Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

traduction bozar

  • Poste à pourvoir

    Pin it!

     

     

    Quatre poèmes de Ruth Lasters

     

     

    photo Wouter van Heiningen (2016)

    ruth lasters,daniel cunin,poésie,traduction bozarNée en 1979 à Anvers, Ruth Lasters est entrée en littérature en 2006 : Poolijs (Glace polaire) a été entre autres récompensé par le Prix flamand du meilleur premier roman. À ce jour, elle en a publié trois autres. Mais c’est sans doute comme poète qu’elle s’est le plus affirmée, tant en se produisant sur scène qu’à travers des recueils : Vouwplannen (2007), Lichtmeters (2015, traduit en allemand et en espagnol) et Tijgerbrood (2023). Divers prix sont venus récompenser ces titres. Pour ses prises de position, en particulier sur l’enseignement, Ruth Lasters a par ailleurs remporté en 2023 le Arkprijs pour la liberté d’expression.

    Le 14 décembre 2023, Bozar a invité la poète flamande à s’exprimer au Sénat belge dans le cadre de la manifestation « Le Parlement des écrivains ». Voici la traduction française des quatre poèmes qu’elle a alors déclamé.

     

     

    Poste à pourvoir

     

     

    « Tu ne veux pas te sentir pleinement femme ? » « Pas encore rencontré le vrai amour ? »

    « Ne me dis pas que tu ignores ce que tu peux y gagner ! » « Aurait-il des spermatozoïdes trop lents ? »

    « Es-tu pessimiste au point de trouver le monde trop mal fichu pour ça ? » « Tu ne trouves pas ce choix contre-nature ? »

    « Qu’est-ce qui te fait peur au juste ? » « Échouer en tant que mère, c’est ça, hein, reconnais que c’est ça ! »

    « Perdre du sang tous les mois pour rien ! T’aurais pas préféré naître homme ? » « Tu ne veux donc rien transmettre ? »

     

     

    Dans la saumure qui déborde

    de non-mères volontaires

    faute d’exceller au crawl ou à la brasse

    on se retrouve elle et elle et moi

    aspirées vers le fond

    par des milliers de questions.

     

    De même qu’il arrive qu’on recueille

    sur un mouchoir blanc

    la preuve de l’intégrité de l’hymen

     

    de même moi, m’étant extirpée de ce bain,

    j’espère voir quelqu’un recueillir

    dans une serviette immaculée

    ma chimérique maternité

     

    sans l’altérer. Celui-là sur mon chemin, le plus ou le mieux

    (ou les deux, je n’ai pas encore décidé) mis à mal :

    je lui/leur réserve mon « Chut »

    dénué de jugement, mes consolateurs écrous borgnes

     

    pour les pas-de-vis nus de tout

    le « peut-être jamais », ma caresse estivale

    qui regorge de Nords perdus

    très lentement réchauffés en moi.

     

    Postuler, c’est possible en se ceignant

    de la serviette la plus blanche

    – plus blanche, de grâce, plus blanche ! –

    ici sur le bord du bac. Mais écartez-vous

    une seconde, merci, on est en train d’y déverser

     

    quantité de sel, vinaigre et poivre en grains

    pour renforcer la saumure. Ça pique méchamment

    la peau et les yeux, alors qu’ici par décret officiel

    les lunettes de natation sont pour le moment

    et jusqu’à la ménopause – au moins soixante ovulations de plus –

     

    strictement interdites.

     

     

     

    ruth lasters,daniel cunin,poésie,traduction bozar

     

     

    Sirène

     

     

    Oseriez-vous entrer dans une centrifugeuse

    qui exsuderait tous vos désirs en véritables souhaits

    et caprices propres à vous, dont un bras roué

    et chevronné vous a gavé ? Une bouchée pour le cours de la bourse,

    une bouchée pour les voisins, une autre pour le Saint SipWell à

    [la longue clause blanche.

     

    Tête tournant après les tours du tambour, oseriez-vous regarder

    l’écran sur lequel apparaît, à la vue de tous,

    le pourcentage des choix qui sont réellement vôtres ?

    Votre terrasse en bois tropical, votre voyage en Nouvelle-Zélande,

    votre guerre à plein temps au bureau

    pour une paix hybride avec de la laque métallique, votre vote

    [aux élections, votre munchkin,

    votre progéniture et moi ?

     

    Non ? Pas même si, le cycle terminé,

    la machine déversait pièces et billets

    sorte d’indemnité pour ailes rognées en dédommagement de

    [la liberté dérobée,

    de quoi acheter dans les boutiques environnantes

    une combinaison de parachutisme, un télescope, un sac de couchage

    [à capuche,

    un ensemble robe de chambre aux poches remplies de bons

    [de réduction pour des hôtels de rendez-vous

    « très discrets, jours ouvrables », « Bettwäsche im Preis ».

     

    Non ? Alors – pas plus que moi – vous n’osez toujours pas entrer

    [dans cette machine ?

    Et si le résultat du centrifugeage était strictement privé ?

    À moins, bien sûr, que quelqu’un ne se révèle désir fondamental pur

    [à 100 %

    exempt de toute influence. Dans ce cas la turbine mugirait à bloc

    [sur la place

     

    du marché et tournoierait incoercible jusqu’à ce que

    ce pur authentique ne puisse plus en sortir sur ses pieds.

    Tandis que de la horde des observateurs, la tournure

    [« vice de construction »

    se ferait aussi fréquemment entendre que « sécurité nationale ».

     

     

     

     

    ruth lasters,daniel cunin,poésie,traduction bozar

     

     

     

    Monnaie

     

     

    Encore deux sommeils, Orogita. Et on aura comme au début

    de chaque mois déterminé la nouvelle unité monétaire.

    Ce ne sera probablement pas « Souplesse » : c’était la monnaie

    [planétaire

     

    de janvier. Les plus riches ont alors acheté

    en une seule suite de saltos une villa livrée avec

    un cheval blanc sellé. Une souple cambrure du dos, et on obtenait

     

    un prix

    du pain de ce jour en février : une châtaigne commune

    ramassée l’automne précédent. Et en décembre, on acquérait

     

    un sauna parfumé tout équipé contre vingt cils d’enfants.

    Trois semaines avant Noël, tous ceux de moins de douze ans

    avaient déjà les paupières plumées.

     

    Roule-toi encore sur le ventre, Orogita, contre les peluches blanches

    de la faim et la soif qui t’irritent la gorge

    depuis que ta mère – « Elle… elle she… mine… field.. she… »

    [Moulinets des bras.

     

    Patience, ma mignonne, dès après-demain, on saura si une personne

    [fortunée va faire en mars

    du commerce en gros de vieilles bagues de pigeons primés, de notes

    [d’une hauteur insensée, chantées

    à la perfection, d’yeux de poissons

     

    ou de variétés de câlins. Et qui plus est réduite à l’indigence :

    dont les caresses hésitent, comme si elles dégoulinaient du bout

    [des doigts d’un mousseur de

    robinet usé.

     

     

     

    ruth lasters,daniel cunin,poésie,traduction bozar

     

     

    Osselets

     

     

    Si des gens qui prennent tout le temps le train à travers la roche,

    à travers les montagnes taillées ô prouesse par notre espèce

     

    plus courageux, plus obstinés

    dans leur croyance en des voies d’accès

    à l’autre, rien qu’en quelques coups de cils

     

    parvenir à percer l’entêté granit

    et démolir chaque reproche

    vacant et moisi – le stucateur n’est jamais venu.

     

    Nous aurions pu jouer aux osselets

    avec tous ces débris de roches amputées

    pour construire des voies ferrées,

    pour se frayer un passage,

     

    lançant ces cailloux

    en l’air à chaque silence pesant, les rattrapant

    dans la paume puis les replaçant

    sur les phalanges. Et de les lancer

     

    toujours plus haut, plus frénétiquement, ces débris de roche acérés

    à mesure qu’on éprouvait des difficultés

    à parler. Et à supposer qu’on soit tombé

     

    lors d’un blind date sur une personne

    aux doigts intacts, inaltérés,

    on aurait pu détaler, juste à temps,

    en frémissant.

     

    traduction du néerlandais : Daniel Cunin 

     

     


    Le débat qui a suivi la lecture des essais et poèmes au Sénat (14/12/2023)