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  • Leeuwarden, trois fois capitale

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    Leeuwarden, trois fois capitale

     

    Leeuwarden, chef-lieu de la Frise, est l’une des deux capitales

    européennes de la culture 2018.

    Pour l’occasion, la ville s’est refait une beauté.

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    Se rendre en Frise, c’est une véritable aventure, nous dit le poète Jacques Darras, parti un jour sur les traces de Descartes du côté de Franeker qui comptait, de 1585 à 1811, la plus ancienne université des Pays-Bas après celle de Leyde. Pas même une ville, à peine une bourgade – imagine-t-on par exemple Orthez, phare universitaire français ? –, Franeker illustre à merveille l’une des singularités de cette Province hollandaise : préserver un art de vivre à taille humaine. Sa capitale, Leeuwarden (Leuvarde, écrivait-on autrefois en français), n’est guère plus peuplée qu’Avignon ou Tourcoing.

     

    Couleur eau, ciel, nénuphar jaune 

    On peut pressentir la particularité de cette contrée en empruntant en voiture la longue digue (plus de 32 kilomètres) qui relie la Hollande septentrionale à l’Ouest de la Frise. La mer des Wadden – qui figure dans la liste du patrimoine mondial de l’Unesco – et ses îles se profilent à l’horizon. La toponymie nous fait humer une autre culture que celle de la Hollande. Si l’on choisit de gagner ces terres septentrionales par la voie ferrée, en pleine saison de patinage de vitesse, on risque fort, à l’approche de Heerenveen, de voir les wagons envahis par des flots de gens vêtus de bleu, blanc, rouge et brandissant des drapeaux tricolores. Point de larges bandes verticales, mais quatre étroites diagonales bleues et trois blanches, celles-ci rehaussées de sortes de cœurs rouges, en réalité sept feuilles de nénuphar jaune. Les couleurs frisonnes. Sport national, le patinage de vitesse donne lieu, en plein hiver, lorsque les températures s’y prêtent – au moins 15 cm d’épaisseur de glace –, à un événement d’ampleur nationale, un « marathon » (200 kilomètres) en plein air, petit tour de Frise qui passe par onze « villes » : le Elfstedentocht ou Alvestêdetocht en frison (départ et arrivée à Leeuwarden).

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    Certaines de ces « villes » ne sont en fait que des petits villages, par exemple Hindeloopen, célèbre dans le monde entier pour ses intérieurs richement peints. Si Leeuwarden n’offre pas des habitations décorées de la sorte, elle regroupe quantité de demeures pleines de charme, tenant plus de la maison de poupées que du gratte-ciel – même si l’Achmeatoren, avec ses 115 mètres, constitue le plus haut building du Nord des Pays-Bas. Il suffit de s’éloigner du centre-ville et d’arpenter les proprettes ruelles aux demeures mitoyennes pour admirer l’attention que portent les Leeuwardois à leur jardinet, leur façade, leurs fenêtres, leur intérieur. Le souci du quotidien apparaît aussi sur l’eau et les chaussées : petits bateaux-mouches et transports en commun privilégient les énergies renouvelables. Peu à peu, l’écologie gagne du terrain. Dans une artère commerçante, la friterie sert la pomme de terre biologique locale agrémentée d’une sauce « à la frisonne ». Plus d’un restaurant chic concocte des mets à base de fruits et de légumes cultivés dans la région, ceci dans le respect de la nature. Principalement destiné aux enfants, le Natuurmuseum Fryslân contribue à souligner l’importance du cadre naturel de la région. Si la terre frisonne s’est façonnée contre les éléments naturels, le Frison semble aujourd’hui soucieux de préserver la nature qu’il a conquise sur la nature.

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    L'Académie des Arts

     

    Lân fan taal– Pays des langues

    Désignée capitale européenne de la culture 2018 – au côté de la Maltaise La Valette – Leeuwarden en a profité pour se refaire une beauté. Le quartier de la gare et nombre de bâtiments publics ont disparu un temps derrière les échafaudages. Ainsi de l’hôtel de ville surmonté du carillon hérité d’une église qui menaçait ruine. Dans cette région de Réforme, municipalité et catholicisme semblent faire bon ménage comme en témoigne également la sculpture Amor Dei, commandée par la ville et érigée au pied de l’église Saint-Boniface. Avec son clocher qui culmine à 85 mètres, cette basilique néo-gothique est le deuxième édifice les plus élevé de la ville – l’une des créations les plus remarquables de Pierre Cuypers (1827-1921), le bâtisseur du Rijksmuseum et de la Gare centrale d’Amsterdam –, qui abrite un orgue du Français Aristide Cavaillé-Coll. Adossée à ce lieu de culte, la maison paroissiale porte le nom de l’un des Frisons les plus connus – moins certes que Peter Stuyvesant –, le bienheureux Titus Brandsma (1881-1942), érudit carmélite s’étant opposé au nazisme et ayant péri à Dachau.

    Les travaux entrepris en vue de l’année 2018 ont sans doute pour point culminant l’édification de l’OBE. Ce nouveau bâtiment, situé à l’ombre de l’Oldehove – la tour de Pise locale, clocher jamais terminé car il menaçait de s’effondrer – a pour vocation d’accueillir diverses manifestations et activités autour de la langue. À quelques pas de là, dans le parc Prinsentuin, un « jardin des langues » accueillera les enfants, et un pavillon des langues « mineures » comme le basque, l’estonien, le leeuwardois (le frison connaît de nombreuses variantes). Tout ceci pour dire que Leeuwarden entend bien mettre en avant, au cours de cette année 2018, la richesse que peut représenter le bilinguisme et une culture régionale bien comprise et bien transmise au sein d’une culture nationale.

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    En face de l’OBE se dressent trois foyers culturels. Le Tresoar (Centre de l’Histoire et de la Littérature frisonnes, qui abrite une bibliothèque et des archives), l’Historisch Centrum Leeuwarden (lieu qui abrite les archives historiques de la région et des expositions) et, entre les deux, Afûk. Ce libraire-éditeur, qui fêtera dans quelques années son centenaire, entend « relier et partager » (ferbine en diele) en défendant le patrimoine linguistique de la Province et en favorisant le multilinguisme. Outre des ouvrages scolaires, historiques et littéraires, il publie une revue culturelle De Moanne (le mot signifie « lune » ou « mois ») qui propose des articles en frison ou en néerlandais (les deux quotidiens locaux, Het Friesch Dagblad et De Leeuwarder Courant consacrent d’ailleurs eux aussi un peu de place à l’idiome local). D’autres éditeurs sont établis dans la capitale frisonne. Le généraliste Elikser a ainsi ses locaux et sa propre librairie au rez-de-chaussée d’une jolie bâtisse du centre (photo). Un peu plus loin, au bord du quai Emma, on trouve la maison Het Nieuwe kanaal. Les éditions Wijdemeer viennent de publier une Histoire de la gastronomie frisonne, des recettes datant des XVIIIe et XIXe siècles. Quant aux éditions Stanza, elles privilégient la poésie d’expression néerlandaise. Un passage par quelques librairies permet de constater que littérature jeunesse, roman et poésie en frison sont des genres vivaces. Les traductions ne manquent d’ailleurs pas non plus : Jules Vernes ou encore Albert Camus sont disponibles dans l’idiome local. Le riche catalogue (littérature et art) d’un autre éditeur, Bornmeer, établi pour sa part dans une bourgade, manifeste le dynamisme de la culture frisonne à travers maintes publications dans les deux langues officielles des Pays-Bas.

     

    Figures de Leeuwarden

    Le visiteur qui se rend au Fries Museum avant le 3 avril pourra y parcourir une exposition consacrée à l’une des personnes les plus illustres de Leeuwarden, non pas Saskia, l’épouse de Rembrandt, mais Margaretha Geertruida Zelle (1876-1917), plus connue sous le nom de Mata Hari, fusillée à Vincennes voici un siècle. De nombreux objets, documents et lettres d’époque (en particulier celles qu’elle a adressées à son mari) éclairent la vie mouvementée de la courtisane. On peut même y admirer une jarretelle qu’elle a peut-être portée. Dans la ville elle-même, les vitrines des boutiques regorgent de représentations de cette icone, d’objets divers et même d’un pouf et d’un fauteuil ayant un rapport avec elle. Sur le Kelders, en face pour ainsi dire de sa maison natale, se dresse une statue la figurant en train de danser. Au n° 15, à quelques pas du n° 33 où elle a vu le jour, vivait à l’époque le jeune juif Alexandre Cohen (Leeuwarden, 1864 – Toulon, 1961), avant qu’il ne se lance en France dans l’aventure anarchiste (il fut l’un des condamnés du Procès des Trente) et ne devienne un fougueux publiciste puis un journaliste reconnu, sympathisant de la mouvance maurassienne.

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    Leeuwarden a également vu naître quelques artistes ayant acquis une renommée au-delà des frontières. Ainsi, l’architecte, théoricien, peintre et dessinateur Hans Vredeman de Vries (1527-1609) a-t-il été l’un des esprits les plus influents de son temps. Nommons aussi le portraitiste Wybrand de Geest (1592-vers 1661), surnommé l’Aigle frison, et Margaretha de Heer (vers 1600-vers 1665) qui excellait dans la figuration d’animaux et dans l’art de la nature morte (photo ci-dessus). Plus près de nous, on pense au plasticien M.C. Escher (1898-1972) auquel le Fries Museum rendra d’ailleurs hommage à partir de la fin avril. D’autres initiatives mettront son œuvre en lumière dans différents lieux de la Province. Personnalité locale, le peintre autodidacte Gerrit Benner (1897-1981) a célébré le paysage frison sans jamais succomber à l’abstraction totale. Quant au sculpteur et médailleur Pier Pander (1864-1919), bien qu’il ait vu le jour à Drachten, deuxième ville de la Frise, il a malgré tout droit à son propre musée dans le Prinsentuin.

    Quelques fils de Leeuwarden se sont illustrés dans les belles lettres. Sous le nom de Piet Paaltjens, François Haverschmidt (1835-1894) a laissé des proses et des poèmes qui ont marqué son temps, son principal recueil ayant d’ailleurs été transposé en français à la fin du XIXsiècle. Considéré comme l’un des poètes néerlandais majeurs du XXe siècle, J. Slauerhoff (1898-1936) est surtout un romancier et nouvelliste hors pair dont trois œuvres sont disponibles en traduction aux éditions Circé. Le roman policier populaire a eu en Havank (1904-1964) l’un de ses principaux représentants ; il a situé nombre de ses intrigues en France. Autre figure de premier plan du monde littéraire originaire de la capitale frisonne : l’auteur et éditeur Bert Bakker (1912-1969), fondateur de l’une des revues majeures de la seconde moitié du XXe siècle, Maatstaf. Si ces différents écrivains se sont distingués dans la langue néerlandaise, d’autres ont préféré rester fidèles à leur langue natale. Tel est par exemple le cas du politicien le plus célèbre de Leeuwarden, Pieter Jelles Troelstra (1860-1930).

    Rares sont à ce jour les œuvres de cette littérature traduites en français. On citera Tjerne le Frison, de Gysbert Japiks (1603-1666), considéré comme le père des lettres frisonnes (ouvrage traduit du frison et présenté par Henk Zwiers, collection « L’aube des peuples », Paris, Gallimard, 1994) et le recueil De mer et d’au-delà / Fan oer see en fierder de Tsjêbbe Hettinga (1949-2013), regardé comme le poète majeur de la Frise (trad. Kim Andringa, Paris, L’Oreille du Loup, 2008). Ce « barde » devenu aveugle a d’ailleurs passé les trente dernières années de sa vie à Leeuwarden. Son œuvre poétique vient de paraître dans une édition bilingue frison/néerlandais chez un grand éditeur amstellodamois. Preuve que la culture de ce Pays basque des Pays-Bas parvient à se maintenir et à s’épanouir sans heurts, dans un esprit pacifié avec sa grande sœur.

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    Grandeur d’autrefois et d’aujourd’hui

    Le temps où Leeuwarden pouvait être regardée comme la capitale de la république des Sept Provinces-Unies est certes bien loin. C’était au XVIIe siècle, la ville était alors la résidence des stadhouders dont descendent les Orange-Nassau. Quelques édifices majestueux témoignent toutefois encore de cette glorieuse époque (par exemple De Waag, photo ci-dessus), de même que la présence, dans le temple des Jacobins, de ce qu’il reste des tombeaux de ces prestigieux devanciers, monuments en partie dévastés en 1795 par la fureur révolutionnaire. Les siècles passés sont d’ailleurs restitués avec goût à travers une centaine d’objets hétéroclites, au Fries Museum ; ceux présentés à l’Historisch Centrum Leeuwarden permettent de compléter ce tableau. C’est un autre voyage dans le temps que propose Het Princessehof, magnifique musée de la céramique, tout juste rénové, sis dans l’ancien palais de la princesse Marie-Louise de Hesse-Cassel (1688-1765). Une façade latérale de la brasserie qui porte le nom de cette régente – mère de Guillaume IV d’Orange-Nassau (1711-1751) – a été transformée en fresque qui représente les portraits des différents souverains d’Europe liés à ces stadhouders. Lien continu entre le passé et le présent. Entre la vieille cité préservée, mais aussi ses voisines et ses environs, et les dizaines d’événements de toutes sortes qui vont ponctuer cette année 2018 et lui conférer un nouveau lustre. Petit bémol toutefois pour une ville qui met en avant les langues : le riche programme est disponible en allemand, en anglais, en frison, en néerlandais, mais pas, semble-t-il, en français :

    https://www.friesland.nl/en/european-capital-of-culture

    http://leeuwarden2018.nl/eng/

     

    Daniel Cunin

     

    article paru dans Septentrion, n° 1, 2018, p. 19-24.

     

     

    Lien permanent Imprimer Catégories : Escapades, Histoire Hollande 0 commentaire
  • L'amphore

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    Une nouvelle

    de J. Slauerhoff

      

     

     

    slauerhoff,pays-bas,littérature,revue septentrion

     

     

    L’amphore

     

     

    À un faune pieux

     

     

    Alors que Massilia se dressait déjà à l’horizon et qu’on s’attendait à accoster à la tombée du soir, le vent catabatique se précipita du haut des montagnes de Ligurie, prit d’assaut la mer et rejeta la galère de Nebo au loin, toujours plus loin, au-delà de la Sardaigne, île au large de laquelle elle était passée cinq jours plus tôt par mer calme.

    Le vent fraîchit, arrachant les voiles, brisant les rames, puis, de jeu las, entraîna le bâtiment contre les falaises. La coque se disloqua, la cargaison, pourpre de murex en provenance de Tyr et lin de Chypre, fut emportée par les vagues, la mer se teignit de rouge à perte de vue comme si, dans les profondeurs, le Kraken perdait tout son sang.

    Au milieu de cette dévastation flottaient lambeaux de lin, esclaves blanches et rameurs noirs éthiopiens secoués de convulsions.

    La lune se leva et inonda la vaste couche mortuaire d’une lumière jaune cadavéreuse.

    Le lendemain matin, il n’y avait plus trace de rien. Seul Nebo était encore balloté par les flots, sur le coffre qui avait contenu sa richesse. Le couvercle brisé, l’or avait été englouti par les eaux : voilà à quoi Nebo devait son salut.

     

    slauerhoff,pays-bas,littérature,revue septentrionAu bout de six mois, à Sidon, on jugea la galère perdue. D’autres, nom- breuses, parties bien des semaines après elle, avaient depuis abordé dans un havre sûr.

    Croyant Nebo noyé, ses femmes et ses enfants le pleurèrent et moururent dans la pauvreté.

    Quarante ans plus tard, on revit Nebo à Sidon. Cheveux grisâtres, haute stature cassée en deux. Un bâton à la main, il tâtait le sol devant ses yeux à moitié aveugles.

    Peu reconnurent l’homme frappé par le malheur, et, parmi eux, beaucoup l’évitèrent.

    Quelques-uns, pris de pitié, s’inclinaient avec déférence devant lui qui avait été le plus grand marchand de Sidon. La voix rauque, il se mettait alors à narrer son histoire, mais personne ne lui prêtait bien longtemps l’oreille. Certains le qualifiaient de fou, d’autres de menteur, selon qu’ils éprouvaient plus ou moins de compassion pour lui.

    Bientôt, il erra seul dans Sidon, dormant à même les murs de quai et vivant sur les pièces de monnaie qu’on jetait à ses pieds. Il ne se départait pas d’une impulsion irrésistible à relater les vicissitudes de son existence. Le jour où il ne trouva plus personne pour l’écouter, il acheta du parchemin et, les yeux collés dessus, en noircit les feuilles. Il remplit ainsi deux rouleaux, mais l'argent lui manqua pour en acheter de nouveaux.

    Plus tard, on le retrouva mort sur l'îlot qui fait face au port de Sidon, yeux rivés sur la mer, un petit vase dans une main, serrant de l'autre les rouleaux de parchemin contre sa poitrine. Tel un enfant qui se serait endormi en jouant, le vieillard était étendu sans avoir l'air  particulièrement malheureux. Quelques personnes prirent alors la peine de regarder ce qu’il avait écrit. De son histoire, on pouvait encore lire les lignes suivantes :

     

    slauerhoff,pays-bas,littérature,revue septentrion« Quand la mer se fut apaisée, je m’endormis, affalé sur mon coffre, à moitié immergé.

    Le contact de mes pieds avec le sable me réveilla ; toujours dans l’eau, je gravis une pente qui me porta jusqu’au rivage. Sur la terre ferme, je sombrai dans un nouveau sommeil.

    Quand je me réveillai pour la deuxième fois, il faisait nuit, la lune sourdait tout juste à l’horizon, lueur d’un vert silencieux ; une ombre tomba sur mon visage et se mit à danser. Je n’osai lever la tête, redoutant de découvrir la créature qui projetait cette ombre sur moi et dansait, une situation qui me remplissait d’effroi. Je gardai les yeux fermés ; s’apitoyant encore une fois, le sommeil me protégea jusqu’au lever du soleil. Au matin, délesté de mes craintes, je voulus voir où j’étais. Ce fut bientôt fait. Sur une île sans végétation, sans oiseaux et pour ainsi dire sans la moindre éminence. Un ovale jaune au milieu d’une mer à nouveau étale, et rien d’autre. Hormis, près de moi, une amphore aux lignes délicates.

    J’avais soif, je me dis qu’elle contenait peut-être encore un peu d’eau laissée par une averse. M’emparant du vase par ses deux anses, je le portai à ma bouche et bus : un vin frais à profusion qui me rendit heureux et imperméable à toute crainte. Il me tournait la tête, une seule chose occupait mon esprit : Comment cette amphore immobile avait-elle pu projeter sur moi une ombre dansante, la nuit précédente ? Qui d'autre habitait cette île ? Des êtres vivants ? Non ! je les aurais vus… sur cette étendue nue. Des esprits ?

    Je me rendormis pour me réveiller à la nuit tombante.

    Dans le crépuscule où se mêlait coucher de soleil rouge et montée jaune tendre de la lune, se tenait, à l’endroit même où l’amphore m’avait abandonné, une forme féminine élancée, du sable jusqu’aux chevilles ; je levai les yeux sur le doux galbe de ses flancs et de ses épaules. Elle replia les bras derrière sa tête légèrement inclinée.

    Elle se tenait là comme une amphore vivante. Sur son visage et ses membres ruisselait le reflet d’une splendeur intérieure. Qu’elle m’offrit de bon gré comme l’amphore son vin.

    Je posai les mains sur ses hanches, lesquelles se laissèrent faire, puis autour de ses seins qui se tendirent ; elle se pencha sur moi puis resta longtemps, et bien plus encore, allongée sur le sable, immobile, les mains nouées derrière la tête.

     

    slauerhoff,pays-bas,littérature,revue septentrionJe me réveillai au matin. À côté de moi, il y avait l’amphore. Je bus à ma soif et me rendormis.

    Et le soir, quand j’ouvris les yeux, la femme se tenait à mes côtés ; elle demeura là jusqu’à ce que je me rendormisse.

    C’est ainsi que ma vie sur cette île déserte se trouva agrémentée d’une double ivresse qu’un pont de somnolence enjambait, pont qui se prolongeait en de belles arches jusqu’à l’éternité.

    Toutefois, j’en vins à demander aux dieux : Pourquoi cela et combien de temps encore avant que je ne sois délivré de cette île ?

    Immédiatement, le ciel se couvrit, c’en fut fini des douces nuits vertes, des chaudes journées jaunes, un terne crépuscule s’installa. L’amphore contenait de l’absinthe ; elle tomba en mille morceaux sur le sol. Quant à la femme, je ne l’ai plus jamais revue ; par contre, j'entendais rires ou pleurs à chaque fois que je parcourais la boucle entre sable et mer.

    À la fin, le vent se leva, le même que celui qui m’avait fait dériver jusque-là. Il amalgama les nuages ; de ces murailles grisâtres roula le tonnerre qui se fit voix :

    - Oh ! homme, tu te plains : Les dieux se rient de ma souffrance et gardent le bonheur pour eux-mêmes. Or, nous accordons joie et bonheur à tel ou tel mortel, mais tous se plaignent et gémissent : Pourquoi et combien de temps encore ? Il n’y a qu’en cas de catastrophe et que dans le dénuement qu’ils s’oublient eux-mêmes, cessent de poser et reposer des questions pour ne plus se soucier que de leur salut. Ils appellent de leurs vœux des désastres. Y compris toi. Des catastrophes, voilà ce que nous allons envoyer sur toi.

    Dans mon outrecuidance, j’osai lever la main et leur demander s’ils ne pouvaient se priver d’autres joies que celle d’un bon vin et d’une femme lascive sur une île déserte.

    Sous un rire de dérision qui provoqua un séisme sous-marin, l’île fut engloutie et je me retrouvai à surnager en pleine mer.

    slauerhoff,pays-bas,littérature,revue septentrionAu moment où je croyais que j’allais me noyer pour de bon, une vague gigantesque me jeta sur un haut plateau brun et rocailleux qui se dressait à la verticale de la mer. Le ciel était très bas. Dans l’épaisse couche de nuages grisâtres s’enfonçaient les chaumes durs qui poussaient sur le sol aride. Ces tiges peu touffues ne semblaient porter que de grossiers épis. Au loin, dans les endroits plus dégagés, j’aperçus de grandes créatures hideuses à forme humaine ; plus tard, je les revis, le dos voûté, elles travaillaient, ramassant les grains ; d’autres grimpaient dans les chaumes avec une sorte de faucille et coupaient les épis.

    Je me cachai dans le corps d’un serpent géant mort, enroulé sur lui-même au milieu d’une grotte, comme un gros câble. Je redoutais de devoir partager l’existence de ces êtres, qui me paraissait misérable, si je venais à me montrer. Je ne ressentais pas la faim ; plusieurs jours durant, je restai dans ce repaire. C’est alors que je sentis une serre se fermer sur ma nuque. »

     

    À défaut de parchemin, Nebo n’avait pu décrire plus avant ses vicissitudes. Du reste, si l’on en juge d’après ce début, personne n’y aurait prêté foi, le début étant ce qu’il y a en général de plus vraisemblable dans les contes et les histoires de marins.

     

    1926

     

    J. Slauerhoff 

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

     

    Extrait de J. Slauerhoff, Verwonderd saam te zijn

    (Étonnés de se trouver ensemble),

    La Haye, BZZTôH, 1987.

    La traduction a paru dans la revue Septentrion,

    2012, n° 4, p. 19-21.

     

     

    émission consacrée aux archives de J. Slauerhoff

    (avec Adriaan van Dis et Aad Meinderts)  

     

     

     

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