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  • Multatuli, par Léon Bazalgette

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    La vache d’Insulinde

     

     

    Multatuli, Léon Bazalgette, Augustin Habaru, L'Humanité, Insulinde, Alexander Cohen, Herman Gorter, Stijn Streuvels, littérature néerlandaise

     

     

    On les enveloppait d’un linceul blanc et les mettait dans la terre…

    « Si je meurs à Badour, et qu’on m’enterre hors de la dessah (village), sur le versant est du coteau, où l’herbe est haute…

    « Alors Adindah passera par là, et le bord de son sarong (pagne) frôlera doucement l’herbe…

    « Je l’entendrai… »

    Ces lignes sont de Multatuli, l’écrivain néerlandais du siècle dernier, très peu connu chez nous où l’on (1) n’a traduit que de minces fragments de son œuvre.

    Récemment, notre camarade Habaru rappelait fort à propos son œuvre dans le Drapeau Rouge, à la suite du soulèvement à Java, dans la région de Bantam, où Multatuli dut quitter son poste pour avoir pris la défense des indigènes contre les exploiteurs coloniaux.

    Pages Choisies, trad. A. Cohen, 1901

    multatuli,léon bazalgette,augustin habaru,l'humanité,insulinde,alexander cohen,herman gorter,stijn streuvels,littérature néerlandaiseNé le 2 mars 1820 à Amsterdam, Multatuli, fils de marin, part pour les Indes à dix-huit ans, entre dans l’administration coloniale et y fait son chemin. Au bout de treize ans, il est sous-résident dans les Moluques, et un peu plus tard remplit un poste analogue à Java, dans le district de Bantam.

    Là il se mêle de ce qui ne le regarde pas. Dès qu’un sous-résident ne se contente plus d’exécuter les ordres de ses supérieurs et d’agir dans leur esprit, vous comprenez bien qu’il ne lui reste plus qu’à faire son paquet. Fonctionnaire audacieux, Multatuli dénonce auprès de son chef hiérarchique les exactions du régent indigène, exploiteur de paysans. Avec la plus haute candeur, il s’obstine et va jusqu’au gouverneur général. Naturellement, le petit fonctionnaire assez indigne de son rôle pour s’occuper du bien-être de l’indigène, est déplacé. Il donne sa démission et rentre en Europe, après dix-huit ans d’absence, ayant fait la grosse expérience de sa vie.

    Multatuli s’est installé à Bruxelles où il publie, en 1860, son grand livre Max Havelaar. C’est le livre de la beauté de Java et de la révolte d’un homme contre les procédés européens pour faire suer le « plus doux peuple de la terre » – d’un homme qui crie : « au voleur ! »

    Le livre est étouffé. Mais une autre édition, dix ans plus tard, a un gros succès. La réputation de l’auteur s’établit comme celle d’un monstre, d’un iconoclaste, d’un négateur des vérités les plus saintes : l’honnêteté du bourgeois, la bonté du bourgeois, la magnifique intelligence du bourgeois. C’est sûrement à lui-même que le réprouvé songe dans son poème du Crucifiement :

     

    Venez, accourez tous, on crucifie un homme !

    Un beau spectacle vous attendu à Golgotha.

    Je vous le dis, cet homme est résistant,

    Il ne penchera pas trop vite la tête

    Et sur la croix il n’expirera pas muet !

    […]

    Tous ceux qui portent un veau d’or sur leur blason,

    Tous ceux qui rongent la carcasse d’Insulinde,

    Tous ceux qui tètent la vache d’Insulinde,

    Tous ceux qui pendent au pis sanguinolent,

    Tous ceux que gonfle le sang soutiré :

    Accourez tous…

     

    multatuli,léon bazalgette,augustin habaru,l'humanité,insulinde,alexander cohen,herman gorter,stijn streuvels,littérature néerlandaiseBien volontiers, Multatuli accepte ce rôle de réprouvé et toutes les critiques que l’on peut soulever contre son livre. Ce qu’il a voulu, ce n’est pas écrire un livre pour la bibliothèque, mais être lu, être entendu.

    « Si on s’obstinait à ne pas me croire ?

    « Alors je traduirais mon livre dans les quelques langues que je sais, et dans les nombreux idiomes que je pourrai apprendre, pour demander à l’Europe ce qu’en vain j’aurai cherché dans les Pays-Bas. 

    « Et dans les capitales on chanterait des chansons avec des refrains comme celui-ci : Il est un royaume de pirates au bord de la mer, entre la Westphalie et l’Escaut !

    « Et si cela non plus ne devait servir de rien ?

    « Alors, je traduirais mon livre en malais, en javanais, etc., et je précipiterais des hymnes provocateurs de révoltes dans les âmes de ces pauvres martyrs à qui j’ai promis secours, moi, Multatuli.

    « Aide et secours par des moyens légaux, si possible ; par la voie légitime de la violence, s’il le faut.

    « Et cela serait fort préjudiciable aux ventes de café de la Compagnie commerciale Néerlandaise ! »

     

     *

    *        *

     

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     Multatuli, gravure sur bois de J. Aarts

     

    Après Max Havelaar, Multatuli a publié divers livres, parmi lesquels sept volumes d’Idées, qui forment une critique féroce de la société bourgeoise sous toutes ses faces. Il aiguise ses attaques dans une parabole ou une fable. Il est amer, puissant, d’une verve chaude et abondante. C'est l’un des grands types de l’ère des démolisseurs.

    Multatuli n’est jamais aussi féroce que lorsqu’il expose l’hypocrisie de la vertu ou les sacro-saintes traditions sur lesquelles se fonde le rigide équilibre de la famille bourgeoise. Il écrit pour ses enfants :

    « …De l’affection parce que à un certain moment j’ai fait certaine chose, sans penser le moins du monde à vous… bien avant que vous n’existiez !

    « Si jamais je vous demande de l’affection à cause de cela, jetez-moi des ordures !

    « Riez-moi au nez, moquez-vous de moi, jetez-moi des ordures, si jamais j’exige de vous du respect ou de l’affection… pour cela ! »

    Dans la même note, voici la cynique leçon du père Pignouf, épicier, à son fils. Tenir sa langue. Ne jamais prononcer une parole imprudente qui soit votre condamnation. « Donne des coups de pied à ta femme, mon fils, si tu es sûr de frapper plus vigoureusement qu’elle. Mais, mon fils, ne dis jamais : ‘‘Je voudrais qu’elle fût morte !’’… Arrache un œil à quelqu’un, s’il le faut absolument, mon fils ; mais ne dis jamais : ‘‘Cet homme louche.’’ Et si tu découvres des ordures sur ton chemin, dis alors : ‘‘Il y avait beaucoup de poisson au marché, aujourd’hui’’… Ou bien encore ne dis rien du tout, mon fils, mais à aucun prix ne parle des immondices que tu vois. »

    En juillet 1870, devant la vision de la guerre franco-allemande qui se prépare pour la joie des vieux généraux et des deux cours impériales, Multatuli rédige une litanie des mensonges qui sont l’armature du monstre guerrier. Héroïsme… enthousiasme général… trépignement des bravoures… Dieu est avec nous… L’ennemi est un capon… À Paris, à Berlin en un tournemain… Vaincre ou mourir, rantanplan… Et chaque verset de la litanie se termine par le mot : mensonge !

    Précédant la litanie, cette petite remarque :

    « La route est large qui mène des contes de nourrice, par les écoles, les catéchismes, les sermons, les écrivailleries des journaux, les manuels de vertu et d’histoire, à la frénésie guerrière. »

    multatuli,léon bazalgette,augustin habaru,l'humanité,insulinde,alexander cohen,herman gorter,stijn streuvels,littérature néerlandaiseNous voudrions pouvoir épingler des exemples de la façon magistrale dont il lacère les nippes des vieilles maquerelles de la haute, et met à nu leur sale peau. En procédant à cette exécution il fait sonner un rire diablement joyeux et vengeur. Il y a parfois chez cet homme qui sait être si fin une violence d’ouragan. Sûrement il va tout briser sur son passage.

    Dans un « Dialogue japonais », rempli de pointes barbelées et dont le ton se rapproche assez de celui de Mirbeau dans ses satires au vitriol, notons seulement au passage :

    « - Dis-moi donc, combien de dieux y a-t-il ?

    - Je ne saurais vous le dire exactement. Voyons… La Norvège, la Suède, le Danemark, la Russie, la Pologne, Anhalt-Dessau, Hildburghausen, Monaco…

    - Mais c’est de la géographie, cela ! Je t’ai demandé les dieux… Vous appelez cela ici, je crois, de la théologie.

    - Parfaitement. Mais la théologie est basée sur la géographie, et plus spécialement sur la géographie politique. Chaque État a son dieu particulier… parfois deux… un antique et un moderne. Si la principauté de Hechingen déclare la guerre à la Russie, il en résulte un conflit entre les dieux respectifs de ces pays… Le dieu de la Néerlande est le meilleur.

    - Qu’en sais-tu ?

    - Cela se trouve imprimé dans tous les livres de classe hollandais. »

    Je voudrais laisser le lecteur sur l’impression de cette remarque que Multatuli a écrite au terme d’un bref apologue qui embrasse tous les aspects de sa pensée militante.

    « Car le devoir de l’homme est d’être ‘‘homme’’. »

    « Cette conclusion vous semble-t-elle trop simpliste ? Oh ! je vous en supplie, méfiez-vous des conclusions qui ne le sont pas. »

     

    Léon Bazalgette

    « Littératures étrangères. La vache dInsulinde »

    L’Humanité, 12 janvier 1927, p.  4

     

     

    (1) Le traducteur, d’ailleurs remarquable, de ces Pages Choisies (Mercure de France, 1901) s’est acquis, depuis la guerre, le droit à ce que nous ne prononcions plus son nom. [Ce traducteur dont on ne saurait prononcer le nom est Alexandre Cohen qui ne partageait alors plus en rien les convictions plutôt libertaires et pacifistes de Léon Bazalgette ; ce dernier le cite en retranchant par endroits quelques mots.]

     

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    Léon Bazalgette, d'après un dessin de Berthold Mahn 

     

    Léon Bazalgette (1873-1928). Traducteur de Walt Whitman en français, directeur de la collection « Prosateurs étrangers modernes » aux éditions Rieder. Il a fondé Le Magazine en 1894, collaboré à L’Effort libre, tenu la chronique « Littératures étrangères » de L’Humanité et, entre janvier 1925 et sa disparition en décembre 1928, contribué à ouvrir la revue Europe – où il a succédé à Paul Colin – aux littératures des autres pays. Avec le temps, cet homme de lettres a noué des liens privilégiés avec plusieurs artistes belges. Voir entre autres à son sujet : Maria Chiara Gnocchi, Le Parti pris des périphéries. Les « Prosateurs contemporains français » des éditions Rieder (1921-1939), préface de Valérie Tesnière, Bruxelles, Le multatuli,léon bazalgette,augustin habaru,l'humanité,insulinde,alexander cohen,herman gorter,stijn streuvels,littérature néerlandaiseCri/Ciel, 2007 ; Joris van Parys, « Verre neven, naaste vriend. Cyriel Buysse, Frans Masereel en hun Franse vriend Léon Bazalgette », « Cher Bazal » et « Een portret in brieven van Léon Bazalgette (1873-1928) », Mededelingen van het Cyriel Buysse genootschap, XIII, 1997, p. 7-86 ; le numéro 78 (Hommage à Léon Bazal- gette) de la revue Europe du 15 juin 1929 (contributions de R. Rolland, S. Zweig, G. Duhamel, R. Arcos, J. Dos Passos, C. Buysse, J. Géhenno, A. Crémieux, M. Martinet…). Le romancier Cyriel Buysse a narré avec verve ses pérégrinations en automobile avec son ami Bazalgette.

     

     

    À propos du journaliste communiste Augustin Habaru (1898-1944), que L. Bazalgette mentionne dans son article, relevons le papier que ce Belge, mort en France sous les balles nazies, a consacré à Multatuli à l’occasion du cinquantenaire de la disparition de ce dernier :

    Multatuli, par Habaru.png

     A. Habaru, « Un cinquantenaire. Multatuli »

    Le Midi socialiste, 22 février 1937, p. 4.

     

    Max Havelaar, éd. 1860

    multatuli,léon bazalgette,augustin habaru,l'humanité,insulinde,alexander cohen,herman gorter,stijn streuvels,littérature néerlandaisePour souligner la complexité du personnage Multatuli / Eduard Douwes Dekker et les enjeux qu’il a suscités et suscite encore sur le plan idéologique, reprenons un bref passage de la préface de Philippe Noble à sa traduc- tion Max Havelaar ou les ventes de café de la Compagnie commerciale des Pays-Bas (Actes Sud, 1991) : « Aventurier, mari volage et joueur invétéré pour les uns, penseur révolutionnaire ou prophète christique pour les autres, Multatuli divisait naturellement ses contemporains. Mais il partage aussi la postérité : les plus grands écrivains de son pays ont vu en lui, depuis la fin du XIXe siècle, une figure tutélaire ou un repoussoir, ou à tout le moins un mystère à éclaircir. Le centenaire de sa naissance – en 1920 –, le cinquantième et de le centième anniversaire de sa mort – en 1937 et 1987 – donnèrent lieu à des affrontements parfois homériques, comme si le procès de l’homme était encore à instruire, à l’image d’une œuvre qui, achevée pourtant depuis plus d’un siècle, n’en ressemble pas moins à un immense bouillon. » Un survol biographique en français, qui permettra de rectifier certaines erreurs qu’on pu commettre les critiques d’expression française du passé, est aisément accessible dans la même édition du Max Havelaar sous la plume de Guy Toebosch.

    multatuli,léon bazalgette,augustin habaru,l'humanité,insulinde,alexander cohen,herman gorter,stijn streuvels,littérature néerlandaisePour revenir à Augustin Habaru et à lintérêt quil a pu porter à certains écrivains septentrionaux, mentionnons quil a préfacé L’Août (Stock, 1928), recueil de nouvelles du romancier flamand Stijn Streuvels, traduites par Georges Khnopff, le frère du célèbre peintre. Dans cette préface, il écrit : « Jusqu’ici, la littérature flamande n’était connue en France que par les œuvres de Cyrille Buysse, Félix Timmermans, Vermeylen et Baekelmans. Streuvels les dépasse tous. Il est de la taille de Bjoernson, Linnankoski, Reymont, Gorki. » Sur le même auteur, très lu en Allemagne, il a donné un article : « Ein flämischer Bauerndichter - Bemerkungen über Stijn Streuvels », Die neue Bücherschau, 1928, 1-6, p. 298-300. Autre écrivain d’expression néerlandaise qui a retenu son attention, le poète Herman Gorter, dont il ne cite toutefois pas le titre majeur, à savoir Verzen, lequel ne sinscrit certes pas dans le genre de la poésie prolétarienne : A. Habaru, « Littératures étrangères. Herman Gorter », L’Humanité, 28 septembre 1927.

     

     

    Max Havelaar (film de Fons Rademakers, 1976)

    sous-titres en anglais


     

     

    Couvertures

    Dirk van der Meulen, Multatuli. Leven en werk van Eduard Douwes Dekker [Multatuli. Vie et œuvre d’Eduard Douwes Dekker], Nimègue, SUN, 2002, 912 p.

    Cyriel Buysse, Reizen van toen: met de automobiel door Frankrijk [Voyage de jadis : en auto à travers la France], textes réunis et présentés par Luc van Doorslaer, Anvers/Amsterdam, Manteau, 1992.

     

     

     

  • Bagarre en pantoufles

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    Un épisode de la vie d’Alexandre Cohen

     

    Alexander Cohen - Leeuwarden.jpg

    Entre anarchie et monarchie

     

    Le cent cinquantième anniversaire de la naissance d’Alexandre Cohen approche. Il est né le 27 septembre 1864 à Leeuwarden. La ville frisonne – qui devrait être capitale européenne de la culture en 2018 – a d’ailleurs accueilli le dimanche 16 mars, dans les bâtiments de l’Historisch Centrum, Ronald Spoor. Ce dernier a tenu une conférence sur la place de cette cité dans la vie de l’éternel rebelle. Les personnes présentes ont par ailleurs pu entendre le seul enregistrement radiophonique connu de l’anarchiste hollandais devenu monarchiste français, et par la même occasion la voix de Kaya Batut (1871-1959), sa femme, qui s’exprimait dans un néerlandais parfait. Le nonagénaire et l’octogénaire ont été interviewés à Toulon – Clos du Hérisson, Chemin de Moneiret, Les Routes – le 14 mai 1957 par Johan van Minnen pour le Regionale Omroep Noord.

    A. Cohen en 1894

    alexandre cohen,la justice,nice,anarchisme,clemenceau,leeuwardenFlandres-hollande profite de cet anniversaire pour mettre en ligne quelques proses de Cohen ainsi que des textes portant sur l’homme et sa carrière de publiciste. Pour commencer, un article oublié relatant un épisode survenu début 1891 à Nice. Il s’agit certes d’un papier qui relève de lanecdote ; toutefois, il met en relief certaines caractéristiques du personnage. On constate que trois ans après son arrivée en France, le fougueux anarchiste a su tisser un réseau dans les milieux de la presse de la libre pensée. Cela lui permet de faire connaître son indignation devant l’injustice qu’il subit. Il saura par la suite utiliser ses confrères pour obtenir gain de cause comme en 1905 quand, grâce à une campagne de presse menée tambour battant, il parviendra à faire libérer Domela Nieuwenhuis, détenu en Allemagne. L’article que nous reproduisons fournit par ailleurs une nouvelle preuve de la nature belliqueuse de Cohen : malgré son petit gabarit, il aime le duel et ne rechigne pas à distribuer ou recevoir des coups de poing. N’écrit-il pas, par exemple, à Zo d’Axa – depuis Londres où il est exilé – le 19 février 1895 : « Hier soir, j’ai été en expédition guerrière. Je suis allé trouver, accompagné d’un ami, un salop de socialiste anonyme qui dans un journal du ‘‘parti’’ allemand avait écrit : 1º que j’étais un mouchard et un agent provocateur, 2º que je n’avais jamais été expulsé de France ; 3º que j’avais dénoncé un club ; 4º que, dans un journal parisien, j’avais écrit que l’acte de Caserio avait été comploté, devinez où ?... à  Grafton Hall. Etc. etc. J’ai découvert le bonhomme et son domicile et il y a eu un combat assez musclé dont, verbalement, je vous dirai les péripéties. » (d’après la copie de la lettre retrouvée par Ronald Spoor à l’IISG)

    alexandre cohen,la justice,nice,anarchisme,clemenceau,leeuwardenDans ses mémoires, Cohen garde le silence sur les semaines qu’il a passées à proximité de la Promenade des Anglais. Le chapitre 11 de Van anarchist tot monarchist (1936) revient uniquement, en quelques mots, sur le médecin niçois qui l’a traité pour une légère affectation pulmonaire (lichte long-aandoening). Peut-être trouvera-t-on une allusion à ses démêlés avec la police locale dans l’un de ses nombreux articles. À l’âge de 95 ans, A. Cohen vivra à Nice non plus un épisode ubuesque, mais bien l’un des grands drames de sa vie : c’est en effet dans cette ville qu’il enterre son épouse, décédée à la suite d’une chute alors que le couple séjournait chez une nièce de Kaya.

    Signé par un certain V. J., l’article « Il y a des juges à Nice » a paru le 14 juillet 1891 dans La Justice, organe dirigé par Georges Clemenceau et ayant comme rédacteur en chef Camille Pelletan (1846-1915). Cette date estivale laisse supposer que l’histoire de la mésaventure survenue à Cohen quatre ou cinq mois plus tôt a un peu servi de bouche-trou en une période où, beaucoup de journalistes profitant des vacances, la copie se faisait rareCe même journal radical devait reparler du Hollandais un an et demi plus tard, à propos d’une affaire beaucoup plus marquante : « ‘‘Les expulsions d’anarchistes. À Paris, l’arrestation de Cohen’’. Le nommé Cohen, anarchiste hollandais, a été arrêté dimanche, à son domicile, 59, rue Lepic, dans les circonstances suivantes : Cohen, très connu dans les milieux anarchistes, collaborait à divers journaux, tels que le Père Peinard, l’En-Dehors, etc. Il avait été expulsé de Belgique et était venu se fixer à Paris ; il habitait rue Lepic depuis un an environ, avec une jeune femme.

    « Quels étaient ses moyens d’existence ? On l’ignore. Les journaux où il écrivait ne pouvaient le faire vivre. Il était en correspondance suivie avec de nombreux anarchistes de l’étranger, et passait la plupart de ses journées chez lui, occupé à lire et à écrire. La nuit, il recevait isolément, on par petits groupes, des compagnons. Cette circonstance lui avait même suscité quelques désagréments de la part de son concierge, furieux d’être obligé de tirer le cordon cinq ou six fois, dans la nuit, par suite des allées et venues de son locataire et de ses visiteurs. 

    « Cohen avait un loyer de 230 francs, qu’il payait très exactement. Le logement qu’il occupait au sixième étage est très sommairement meublé : le strict indispensable.

     

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    Rue Lepic, vers 1900, en direction du n° 59

    « Cohen est jeune encore. Il était fort peu communicatif, ne parlait à personne, très poli d’ailleurs.

    « Il est de petite taille et d’aspect chétif. Il porte un collier de barbe blonde. Vêtu d’habits très simples, élimés, et d’un pardessus à capuchon, coiffé d’un feutra mou, un lorgnon sur le nez, il présente un type dont le développement du mouvement anarchiste semble avoir multiplié à Paris les spécimens.

    « Il était sept heures du matin quand les agents frappèrent à la porte de sou domicile. Cohen, qui se savait surveillé, n’aurait certainement pas ouvert si, à sa question : ‘‘Qui est là ?’’ un des agents n’avait répondu : ‘‘C’est le facteur.’’

    « Cohen ouvrit sans défiance et fut aussitôt appréhendé. Il a été immédiatement emmené au Dépôt avec sa femme, qui a été remise en liberté dans la soirée.

    « Hier soir, un arrêté d’expulsion ayant été pris contre lui, il a été conduit à la frontière belge. » (La Justice, 13 décembre 1893, p. 2-3)

    Le lendemain, sous le titre « Alexandre Cohen », le même quotidien publiait un rectificatif en empruntant un papier au Figaro. Là encore, on relève toutefois quelques petites erreurs factuelles ; on constate par ailleurs que le jeune hollandais s’était empressé de faire jouer ses appuis qui s’efforcent de le dédouaner des accusations d’anarchisme : « […] Alexandre Cohen, que l’on a arrêté dimanche à son domicile, rue Lepic, n’est pas un inconnu pour la presse.

    « Âgé de vingt-huit ans environ, il est depuis trois ans à Paris. Il vint en France pour éviter de purger une condamnation à trois ans de prison qu’il avait encourue pour délit de presse à Amsterdam.

    « Il a appartenu à l’armée coloniale néerlandaise. À Sumatra et à Java, des actes d’insubordination le firent condamner à deux ans de prison. Il accomplit cette peine à Java.

    « Il faut reconnaître que, depuis qu’il est en France, il s’est surtout occupé de journalisme et de littérature. 

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    La Justice, 14 décembre 1893

    « Très instruit, possédant à fond plusieurs langues, il a collaboré à toutes les jeunes revues parisiennes. Il a publié des traductions hollandaises et allemandes des œuvres de Zola, des traductions françaises de Multatuli. C’est lui qui a traduit la pièce de Hauptmann : Âmes solitaires*, que 1’ ‘‘Œuvre’’ doit représenter demain mercredi.

    « Il n’a jamais été, comme on l’a dit, collaborateur du journal l’En dehors, ni du Père Peinard. Il n’était pas davantage le correspondant de journaux allemands, mais bien du journal socialiste hollandais dirigé par Domela Nieuvenhuis.

    « Alexandre Cohen fréquentait peu les anarchistes, mais était lié, en revanche, avec beaucoup de jeunes littérateurs. Il avait demandé dernièrement ses lettres de naturalisation et était admis à domicile.

    « Ajoutons que M. Alexandre Cohen n’a pas été expulsé, comme on l’avait annoncé.

    « Un journal du soir l’ayant accusé d’être un espion de l’étranger, ses amis protestent avec énergie. Ils citent de nombreuses références : M. Georges Street, secrétaire du Matin, où M. Cohen a été rédacteur, le groupe littéraire du Mercure de France, les Entretiens politiques et littéraires, la direction du théâtre l’Œuvre, le Figaro, etc., etc.

    « Les amis de M. Cohen affirment, en outre, qu’il n’a jamais fait à aucune tribune profession de foi anarchiste.’’ » (La Justice, 14 décembre 1893, p. 2). Ces articles correspondent au début de la période où le nom Alexandre Cohen réapparaît souvent dans les journaux, en particulier à propos du procès des Trente, de sa traduction des Âmes solitaires et de son incarcération aux Pays-Bas après son exil londonien. Une fois tiré d’affaire, il allait régulièrement apposer sa signature dans diverses revues littéraires et des quotidiens d’information français, en bas d’articles et de traductions, et ce jusque dans les années vingt du XXe siècle. (D. C.)

     

    * Ce travail de traduction a semble-t-il incité A. Cohen à devenir membre « stagiaire » de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (années 1895-1896, cf. Annuaire pour ces années, p. 342).

     

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    Alexandre et Kaya, vers 1935

     

     

     

    IL Y A DES JUGES À NICE

     

    La police et ses agents de toutes sortes sont en ce moment à l’ordre du jour. Voici un nouveau fait qui prouvera que les commissaires de police et les parquets de province ne le cèdent en rien à ceux de Paris.

    Mon Dieu ! L’affaire n’est pas bien grave, certainement. Un journaliste assommé ; les magistrats protégeant les agresseurs. Cela se voit tous les jours. Pourtant l’incident en question est agrémenté d’un luxe de détails assez caractéristique et se fait remarquer par une saveur locale assez prononcée pour être distinguée du commun.

    Le plaignant est un de nos distingués confrères de la presse étrangère, très honorablement connu à Paris et très dévoué à l’opinion républicaine.

    Nice, la Vieille ville

    alexandre cohen,la justice,nice,anarchisme,clemenceau,leeuwardenM. Alexandre Cohen, hollandais de naissance, admis à domicile en France par décret présidentiel et en instance pour obtenir sa naturalisation, est correspon- dant de journaux hollandais, belges et autrichiens.

    Des raisons de santé l’ont obligé à passer l’hiver dernier à Nice. Le 27 février, au matin, ayant été pris grossièrement à partie par un employé du Casino muni- cipal, nommé Gerbier, qui, paraît-il, l’avait, à cause de son accent étranger, pris pour un Allemand, il se disposait à envoyer des témoins à ce monsieur, quand, au moment où il venait de rentrer chez lui, un domestique du Casino se présente et lui dit que quelqu’un du Casino l’attend en bas. M. Cohen descend, sans défiance. Arrivé au bas de l’escalier, il se trouve en présence de deux individus : l’un qu’il reconnaît pour l’employé avec qui il avait eu l’altercation ; l’autre, un inconnu.

    M. Cohen, descendu en pantoufles et veston, commençait à s’excuser de sa tenue, quand les deux individus, par un mouvement tournant, se placent entre lui et l’escalier pour l’empêcher de remonter, Gerbier, l’agresseur du matin, déclare à M. Cohen qu’il est décidé à vider à l’instant la querelle du Casino et qu’à cet effet il a amené une voiture pour les conduire tous les deux à la campagne. M. Cohen lui ayant répondu qu’une telle proposition était inacceptable et que le soir même deux de ses amis se mettraient à la disposition de son adversaire pour arrêter les conditions d’une rencontre, Gerbier appelle alors un troisième individu resté dehors, ancien tambour-major de l’armée papale, actuellement valet de pied au Casino, et crie à ce dernier : « Empoignez-le. » 

    Camille Pelletan, par Gill
    alexandre cohen,la justice,nice,anarchisme,clemenceau,leeuwardenTous trois aussitôt de se ruer sur M. Cohen, le serrant à la gorge et cherchant à l’entrainer vers la voiture. Aux cris de la victime, toutes les portes de la maison s’ouvrent, et des personnes du dehors pénètrent dans le vestibule. « C’est un Allemand, un sale Prussien », s’écrie un des trois agresseurs. Une dame, reconnaissant M. Cohen, intervient et reçoit un formidable coup de poing sous l’œil gauche. Ses voisins se décident alors à prendre parti et expulsent les auteurs du guet-apens.

    Le 2 mars, M. Cohen déposa une plainte entre les mains du procureur de la République.

    Le 4 mars, appelé chez le commissaire de police du quatrième arrondissement de Nice, il se voit accueilli par ce magistrat avec la dernière insolence. Ses témoins sont également traités d’une manière scandaleuse, tandis que les témoins de la partie adverse étaient écoutés avec beaucoup d’égard. S’adressant à un Italien, M. Napoléon Zanelli, établi sellier à Nice depuis dix ans, qui exposait les faits sans commentaires, le commissaire lui dit : « Encore un Italien ! Tas d’Italiens, on vous connaît. Vous persistez ? Vous savez, la frontière n’est pas loin. »

    Et comme M. Zanelli le regardait interdit : « Vous avez des yeux qui ne me plaisent pas ; je vous défends de me regarder avec des yeux menaçants, sans quoi je me charge de vous mettre à la raison. »

    Il fut impossible à M. Zanelli de faire sa déposition. À un autre témoin, M. Ravel, le commissaire dit : « Vous pouvez raconter cela au cabaret. Le bureau de police n’est pas une écurie. Vous manquez de tenue en vous tenant devant moi les jambes croisées. » Aucun des témoins de M. Cohen ne put faire intégralement sa déposition, le commissaire ne cessant de leur couper la parole, et permettant aux témoins de la partie adverse d’interrompre les premiers, de leur imposer silence et même de les insulter. Gerbier et ses amis en étaient arrivés à se croire si bien les maîtres dans le bureau de police, qu’ils ne se gênèrent plus même avec le commissaire. Comme ce dernier faisait remarquer à un témoin de Gerbier qu’il tombait sous un article du Code pénal, ledit témoin tira un carnet de sa poche, disant : « Répétez, que je note ; cela est vraiment intéressant. »

    Maison où a grandi Cohen à Leeuwarden

    alexandre cohen,la justice,nice,anarchisme,clemenceau,leeuwardenEt comme le magistrat, poussant la complaisance jusqu’à ne pas vouloir s’apercevoir de l’ironie de ces paroles, ouvrait son Code avec empressement et lisait l’article qui rendait le délinquant passible d'une amende : « J’ai ponté aujourd’hui pendant une heure sur le 17, réplique le témoin, et il n’est pas sorti une seule fois. C’est égal, ce n’est pas cher, et à ce prix-là, je voudrais bien recommencer. » Il se plut alors, retroussant ses manches, à raconter qu’à Paris, il fréquentait depuis deux ans les salles de boxe et que, depuis son arrivée à Nice, il éprouvait le désir d’exercer ses biceps. Et comme il menaçait directement M. Cohen, le commissaire de plus en plus aimable repartit : « À votre aise, il y a même une canne quelque part ici. »

    C’est invraisemblable et pourtant c’est attesté par la signature de six témoins que nous avons sous les yeux.

    Et le parquet, demanderez-vous ? J’y arrive.

    Quelques jours après cette scène – burlesque à force de cynisme – du commissariat, le procureur fil savoir au plaignant « que les faits ne lui avaient pas paru, après enquête, de nature à motiver son intervention d’office et que M. Cohen, pouvait s’il le jugeait à propos, saisir directement de ses griefs les juges compétents. »

    M. Cohen, peu affriandé par ce qu’il venait de voir, et peu soucieux de goûter de nouveau à la justice niçoise, s’en remet au public impartial pour le faire juge non point des agissements du nommé Gerbier, mais de la manière dont les magistrats s’acquittent de leur mission.

    Je ne sais s’il y a encore des juges à Berlin, mais il y en a certainement à Nice. Ils siègent en un lieu équivoque qui s’appelle le Casino de Nice et qui a pour succursales les commissariats et le parquet de cette ville.

     

    V.  J., La Justice14 juillet 1891

     

     

     

    alexandre cohen,la justice,nice,anarchisme,clemenceau,leeuwarden

     Nice, Jardin des Palmiers et Casino Municipal

     

     

  • Multatuli par Henry de Jouvenel

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    Nul esprit de suite…

    pas de talent…

    pas de méthode...

     

     

     

    Henry de Jouvenel

    Multatuli, Henry de Jouvenel, littérature, traduction, Alexandre Cohen, Insulinde, Pays-Bas, Max Havelaar Le 11 mai 1904, le baron Henry de Jouvenel des Ursins (1876-1935) publie en pages 1 et 2 du n° 24 de L’Humanité un papier consacré à Multatuli (1820-1887). Le futur époux de la romancière Colette, qui voyait dans le journalisme « l’occasion quotidienne de gaspiller de la noblesse », félicite au passage Alexandre Cohen – dont on célèbre cette année le cent cinquantième anniversaire de la naissance –, traducteur des Pages choisies* (1901) du grand écrivain hollandais, pages qui, selon un autre chroniqueur de l’époque, « révèlent à merveille l’esprit singulier d’Edouard Douwes Dekker » (« Chronique des Pays-Bas », Bibliothèque universelle et Revue suisse, T. 34, 1904, p. 408). En 1927, l’homme de lettres Léon Bazalgette, ami des Flamands Cyriel Buysse et Frans Masereel, estimera lui aussi « remarquable » le traducteur, non sans lui lancer une pique en raison de son rejet du bolchévisme et de tous les socialismes : il « s’est acquis, depuis la guerre, le droit à ce que nous ne prononcions plus son nom » (L’Humanité, 12 janvier 1927). À son tour, le journaliste Léon Treich (1889-1973) recommandera la lecture de ces Pages choisies (« Un multatuli,henry de jouvenel,littérature,traduction,alexandre cohen,insulinde,pays-bas,max havelaaranniversaire. Multatuli », Les Nouvelles littéraires, 12 mars 1927, p. 7) en espérant voir paraître bientôt une traduction du Max Havelaar de meilleure qualité que celle réalisée par Henri Crisafulli et Adrianus Jacobus Nieuwenhuis en 1876 (ci-contre). De fait, plusieurs verront le jour avant la plus récente que l’on doit à Philippe Noble.

    Pourquoi un article de Henry de Jouvenel en 1904 sur les Pages choisies publiées trois ans plus tôt ? En ce début de siècle, le baron occupait des fonctions au sein d’un ministère et Alexandre Cohen le connaissait. À quelques reprises, il s’est adressé à lui dans le cadre de ses démarches en vue d’obtenir un permis de séjour, procédure d’autant plus compliquée que l’ancien anarchiste ne disposait en tout et pour tout que d’une copie de son acte de naissance : « Toutes mes autres pièces d’identité m’ont été, en 1893, subtilisées par les collectionneurs de la préfecture de Police, qui n’ont jamais voulu me les restituer. » (Lettre d’A. Cohen à H. de Jouvenel, Paris, 30 juin 1903, citée dans Alexander Cohen. Brieven 1888-1961, 
éd. Ronald Spoor, Amsterdam, Prometheus, 1997, p. 288). On imagine très bien le pétulant Hollandais parlant de Multatuli à son interlocuteur et lui remettant un exemplaire de sa traduction ou du moins lui donnant lidée décrire un papier sur cet écrivain.

     

    Multatuli, Henry de Jouvenel, littérature, traduction, Alexandre Cohen, Insulinde, Pays-Bas, Max Havelaar * À ne pas confondre avec cette autre édition : Multatuli, Pages choisies, choix, présentation et traduction du néerlandais par Lode Roelandt, avec la collaboration de Alzir Hella, préface de Henry Poulaille, notice biographique de Julius Pée, Bruxelles/Paris, Labor, 1938 (réédition, Paris, Office français du livre, 1943).

     

     

     

     

    Multatuli, Henry de Jouvenel, littérature, traduction, Alexandre Cohen, Insulinde, Pays-Bas, Max Havelaar

    E. Douwes Dekker, dit Multatuli

     

     

     

    MULTATULI

     

    En 1856, les fonctionnaires de Java virent tomber au milieu d’eux un homme juste. Eduard Douwes Dekker venait d’être nommé assistant-résident dans le district de Lebak.

    - Pour ses trente-six ans, c’est un avancement convenable, disait-on autour de lui.

    Cependant Dekker n’avait pas l’air heureux. Il gardait un visage rude, des yeux gênants de fixité et son âme semblait contenir avec peine une éternelle violence.

    Ses collègues le prirent en grippe.

    L’aversion générale ne tarda point à s’exaspérer. Ne racontait-on pas que, la nuit, quand l’administration dormait sans défiance, de tous les points du district, à travers le mystère des hautes herbes, les indigènes pressurés, battus, pillés pendant la journée, rampaient vers la demeure de Dekker où ils trouvaient des paroles d’aide et des promesses de secours ?

    Un joli exemple que donnait Dekker !

    trad. E. Mousset, 1943 

    Multatuli, Henry de Jouvenel, littérature, traduction, Alexandre Cohen, Insulinde, Pays-Bas, Max Havelaar Mais où le scandale devint flagrant, ce fut lorsque l’assistant osa dénoncer au résident de Bantam les exactions quotidiennes du régent indigène. De quoi se mêlait ce gêneur ? Ne savait-il donc pas que le régent, quoique indigène, avait l’honneur de procurer des femmes au résident hollandais ? C’était là un service signalé rendu à la cause de la civilisation. Que fallait-il de plus au moraliste ?

    Bien entendu, le résident n’écouta point Dekker et comme l’obstiné, au lieu de se taire respectueusement, s’adressait au gouverneur, celui-ci l’envoya en disgrâce pour lui enseigner le respect de la hiérarchie.

    Dekker démissionna fièrement et repartit pour la Hollande, Dans les bureaux du gouvernement, à Java, on en conçut une grande joie.

    L’histoire semblait enterrée quand fut publié, au printemps de 1860, quatre ans après, un livre intitulé : Max Havelaar, qui la racontait tout au long. L’œuvre était signée Multaluli, ce qui doit signifier : « J’en ai beaucoup supporté. »

    Les mille drames de la colonisation revivaient, ressuscités au hasard des souvenirs, en ces pages décousues où défilent tour à tour, sous le vent des sarcasmes, en hâte et en désordre, prêtres sans foi, marchands sans scrupules, gouverneurs sans conscience, ministres sans savoir.

    trad. Ph. Noble, 1991

    Multatuli, Henry de Jouvenel, littérature, traduction, Alexandre Cohen, Insulinde, Pays-Bas, Max Havelaar Max Havelaar, Multaluli, tous ces pseudonymes ne pouvaient dissimuler Dekker aux esprits avertis des coloniaux. L’avant reconnu, ils pensèrent l’accabler on l’appelant ennemi de Dieu « corrupteur de la jeunesse ». Multatuli laissa dire. Alors ils lui reprochèrent, de ne pas savoir écrire.

    - Oui, oui, avoua Multaluli, le livre est baroque… nul esprit de suite… recherche d’effet… le style est mauvais, l’auteur inexpérimenté… pas de talent… pas de méthode. Bien, bien, tout cela est entendu ! Mais… le Javanais est opprimé ! »

    Et Max Havelaar finit par une menace : « Ce livre est une introduction. »

    Multatuli tint parole, écrivit beaucoup et resta toujours l’homme de son premier ouvrage.*

    C’est au spectacle de la vie coloniale que s’était formée son originalité. Là, dans ce rendez-vous de toutes les espèces humaines, les âmes se découvrent en se heurtant. Le conquérant, dévêtu de ses élégances humanitaires, perd la pudeur de son égoïsme, ne se défie plus de sa brutalité et, féroce à servir ses intérêts, domestique les peuplades qu’il avait promis d’éduquer. Plutôt que de dissiper leur ignorance, il l’utilise, se fait passer pour le détenteur de Dieu et son seul représentant sur la terre, exporte en même temps sa religion et ses marchandises, réclame du respect et des bénéfices, fait de la science un péché, répète les mensonges jusqu’à ce qu’ils soient passés en vérités, érige en dogme la supériorité originelle de certaines races dans l’humanité, de certaines familles dans les races, et appelle cela « civiliser ».

    Multatuli avait surpris à Java les secrets de cette méthode. Mais au lieu de s’en servir, il les révéla, et avec une précision, une netteté dans le détail, une furie dans le style telles, que tous les coupables se sentaient malgré eux courbés sous la vérité.

    trad. L. Roelandt, 1942

    Multatuli, Henry de Jouvenel, littérature, traduction, Alexandre Cohen, Insulinde, Pays-Bas, Max Havelaar Il faut lire dans la remarquable traduction de M. Alexandre Cohen, ces Légendes d’autorité qu’il a choisies parmi les étranges Lettres d’amour, parues en 1861. Multatuli avait rapporté d’Orient le génie des paraboles. Il en consacre une à chaque injustice, et toutes, toutes, celle qui décrit le premier agenouillement de l’homme comme celle qui raconte la naissance des dynasties, se terminent par le même refrain, aussi monotone que la routine humaine : « Et cela est resté ainsi jusqu’à ce jour. »

    Multatuli aura-t-il beaucoup contribué à  la découverte des réformes, au mouvement en avant de l’Humanité ?

    On pourrait en douter, tant il s’est défendu de toute affirmation, même dans les sept gros volumes d’Idées publiés de 1862 à 1877, avec cette épigraphe magnifique et ambitieuse : « Un semeur sortit pour semer. »

    Il craignait par-dessus tout de remplacer un mensonge par un autre et voulait rester un pur négateur. Cette intransigeance devait fausser parfois son jugement et l’induire à décourager plus d’un effort utile.

    trad. L. Roelandt, 1968

    Multatuli, Henry de Jouvenel, littérature, traduction, Alexandre Cohen, Insulinde, Pays-Bas, Max Havelaar Mais il aida tout de même à la beauté de l’avenir car il détruisit plus d’erreurs qu’il ne froissa de vérités. Et n’est-ce pas une loi de la nature que ceux qui travaillent à émonder sur le vieil arbre social le bois mort des préjugés et des abus, soient obligés, pour accomplir leur nécessaire travail, de trancher de temps à autre une jeune pousse et de meurtrir quelquefois la sève au cœur des branches nouvelles ?

     

    Henry de Jouvenel, L'Humanité, 11 mai 1904

     

     

    Dirk Coster (1887-1956) 

    Multatuli, Henry de Jouvenel, littérature, traduction, Alexandre Cohen, Insulinde, Pays-Bas, Max Havelaar * C’est plus généralement contre l’esprit de son temps et la médiocrité de la littérature de son pays que s’est élevé l’écrivain : « Multatuli, avait eu le courage et la hardiesse de dénoncer cette folie collective de rhétorique qui empoisonnait la littérature néerlandaise à cette époque. Il cria son réquisitoire sur tous les toits et à travers toutes les plaines de la Hollande, s’acharnant à démasquer la bourgeoisie qui étouffait toutes les âmes libres et cherchait à les anéantir, – que ce soit aux Indes Néerlandaises ou dans la métropole ; il claironna ses sarcasmes sur la ‘‘chinoiserie’’ de la littérature ; il défendit passionnément le droit des âmes à s’épanouir, et celui des cerveaux à penser. Une grande célébrité et une vie misérable furent sa récompense et son lot. » (Dirk Coster, L’Art libre, déc. 1920, p. 216)

     

     

    documentaire en néerlandais (2008)