualifie de dissonance harmonique dans notre monde, de moment harmonique dans un univers disharmonique pour le reste. Hermans continue ainsi : « Il est possible que, dans ce cosmos, il y ait un principe régulateur et que ces quelques personnes qui plus tard deviendront des mathématiciens et des physiciens célèbres, soient partiellement sensibles à la suggestion silencieuse de ce principe régulateur (Cette idée explique aussi que parmi les mathématiciens et les physiciens, on rencontre parfois croyants, bien que tout religion soit une culture microbienne de chaos et de mythe.) » C’est une remarque étonnante de la part d’un auteur qui s’est toujours profilé emphatiquement comme antireligieux. Cette allusion à  « la suggestion silencieuse d’un principe régulateur » relativise beaucoup l’image stéréotypée que l’on a de Hermans : celle d’un auteur croyant à l’omniprésence du chaos. Dans la vision de Hermans, les scientifiques dont il parle sont en fait des élus qui reçoivent même le statut de prêtre. Ils sont le médium d’un principe supérieur. Aussi les produits de la technologie – appareils et machines – prennent-ils une valeur presque sacrale. Ce ne sont rien d’autre que les témoins silencieux et les révélations d’un ordre supérieur.

    Frans Ruiter, « Homo ludens / faber / sapiens : science et technologie chez trois  romanciers néerlandais de l’après-guerre », Histoire jeu science dans l’aire de la littérature, Mélanges offerts à Evert van der Starre, Amsterdam/Atlanta, Rodopi, 2000, p. 253 et 256.

     

     
    littérature,pays-bas,hollande,france,kunderaLe romancier W.F. Hermans (1921-1995) est peut-être celui qui incarne le mieux cet amour que les Hollandais portent à Bruxelles. Dès son premier séjour (1939), il en tombe amoureux. Jusqu’à la fin de sa vie, il prendra plaisir à en arpenter les quartiers petits-bourgeois du XIXe siècle. De tranen der acacia’s (Les Larmes des acacias, 1949), un des rares romans urbains à accorder une place de choix à Bruxelles, est en réalité une forme déguisée de déclaration d’amour à cette ville. Car en plus d’une évocation du néant moral de la Seconde Guerre mondiale et d’une mise en scène de la conception nihiliste du monde propre à l’auteur, ce roman met en opposition Amsterdam et Bruxelles, la première où le personnage principal, Arthur Muttah, étouffe, la seconde qui l’attire. La Babylone brabançonne revêt des traits fantasmagoriques, est source de rêveries et de désirs qui font d’elle un corps urbain érotisé. […] Les Larmes des acacias montrent une facette de Bruxelles, son côté sensuel, que les écrivains flamands ont rarement mis en valeur. Le moment de relire Hermans semble venu. De même que le moment de boire, à l’instar du romancier hollandais, au verre de la volupté bruxelloise.

    Rokus Hofstede, « Willem Frederik Hermans et la putain de Bruxelles »,

    Septentrion, n° 1, 2006, p. 40 et 41.

     

     

    Je me plonge dans ce roman [La Chambre noire de Damoclès], d’abord intimidé par sa longueur, ensuite étonné de l’avoir lu d’un seul trait. Car ce roman est un thriller, un long enchaînement d’actions où le suspens ne fléchit pas. Les événements (qui se passent pendant la guerre et l’année suivante) sont décrits d’une façon exacte et sèche, détaillée mais rapide, ils sont terriblement réels et pourtant à la limite du vraisemblable.

    Cette esthétique m’a captivé ; un roman épris du réel et en même temps fasciné par l’improbable et l’étrange. Cela résulte-t-il de l’essence de la guerre qui nécessairement est riche en inattendu, en exorbitant, ou est-ce le signe de l’intention esthétique désirant sortir de l’ordinaire et toucher, pour reprendre le mot cher aux surréalistes, le merveilleux (« le réel merveilleux », comme aurait dit Alejo Carpentier) ? […] Les œuvres d’art sont talonnées par une meute agitée de commentaires, d’informations dont le tapage rend inaudible la propre voix d’un roman ou d’une poésie. J’ai refermé le livre d’Hermans avec un sentiment de gratitude envers mon ignorance ; elle m’a fait cadeau d’un silence grâce auquel j’ai écouté la voix de ce roman dans toute sa pureté, dans toute la beauté de l’inexpliqué, de l’inconnu.

    Milan Kundera, « La Poésie noire et l’ambiguïté »,

    Le Monde des Livres, 26 janvier 2007.

     

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    4ème d'une édition de Paranoia, G.A. van Oorschot

    photo de W.F. Hermans par lui-même

     

    On m’a demandé de faire un bref commentaire sur l’œuvre de Willem Frederik Hermans. Je préfère ne pas répondre directement à cette offre. Tout d’abord, parce que je ne veux pas prétendre être un spécialiste de l’œuvre de monsieur Hermans. Pour cela il faudrait l’avoir lu au moins deux fois en entier. Or, je n’ai pas lu son œuvre en entier, pas même une seule fois. Ensuite, parce qu’il serait absurde, pour ne pas dire désobligeant de vouloir résumer une œuvre de cette ampleur, ou pire de vouloir lui rendre hommage par un bref commentaire. Lire la suite sur le blog du romancier Arnon Grunberg (23 mars 2007) : www.arnongrunberg.com/blog/212-hermans

     

     

    littérature,pays-bas,hollande,france,kunderaIl y a un rôle qu’il n’a jamais joué. Celui d’écrivain. Marqué à la naissance de ce sceau, il prenait cela avec le plus grand sérieux. Un destin qu’il acceptait sans pathos mais avec grande intrépidité. Et personne, au fond, n’ignorait qu’il souffrait beaucoup de cette situation. Une souffrance différente de celle endurée par Multatuli, plus cruelle, son prédécesseur n’étant pas toujours pour sa part avare de théâtralité et d’hypocondrie. Et qui aurait pu se douter que son art se traduirait par une sanglante tentative de meurtre sur sa personne, à Paris, et un procès en diffamation (Rufmord) à Amsterdam ?

    Il était tout entier voué à la littérature – le « saint de l’horlogerie » [titre d’un roman de WFH]. Cela explique pourquoi, impuissant face à ceux qui l’agressaient dans sa dignité d’écrivain, il se mettait presque en rage. Cela explique pourquoi la duperie des politiciens, les honneurs rendus et les louanges adressées à des « malades de pseudologia fantastica » du genre Weinreb [économiste juif condamné pour son rôle pendant la guerre], à des fonctionnaires de l’Université, à des journalistes, des mandarins des belles lettres, etc., et retournées par ceux-ci, le faisaient tant souffrir. Cela générait en lui la rancœur la plus désespérée ; aussi a-t-il pu un jour, dans une de ses lettres, reprendre à son compte une phrase de Nietzsche : « Or, la morale a protégé l’existence contre le désespoir et le saut dans le néant chez les hommes et les classes qui étaient violentés et opprimés par d’autres hommes : car c’est l’impuissance en face des hommes et non pas l’impuissance en face de la nature qui produit l’amer désespoir de vivre. » Et Hermans de poursuivre : « Mais pourquoi en est-il ainsi ? Parce que, me semble-t-il, si Dieu est mort, les hommes sont la plus haute autorité de tout l’univers. »

    Raymond J. Benders, « Solitude, ma mère », Deshima, n° 3, 2009, p. 472-473.

     

     

    Au premier abord, le roman [Ne plus jamais dormir] raconte l’histoire d’un jeune étudiant en géologie hollandais qui veut faire sa thèse sur le sol du Grand Nord norvégien. Le narrateur a une bonne raison familiale de vouloir conforter une hypothèse. Il est très vite confronté au monde universitaire dans des pages très drôles. Ses compagnons d’expédition sont norvégiens et il ne parle pas leur langue. Le Grand Nord en été, ce sont des moustiques par flopées. On peut être géologue et maladroit. Mais le vrai thème du livre est ailleurs. « Chercher une chose que personne n’a encore trouvée, mais échouer comme les autres – peut-on appeler cela faire œuvre scientifique ou ne s’agit-il pas plutôt d’un simple manque de chance ? » Plus loin : « Mais crois-moi, partir en expédition avec une tente neuve et rentrer sans avoir fait une découverte fantastique, je ne crois pas que je le supporterais. »

    Mathieu Lindon, « Hermans sur sols mouvants », Libération, 29 octobre 2009.

     

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    W.F. Hermans, Klaas kwam niet, De Bezige Bij, 1983

     

    Recueil d'essais et de chroniques comprenant entre autres (nous donnons les titres en français) : La Maison de Balzac ; Simone (sur Simone de Beauvoir) ; Le Centenaire de la mort de Flaubert ; Bubu de Montparnasse ; Fernand Khnopff ; La Souffrance des écrivains traduits ; Un martyr pour Vondel ; Le Pays d'origine ; La Nouvelle biographie de Nietzsche ; La Résurrection de Nietzsche ; Guy de Maupassant revit ; Henri Béraud ; Gobineau, comte vilipendé.

    Le volume propose d'autres textes sur Nietzsche, mais aussi des pages sur Karl Popper, Marie Bashkirtseff et Kafka.

     

      

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  • Chambre noire et Leica

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    Résistant, espion ou collaborateur ?

    La Chambre noire de Damoclès

    de Willem Frederik Hermans

     

     

    « Je me plonge dans ce roman, d’abord intimidé par sa longueur, ensuite étonné de l’avoir lu d’un seul trait. Car ce roman est un thriller, un long enchaînement d’actions où le suspens ne fléchit pas. Les événements (qui se passent pendant la guerre et l’année suivante) sont décrits d’une façon exacte et sèche, détaillée mais rapide, ils sont terriblement réels et pourtant à la limite du vraisemblable. Cette esthétique m’a captivé ; un roman épris du réel et en même temps fasciné par l’improbable et l’étrange. Cela résulte-t-il de l’essence de la guerre qui nécessairement est riche en inattendu, en exorbitant, ou est-ce le signe de l’intention esthétique désirant sortir de l’ordinaire et toucher, pour reprendre le mot cher aux surréalistes, le merveilleux (“le réel merveilleux”, comme aurait dit Alejo Carpentier) ? »

    Milan Kundera, Le Monde, 26.07.2007

     

     

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    Le roman De donkere kamer van Damokles (La Chambre noire de Damoclès) a été publié en 1958 aux Pays-Bas. Son auteur, Willem Frederik Hermans (Amsterdam, 1921-Utrecht, 1995), est, avec Louis Couperus et Gerard Reve, l’un des auteurs néerlandais majeurs du XXe siècle. Il a laissé un peu moins d’une centaine d’œuvres : romans, nouvelles, essais, pièces de théâtre, un scénario, des écrits polémiques en nombre ainsi que quelques recueils de poésie sans oublier des chroniques parisiennes pleines de verve et souvent caustiques. W.F. Hermans s’est en effet établi à Paris en 1973 où il a vécu avec son épouse jusqu’en 1991, mettant du même coup fin à une carrière universitaire de géophysicien. Il souhaitait à la fois s’éloigner de la Hollande et baigner dans une culture française qu’il appréciait. En plus d’être un grand admirateur de Louis-Ferdinand Céline, Hermans a apprécié l’œuvre poétique d’Oscar Vladislav de Lubicz Milosz : il a traduit certains de ses poèmes et lui a consacré un essai. Il a aussi traduit, de sa propre initiative, Le Martyre de l’obèse de Henri Béraud, prix Goncourt 1922, traduction suivie d’une postface assez savoureuse.

    La Chambre noire de Damoclès est le livre qui a révélé W.F. Hermans à un large public néerlandophone. Dans un style non dénué d’ironie, il narre l’histoire d’Henri Osewoudt, jeune homme peu gâté par l’existence ni par la nature : mère folle, père tué par cette dernière, physique extrêmement ingrat, petite taille, pieds difformes, absence apparente de virilité… Après avoir épousé sa cousine germaine et renoncé à ses études pour reprendre le minuscule bureau de tabac de son père défunt, Henri, obsédé par sa petite taille et sa figure imberbe, frustré par la laideur de sa femme, mène une existence rasante et barbifiante. Tout change durant l’occupation des Pays-Bas. Il rencontre alors un certain Dorbeck qui va l’entraîner à tuer des collaborateurs ou encore à aider une résistante étonnamment naïve tout juste arrivée de Londres.

    Dans le regard souvent cynique qu’il pose sur l’existence, dans son évocation d’un monde qui n’est souvent que chaos, W.F. Hermans nous propose, à travers ce roman, une belle démystification. Il sape toute lecture monolithique ou manichéenne de l’Histoire : l’antihéros, le minable Osewousdt, a suivi les consignes de son héros ; il croit s’être conduit en résistant. Mais ne servait-il pas plutôt la collaboration ? Le tour de force du romancier, c’est de nous faire douter nous aussi à mesure que le récit se développe : alors qu’on est persuadé à certains moments que le pâle buraliste tue pour le compte de la Résistance, à d’autres, on se demande s’il n’est pas le jouet d’une machination, s’il n’a pas joué, à son insu, le jeu des Allemands. Par moments, on pourrait même en arriver à douter de l’existence de Dorbeck, personnage qui apparaît souvent dans l’ombre, à contre-jour, ou encore dans une lumière éblouissante. Le désir mimétique et le thème du double sont omniprésents dans ce roman plein de miroirs et de polaroïds. Passionné par la photo, le romancier offre aussi dans cette histoire une place de choix à un Leica.

     

    W.F. Hermans, jaquette d’un volume de sa correspondance

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    La Chambre noire de Damoclès a fait l’objet d’une adaptation cinématographique par Fons Rademakers : Als twee druppels water (Comme deux gouttes d’eau), réalisateur à qui on doit en outre une adaptation du roman Max Havelaar de Multatuli et de celui de Harry Mulisch, De aanslag (L’Attentat), distinguée par un Oscar. Als twee druppels water – nominé pour la Palme d’Or à Cannes en 1963 et diffusé en France sous le titre saugrenu : Inconnu aux services secrets –, avait été salué par une presse hollandaise enthousiaste. Enthousiasme pas entièrement partagé par W .F. Hermans lui-même : « Je n’ai jamais avalisé le script de Fons Rademakers. On s’est engueulé comme des chiffonniers, mais je dois reconnaître que le film est moins pire que je ne le craignais. D’un autre côté : il est loin de l’adaptation que j’avais en tête. (…) Je ne crois pas que le spectateur moyen verra dans ce film un navet. » Il convient de préciser que le romancier avait écrit un premier scénario refusé par Rademakers. Les deux hommes s’étaient tout de même mis d’accord pour supprimer des pans entiers de l’histoire, pour faire arriver Dorbeck en parachute et non par la route, ou encore pour terminer le film sur une scène qui n’existe pas dans le roman. Il ne faut donc pas voir dans ce film un rendu fidèle du roman, mais, comme Hermans l’affirme lui-même « une variation sur le thème du livre ».

    CouvFilmTweedruppels.jpgL’un des grands mérites de Comme deux gouttes d’eau, c’est d’avoir permis à Willem Frederik Hermans de débuter sa collection de machines à écrire. En effet, alors qu’il travaillait au scénario du film, sur l’île frisonne de Terschelling, sa machine à écrire l’a lâché. Après l’avoir balancée par terre, être sorti pour se noyer dans la mer, l’écrivain s’est ravisé. Il a regagné le continent et, fasciné par la nouvelle machine à écrire qu’il venait d’acquérir, a commencé sa collection. Dans l’interview accordée un an avant sa mort dans laquelle il relate cet épisode, Willem Frederik Hermans s’exprime une dernière fois et sur son propre scénario et sur le roman, non sans une certaine ironie : « Je dois dire que mon bouquin sur Damoclès, je ne l’aime pas, en fait, il me sort par les yeux ; et écrire ce scénario, c’était une besogne horrible. »

    (D. Cunin)

     

    « La poésie noire et l’ambiguïté », par Milan Kundera

    « Un résistant en chambre noire », par Rose-Marie Pagnard

    une autre lecture de La Chambre noire de Damoclès

     

     

    Les éditions Gallimard publieront fin 2009 un deuxième roman

    de W.F. Hermans : Ne plus jamais dormir.

    Le Seuil avait donné en 1962 une première traduction de

    De donkere kamer van Damokles, signée Maurice Beerblock.

     

    Sur La Chambre noire de Damokles et W.F. Hermans, en français :

    G.F.H. Raat, « Telle une tumeur au cerveau : l’écriture romanesque selon Willem Frederik Hermans », Septentrion, 2006, n° 1 & « Patrie, quand tu nous tiens : les années parisiennes de Willem Frederik Hermans », Septentrion, 2003, n° 1.

    Rokus Hofstede, « Willem Frederik Hermans et la putain de Bruxelles », Septentrion, 2006, n° 1.

    Pascal Cornet, « Willem Frederik Hermans : vaincre le chaos sans se faire d’illusions », Septentrion, 1995, n° 3.

    Jaap Goedegebuure, « L’œuvre de Willem Frederik Hermans », Septentrion, 1992, n° 3.

    Diny Schouten, « W.F. Hermans interdit de parole ? Ou W.F. Hermans et la tolérance de la démocratie », Septentrion, 1987, n° 1.

    M. Dupuis, « Aspects de la nouvelle chez W.F. Hermans », Études germaniques 27, oct-déc. 1972.

     

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