Louis Couperus à Ostende
Entre massages suédois et furoncles
Voici un siècle, la jeunesse cultivée de la « Reine des plages » lisait avec avidité les œuvres de Louis Couperus. Fondé en 1894, le Leeskring acquérait des ouvrages et organisait des lectures d’écrivains tant d’expression française (Paul Bourget, Anatole France, Arsène Houssaye, Maurice Maindron, Paul et Victor Margueritte, J.H. Rosny, Léopold Courouble, Mae- terlinck, Lemonnier…) que d’expression néerlandaise (Louis Couperus, Cyriel Buysse, Guido Gezelle, Willem Kloos, Stijn Streuvels, Frederik van Eeden, Pol de Mont, Herman Teirlinck, Virginie Loveling, H. Swarth, Justus van Maurik, Maurits Sabbe…). À l’approche du dixième anniversaire de cette petite société littéraire, la presse locale souligna la réussite de son initiative : « Quelques jeunes gens, estimant qu’il existe encore d’autres agréments que de rouler à bicyclette, potiner au café, se pavaner au bal, fondèrent le cercle, voilà dix ans, dans le but de développer parmi les membres le goût de la lecture et de la littérature, de les initier aux questions d’actualité, de compléter ainsi les connaissances acquises sur les bancs du collège ou de l’athénée. Bien que la cotisation fût des plus minimes, le Leeskring réalisa son programme. Il s’abonna aux périodiques français la Revue, le Mercure de France, la Revue des cours et conférences, aux publications néerlandaises De Gids, Groot Nederland, Vlaanderen. […] Alors qu’il y a peu d’années encore, notre population paraissait se désintéresser de tout ce qui pouvait étendre les horizons de l’esprit, ou voit maintenant de nombreux auditeurs, avides de goûter à ces saines joies que donne la science et la littérature, accourir aux conférences et aux Extensions Universitaires organisées à Ostende. » (1) Entre-temps, d’autres cercles artistiques étaient apparus dont De Dageraad qui organisa, avec De Leeskring, une tombola pour favoriser la diffusion d’œuvres littéraires. Début 1905, avant le tirage, les lots furent exposés dans la vitrine de la teinturerie Otto Koentges. Les passants purent ainsi s’arrêter devant des volumes des grands auteurs belges d’expression française de l’époque et ceux d’une palette de romanciers, dramaturges, essayistes et poètes de langue néerlandaise : Eline Vere, Majesteit, Wereldvrede (numéros 6, 7 et 8 de la tombola), Lenteleven, Rijmsnoer, De twistappel, Mea Culpa, Een Liefde, Koppen en busten, Geschiedenis der Antwerpse schilderschool, Het Land van Rembrandt, Op Hoop van Zegen… (2)
Un peu plus tôt, le samedi 29 août 1903, les lecteurs de La Saison d’Ostende avaient été encouragés à lire Couperus (lequel était passé à Ostende en 1891 au cours de son voyage de noces). « Un romancier international », texte reproduit ci-dessous, vient s’ajouter aux nombreux articles publiés en français à l’époque où l’écrivain haguenois jouissait d’une assez grande réputation en Europe occidentale. Victor Fris (1877-1925), à qui l’on doit ce papier, était un historien flamand réputé dont l’Histoire de Gand a fait date. Il a laissé une œuvre dans les deux langues (3). Il est dommage que cet érudit, dans son survol des quinze premières années de la vie littéraire du Haguenois « impeccablement mis et pommadé », passe sous silence De stille kracht (La Force des ténèbres), magnifique roman indo- nésien pourtant paru en 1900. La parenté que suggère V. Fris avec Paul Bourget est certes justifiée : « Le penchant de Couperus pour un roman plus psychologique que réellement déterministe a sans doute été favorisé par un auteur français très lu en ces années-là, mais quelque peu oublié aujourd’hui. Il s’agit de Paul Bourget. En 1890, Couperus lit dans Le Figaro son œuvre Un Cœur de femme. Il commence presque aussitôt à rédiger un roman qui s’en inspire fortement et qu’il intitulera Extaze. » (4) Mais il convient de préciser que le Hollandais s’affranchira bientôt de cette influence et que si l’on tient à rapprocher sa prose d’écrivains français de son temps, c’est plutôt du côté de la littérature fin-de-siècle qu’il convient de se tourner. À supposer que Louis Couperus ait écrit en français, il ne fait aucun doute que Hubert Juin lui aurait accordé une place de choix dans sa série « Fin-de-siècle » publiée aux Éditions 10/18.
Par la suite, la presse ostendaise (5) ne s’intéressa semble-t-il plus guère à Couperus. Pas même à l’occasion de sa mort en 1923. Au cours des années 1905-1909, dans le cadre des activités de l’ « Ostende-Centre-d’Art », deux ou trois conférences portèrent sur les lettres néerlandaises, pourtant réduites à la portion congrue (6) : Pol de Mont prit la parole « en flamand » sur « Le poète flamand Guido Gezelle » (3 septembre 1906) et sur l’ « Évolution de la littérature belge d’expression néerlan- daise » (25 juin 1907) ; peut-être le couple de comédiens Mme Truus Post et M. Gérard Arbous ont-ils mentionné les recueils de jeunesse de Couperus lorsqu’ils ont fait leur exposé « en hollandais » sur les « Poésies flamandes et hollandaises » (27 août 1907).
Pol de Mont (Col. AMVC-Letterenhuis)
S’il est bien question de l’auteur de La Force des ténèbres dans un articulet de 1926 intitulé « Ah ! quel bonheur d’écrire le flamand » (7), c’est uniquement parce que le chroniqueur entend se livrer à un sport assez prisé dans certains milieux : dénigrer la langue et la littérature néerlandaises. Il cite journal anversois Le Matin qui reprend lui-même les conclusions d’un article du Haagsche Post sur la situation matérielle des écrivains hollandais : « ‘‘Couperus, le plus grand des romanciers néerlandais, a dû, en dépit de ses incontestables succès, peiner toute sa vie sans arriver à pouvoir réunir les moyens de s’assurer la subsistance pour ses vieux jours. Au surplus, la Hollande n’a jamais produit d’écrivains d’une réputation mondiale, rayonnant sur toute leur époque et au dehors de leur pays. La faute en est à la langue néerlandaise qui confine ses écrivains dans un cercle restreint’’. C’est sans doute la raison pour laquelle un mouvement dirigé par des crétins et qui s’appelle le flamingantisme chercha, en Belgique, à enfermer les malheureux qu’il réussit à hypnotiser, dans une existence médiocre et sans gloire. Si les Hollandais avaient le bonheur de posséder comme deuxième langue nationale un idiome aussi répandu que le français, il n’en est plus un seul qui s’échinerait à écrire pour être lu par deux mille personnes ! Cela est de toute évidence. » (8)
J. Ensor, Carnaval sur la plage (détail), 1887
(1) X, « Chronique locale. Une heure initiative », L’Écho d’Ostende, jeudi 26 novembre 1904.
(2) Le Carillon, samedi 21 janvier 1905. Notons qu’environ deux ans après la première édition de Het zwevende schaakbord, la bibliothèque communale de la cité côtière devait en acquérir un exemplaire (Le Carillon, lundi 2 mars 1925).
(3)
François-Louis Ganshof, « Nécrologie. Victor Fris », Revue belge de philologie et d’histoire, T. 4, fasc. 2-3, 1925, p. 578.
(4) Kim Andringa, « “Uitheemse meesters naar eigen, geheel oorspronkelijken trant”. Les lectures françaises de Louis Couperus », Deshima, 2010, n° 4, p. 46.
(5) Journaux consultés : ici.
(6) Toujours à l’initiative de l’Ostende-Centre-d’Art, une exposition du « Livre Belge d’Art et de Littérature d’expression flamande » s’est toutefois tenue au Kuursal en 1907 (1456 œuvres pour 568 auteurs !).
(7) S. P., « Ah ! quel bonheur d’écrire le flamand », L’Écho d’Ostende, samedi 21 août 1926. (Notons que la presse ostendaise, tant néerlandaise que française, attribuera en 1930 à Couperus la paternité de Gigue, l’œuvre pour carillon de Couperin, une confusion de patronymes faite en réalité par plus d’un typographe au début du XXe siècle.)
(8) La liste des ouvrages retenus pour la tombola publiée entre deux annonces publicitaires figure dans Le Carillon, jeudi 26 janvier 1905.
Un romancier international
J’appelle volontiers internationaux, ces romanciers, dont les écrits franchissant toutes les barrières naturelles ou politiques, s’élèvent par-dessus les traditions et les concerts des divers peuples, sont goûtés par les esprits les plus divers. Ils voient leurs œuvres traduites dans les différentes langues, discutées et analysées par le lecteur exotique, cependant que les compatriotes de l’auteur dévorent passionnément ces productions géniales que l’étranger leur envie.
Rares sont ces esprits internationaux, et par la profondeur de la pensée fondamentale comme par l’extrême extension de l’horizon intellectuel qui caractérise leurs livres. Ne dépouille pas l’esprit national qui veut ! Le génie seul peut se débarrasser des entraves ataviques qui nous imprègnent, des tendances et des mœurs du clocher, peut se soustraire aux mille étreintes matérielles et morales qui nous arrachent à notre entourage immédiat On n’acquiert pas cette perspective aérienne, qui permet de planer dans ces couches extrêmes de l’atmosphère, d’où l’œil ne distingue plus les immenses barrières que l’homme ou la nature ont établies pour séparer les peuples. C’est là un don que peu reçurent, mais c’est aussi le mérite immense des écrivains internationaux.
Echegaray, Zola, Tolstoï, d’Annunzio, Maeterlinck sont les plus brillantes de ces étoiles de la sphère intellectuelle. Il faut dire que la langue dans laquelle ils écrivent est parlée et comprise par de nombreux millions d’individus, ce qui facilite l’expansion exotique de leurs œuvres. Autrement difficile devient le rayonnement des productions littéraires conçues dans des langues qu’emploie un petit peuple seulement, le nombre des lecteurs de l’original étant très restreint et les traductions se laissant longuement désirer. Une fois ce dernier cap doublé, l’œuvre apparait européenne, occidentale, pour ne pas dire universelle, apte à être assimilée par tous ceux qui partagent notre culture.
La Hollande, ce petit pays qui a remporté déjà à lui seul trois grands prix Nobel, montre avec fierté, outre le dramaturge international Heyerman*, le fécond et génial romancier Louis Couperus, dont le nom ne tardera pas a équilibrer celui des plus grands écrivains de l’Europe.
Louis Couperus
L’art de Couperus est tout entier dans son milieu et dans son éducation. Né d’une des plus grandes familles de La Haye, menant une vie complètement indépendante, élevé sous la direction d’un maître tel que Jan Ten Brink, cet esprit raffiné, cet homme du monde impeccablement mis et pom- madé devait être le Paul Bourget néerlandais. Il débuta très jeune dans les lettres par un volume de vers qui attira immédiatement sur lui l’attention de la Hollande intellectuelle. Ce Printemps de Vers, paru en 1884, marque déjà la tendance transcendantale et quelque peu mystique qui caractérise l’auteur. Deux ans après, ce raffinement excessif de la forme comme de la pensée se montra en tout son développement dans ces plantes de serre chaude, dans cette poésie vraiment étrange qu’il intitula à juste titre : Orchidées. C’est plein d’afféterie, à la Watteau, de mignardise, à la Fragonard ; il déroute par une recherche vraiment poussée à l’excès des sentiments les plus délicats et les plus étranges, mais finit par capter et par émouvoir grâce à la forme et au vague des mots.
Car cette poésie comme sa prose, tient précisément son charme de l’indécis de la pensée et des mots, et c’est là ce qui même le pousse à l’emploi de tant de mots bâtards, particulièrement français.
Bientôt Couperus jugea que la phrase convenait mieux à l’expression de sa pensée. Du coup il se montra un maître du roman.
Eline Vere est une jeune fille du plus grand monde, le monde de Couperus, menant une vie oisive et raffinée et ne trouvant dans les gens qui l’entourent et qui l’ennuient, aucune distraction capable de lui remonter son moral névrosé. Cette petite fille devient vraiment hystérique d’ennui et finit nécessairement par devenir folle et se suicider. L’analyse psychologique de ce spleen, comme du monde de blasés qui entoure Eline, ce milieu de dégoûtés par excès d’être rassasiés, est admirablement décrit. L’observateur le dis- pute au synthétiseur qui fait mouvoir cet entourage si difficile à esquisser avec son manque d’idéaux, sa pose, son imbécillité masquée, son dégoût de lui-même et des autres.
Destinée, qui parut en 1891, exagère encore le procédé. Couperus y apparaît comme un médecin des âmes fouillant de son histoire le cerveau de déséquilibrés et de déliquescents. Tous ses types sont des névropathes, comme cette femme amoureusement hystérique du roman Extase qu’il publia l’année d’après.
Jusqu’ici Couperus n’était pas sorti de l’ornière une des romanciers. Mais voilà que dans l’empire des idées pacifiques qui auront bientôt leur temple dans cette même La Haye où vit le grand écrivain**, il empoigna avec une incontestable maîtrise une matière des plus élevées, mondiale dans son essence, sublime dans sa fin humanitaire.
Majesté, le premier volume de cette trilogie puissante, est l’analyse pénétrante d’un jeune prince, héritier présomptif d’une grande couronne; le pays est imaginaire, l’Autriche ou la Russie ; les personnages imaginaires, mais bien de notre époque. Le jeune prince, successeur d’un despote, est animé d’idées excessivement libérales. Aussi jouit-il à ses débuts d’un excès de popularité, admirablement typé par Couperus. Devenu empereur, il rêve le dévouement général, la suppression des guerres, réunit des congrès, où lui-même préconise l’arbitrage international. Cette psychologie du Pacifisme au milieu d’un mouvement immense de diplomates et de ministres, du monde de la cour, est certainement l’une des plus belles compositions de la littérature moderne.
Paix universelle qui suivit, comme les Hauts Atouts qui finissent la série, ne le cèdent en rien au point de vue artistique à leur aîné. Mais le cadre a changé. Loin de la popularité, le prince dont tous les projets ont échoué, par une hésitation coupable et continuelle qui rappelle Philippe II, se voit peu à peu exécré par ses sujets. Des conjurations secrètes éclatent qu’on dompte d’abord par l’armée ; l’on rétablit l’ordre dans le sang, jusqu’à ce qu’enfin le prince périt dans l’inévitable catastrophe.
C’est par cette œuvre que Couperus a conquis le titre enviable de romancier international ; traduite sur-le-champ en plusieurs langues, la trilogie a fait l’admiration des lecteurs européens et a valu à son auteur un nom universel.
Son talent ne s’est point démenti dans les Lignes de Conductibilité*** que la grande revue Le Guide a récemment publié. Puisse le brillant romancier nous doter encore de beaucoup d’œuvres semblables, qui, délaissant l’ornière du roman banal à force d’adultère, élèvent l'âme par des pensers bienfaisants et idéalistes, et tendent à répandre les idées des Suttner et des Passy dans tous les esprits.
Victor Fris
La Saison d’Ostende, samedi 29 août 1903
Ostende vers 1900
* Il s’agit en réalité d’Herman Heijermans (1964-1924), l’auteur de la pièce Op hoop van zegen (1900), jouée il y a quelques années au Sénégal en wolof.
** À l’époque, il vit en réalité à Nice.
*** Titre original : Langs lijnen van geleidelijkheid (1900). Renée d’Ulmès a proposé comme traduction, sans doute sous la dictée de l’écrivain lui-même : Le Long des Lignes de la Vie. Le roman a été traduit en allemand sous le titre Die langen Linien der Allmählichkeit. Dans cette œuvre, Louis Couperus accorde d’ailleurs une place à Ostende tout comme dans une page des « Uitzichten » du recueil de nouvelles Eene illuzie (voir : Tom Sintobin & Koen Rymenants, Aan dezelfde zee. Oostende in de Nederlandse literatuur, Leuven, Davidsfonds, 2010.)