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  • Louis Couperus à Ostende

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    Entre massages suédois et furoncles

     

     

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    Voici un siècle, la jeunesse cultivée de la « Reine des plages » lisait avec avidité les œuvres de Louis Couperus. Fondé en 1894, le Leeskring acquérait des ouvrages et organisait des lectures d’écrivains tant d’expression française (Paul Bourget, Anatole France, Arsène Houssaye, Maurice Maindron, Paul et Victor Margueritte, J.H. Rosny, Léopold Courouble, Mae- terlinck, Lemonnier…) que d’expression néerlandaise (Louis Couperus, Cyriel Buysse, Guido Gezelle, Willem Kloos, Stijn Streuvels, Frederik van Eeden, Pol de Mont, Herman Teirlinck, Virginie Loveling, H. Swarth, Justus van Maurik, Maurits Sabbe…). À l’approche du dixième anniversaire de cette petite société littéraire, la presse locale souligna la réussite de son initiative : « Quelques jeunes gens, estimant qu’il existe encore d’autres agréments que de rouler à bicyclette, potiner au café, se pavaner au bal, fondèrent le cercle, voilà dix ans, dans le but de développer parmi les membres le goût de la lecture et de la littérature, de les initier aux questions d’actualité, de compléter ainsi les connaissances acquises sur les bancs du collège ou de l’athénée. Bien que la Louis Couperus, Ostende, Victor Fris, littérature, Flandre, Pays-Bascotisation fût des plus minimes, le Leeskring réalisa son programme. Il s’abonna aux périodiques français la Revue, le Mercure de France, la Revue des cours et conférences, aux publications néerlandaises De Gids, Groot Nederland, Vlaanderen. […] Alors qu’il y a peu d’années encore, notre population paraissait se désintéresser de tout ce qui pouvait étendre les horizons de l’esprit, ou voit maintenant de nombreux auditeurs, avides de goûter à ces saines joies que donne la science et la littérature, accourir aux conférences et aux Extensions Universitaires organisées à Ostende. » (1) Entre-temps, d’autres cercles artistiques étaient apparus dont De Dageraad qui organisa, avec De Leeskring, une tombola pour favoriser la diffusion d’œuvres littéraires. Début 1905, avant le tirage, les lots furent exposés dans la vitrine de la teinturerie Otto Koentges. Les passants purent ainsi s’arrêter devant des volumes des grands auteurs belges d’expression française de l’époque et ceux d’une palette de romanciers, dramaturges, essayistes et poètes de langue néerlandaise : Eline Vere, Majesteit, Wereldvrede (numéros 6, 7 et 8 de la tombola), Lenteleven, Rijmsnoer, De twistappel, Mea Culpa, Een Liefde, Koppen en busten, Geschiedenis der Antwerpse schilderschool, Het Land van Rembrandt, Op Hoop van Zegen(2)

    Un peu plus tôt, le samedi 29 août 1903, les lecteurs de La Saison d’Ostende avaient été encouragés à lire Couperus (lequel était passé à Ostende en 1891 au cours de son voyage de noces). « Un romancier international », texte reproduit ci-dessous, vient s’ajouter aux nombreux articles publiés en français à l’époque où l’écrivain haguenois jouissait d’une assez grande réputation en Europe occidentale. Victor Fris (1877-1925), à qui l’on doit ce papier, était un historien flamand réputé dont l’Histoire de Gand a fait date. Il a laissé une œuvre dans les deux louis couperus,ostende,victor fris,littérature,flandre,pays-baslangues (3). Il est dommage que cet érudit, dans son survol des quinze premières années de la vie littéraire du Haguenois « impeccablement mis et pommadé »,  passe sous silence De stille kracht (La Force des ténèbres), magnifique roman indo- nésien pourtant paru en 1900. La parenté que suggère V. Fris avec Paul Bourget est certes justifiée : « Le penchant de Couperus pour un roman plus psychologique que réellement déterministe a sans doute été favorisé par un auteur français très lu en ces années-là, mais quelque peu oublié aujourd’hui. Il s’agit de Paul Bourget. En 1890, Couperus lit dans Le Figaro son œuvre Un Cœur de femme. Il commence presque aussitôt à rédiger un roman qui s’en inspire fortement et qu’il intitulera Extaze. » (4) Mais il convient de préciser que le Hollandais s’affranchira bientôt de cette influence et que si l’on tient à rapprocher sa prose d’écrivains français de son temps, c’est plutôt du côté de la littérature fin-de-siècle qu’il convient de se tourner. À supposer que Louis Couperus ait écrit en français, il ne fait aucun doute que Hubert Juin lui aurait accordé une place de choix dans sa série « Fin-de-siècle » publiée aux Éditions 10/18. 

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    Par la suite, la presse ostendaise (5) ne s’intéressa semble-t-il  plus guère  à Couperus. Pas même à l’occasion de sa mort en 1923. Au cours des années 1905-1909, dans le cadre des activités de l’ « Ostende-Centre-d’Art », deux ou trois conférences portèrent sur les lettres néerlandaises, pourtant réduites à la portion congrue (6) : Pol de Mont prit la parole « en flamand » sur « Le poète flamand Guido Gezelle » (3 septembre 1906) et louis couperus,ostende,victor fris,littérature,flandre,pays-bassur l’ « Évolution de la littérature belge d’expression néerlan- daise » (25 juin 1907) ; peut-être le couple de comédiens Mme Truus Post et M. Gérard Arbous ont-ils mentionné les recueils de jeunesse de Couperus lorsqu’ils ont fait leur exposé « en hollandais » sur les « Poésies flamandes et hollandaises » (27 août 1907).

    Pol de Mont (Col. AMVC-Letterenhuis)

    S’il est bien question de l’auteur de La Force des ténèbres dans un articulet de 1926 intitulé « Ah ! quel bonheur d’écrire le flamand » (7), c’est uniquement parce que le chroniqueur entend se livrer à un sport assez prisé dans certains milieux : dénigrer la langue et la littérature néerlandaises. Il cite journal anversois Le Matin qui reprend lui-même les conclusions d’un article du Haagsche Post sur la situation matérielle des écrivains hollandais : « ‘‘Couperus, le plus grand des romanciers néerlandais, a dû, en dépit de ses incontestables succès, peiner toute sa vie sans arriver à pouvoir réunir les moyens de s’assurer la subsistance pour ses vieux jours. Au surplus, la Hollande n’a jamais produit d’écrivains d’une réputation mondiale, rayonnant sur toute leur époque et au dehors de leur pays. La faute en est à la langue néerlandaise qui confine ses écrivains dans un cercle restreint’’. C’est sans doute la raison pour laquelle louis couperus,ostende,victor fris,littérature,flandre,pays-basun mouvement dirigé par des crétins et qui s’appelle le flamingantisme chercha, en Belgique, à enfermer les malheureux qu’il réussit à hypnotiser, dans une existence médiocre et sans gloire. Si les Hollandais avaient le bonheur de posséder comme deuxième langue nationale un idiome aussi répandu que le français, il n’en est plus un seul qui s’échinerait à écrire pour être lu par deux mille personnes ! Cela est de toute évidence. » (8)

    J. Ensor, Carnaval sur la plage (détail), 1887 

     

    (1) X, « Chronique locale. Une heure initiative », L’Écho d’Ostende, jeudi 26 novembre 1904.

    (2) Le Carillon, samedi 21 janvier 1905. Notons qu’environ deux ans après la première édition de Het zwevende schaakbord, la bibliothèque communale de la cité côtière devait en acquérir un exemplaire (Le Carillon, lundi 2 mars 1925).

    (3)

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    François-Louis Ganshof, « Nécrologie. Victor Fris », Revue belge de philologie et d’histoire, T. 4, fasc. 2-3, 1925, p. 578.

    (4) Kim Andringa, « “Uitheemse meesters naar eigen, geheel oorspronkelijken trant”. Les lectures françaises de Louis Couperus », Deshima, 2010, n° 4, p. 46.

    (5) Journaux consultés : ici.

    (6) Toujours à l’initiative de l’Ostende-Centre-d’Art, une exposition du « Livre Belge d’Art et de Littérature d’expression  flamande » s’est toutefois tenue au Kuursal en 1907 (1456 œuvres pour 568 auteurs !).

    (7) S. P., « Ah ! quel bonheur d’écrire le flamand », L’Écho d’Ostende, samedi 21 août 1926. (Notons que la presse ostendaise, tant néerlandaise que française, attribuera en 1930 à Couperus la paternité de Gigue, l’œuvre pour carillon de Couperin, une confusion de patronymes faite en réalité par plus d’un typographe au début du XXe  siècle.)

    (8) La liste des ouvrages retenus pour la tombola publiée entre deux annonces publicitaires figure dans Le Carillon, jeudi 26 janvier 1905.

     

     

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    Un romancier international

     

    J’appelle volontiers internationaux, ces romanciers, dont les écrits franchissant toutes les barrières naturelles ou politiques, s’élèvent par-dessus les traditions et les concerts des divers peuples, sont goûtés par les esprits les plus divers. Ils voient leurs œuvres traduites dans les différentes langues, discutées et analysées par le lecteur exotique, cependant que les compatriotes de l’auteur dévorent passionnément ces productions géniales que l’étranger leur envie.

    Rares sont ces esprits internationaux, et par la profondeur de la pensée fondamentale comme par l’extrême extension de l’horizon intellectuel qui caractérise leurs livres. Ne dépouille pas l’esprit national qui veut ! Le génie seul peut se débarrasser des entraves ataviques qui nous imprègnent, des tendances et des mœurs du clocher, peut se soustraire aux mille étreintes matérielles et morales qui nous arrachent à notre entourage immédiat On n’acquiert pas cette perspective aérienne, qui permet de planer dans ces couches extrêmes de l’atmosphère, d’où l’œil ne distingue plus les immenses barrières que l’homme ou la nature ont établies pour séparer les peuples. C’est là un don que peu reçurent, mais c’est aussi le mérite immense des écrivains internationaux.

    louis couperus,ostende,victor fris,littérature,flandre,pays-basEchegaray, Zola, Tolstoï, d’Annunzio, Maeterlinck sont les plus brillantes de ces étoiles de la sphère intellectuelle. Il faut dire que la langue dans laquelle ils écrivent est parlée et comprise par de nombreux millions d’individus, ce qui facilite l’expansion exotique de leurs œuvres. Autrement difficile devient le rayonnement des productions littéraires conçues dans des langues qu’emploie un petit peuple seulement, le nombre des lecteurs de l’original étant très restreint et les traductions se laissant longuement désirer. Une fois ce dernier cap doublé, l’œuvre apparait européenne, occidentale, pour ne pas dire universelle, apte à être assimilée par tous ceux qui partagent notre culture.

    La Hollande, ce petit pays qui a remporté déjà à lui seul trois grands prix Nobel, montre avec fierté, outre le dramaturge international Heyerman*, le fécond et génial romancier Louis Couperus, dont le nom ne tardera pas a équilibrer celui des plus grands écrivains de l’Europe.

    Louis Couperus

    Louis Couperus, Ostende, Victor Fris, littérature, Flandre, Pays-BasL’art de Couperus est tout entier dans son milieu et dans son éducation. Né d’une des plus grandes familles de La Haye, menant une vie complètement indépendante, élevé sous la direction d’un maître tel que Jan Ten Brink, cet esprit raffiné, cet homme du monde impeccablement mis et pom- madé devait être le Paul Bourget néerlandais. Il débuta très jeune dans les lettres par un volume de vers qui attira immédiatement sur lui l’attention de la Hollande intellectuelle. Ce Printemps de Vers, paru en 1884, marque déjà la tendance transcendantale et quelque peu mystique qui caractérise l’auteur. Deux ans après, ce raffinement excessif de la forme comme de la pensée se montra en tout son développement dans ces plantes de serre chaude, dans cette poésie vraiment étrange qu’il intitula à juste titre : Orchidées. C’est plein d’afféterie, à la Watteau, de mignardise, à la Fragonard ; il déroute par une recherche vraiment poussée à l’excès des sentiments les plus délicats et les plus étranges, mais finit par capter et par émouvoir grâce à la forme et au vague des mots.

    Car cette poésie comme sa prose, tient précisément son charme de l’indécis de la pensée et des mots, et c’est là ce qui même le pousse à l’emploi de tant de mots bâtards, particulièrement français.

    Bientôt Couperus jugea que la phrase convenait mieux à l’expression de sa pensée. Du coup il se montra un maître du roman.

    Eline Vere est une jeune fille du plus grand monde, le monde de Couperus, menant une vie oisive et raffinée et ne trouvant dans les gens qui l’entourent et qui l’ennuient, aucune distraction capable de lui remonter son moral névrosé. Cette petite fille devient vraiment hystérique d’ennui et finit nécessairement par devenir folle et se suicider. L’analyse psychologique de ce spleen, comme du monde de blasés qui entoure Eline, ce milieu de dégoûtés louis couperus,ostende,victor fris,littérature,flandre,pays-baspar excès d’être rassasiés, est admirablement décrit. L’observateur le dis- pute au synthétiseur qui fait mouvoir cet entourage si difficile à esquisser avec son manque d’idéaux, sa pose, son imbécillité masquée, son dégoût de lui-même et des autres.

    Destinée, qui parut en 1891, exagère encore le procédé. Couperus y apparaît comme un médecin des âmes fouillant de son histoire le cerveau de déséquilibrés et de déliquescents. Tous ses types sont des névropathes, comme cette femme amoureusement hystérique du roman Extase qu’il publia l’année d’après.

    Jusqu’ici Couperus n’était pas sorti de l’ornière une des romanciers. Mais voilà que dans l’empire des idées pacifiques qui auront bientôt leur temple dans cette même La Haye où vit le grand écrivain**, il empoigna avec une incontestable maîtrise une matière des plus élevées, mondiale dans son essence, sublime dans sa fin humanitaire.

    Majesté, le premier volume de cette trilogie puissante, est l’analyse pénétrante d’un jeune prince, héritier présomptif d’une grande couronne; le pays est imaginaire, l’Autriche ou la Russie ; les personnages imaginaires, mais bien de notre époque. Le jeune prince, successeur d’un despote, est animé d’idées excessivement libérales. Aussi jouit-il à ses débuts d’un excès de popularité, admirablement typé par Couperus. Devenu empereur, il rêve le dévouement général, la suppression des guerres, réunit des congrès, où lui-même préconise l’arbitrage international. Cette psychologie du Pacifisme au milieu d’un mouvement immense de diplomates et de ministres, du monde de la cour, est certainement l’une des plus belles compositions de la littérature moderne.

    Paix universelle qui suivit, comme les Hauts Atouts qui finissent la série, ne le cèdent en rien au point de vue artistique à leur aîné. Mais le cadre a changé. Loin de la popularité, le prince dont tous les projets ont échoué, par une hésitation coupable et continuelle qui rappelle Philippe II, se voit peu à peu exécré par ses sujets. Des conjurations secrètes éclatent qu’on dompte d’abord par l’armée ; l’on rétablit l’ordre dans le sang, jusqu’à ce qu’enfin le prince périt dans l’inévitable catastrophe.

    Louis Couperus, Ostende, Victor Fris, littérature, Flandre, Pays-BasC’est par cette œuvre que Couperus a conquis le titre enviable de romancier international ; traduite sur-le-champ en plusieurs langues, la trilogie a fait l’admiration des lecteurs européens et a valu à son auteur un nom universel.

    Son talent ne s’est point démenti dans les Lignes de Conductibilité*** que la grande revue Le Guide a récemment publié. Puisse le brillant romancier nous doter encore de beaucoup d’œuvres semblables, qui, délaissant l’ornière du roman banal à force d’adultère, élèvent l'âme par des pensers bienfaisants et idéalistes, et tendent à répandre les idées des Suttner et des Passy dans tous les esprits.

     

    Victor Fris

    La Saison d’Ostende, samedi 29 août 1903

     

     

    Ostende vers 1900

     

    * Il s’agit en réalité d’Herman Heijermans (1964-1924), l’auteur de la pièce Op hoop van zegen (1900), jouée il y a quelques années au Sénégal en wolof. 

    ** À l’époque, il vit en réalité à Nice.

    *** Titre original : Langs lijnen van geleidelijkheid (1900). Renée d’Ulmès a proposé comme traduction, sans doute sous la dictée de l’écrivain lui-même : Le Long des Lignes de la Vie. Le roman a été traduit en allemand sous le titre Die langen Linien der Allmählichkeit. Dans cette œuvre, Louis Couperus accorde d’ailleurs une place à Ostende tout comme dans une page des « Uitzichten » du recueil de nouvelles Eene illuzie (voir :  Tom Sintobin & Koen Rymenants, Aan dezelfde zee. Oostende in de Nederlandse literatuur, Leuven, Davidsfonds, 2010.)

      

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  • Marées & Gens de Flandre

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    Maurice Gauchez, les pêcheurs d'Ostende & Maurits Sabbe



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    Illustration de H. Cassiers


    Né à Chimay, Maurice Gauchez (1884-1957) a passé une partie de sa vie à Anvers, ville qui forme le décor de plusieurs de ses romans. Poète précoce, essayiste à qui l'on doit entre autres une Histoire des lettres françaises de Belgique des origines à nos jours (1922), critique mais aussi éditeur (par exemple du dramaturge Michel de Ghelderode), il est aujourd’hui en grande partie oublié alors qu’il a été, de son vivant une figure importante des lettres belges, « la cheville ouvrière » d’ « une foultitude de banquets, de com- mémorations, d’hommages et de manifestations diverses ». « Le versificateur me laisse passablement indifférent, à quelques rares poèmes près ; le romancier a mal vieilli ; et si je consulte parfois le critique (Romantiques d’aujourd’hui, 1924 ; et À la recherche d’une personnalité, 1928), c’est pour mieux respirer l’air du temps », nous confie Henri-Floris Jespers avant de brosser un petit portrait de l’homme de lettres : « Conservateur par tempérament et par goût de l’ordre, profondément ancré dans le dix-neuvième siècle, ce détenteur de critères immuables et intemporels est fermement convaincu de la solidité de son travail. Marqué par la fraternité des armes, ce bon vivant recherche les contacts humains qui priment sur les divergences esthétiques. S’il se méfie par nature de tout radicalisme littéraire, il aura la largesse d’esprit (et le bon sens pratique) de ne pas combattre ouvertement les tendances modernistes, tout en gardant ses distances. C’est qu’il se veut avant tout rassembleur au service de cette défense et promotion passionnelles des “lettres belges” qui sera la grande affaire de sa vie. » (voir dans le Bulletin de la Fondation Ça ira, n° 34, le « Dossier portatif : Maurice Gauchez & Paul Neuhuys », repris sur le blog Ça ira !).


    Maurits Sabbe

    Maurits Sabbe (photo : AMVC)

    sabbemaurits.pngOutre de nombreuses œuvres « belges » ou « lotharingiennes », Maurice Gauchez a laissé quelques publications sur la Hol- lande comme le recueil de poèmes Images de Hollan- de. La louange de la terre (1911) et l’ouvrage illustré par Henri Cassiers Le Charme de la Hollande (1932), évocation de diver- ses villes : Rotterdam, Hoorn, Volendam, Amsterdam, Veere, Gouda, Axel, Enkhuizen, Zierikzee, Dordrecht, Edam en Marken… Par ailleurs, il a signé au moins une traduction d'un ouvrage néerlandais, à savoir Vlaamsche menschen sous le titre  Gens de Flandre (Bruxelles, Rex, Collection Nationale, 1935). Il s'agit d'un recueil du Brugeois Maurits Sabbe (1873-1938), des récits qui tiennent du conte, leur auteur s'étant beaucoup intéressé à l'histoire et au folklore de sa terre natale. Dans sa brève présentation, le Wallon nous dit :  « Le régio- nalisme aigu de ses récits, l'authentique personnalité ethnique des personnages qui s'y meuvent ont fait comparer fréquemment Maurits Sabbe à son lointain prédécesseur Jacob Jan Cremer...». Maurice Gauchez estime que le Flamand  « a su allier toutes ses qualités d'observateur, d'homme sensible et de styliste parfait » dans un exquis roman traduit en français en 1926 : Le Petit curé de Schaerdycke. Il souligne aussi les qualités d'essayiste de son confrère, lequel a entre autres donné en 1904 une étude rédigée en français sur le Dunkerquois Michel de Swaen. Dans leur Dictionnaire des littérateurs, F. Closset, R. Herreman et Etienne Vauthier proposent l'aperçu suivant sur cet intellectuel flamand très en vue durant l'entre-deux-guerres et apprécié par un large lectorat  :

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    Pour sa part, dans La Littérature flamande contem- poraine (1923), André de Ridder consacre plusieurs pages à Sabbe, mais on sent dans son propos plus de politesse que d’enthousiasme : « Ses livres dégagent une atmosphère tiède et cordiale, un parfum discret comme les vieilles chambres aux meubles cirés ; toutes les lumières y sont voilées et douces, les bruits s’y prolongent en sourdine. Dans cette œuvre, on voit partout surgir des coins de ville morte, des sites de villages proprets et fleuris, d’anciennes maisons provinciales. Des cœurs simples et purs se confessent, des silhouettes un peu vieillottes, toujours attendrissantes ou drolatiques défilent, sous un éclairage bleu pâle et rose clair. On est tout réjoui de lire couvsabbe1.pngces livres, comme de regarder d’anciennes es- tampes. On lie connais- sance avec eux comme avec de braves gens. Ils sont, du reste, comme une imagerie pittoresque et très folklorique de cette vieille Flandre, que le progrès n’a pas encore touché, où les bruits farouches du monde pénètrent à peine. Même dans le style de Sabbe, on rencontre des tournures archaïques, des images un peu démodées, des mots pieusement recherchés dans les vieux livres. Cette œuvre ne bouscule rien, n’innove guère ; elle ne creuse pas de sillon profond, elle ne révèle rien de ce que la vie a de dramatique et d’intense, elle ne résonne d’aucune musique contemporaine. Mais sa discrète et harmonieuse mesure, sa paisible ordonnance ont leur charme propre et des vertus qui se font de plus en plus rares. Cet art, sans cesser d’être personnel, est apparenté à ce que le romantisme réaliste et l’intimisme bourgeois de notre pays ont produit de meilleur […]  » On retrouve un jugement similaire chez un Marnix Gijsen (De literatuur in Zuid-Nederland sedert 1830) ou un August Couvsabbe2.pngVermeylen (De Vlaamse letteren van Gezelle tot heden) ; ces auteurs mettent tout de même en avant le talent de Sabbe à peindre Bru- ges, sa ville natale, à bien restituer certai- nes atmosphère ainsi qu'à compenser ses défauts par une tou- che d'ironie. Malgré ses réserves, André de Ridder traduira (avec la complicité de Willy Timmermans) une nouvelle des Vlaamsche menschen (« Het minnedicht van Jan Mijs ») pour La Revue belge (01/10/1925), un texte que Maurice Gauchez estimera ne pas devoir reprendre dans son volume Gens de Flandre. Passons à présent du traducteur au romancier  lui-même.

     

     

    Marées de Flandre

     

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    Dédié à Luc Durtain, le roman Marées de Flandre (1935) nous transporte dans une Ostende rustre et fruste où la tension dramatique se noue autour d’un groupe de pêcheurs, de deux ou trois figures ensoriennes et de quelques jeunes vendeuses de poissons que beaucoup d’hommes convoitent. Entre bagarres motivées par la jalousie, histoires et légendes narrées dans les cafés et les bals, et beuveries quotidiennes, on assiste à un affrontement des instincts. Les noms des personnages nous plongent immédiatement en Flandre : la famille Persyn, les Turloot, Pol Fliet, Tjeppe Deputter, Dikke Jef, Lange Pier…

    Pour le lecteur d’aujourd’hui, l’intérêt essentiel du livre réside certes dans le tableau d’une société et de traditions populaires disparus, mais ce qu’on goûte surtout, ce sont quelques passages où le vocabulaire français et flamand frétille et crâmignone. Certaines pages contiennent trois ou quatre, voire cinq ou six notes qui explicitent termes et expressions relatifs à la mer, mots néerlandais, dictons ou contexte flamad : drome, affourché, embossé, auloffée, guèbre, minque, crouchaut, Midzomervuren, weer-je, mannewar, kruisvossen, « Dieu avec vous, vent derrière »…

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    Une page de Marées de Flandre

     

    L’armée des harengs est sortie, comme chaque année, des cavernes mystérieuses que font les icebergs dans les mers polaires. Elle est descendue vers le sud. Amplifiant sa légendaire manœuvre, elle a détaché des corps d’armée distincts vers toutes les mers d’Europe. Ses soldats à dos vert galonné de noir, connaissent déjà l’âpre prix de la vie : comment, frai à peine animé, ont-ils échappé à la voracité de leurs propres ascendants et de leurs innombrables ennemis ? Menu fretin, par quel hasard ont-ils évité les hordes sans fin des affamés des eaux ? Les voici, pressés entre eux comme des grains de sable des plages ; dévorés par millions, ils ne sont déjà plus que les débris infinitésimaux d’un peuple pléthorique. La sélection naturelle n’a laissé survivre que les plus gras et les plus forts. Leurs masses myriadaires et brillantes se meuvent d’après des itinéraires tracés par un destin mystérieux. Escortées par des monstres avides, elles nourrissent baleines et requins, albatros, pétrels, mouettes et autres oiseau de mer, tandis qu’elles-mêmes se ravitaillent au détriment de milliards de plus faibles organismes vivants. Les esprots clairs et bleus, les aloses aux flancs mouchetés de pois noirs et que les Heystois, les Blankenbergeois, les Nieuportais et les Ostendais ont baptisées du joli nom de « poissons de mai », les anchois à museau amenuisé en lame de canif, fuient sur le passage de la farouche légion.

    Celle-ci, toutefois, quittant les profondeurs de l’océan, s’est rapprochée de la surface, et chemine au long des bancs qui, entre le Varne et le Colbart, face au cap Gris Nez, donnent aux confins occidentaux de la Mer Flamande, les diaprures et les moirures d’arcs-en-ciel sans cesse mêlés, dénoués, renouvelés.

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    signature autographe de Maurice Gauchez

  • D’Anvers à Auvers en passant par Ostende

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    Petit arrêt sur quelques polars français qui nous entraînent dans les terres néerlandophones : un tour à Anvers et dans la ville d’Ostende, suivi d'un clin d’œil de Van Gogh qui fait son entrée dans le genre policier.

     

     

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    Flammarion a publié il y a peu Le Seigneur d’Anvers de Vincent Crouzet. Anvers, c’est entre autres son quartier juif et ses diamantaires. Les diamants, Vincent Crouzet connaît. Il nous invite donc à le suivre dans les mines africaines et dans les milieux où l’on travaille et vend ces pierres, où l’on brasse des sommes considérables. Au bout du compte, cela donne un thriller assez classique : rivalités poussées à leur paroxysme entre quelques-uns des plus grands diamantaires du monde, agissements de certaines mafias dans la ville flamande et, dans les coulisses, concurrence entre services secrets de différents pays (Angleterre, France, Belgique, Russie, Israël…). Une ou deux histoires d’amour et l’incontournable référence à la Deuxième Guerre mondiale pour épicer le tout.  C’est un roman qui se lit tout seul, sans effort de la part du lecteur ; mais le lecteur exigeant n’ira pas jusqu’au bout : Vincent Crouzet n’est pas un très grand styliste. On est en permanence sur Anvers, sur Londres ou perché ailleurs – entre autres sur un arbre –, mais jamais à Anvers, ni àLondres. Qui plus est, comme bien souvent quand un écrivain français met sous sa plume des termes néerlandais, les erreurs ne sont pas loin –pauvre Vestingstraat ! Laissons tout de même la parole à l’auteur :



     

    Des histoires plus léchées, c’est ce que propose un éditeur de Manosque, Le Bec en l’air, dans Ostende au bout de l’est (2009). Il s’agit d’un recueil de nouvelles signées par des écrivains français (de romans noirs) connus. Dans l’ordre d’apparition : Marcus Malte, Didier Daeninckx, Jean-Bernard Pouy, Marc Villard, Michel Quint, Jean-Hugues Oppel. Le début de la nouvelle de Michel Quint intitulée La Secrétaire du brouillard :

    L’ouest finit à Ostende. Après, plus loin que la mer, commence autre chose qui n’existe pas vraiment pour qui parvient jusqu’ici. Cette ville, la terre s’y échoue, à bout de forces, et quelle que soit notre raison d’y être, on accompagne son agonie sur le sable des plages. Aux alentours de la Toussaint, on pense à la chanson de Caussimon et on se demande si ça vaut le coup de vivre sa vie, on mettrait des chrysanthèmes à chaque coin de rue pour n’oublier personne de ceux qui sont venus là déchirer leurs rêves en petits morceaux et les jeter aux vagues, que les mouettes les piquent du bec et s’en aillent les noyer aux large.

    Ce livre comprend par ailleurs une trentaine de photos couleur prises par Cyrille Derouineau. Des photos plutôt froides – un peu « bloc de l’Est » – qui s’arrêtent sur la plage et les façades d’Ostende. Ces photos, dont certaines captivent, ne servent pas d’illustrations aux nouvelles ; à partir de certaines d’entre elles, chaque auteur tisse quelques fils à moins qu’il ne les utilise comme une sorte d’écho.

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    Cette fois encore, on se pose une petite question à propos des termes flamands retenus : ainsi le titre mi-flamand mi-français de la nouvelle de Marcus Malte : Zeer daarlijk voeders (Pourquoi Ostende ?) restera une énigme pour beaucoup*. Hormis ces peccadilles, ce qui prédomine, ce sont bien les atmosphères que savent créer les romanciers - chacun à sa belle façon - entre brume, fin tragique, nostalgie, désarroi, passé obscur. Du spleen et encore du spleen. Mais un spleen que l’on savoure. Un passage de Marcus Malte :

    Quand je débarque ici, la fin du monde est proche. Je pense que ça doit ressembler à ça, les quelques minutes, les quelques secondes avant l’apocalypse. À trois heures de l’après-midi le crépuscule est tombé. Le ciel et la mer logés à la même enseigne : celle de l’enfer. Tout est vert. Un vert d’émeraude, sombre, profond, qui irradie d’une mince faille entre les nuages, là-bas, à l’horizon. Une bombe à neutrons a dû exploser au large – ou bien le soleil lui-même – et les radiations se propagent inexorablement vers le rivage. Les habitants ont fui. Chiens compris. Je peux les imaginer se terrant au fond des caves ou dans leurs salles de bains calfeutrées, transis d’angoisse, demandant grâce et pardon, implorant Dieu sait quelles divinités, jurant fidélité et humilité et tout ce qu’on voudra en échange de la clémence, et s’agenouillant, suppliant, priant pour que le grand orage les épargne, pour que la colère passe au-dessus de leurs crânes, pour que la formidable masse des nuages, qui déjà recouvre de ses flots inversés les becs falots des réverbères, ne vienne pas les noyer, eux, pauvres pécheurs, dans ses ténèbres et pour l’éternité.

    OstendePhoto.jpgEn levant le poing je peux presque crever le plafond.

    Qui d’autre ? Personne. Je suis le seul être vivant à portée de vue hormis une volée de mouettes. Je ne pèse guère plus qu’elles sous la poussée du vent.

    Alors c’est ça, Ostende ? je me suis dit.

    Il ne pleut même pas.

    J’ai tourné le dos à la mer. Je n’ai eu aucun mal à trouver l’hôtel. J’y suis entré et je n’en ai plus bougé jusqu’au lendemain.

    Le lendemain, c’était pire.



      

     

     

     

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    Pour finir, une note humoristique, voire carrément burlesque avec un roman de 2006 qui fait entrer Vincent van Gogh dans le genre policier : De Gaulle, Van Gogh, ma femme et moi (éditions Après la Lune). Ceux qui ont lu Poste mortem de Jean-Jacques Reboux retrouveront au fil de cette histoire abra- cadabrantesque la même veine, la même inspiration : jeux de mots à foison, descriptions truculentes, situations totalement invraisemblables et pourtant tout à fait crédibles. Ou comment celui qui allait devenir le Général de Gaulle et qui n’était encore qu’un fœtus dans le ventre de sa maman rencontre Van Gogh peu de jours avant la mort de ce dernier à Auvers. Rire garanti, incontestable qualité d’écriture. Seul petit bémol : Jean-Jacques Reboux a un peu tendance à trop délayer la sauce. Un roman, on l’aura compris, pour tous les afficionados du Général ainsi que pour ceux qui adorent ou détestent Sollers dit Sollex, Houellebecq, l’écrivain dépressif au regard de poisson mort et Catherine Millet, dite sainte Cathy la partouzeuse. Quant au « van » de Vincent van Gogh, on le préfèrera avec son petit « v » batave. Mais là, je pinaille. Ou pachou pachou paya !

     

    Jean-Jacques Reboux nous parle de sa maison d’édition

     

    * Il semble qu'en dialecte local, la seule tournure envisageable correspondant plus ou moins au titre soit Zeer dearlijke voaders. (merci à Sandra)

     

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