Le retour de J. Slauerhoff en France
Le phrasé des mers
Pure coïncidence sans doute. L’année de la mort de Jan Jacob Slauerhoff (1898-1936) paraissait un roman de Georges Simenon dont le personnage central rappelle par bien des aspects, ainsi que le relève le biographe Wim Hazeu*, ce poète néerlandais : le huis clos « africain » 45o à l’ombre met en effet en scène Donadieu, un médecin de marine qui « ne se mêlait de rien, restait calme et serein, avec un soupçon de raideur qu’on attribuait aux origines protestantes de sa famille […]. C’était sa manie […] de s’occuper des autres, non pour intervenir dans leur existence, non pour se donner de l’importance, mais parce qu’il ne pouvait rester indifférent aux êtres qui défilaient devant lui, qui vivaient sous ses yeux, glissant vers une joie ou une catastrophe ». De même que le protagoniste issu de l’esprit de Simenon, Slauerhoff a servi à bord de bâtiments qui reliaient l’Europe à l’Afrique de l’Ouest ou effectuaient la ligne Java-Chine-Japon, montrant une réelle empathie pour son prochain, en particulier les passagers les moins bien lotis, tout en sachant garder
avec la plupart d’entre eux une saine distance. Autre similitude : un usage maîtrisé de l’opium (« On savait qu’il fumait, lui, modérément d’ailleurs, deux ou trois pipes chaque jour. Peut-être l’opium était-il à la base de son flegme ? »). De constitution fragile, souffrant d’asthme depuis sa plus tendre enfance, le Néerlandais dégingandé – 1, 84 m pour guère plus de 65 kg – a souvent cherché une forme de soulagement dans les drogues jusqu’à ce que la tuberculose le terrasse. Et comment ne pas penser non plus à Slauerhoff en lisant la dernière phrase de 45o à l’ombre : « Quant à Donadieu, il faisait de nouveau les Indes, repérait les passagères en mal d’émotions et les initiait à l’opium, certains soirs, dans sa cabine. Mais le bruit courait qu’il n’en profitait jamais. » Grand séducteur, errant en permanence entre plusieurs maîtresses et amies – son mariage en 1930 avec la ravissante danseuse Darja Collin (photo ci-dessus) se traduira par une rapide désillusion –, il lui arrivait de se défiler alors que la femme à laquelle il s’intéressait n’opposait plus aucune résistance ou se montrait trop entreprenante.
Auteur de trois romans, de vingt-cinq nouvelles, d’une pièce de théâtre consacrée à la grande figure de l’histoire coloniale batave Jan Pietersz. Coen (1587-1629), de critiques et d’essais - dans lesquels il se dévoile souvent et dont une part non négligeable porte sur des auteurs français du XIXe siècle et du début XXe –, de récits de voyage et de traductions, J. Slauerhoff demeure sans doute avant tout aux Pays-Bas un grand nom de la poésie de l’entre-deux-guerres : une œuvre qui regroupe environ cinq cents poèmes, une poignée ayant été écrits en français (voir le recueil Fleurs de marécage, 1929), quelques autres transposés dans cette même langue pour diverses revues ou anthologies, la dernière en date étant Poètes néerlandais de la modernité.
Toutefois, c’est bien dans ses romans et certaines de ses nouvelles que ce fils de petits commerçants frisons a déployé toute sa force créatrice, laissé le plus librement cours à son imaginaire déroutant : par endroits hallucinée, sa prose charrie thématiques et motifs déjà omniprésents dans la poésie des premières années (l’errance, l’exil, la mer, la mélancolie, le démoniaque et la lutte face au démon, la fascination pour les mondes disparus et la décadence des civilisations, les âmes mortes, l’amour des îles, le statut de solitaire face à la masse, le désespoir amoureux, l’intemporalité…), fait une belle place aux mythes, à la veine fantastique, occulte et onirique. Slauerhoff, qui avait plusieurs ancêtres marins, nourrit ses pages d’images, de descriptions et de sensations récoltées aux quatre coins du monde, dans des villes portuaires, l’arrière-pays, et bien entendu en pleine mer. Son Journal, sa correspondance et ses impressions de voyage regorgent, sous forme embryonnaire, voire plus ou moins aboutie, de passages de ses futures œuvres en prose. Les fruits de ces expériences vécues loin du pays natal, l’homme tourmenté qu’il était les fond dans le creuset de ses multiples contradictions (personnalité tour à tour affable et insupportable, amant à la fois très jaloux et compréhensif) et de sa vaste érudition (la conférence qu’il donne à l’âge de dix-sept ans sur les lettres
russes subjugue ses camarades lycéens). Il suffit d’ouvrir son premier roman, Le Royaume interdit, pour saisir la singularité de sa perception du monde et de son art : sous sa plume, la Chine, Macao, Lisbonne, l’histoire coloniale du Portugal, la figure de Camões prennent un relief insoupçonné. La connaissance qu’il a accumulée sur ces divers lieux, cultures et sujets – pour s’être rendu sur place, pour avoir puisé aux meilleures sources : il suit l’enseignement de Robert van Gulik (sinologue, diplomate et écrivain), se lie d’amitié avec quelques érudits portugais, lit les ouvrages anglais, français, allemands les plus documentés… – ne bride pas son imagination, n’étouffe pas son talent, bien au contraire. Lui qui ne cesse de naviguer dans l’indécision – repartir en mer ou adopter un mode de vie bourgeois ; s’établir en Chine, à Tanger (ce qu’il fera un temps), au Costa Rica ou revenir aux Pays-Bas ; quitter tout territoire ou se réfugier sur l’île de Vlieland (île des Wadden) ; fuir les cercles littéraires ou côtoyer les amis écrivains ; s’engager à l’égard d’une femme ou succomber à celles que le hasard place sur sa route… – parvient, dans une sorte d’envoûtement, une fièvre visionnaire et un effort de concentration qui le laisse hâve, à délivrer une prose témoignant de convictions esthétiques affirmées. « Luxueux bon à rien », « négligé », « brouillon », « désordonné » : certains de ces qualificatifs, dont on a usé à juste titre envers Slauerhoff, par exemple en raison de l’illisibilité de ses manuscrits, et qui peuvent d’ailleurs se lire dans l’étymologie même de son patronyme, ne sauraient être de mise à propos de ses romans. Le flou, le flottement dans lesquels ils semblent baigner ne doivent rien à la nonchalance, écrire étant en quelque sorte pour le Frison d’origine vivre une expérience jusqu’au bout et revenir dessus en pensée.
Slauerhoff et les femmes
Soixante-quinze ans plus tard
Depuis quelques années, les éditions Circé, basées à la fois dans les Vosges et à Berlin, font un effort pour que le lecteur français découvre, en format de poche, les romans et nouvelles de l’écrivain néerlandais. En 2008 paraissait, avec une postface de Cees Nooteboom, le roman posthume La Révolte de Guadalajara, l’année suivante le premier des trois romans du natif de Leeuwarden : Le Royaume interdit et, en 2010, une réédition légèrement revue du recueil de nouvelles Écume et Cendre, la première version donnée par les Éditions universitaires en 1975 étant devenue introuvable. Het leven op aarde, le dernier roman encore inédit en français et qui s’inscrit dans le prolongement du Royaume interdit, devrait paraître dans une année ou deux**, toujours par les soins de Claude Lutz – lequel, sensible au courant moderniste, a découvert l’écrivain grâce aux traductions allemandes –, sous le titre La Vie sur terre. Ne resteront dès lors inédites en français qu’une petite vingtaine de nouvelles, celles des recueils Het lente-eiland en andere verhalen (L’Île printanière et autres histoires, 1933) et Verwonderd saam te zijn (Étonnés de se trouver ensemble, 1987).
Les trois titres offerts coup sur coup par les éditions Circé n’ont eu à l’heure qu’il est qu’un assez faible écho auprès de la critique. Seul Mathieu Lindon s’est, dans le quotidien Libération, arrêté sur chacun d’entre eux, intrigué par « l’œuvre étrange de cet étrange médecin et marin néerlandais » et « le nomadisme on ne peut plus déstabilisant » de ses personnages. Il écrit par exemple : « Le ton de Jan Jacob Slauerhoff est étonnamment clinique et, de fait, il ausculte un mysticisme sans véritable croyance et une révolution sans idéologie, privés de tout fondement théorique. Il a ce même lien de sèche lucidité à l’égard de sa propre intrigue, pourtant riche. Les événements surviennent comme des saisons sans que leurs acteurs aient conscience ni de ce qu’ils sont ni de ce qu’ils font. »
Dans un papier trop vite écrit, Camille Decisier (« La Révolte de Guadalajara », dans Le Matricule des anges, n° 98, novembre-décembre 2008) passe pour sa part à côté de l’essentiel, autrement dit la poétique de Slauerhoff, pour retenir sa supposée « réflexion sociopolitique » et s’emberlificoter les pinceaux dans des clichés (« une langue aussi nébuleuse que le hollandais »). La politique n’occupe en réalité qu’une place très secondaire dans l’œuvre du médecin-écrivain. Il est rapidement revenu de son enthousiasme du tout début des années 1920 – manifeste dans certains poèmes – pour la révolution bolchévique, estimant qu’il n’avait que trop « flirté avec la révolution ». Très vite, il a perçu la catastrophe que représentaient pour l’homme et le communisme et l’hitlérisme : « Hitler n’est pas une montagne qui accouche d’une souris. C’est une souris qui va accoucher d’une montagne, une montagne de malheurs », concluait-il par exemple dans un article de décembre… 1931.
Soixante-quinze ans après le dernier passage de Slauerhoff en France, pays où il s’est rendu à maintes reprises et dont il a beaucoup pratiqué les femmes et la littérature, il est heureux qu’il y fasse enfin son retour, cette fois à travers ses œuvres les plus marquantes.
Daniel Cunin
La Chine et Macao
* Wim Hazeu, Slauerhoff. Een biografie, De Arbeiderspers, Amsterdam, 1995.
** Malheureusement, malgré la volonté de l’éditeur, ce projet n’a pu se concrétiser.
Article paru à l’origine dans Septentrion, n° 4, 2012, p. 15-18.
la revue De parelduiker, n° 4, 2018






















Au moment où je croyais que j’allais me noyer pour de bon, une vague gigantesque me jeta sur un haut plateau brun et rocailleux qui se dressait à la verticale de la mer. Le ciel était très bas. Dans l’épaisse couche de nuages grisâtres s’enfonçaient les chaumes durs qui poussaient sur le sol aride. Ces tiges peu touffues ne semblaient porter que de grossiers épis. Au loin, dans les endroits plus dégagés, j’aperçus de grandes créatures hideuses à forme humaine ; plus tard, je les revis, le dos voûté, elles travaillaient, ramassant les grains ; d’autres grimpaient dans les chaumes avec une sorte de faucille et coupaient les épis.
La littérature hollandaise est peu traduite en France. Souvent mélangée à ses homologues scandinaves dans un rayon « d’Europe du Nord » qui lui laisse une part fort modeste, elle n’a droit, dans les librairies, qu’à une visibilité réduite, voire inexistante. Les écrits de Jan Jacob Slauerhoff (1898-1936) étaient indisponibles en français avant que la modeste maison vosgienne Circé ne s’empare de deux de ses romans : La Révolte de Guadelajara et Le Royaume interdit. L’œuvre de Slauerhoff méritait cette traduction tardive. Ni roman historique, ni poème en prose, ni texte fantastique,
En écho à l’expérience d’extrême proximité que Slauerhoff ressentait pour le poète Tristan Corbière, l’Irlandais sent grandir en lui Camões. Le roman prend des tours fantastiques et les deux corps finissent par se rejoindre : comme dans l’œuvre de P.K. Dick, les différents plans de la réalité s’entremêlent et le lecteur se perd en conjectures. L’ homme sans nom vit la défense de Macao, où Camões, revenu incognito de son ambassade perdue, joua le premier rôle. Il devient brièvement Camões. Dans une Macao moderne, corrompue, crépusculaire, l’homme sans identité a vu s’entrouvrir un autre univers, celui, passé, du poète. Cette transformation vertigineuse l’accable. Résolu à demeurer ce qu’il était, à savoir personne, il fuit éperdument Camões, le monde interlope de Macao et sa propre existence, réduite à un statut professionnel. Aux frontières de deux mondes, la puissance du poète exilé s’est brisée sur le pouvoir temporel du gouverneur Campos. Mais elle a paradoxalement traversé les siècles. Le temps du poète n’est pas le temps commun. Son errance dans le monde a laissé une trace profonde, capable de perdre, des siècles plus tard, un obscur anonyme.
Écrit dans une prose dense et poétique, Le Royaume interdit ne livre pas tous ses secrets au terme d’une seule lecture. Les aventures du Macao colonial débordent de leur cadre temporel pour altérer le présent de l’homme sans nom. La puissance du poète affectera le quotidien de l’Irlandais, ses efforts rompant la cloison étanche des siècles pour le perdre, en proie à une impossible identification. En épurant le style du récit à ses seuls éléments indispensables, Slauerhoff frôle parfois l’abstraction : le délitement progressif de l’ambassade qu’envoie le gouverneur Campos à Pékin n’est pas seulement le récit d’une errance, elle est le motif philosophique d’une fuite éperdue de soi-même. Le monde colonial de Macao, menacé d’engloutissement par la puissance démographique et géographique chinoise, irrigue les errances de Camões et de l’homme sans nom. Aux franges de deux mondes, les identités se brouillent et les héros peuvent à la fois renoncer et exister, vivre pour l’éternité et périr sans fin. [
Une fois la Révolution accomplie, les instances chassées, les nouveaux dirigeants s’avèrent incapa- bles de gouverner. Leur volonté de changement n’allait pas loin, ils ne savent pas quoi faire de leur victoire. L’espérance vague et diffuse de lendemains qui chantent se brise sur la réalité. La conjonction d’ambitions personnelles ne livre pas de programme d’action. El Vidriero devient presque encombrant. Il n’était qu’un symbole, un pantin utilisé auprès des crédules par quelques arrivistes. Les Indiens, pour qui rien n’a évidemment changé, commencent à regarder de travers leur sauveur. El Vidriero, errant anonyme à peine qualifié par sa profession, comme le télégraphiste du Royaume interdit, a été sédentarisé, fixé, et ce par l’ambition d’autres que lui. Sa vie ne tenait que par le vagabondage. S’installer, c’est devenir quelqu’un. Or le vitrier n’était personne. El Vidriero ne peut assumer la charge que d’autres lui ont confiée. Sa fuite misérable – et pourtant justifiée – s’achève dans une cérémonie de semi-crucifixion grotesque, pas même fatale : dans le sacrifice non consenti, le martyr, ce faux messie aura aussi échoué. Les révolutionnaires laissent les forces armées écraser cette révolte religieuse et ethnique confuse. Tabarana s’enfuira du Mexique, le gouvernement central ne touchera pas au propriétaire foncier, trop puissant pour être inquiété. La révolte de Guadalajara n’a servi à rien.
Slauerhoff, écrivain errant, médecin, poète et marin, évoque d’autres mondes que le sien, celui de la petite Hollande libérale du vingtième siècle. Du Mexique à Macao, il parle de contrées immobiles, où le cynisme, la présomption des pouvoirs temporel et spirituel maintiennent un joug ferme sur d’apathiques populaces. Tout est joué. Seul recours, la liberté anonyme du fugitif, condamné à ne jamais s’élever dans la société, à toujours errer dans le vaste monde. Chez Slauerhoff, le monde des noms, des titulatures, des pouvoirs institués, des héritages, en un mot, le passé, dissipe les perspectives mystérieuses de l’avenir. L’aventure coloniale est un fantasme. Au fond, l’attente d’un ailleurs est morte : la déambulation solitaire, permanente, sans but, sans identité, fuite de soi et du monde, permet seule de concilier la liberté et l’espoir ; liberté de fugitif, toujours menacée, espoir de poète, toujours déçu. Désenchanté, et donc ironique, Slauerhoff évoque des ambitions contrariées, des amours impossibles, des espérances illusoires. Même l’abolition de soi dans l’errance n’est qu’un salut fictif. Slauerhoff a fui. La Hollande, la terre, les colonies, la médecine, la société, l’écrivain a tout quitté successivement sans jamais trouver ce qu’il cherchait. Ses romans, poétiques, narrent cette errance inutile. [